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JANIN, Jules (1804-1874): Le Dîner de Beethoven(1834). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.XI.2014) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles. Initialement paru dans la Gazette musicale de 1834. LE DINER DE BEETHOVEN CONTE FANTASTIQUE PAR Jules JANIN ~ * ~ EN 1819, j’étais à Vienne. Vienne, quoi qu’on dise, estune ville allemande et française, plus française même qu’allemande ;ville intelligente, et qui donne aux beaux-arts et aux plaisirs tout letemps que Paris donne à la politique. Vienne, vous le savez, est laville musicale par excellence ; on y sent la musique ; l’air est chargéd’accords. Tous les grands musiciens, tous les grands chanteurs, ontpassé par Vienne. De là une espèce de bien-être qu’on éprouve sanssavoir pourquoi. Mais, le jour dont je vous parle, il se faisait ungrand silence dans la ville de M. de Metternich. Ce jour-là j’erraisdans les rues au hasard, attendant l’heure de partir ; je devaisquitter la ville le même soir. A l’instant de mon plus grand désœuvrement je vis passer un homme dansla rue, un de ces hommes qu’on voit tout de suite, même dans la foule.La foule elle-même les voit et les remarque ; par je ne sais queladmirable instinct, elle se range contre la muraille pour les laisserpasser, elle les salue du regard et de l’âme ; elle les respecte sanssavoir leurs noms, elle les reconnaît tout d’abord sans les avoirjamais vus. Toutefois, en le voyant, il était difficile de ne pas deviner quec’était un homme au-dessus des autres. Je le vois encore : il avait unegrosse tête touffue ; de longs cheveux, moitié gris, moitié noirs,chargeaient sa tête et tombaient par flocons de côté et d’autre ; satête en était toute couverte ; on eût dit, à les voir hérisséspêle-mêle, en désordre, la crinière d’un lion, et sous cette crinièrebrillait un petit œil fauve dont le regard se mariait merveilleusementavec un sourire sardonique et singulièrement spirituel. Cet hommemarchait à pas inégaux, tantôt vite, tantôt lentement ; il regardait etsouriait de côté et d’autre ; mais son regard était distrait, mais sonsourire était amer, mais on voyait que c’était déjà un homme hors dumonde réel, si tant est qu’il y eût jamais été. A la vue de cet hommeje me sentis tout de suite intéressé et presque ému. Malgré moi jevoulus savoir qui il était, et je le suivis. Après bien des allées etbien des venues, bien des tours et des détours, il entra chez lemarchand de musique de la rue Kohlmarkt. Le marchand le reçut avecbeaucoup de politesse ; il lui offrit un siége d’un air très-empressé,mais l’inconnu resta debout. Je ne pouvais pas l’entendre, mais je levoyais à travers les glaces transparentes du magasin. Sa manière deconverser était étrange : il parlait, son interlocuteur écrivait. Jejugeai que mon inconnu était sourd. Tout à coup il prit un air pluspréoccupé que d’habitude, et, se tournant vers la porte du magasin, ilfrappa avec ses doigts en cadence sur la glace où mes regards étaientfixés. Me vit-il, ne me vit-il pas, je l’ignore : le fait est qu’ilétendit sur moi sa grosse main, et que me sentis comme écrasé sous lesdoigts puissants de cet homme. Comme il n’avait pas pris garde à moi,je ne pris pas garde à lui. Il se mit à battre je ne sais quellesymphonie sur le carreau de la porte : c’était lent, c’était rapide ;tantôt il s’arrêtait pour chercher une idée, et alors ses doigtss’arrêtaient ; tantôt l’idée lui venait rapide, abondante, et alors sesdoigts voltigeaient çà et là sur la vitre résonnante comme ils auraientfait sur le clavier. Évidemment cet homme composait quelque chose degrand et de beau. Alors, tout en composant, son regard s’animait, sescheveux se dressaient sur son front, son sourire redevenaitmélancolique, sa figure était satisfaite ; ce pauvre grand homme étaitheureux. Il resta bien ainsi un grand quart d’heure ; après quoi il se retourna,et il fit un signe au maître de la maison. Aussitôt une jolie petitefille tout à fait allemande, chaste regard allemand, honnête sourireallemand, fraîcheur allemande, s’approcha de l’homme et plaça devantlui une plume et du papier de musique. Alors je le vis écrirecouramment. Sans doute il écrivit ce qu’il venait de composer sur lavitre du magasin. Il écrivit sans prendre haleine, et quand il eutfini, il tendit au marchand son papier sans le lire. Le marchand luidonna une pièce d’or en retour. Voilà mon homme qui sort du magasin. A peine sorti, il reprit son airfauve et moqueur ; cependant son pas était plus léger. Ce matin-làj’étais en train de divinations : je devinai que notre homme allait àla taverne, comme j’avais deviné tout à l’heure que c’était unmusicien. Il y a des gens qui trouveront que la taverne était laconséquence de la musique, mais aussi il y a des gens qui ne sontjamais contents. Donc il alla d’un pas joyeux à cette hôtellerie enfumée qui a pourenseigne le Chat qui file.On dit que le chat a été dessiné par Hoffmann sur la propre figure duchat Murr, auquel Hoffmann a donné, ainsi qu’à l’auberge, une si grandecélébrité. Ce jour-là, jour de vendredi, l’auberge était déserte ; la grande sallemême était silencieuse, les fourneaux étaient éteints ; et la maîtressedu logis, en bonne ménagère allemande, était occupée à faire reluire savaisselle de cuivre, à donner à ses plats d’étain tout l’éclat et toutle poli qu’on donnerait à des plats d’argent. Vous pensez bien que lemoment était mal choisi pour venir demander à la bonne dame une de cesexcellentes fabrications culinaires qui en ont fait la reine de tousles mangeurs et de tous les ivrognes de son temps. Cependant, commenotre homme était en fonds, il s’avança hardiment, et il demanda sanstrop de cérémonie un morceau de veau tout chaud (ein kalbernes). « Je n’ai pas de veau tout chaud, » dit l’hôtesse du Chat qui file. Et en même tempselle frottait toujours ses plats d’étain. « En ce cas, dit l’inconnu, donnez-moi un morceau de veau tout froid. - Je n’ai pas de morceau de veau tout froid, dit l’hôtesse du Chat quifile. - Au diable ! » s’écria l’homme. Et il se retira triste et désappointé.Son désappointement me fit peine, et je le vis s’éloigner avec unprofond sentiment de chagrin. Quand je l’eus perdu de vue, j’entraidans l’auberge. Je tirai humblement mon chapeau, et, parlant avec leplus profond respect : « Madame, dis-je à l’hôtesse, pourriez-me dire comment s’appelle cethomme, qui il est et où il demeure, s’il vous plaît ? » La dame, m’entendant parler d’un ton si poli, quitta un instant son potd’étain, et, me gratifiant du sourire le plus aimable qu’elle puttrouver dans sa bouche édentée : « Monsieur, me dit-elle, vous êtes bien honnête. Cet homme, c’est uneespèce de musicien, mangeur et ivrogne, un ami d’Hoffmann, un autreivrogne, qui est mort. Je connais beaucoup sa domestique, qui s’appelleMarthe ; elle demeure là-bas, à cette petite maison à gauche, à côté dumarchand de laine ; je crois qu’il s’appelle Beethoven. » A ce grand nom je sentis mon cœur se briser dans ma poitrine. C’étaitlà Beethoven ! L’hôtesse du Chat quifile, me voyant pâlir, s’imagina que je me trouvais mal. Elle se leva sur-le-champ, elle remit brusquement sur la table le potd’étain qu’elle tenait à la main, elle vint à moi plus empressée plusinquiète que si j’avais été Beethoven. « Mon Dieu ! Monsieur, qu’avez-vous ? me dit-elle, et comment peut-onvous secourir, Monsieur ? » Cependant je m’étais remis quelque peu. « Madame, lui dis-je, au nom de l’hospitalité allemande, je vousdemande un grand service, s’il vous plaît ! » Puis, comme elle me regardait avec des yeux étonnés : « Madame, lui dis-je, oui, Madame, si vous êtes bonne et charitable,vous mettrez sur-le-champ un morceau de veau à la broche, tout desuite, Madame ! je ne sors pas d’ici avant d’avoir mon rôti entre lesmains. - Chut ! Monsieur, me dit l’hôtesse en me montrant du doigt le four quiétait allumé : votre affaire est là, vous l’aurez dans un instant. » En même temps elle appelait sa domestique, qui donnait à manger auxcanards de la basse-cour. La domestique arriva et ouvrit le four : une délicieuse odeur de vianderôtie s’exhala dans la vaste cuisine. Comme son odorat eût étéagréablement réjoui, à lui, le pauvre sourd ! Cependant l’hôtessepréparait elle-même mon rôti de veau sur un grand plat. « Et pourquoi, lui dis-je, n’avez-vous pas voulu tout à l’heure donnerà ce pauvre diable de Beethoven le morceau de veau qu’il vous demandait? - Monsieur, dit l’hôtesse, cet homme est un dissipateur qui mange tout,un gourmand qui veut de la viande tous les jours. A peine a-t-il del’argent qu’il me l’apporte. J’en reçois le moins que je puis, parpitié pour lui, ce pauvre homme ; et d’ailleurs je l’ai bien promis àsa gouvernante, Monsieur. - Pauvre Beethoven ! pauvre grand homme, malheureux noble artiste !ambitieux qui veut manger du rôti chaud ou froid tous les jours ! - Madame, repris-je, quel est le vin de Beethoven ? - Dame ! Monsieur, dit l’hôtesse, je n’en sais rien. Ces gens-làboivent de tous les vins, et, pourvu que ce soit du vin, peu leurimporte ce qu’ils boivent. Je crois cependant que, s’il avait unebouteille de mon vieux vin du Rhin, il ne ferait pas le difficile,voyez-vous ! - Donnez-moi deux bouteilles de vin du Rhin, et de votre meilleur,dis-je à l’hôtesse : ce ne serait pas trop bon pour ce que j’en veuxfaire quand ce serait du vin de M. de Metternich. » A ce nom redouté l’hôtesse, comme si elle ne m’avait pas entendu,ouvrit, à côté de la porte d’entrée, un certain caveau dans lequel elledescendit. L’instant d’après elle revint avec deux vieilles bouteillestoutes poudreuses, toutes noires, tout habillées d’un habit de soiefilée par quelque vieille araignée séculaire. « Bon ! me dis-je, voilà de quoi réjouir Beethoven ! - Monsieur veut-il qu’on lui porte tout cela ? » me dit l’hôtesse. Je la payai sans lui répondre. Je mis mes deux bouteilles dans mespoches de côté ; je pris le plat de rôti entre mes deux mains, et jesortis dans la rue aussi fier que si j’avais reçu le grand cordon del’ordre de Prusse. Et en chemin je me disais : « Non, je ne céderai pas à un autrel’honneur de servir Beethoven ! non, je ne rougirai pas d’une actionqui m’honore ! non, je ne renoncerai pas à l’honneur de chargersa table et d’aller lui dire, une serviette sous le bras : «Monseigneur le roi de l’harmonie, Votre Majesté est servie ! » D’ordinaire j’ai peu la mémoire des lieux, je suis un homme distrait,et mon imagination vagabonde sait aussi peu reconnaître le logis desautres que son propre logis ; mais cette fois le nom de Beethovenm’avait tellement frappé qu’il s’était inscrit sur la porte de samaison en caractères de feu ; et c’était, si vous vous en souvenez,cette petite maison là-bas, à porte carrée, à fenêtres étroites, cachéemême en plein jour, solitaire au milieu des autres ; honnête et pauvremaison d’un aspect à la fois décent et misérable, ce qui est aussi rarepour une maison que pour une femme, par exemple. Je fus bientôt arrivéà la maison de Beethoven. Beethoven demeure au premier étage, c’est le seul luxe qu’il sepermette ; sa porte est toute garnie de clous à grosse tête, qui luidonnent au premier abord une apparence assez formidable ; mais cesclous sont inutiles pour la défense de la maison : la serrure est malattachée ; et d’ailleurs la porte est plus souvent ouverte qu’ellen’est fermée ; si bien qu’en la poussant du pied elle s’ouvrit.J’entrai. Il n’y avait dans l’antichambre qu’une table recouverte d’uneserviette de grosse toile, un serin qui chantait joyeusement dans sacage, et sur un tabouret un gros chat qui regardait la table encorefroide en poussant de temps à autre le miaulement d’un chat plutôtdésœuvré qu’affamé. C’étaient la table, le chat et le serin deBeethoven ! Je plaçai sur la table mon plat couvert et mes deux vieilles bouteilles; je caressai le chat, qui me fit le gros dos, et je saluai le serin,qui continua sa période commencée sans faire plus attention à moi quen’en avait fait son maître dans le magasin de l’éditeur. Sur ces entrefaites la gouvernante de Beethoven entra. Elle ne parut pas plus étonnée à ma vue que le chat ou le serin ;seulement elle me dit : « Vous ne pouvez pas le voir aujourd’hui : il est dans sa chambre ; ilest si triste qu’il ne veut pas dîner. » En même temps, et sans attendre ma réponse, elle m’ouvrit la chambre deBeethoven : j’entrai. Il était assis à sa fenêtre ; il regardait attentivement un bel œilletqu’il avait planté ; une myriade de petits insectes verts dévoraientson bel œillet ; il les arrachait avec les plus grandes précautions. Aureste, cet œillet n’était pas seul sur sa fenêtre : de longuescapucines avaient grimpé jusqu’au sommet, et leurs feuilles d’un vertmat formaient la plus agréable jalousie contre les ardeurs du soleil. Vous savez qu’il est sourd : il ne m’entendit pas venir. Il y avait sursa table de quoi écrire, j’écrivis. « Je vous ai apporté du veau chaud et du vin du Rhin : dînons. » Je lui tendis le papier. Il acheva de délivrer son œillet des petits insectes verts, puis il lutmon papier. Alors soudain vous eussiez vu son œil s’animer, son sourire reparaître. « Soyez le bienvenu, me dit-il, soyez le bienvenu ! Vous êtes unFrançais, c’est bien. Faites-moi l’honneur de dîner avec moi ! » En même temps il s’écriait : « Marthe ! mettez le couvert de monsieur. » Puis il revint à moi. « Vous avez bien fait de venir, me dit-il : j’étais bien triste. Il n’ya que la campagne qui me soit heureuse, la ville me tue ; j’étouffe ici; j’entends toutes sortes de bruits étranges, mais moi je ne puis pasm’entendre chanter. C’est être bien misérable, n’est-ce pas ? » Et comme il me vit tout stupéfait : « Oh ! dit-il les larmes aux yeux, c’est que je suis bien seul, toutseul ; personne ne me parle, personne ne demande ce que devient lepauvre vieux Beethoven ; moi-même je ne sais plus comment je m’appelleet qui je suis. Autrefois j’étais le maître d’un monde, je commandaisau plus puissant orchestre invisible qui ait jamais rempli les airs ;je prêtais l’oreille nuit et jour à de ravissantes symphonies dontj’étais à la fois l’auteur, l’orchestre, le chanteur, le juge, le roi,le dieu ; ma vie était un concert perpétuel, une symphonie sans fin. Ence temps-là, quelles ravissantes extases ! quel emportement lyrique !quelles voix mystérieuses et saintes ! quel immense archet qui partaitde la terre pour toucher le ciel ! Tout cela avait un écho dans mon âme; mon âme recevait alors les moindres sons venus de l’air ou de laterre : le chant des oiseaux, le bruit du vent, le murmure de l’eau,les soupirs de la brise dans la nuit, le balancement du peuplier dansle ciel, la gaieté familière du passereau, l’actif bourdonnement desabeilles, le plaintif murmure du grillon au foyer domestique, c’étaientlà autant d’harmonies pour moi, qui les recevais toutes dans mon cœur,dans mon âme, pour moi qui vivais de bruit, de rêves, de silence, desoupirs, d’extases, d’amitié, d’amours, de poésie ! Mais, hélas ! unbeau matin tout s’est enfui ! un beau matin, adieu mes visions ! adieumes chanteurs admirables ! adieu mon orgue tout-puissant ! adieu mesharpes saintes touchées par la main des anges ! adieu les bruits de laterre et du ciel ! adieu aussi le silence ! adieu tout ! J’ai perduplus que Milton, qui n’a perdu que la vue et qui a gardé sa poésie :j’ai perdu ma poésie, j’ai perdu mon univers ; je suis un pauvre exilédu domaine de l’harmonie à présent. Pauvre homme, pauvre homme que jesuis ! me voilà sur le bord de ma tombe chantant ma messe des morts !Mais vous dites donc que vous m’avez apporté deux bouteilles de vin duRhin et un morceau de veau rôti, Monsieur ? » Sa gouvernante nous fit signe que nous étions servis. Il me prit galamment par la main, il me fit entrer le premier dans sapetite salle à manger. Il n’y avait que deux couverts sur la table : sagouvernante, sans doute jalouse de la considération de son maître,m’avait cédé sa place à table, et elle nous servait. Le repas fut gai du côté de Beethoven : il y mit tant de verve etd’esprit, il parla si bien et avec tant de plaisir, que j’eus bientôtoublié l’infirmité dont tout à l’heure il était si triste. Beethovenétait un de ces vieillards qui ont vécu toute leur vie d’une seuleidée. Une grande idée suffit à l’existence de ces hommes à part ; elleles absorbe, elle est toute leur joie, elle est tout leur chagrin, elleest tout leur passé, tout leur présent ; elle grandit avec eux, elles’affaiblit avec eux, et quand l’idée est épuisée l’homme est mort. Le vieux vin du Rhin avait si fort ranimé Beethoven qu’à la fin durepas il se leva brusquement et passa dans sa chambre. « Je veux, me dit-il, vous montrer que le vieux Beethoven n’est pas sisourd qu’on le prétend. Ce sont les hommes qui ne m’entendent plus,mais moi je m’entends encore. Jugez plutôt. » En même temps il se mit àson piano. Ce piano est un admirable instrument de Broadwood de Londres. C’étaitun présent que MM. Cramer, Kalkbrenner, Clementi, Ries, etc., avaientenvoyé d’Angleterre à l’Homère musical. Beethoven, négligé qu’il était,méconnu et presque oublié qu’il se croyait, avait été fort sensible àcet excellent souvenir de ces grands artistes, reconnaissance presqueposthume qui fait un honneur égal à leur talent et à leur cœur. Il seplaça donc à son piano, et là tout à coup il se mit à exécuter unesymphonie de sa composition. Juste ciel ! le piano était faux à fairecrier le vieux chat ! Beethoven frappait sur ce piano comme un sourd.Non, jamais sons plus criards, non, jamais harmonie plus funeste, non,jamais symphonie plus discordante ne vinrent déchirer mes oreilles.Pour lui, tout entier à son enthousiasme de l’heure présente, heureuxet fier d’avoir enfin un auditeur, un auditeur, lui, Beethoven, ilpoursuivait sa symphonie commencée ; il se perdait dans les plus doucesextases, il frémissait, il pleurait, il souriait, il était hors de lui.Moi je tenais mes regards baissés ; j’aurais voulu me boucher lesoreilles, j’aurais voulu m’enfuir. Eh bien ! nous étions lui et moidans le vrai : moi j’étais sur la terre, j’assistais au plus abominablecharivari qu’on pût entendre ; lui, il était dans le ciel, il entendaitla musique de Beethoven ! A la fin mon supplice finit, sa joie finit ; il se releva harassé, maisbien heureux. « N’est-ce pas, me dit-il, n’est-ce pas que cela est beau encore ?n’est-ce pas que le vieux Beethoven a encore du bon sang dans lesveines ? N’est-ce pas que c’est là de la musique, et que j’ai été moiencore une heure ? Ah ! ils ont beau dire : Pauvre Beethoven ! malheureux Beethoven! le pauvre malheureux Beethoven est encore le seul musicien del’Allemagne ! n’est-ce pas, mon très-cher, que j’ai raison ? En même temps il me pressait de ses grosses mains, il m’approchait desa large poitrine, il me mouillait d’une grosse larme. Je répondis demon mieux à ses caresses. Bon et digne Beethoven ! Puis il me dit : « Il faut que je vous donne quelque chose, vous emporterez quelquechose de moi, un chant tout neuf, quelque chose pour vous, pour vousseul. » En même temps, il quitta son piano et s’approcha de sa fenêtre : il semit à battre la vitre de sa main droite comme il avait fait chez lemarchand de musique ; il s’écoutait au dedans, il composait. Et il me remit ce morceau que j’ai encore, qu’il a touché de ses mains,qu’il a composé avec son génie, et dont je vous livrerai une copie,afin de donner à ce récit toute l’authenticité dont il a besoin. Je quittai ce digne vieillard rempli d’admiration et de pitié, je lequittai pénétré de respect, honteux pour l’Allemagne et pour l’Europede la misère et de l’abandon où je le voyais. Pour lui, il avait passéune bonne journée ; il avait mangé du veau rôti, il avait bu du vin duRhin, il avait exécuté sa musique sur son piano. Il m’accompagnajusqu’à sa porte, il me regarda descendre, et, quand je fus au bas del’escalier, il me cria de sa grosse voix : « Adieu ! adieu ! bon voyage ! Aimez-moi ! pensez à moi ! Votre vin duRhin était excellent, et votre rôti était cuit à point, mon ami ! » |