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KARR, Alphonse (1808-1890) : Un diamant (1856).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (11.I.2004)
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Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.) des Contes et nouvelles, publiés à Paris par la Librairie de L. Hachette et Cie, 14 rue Pierre Sarrazin en 1856 dans la Bibliothèque des chemins de fer
 
Un diamant
par
Alphonse Karr

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Pour l'homme qui entre dans la vie avec une âme etdes sens neufs, il est des pièges dans lesquels il est beau de tomber,des erreurs qu'il est louable d'embrasser, des illusions, des chimèresqu'il est noble de chérir. Il y a telle folie, telle sottise quiproviennent d'un luxe de sève qu'il faut avoir dans la jeunesse, souspeine de passer justement pour un homme sec et d'une pauvreorganisation.

Le plus souvent ceux qui, ayant passé la premièremoitié de la vie, arrivent à cette époque où l'on a épuisé le nombre desensations permises à l'homme, et voient qu'alors il va remâcher lamême vie ; mais désormais sans saveur, soit que cette saveur ait étéabsorbée, soit que le palais ait perdu sa subtilité ; ceux-là,rappelant amèrement leurs espérances, leurs croyances et leursdéceptions, croient pouvoir rire de ceux qui, plus jeunes, croient à laréalisation de leurs rêves et pensent que chaque besoin que Dieu adonné à l'homme renferme une promesse de la satisfaire.

Au commencement de la vie, on est entraîné par unepente irrésistible, mais douce encore, entre des rives vertes etombragées ; l'air est parfumé par les fleurs semées dans l'herbe, etles oiseaux chantent aux bords, dans les oseraies. Ceux qui nous ontprécédés, et que nous avons perdus de vue, n'ont plus sur les rivesqu'une herbe jaune et brûlée, et marchent sur une eau fétide et presquestagnante, sans qu'aucun effort leur permette de retourner en arrière.Doivent-ils pour cela nous crier d'une voix lugubre : « Ne vous livrezpas à ce plaisir qui charme vos sens, c'est une illusion, c'est unefantasmagorie ; tout à l'heure vous voudrez respirer le parfum d'unefleur, ou entendre jusqu'au bout le chant commencé d'un oiseau ; lafleur et l'oiseau disparaîtront. »

Non, ils ne le doivent pas ; car ce n'est pas, ainsiqu'ils le croient, la rive qui s'est transformée, ce n'est pas l'oiseauqui s'est tu, ce n'est pas la fleur qui s'est fanée : ce sont eux quiont passé. Le parfum de la fleur, le reste du chant de l'oiseau, il y aderrière eux, vous, derrière vous, d'autres hommes qui en jouiront uninstant, et qui, comme vous, passeront en les regrettant.

Qui pourrait voir avec plaisir un vent précocesecouer la fleur des amandiers, sous prétexte que les fruits enmûriront plus tôt ? Est-ce jamais une bonne chose que les fruits deprimeur ?

Il y a peu de temps, dans un cercle d'amis, un hommede trente ans se plaignait de la jeunesse actuelle et trouvait sots etridicules en général les hommes de vingt ans d'aujourd'hui ; comme ilallait, à ce sujet, s'entamer une longue discussion, la maîtresse de lamaison dit avec infiniment de sens et d'esprit : « Je vais vous direprécisément depuis quelle époque les hommes de vingt ans vousparaissent si ridicules : c'est depuis que les hommes de trente ansd'aujourd'hui n'ont plus vingt ans. »

Aussi n'eussions-nous jamais trouvé ridicules lesprojets qui se faisaient, un soir d'été, dans un petit salon ouvert surun frais jardin, dans une rue d'Ingouville, au-dessus du Havre.

« Qu'avons-nous besoin de richesse ? disait avec feuThéodore ; qu'est-ce que l'or pourrait ajouter à notre félicité ?Qu'est-ce que la privation de ce vil métal pourrait nous ôter debonheur ? Notre amour ne suppléera-t-il pas tout ? Nous vivrons, Annaet moi, dans une chaumière, plus heureux que sous les lambris dorés ;le pain, fruit de mon travail, sera pour elle une célesteambroisie. »

Anna répondit par un tendre regard ; Théodore luisemblait bien éloquent ; il venait de répéter tout haut ce que le coeurde la jolie fille lui avait dit tout bas plus d'une fois.

Le troisième interlocuteur se détourna pour cacherun sourire ; c'était un homme de soixante ans, d'une physionomie douceet avenante. « Mes enfants, dit-il, je pourrais vous dire bien deschoses qui ne vous serviraient qu'à être redites inutilement à vosenfants dans vingt ans, parce qu'alors seulement vous pourriez lescroire et les comprendre. Seulement vous savez que j'aime mon Annapar-dessus tout. Théodore a aussi quelques raisons de croire à monamitié ; eh bien, je ne donnerai Anna à Théodore qu'après qu'il serarevenu du voyage de commerce que son patron veut lui faire faire. »

C'était en effet à propos de ce voyage que Théodore avait eu occasion d'exprimer son mépris des richesses.

Le père d'Anna fut inflexible. Les deux jeunes gens crurent devoir céder à la manie du vieillard, et Théodore s'embarqua.

« Adieu, mon Théodore, dit Anna ; je prieraisans cesse pour toi, non pour que tu reviennes riche, mais pour que tureviennes constant. »

Pendant une assez longue navigation, Théodore eut letemps de songer aux lieux si heureux pour lui qu'il allait voir :l'Orient ! il voyait d'avance ce luxe oriental dont on lui avait tantparlé. Il lui semblait que, rien que d'entrer à Constantinople, ondevait être riche ; que le sol devait changer les bottes qui lefoulaient en babouches étincelantes de pierreries ; que l'air devaitmétamorphoser le drap d'Elbeuf en drap d'or, et que tout châle devenaitcachemire au soleil d'Orient ; tout cheval dont les pieds se posaientsur les sables de l'Arabie devait être un coursier ardent, noble,impétueux, ami des combats, et toujours prêt à dire : « Allons ! » Ilne voyait que sofas et carreaux de soie, que suaves parfums.... surtoutson imagination rêvait ces mystérieux harems, où vivaient, sous lagarde de noirs eunuques tant de belles Circassiennes et tant deGéorgiennes.Sans doute, quelqu'une d'elles, en allant à la mosquée, remarqueraitThéodore, et, laissant par hasard tomber son voile, elle luipermettrait d'apercevoir des charmes inconnus au reste du monde.

Puis une vieille mystérieuse le viendrait trouver lelendemain et l’introduirait, après mille détours, dans le harem. Là, lerêve lui montrait à la fois les plus ravissantes créatures, lesboissons les plus exquises, les odeurs les plus enivrantes, le séjourle plus enchanteur, la musique la plus excellente : des danses de fées,des lits de roses effeuillées ; puis de riches peintures ; un pavéd'agate, des colonnes de jaspe ; sur les femmes, des colliers de perlesénormes, des bracelets d'émeraudes monstrueuses, des diadèmes d'opaleshyperboliques, des châles à passer à travers une aiguille ; il sevoyait lui-même paré, fêté, enivré, couronné de roses, couronné demyrte.

Quelque loin qu'on aille, on finit par arriver ; on arrive bien à Saint-Maur : trois lieues à faire en coucou.

Théodore arriva à Constantinople. Pauvre Théodore !

Il trouva d'abord une ville sale, étroite, malbâtie, tremblotante. Souvent, par les rues, des rosses avec des bridesde corde, des hommes à moitié nus. Pour monnaie, de vieilles piècesrognées d'Allemagne, de Hollande, d'Espagne ; pour mets, et c'est leseul favori, le mets par excellence, du riz assaisonné avec du poivreet gluant de beurre : c'est le pilau dans sa perfection , le plus grandtalent du cuisinier consiste à ne pas laisser crever le riz, et à leteindre en jaune avec du safran, ou en rouge pâle avec du jus degrenade : et quand les officiers mangent avec le sultan, on les régaleavec le chourba, sorte de potage au riz encore assaisonné avec dupoivre.

Il vit les mosquées sans ornement ; car la loidéfend d'y introduire ni tableaux, ni statues, ni or, ni argent ; maissurtout point de femmes rencontrées aux mosquées, moins encore devoiles tombés ; moins encore de mystérieuses vieilles.

Théodore prit le parti de ne songer plus qu'à Anna,à son retour, à ses promesses, à son bonheur ; d'ailleurs, le négociantqu'il avait accompagné devait à son arrivée l'intéresseravantageusement dans ses affaires. Le père d'Anna serait content etn'aurait plus rien à objecter.

Comme un soir il calculait les chances de petitefortune que semblait lui assurer la bienveillance de son patron, etque, les deux coudes sur une table, la tête dans les mains, ils'occupait à régler par avance les dépenses de son ménage, à discuteren lui-même la grave question du nombre des domestiques, celle nonmoins grave du choix du logement, son imagination se frappa de tellesorte qu'il lui semblait déjà être au moment de la réalisation de sesdésirs ; il s'occupait des moindres détails avec la sollicitude qu'onapporte aux choses qui doivent arriver demain. Il pensait à la coiffured'Anna pour le jour du mariage : elle gardera les cheveux relevés surle sommet de la tête, qui dégagent si bien son front gracieux.

La nuit le surprit dans cette préoccupation, sansqu'il songeât à allumer une bougie ; tout à coup on frappa à sa porte,il ouvrit ; un homme, après avoir écouté s'il était suivi, entrabrusquement, referma la porte, écouta encore, et lui dit :

« Monsieur, nous n'avons que dix minutes pourconclure une affaire dans laquelle il va de votre fortune et de ma vie.Je suis esclave, employé aux mines ; j'ai volé un diamant ; sousprétexte de maladie, je me suis fait transporter ici. Un roi seul peutpayer le diamant dont je vous parle. Aucun prince n'en possède un sibeau ; mais c'est pour moi une richesse perdue : il est impossible queje le vende, car je ne pourrais m'enfuir sans argent. Cependant, ilpeut aussi faire mon bonheur : je ne vous demande, en échange de cetrésor, que la somme nécessaire à ma fuite par ce moyen je serai libre; je regagnerai mon pays et je reverrai mes frères et ma femme. »

Tandis que Théodore restait étourdi de cetteproposition, l'esclave regardait en tout sens un diamant énorme. «Certes, il n'y a dans celui-là pas le moindre sable ni rouge ni noir,pas la plus petite teinte jaune ni verte ; j'en ai tenu,malheureusement pour moi, beaucoup dans les mains, et jamais je n'en aivu un aussi beau et aussi parfait. Ce serait un bel ornement sur lapoignée du yatagan de Sa Hautesse.... Allons, monsieur, dit-il, vous,étranger, il vous est facile de fuir. Si vous voulez, pour quelquesducats, vous êtes millionnaire, et moi je suis libre. »

Il est probable que l'esclave n'a pas dit le mot millionnaire.... Je le crois comme vous. Mais il n'a pas dit non plus facile ni fuir.

Je ne sais pas l'arabe ; je le saurais que peut-êtrevous ne le savez pas. Voulez-vous que, sous prétexte de couleur locale,je le fasse parler comme les nègres de roman : « Maître à moi, moiavoir un diamant ? »

L'esclave voulait fuir ; Théodore donna ce qu'on luidemandait, puis lui-même s'occupa de sa fuite ; il emprunta de l'argentà son patron et partit la nuit.

Nous n'entrerons pas dans les détails de son voyage; pour ne pas être rejoint, car l'esclave ne lui avait pas caché qu'ilserait sans doute poursuivi, il fit deux fois le chemin par les routesles plus désertes, les plus fatigantes. Un jour, avec son guide, il futrencontré par des Arabes voleurs. « Avez-vous de l'argent ? luidit le guide.

- Je n'ai que l'argent nécessaire à ma route, reprit Théodore.

- Alors, n'opposons aucune résistance ; après nousavoir fouillés, ils nous laisseront de quoi continuer notre voyage,peut-être économiquement, mais n'importe.

- Il importe beaucoup, » dit Théodore; et il reçut d'un coup de pistolet le premier Arabe qui s'avança vers eux.

On tira les sabres. Le guide fut tué ; Théodore au tiers assommé, et emporté prisonnier.

On le fouilla ; malgré sa résistance, on prit sondiamant : sa douleur fit croire aux Arabes que c'était une amulette :une femme en fit un jouet pour son enfant.

Le chef le prit en amitié, et lui dit un jour qu'ilpourrait s'en aller avec tout ce qu'on lui avait pris, sitôt qu'ilserait guéri. La mère de l'enfant, qui prenait le diamant pour untalisman, se jeta à ses genoux pour le prier de le laisser à son fils ;elle alla plus loin: elle lui en offrit le plus haut prix qu'elle pûtoffrir. Les richesses endurcissent ; il refusa. Alors elle refusaformellement de le rendre. La nuit, Théodore mit un bâillon à l'enfant,et s'enfuit avec son trésor. Deux jours et deux nuits il se cacha dansune caverne, sans manger ; puis, rencontré par une caravane, ilcontinua sa route, toujours inquiet, défiant, repoussant la moindrepolitesse avec humeur, prêt à poignarder le voyageur dont le regardmalencontreux s'arrêtait sur l'endroit où il tenait le diamant caché,demandant dans les auberges la plus mauvaise chambre, pour ne paslaisser soupçonner sa fortune.

Il écrivit au père d'Anna ; sa lettre commençait parces mots : « Je suis riche, excessivement riche. » Cette nouvelle,ainsi annoncée avant de parler de tant d'autres choses plusimportantes, mécontenta Anna ; cependant, en songeant que c'était pourelle que Théodore avait voulu devenir riche, elle ne songea plus qu'àle recevoir plus tôt qu'elle ne pouvait naturellement l'attendre.Cependant, la pensée de cette grande fortune de Théodore ôta la joie dela jeune fille, beaucoup de son abandon et de sa grâce; le père, de soncôté, par un sentiment noble en lui-même, mais exagéré, ne voulut pasparaître aussi prévenant que de coutume, pour ne pas sembler tropempressé. Théodore, au contraire, sentait combien les rôles étaientchangés ; combien lui, qui demandait une grâce peu de temps auparavant,semblait alors en faire une par la nouvelle position que le sort luiavait donnée ; et, pour dissimuler cette pensée qui se glissait en lui,malgré lui, il affectait un air amical et familier ; mais, comme toutce qui est affecté, cela se fit maladroitement, et augmenta la réservedu père et de la fille. Cette réserve, à son tour, blessa Théodore.Enfin, quoique les trois personnages de ce récit ne changeassent rien àleurs premières intentions, ils ne s'en séparèrent pas moins, aprèscette première entrevue, fort mécontents les uns des autres. Cependant,deux ou trois jours après il y eut entre les deux jeunes gens un momentd'expansion.

« Je ne sais pourquoi, disait Anna cette grandefortune que vous nous avez annoncée m'épouvante ; nos projets étaientsi beaux ! tout cela sera détruit. Adieu à cette petite maison d'oùl'on voyait si bien la mer ; elle est cependant à louer en ce moment.

- Ma belle Anna, reprenait Théodore, nous irons à Paris, et nous habiterons un hôtel dans le plus beau quartier.

- Théodore ; je regrette la petite maison ; lesarbres en sont d'un si beau vert, l'air y est si pur! Hier encore jesuis sortie un moment avec ma bonne, et j'ai prolongé ma promenadejusque-là ; je la regardais avec amour. C'est là, disais-je, que nousvivrons, que nous serons heureux ensemble ; et par la pensée déjà j'ydivisais notre logement ; il y a une pelouse molle comme du velours ;il me semblait y voir se rouler des petits enfants. »

Théodore partit pour Paris ; quand il arriva, lejoaillier du roi, auquel seul on lui avait conseillé de proposer sondiamant, était absent pour quelques jours.

Théodore profita de ce temps pour choisir unhôtel et des meubles, pour essayer des chevaux et une calèche ; ilprenait note de tout ce qu'il voyait de beau, des tapis, desporcelaines, des dentelles ; en attendant, il était fêté et caressé parune foule de parents et d'amis qu'il ne s'était jamais connusauparavant. Quand il entrait dans un salon, on disait tout haut :

« Théodore N..., » et tout bas : « qui vient defaire en Orient une fortune si prodigieuse. » Toutes les prévenances,tous les regards étaient pour lui ; les mères lui faisaient leshonneurs de leurs filles ; les filles lui trouvaient l'air distingué.

Hélas! hélas! voici Théodore sur une pente bien rapide ; et vous pensez que la pauvre Anna court grand risque d'être oubliée.

Je le croirais aussi, et cependant, malgré toutcela, nous vîmes, il y a deux ans, Théodore N.... à Ingouville ; ilhabitait avec son Anna la maison d'où l'on voyait si bien la mer, etsur la belle pelouse se roulait un enfant.

Était-ce la suite d'un généreux effort de Théodore ?Je voudrais avoir à le dire ; mais Théodore avait là une place de 4800francs, et voici comment cela s'était fait, heureusement pour lui :

Quand il s'était présenté devant le joaillier de lacouronne, celui-ci, après avoir bien examiné le diamant, lui avaitdit : « C'est en effet une pièce remarquable; je ne me chargepas de cela ; mais, à cause de l'exactitude de l'imitation, vous entrouverez partout dix francs. »

Ces dix francs avaient servi à Théodore pour regagner le Havre à pied.