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KARR, Alphonse (1808-1890) : Bouret et Gaussin(1856). Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (26.V.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (Coll. part.)des Contes et nouvelles, publiés à Paris par laLibrairie de L. Hachette et Cie, 14 rue Pierre Sarrazin en 1856dans la Bibliothèque des chemins de fer Bouret et Gaussin par Alphonse Karr ~~~~ Au temps où il yavait des gentilshommes et des fillesd'Opéra, un comte, peut-être même un marquis, peuimporte, s'avisa, dans un moment d'abandon, de signer à unedanseuse un papier ainsi conçu : « Je promets donnerà mademoiselle *** cent louis par mois, aussi longtemps qu'ellem'aimera. » Quelque temps après, cette liaison finitcomme toutes celles du même genre, sans que ni l'un ni l'autresût précisément quand, pourquoi, ni comment. Lemarquis eut d'autres maîtresses, la danseuse d'autres amants. A vingt ans de là, la danseuse ne dansait plus : unmonstrueux embonpoint l'avait éloignée duthéâtre, et avait éloigné d'elle sesadorateurs. La sylphide, autrefois si brillante, que des chevauxécumants semblaient fiers de promener, que de riches cavalierssuivaient, s'efforçant d'attirer un regard, un sourire, seule,presque pauvre, allait à pied dans une douillette de soieviolette, le matin à l'église, à deux heuresà la place Royale, et le soir, chez quelques amis, faire unepartie de whist. Le marquis, de son côté, étaitmarié, père de famille, et honoré d'une place dansla vénerie d'un roi qui ne chassait pas, C'était un hommecalme, rangé, et ne se rappelant ses plaisirs de jeunesse quepour les blâmer dans les autres, ainsi qu'il arrive à tousles hommes qui appellent crimes les plaisirs qui leur échappent,et vertus les infirmités qui leur arrivent. Or, il advint un soir que la danseuse n'alla pas faire sa partiede whist, et qu'elle resta seule en son modeste logement. D'abord, elle s'ennuya. Quand le moment présent n'apporteni plaisir ni chagrin qui puissent alimenter le coeur et l'esprit, onse rejette naturellement sur le passé ou l'avenir ; une femme dequarante ans n'a pas d'avenir. La danseuse évoqua lepassé, se rappela sa beauté et ses diamants, sesvoitures, ses chevaux, ses amants, ses parures, et machinalement ouvritun tiroir où elle avait serré quelques portraits etquelques lettres ; elle regarda et lut, non sans quelques larmes deregret. Tout a coup, il lui tomba sous la main l'engagementsigné par le marquis, lequel., cinq ou six jours après,comme il déjeunait avec son fils, qu'il chapitrait vertement surquelque incartade, vit entrer un domestique qui lui remit un papierplié en quatre. Le papier était timbré du timbre royal etcontenait ce qui suit : « Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et deNavarre, à tous présents et à venir, salut. A larequête de demoiselle ***, et en vertu d'une reconnaissance etpromesse en bonnes formes, et dûment signée, dont copieannexée à la présente sommation : « Je promets payer à mademoiselle ***cent louis par mois, « aussi longtemps qu'ellem'aimera. » « Ladite demoiselle, par le ministère de M. Durand,procureur au Châtelet de Paris, par exploit en date de ce jour,fait signifier à M. *** qu'elle n'a jamais cessé del'aimer, qu'elle l'aime toujours et l'aimera toute sa vie ; enconséquence de quoi, faisons commandement à M. ***d'avoir à payer à ladite demoiselle la somme de six centquatre mille francs, formant les arrérages et lesintérêts, pendant vingt ans, de la pension consentie parledit M. *** à ladite demoiselle, sans préjudice del'avenir. En foi de quoi, et pour qu'il n'en ignore, lui avonslaissé la présente copie, dont le coût; etc.,etc. » Le marquis fut un peu étourdi, puis fit parler àla demoiselle, lui faisant observer que cette piècen'aurait probablement pas de valeur en justice ; qu'elle ne produiraitqu'un scandale inutile pour elle et fâcheux pour une famillehonorable. Elle tint bon et annonça qu'elle plaiderait ; parsuite de quoi le marquis fut amené à une transactionassez onéreuse, mais qu'il préféra au ridiculed'un semblable procès, car alors on commençait àsoupçonner qu'un marquis pouvait quelquefois être ridicule. Cette anecdote nous en remet en la mémoireune autre quelque peu plus ancienne, et qui ne manque pasd'intérêt. Vers l'an 1730, arriva à Paris, de je nesais quelle province, un jeune homme dont tout l'avoir consistait en unhabit à peu près convenable, vingt ans, vingt écuset une lettre de recommandation. Au bout de huit jours, il avait perdusa lettre de recommandation, dépensé ses vingtécus, l'habit s'usait au coude, il ne lui restait plus pourprésent et pour avenir que ses vingt ans, ce qui ne rapporteguère qu'un grand appétit et des désirs d'autantplus grands qu'on ne peut les satisfaire. Il y avait loin de làaux rêves dorés qui l'avaient amené à Paris. Le pauvre garçon, à entendre parler du luxe, desparures, des fracas de la ville, avait imaginé qu'il suffisaitd'être dans les murs de Paris pour avoir un hôtel, deslaquais et des chevaux; il fut fort étonné le premierjour qu'il fut obligé de se coucher sans souper, lui quis'attendait, comme on dit, à voir les alouettes toutesrôties et les perdrix tout accommodées aux choux, tropheureuses qu'on daignât les manger. Cependant, comme c'était un jeune homme de coeur et derésolution, il ne voulut pas se laisser mourir de faim ni dechagrin ; il déterra un sien parent, bourgeois de la ville, etlui demanda assistance. Le bourgeois n'eut rien de plus presséque de placer son neveu, pour se dégrever de ce surcroîtde famille, et Bouret eut le bonheur d'entrer chez le comte de*** en qualité de secrétaire du secrétaire deMonseigneur. Là, il avait un bon lit, une bonne table et des habitsconvenables ; mais il était ambitieux, et tout ce qu'il voyaitledévorait de désirs. La nuit, retiré dans sachambre, il attendait quelquefois longtemps le sommeil en songeant auxchevaux, aux laquais, aux habits de Monseigneur, aux respects dont ilétait environné, et, plus que tout cela, aux femmes quiembellissaient ses soupers. « Oh ! je ferai fortune, sedisait-il ; je serai riche aussi, et j'achèterai des laquais,desrespects, des chevaux et de l'amour. » Puis il s'endormait, etses rêves le berçaient dés plus riantes illusions,jusqu'au moment où on le réveillait pour qu'il prit lesordres, du secrétaire de Monseigneur. Alors il fallait direadieu à ses beaux songes, avec l'espoir de les retrouver le soir. Un jour, le comte chargea son secrétaired'une lettre pour Mlle Gaussin, l'actrice la plus séduisante etla plus à la mode qui fût alors. Le secrétaire enchargea Bouret ; celui-ci eut la fantaisie de voir ce qu'on pouvaitécrire à Mlle Gaussin. Il ouvrit la lettre et n'y trouvaque du papier pour une valeur de 45 000 francs. D'abord, il futfâché que cette femme si belle, qu'il avait vue une foisau théâtre, et dont il avait gardé un profondsouvenir, vendît ainsi son amour. II pensa que lui, avec son coeur, jeune etaltéré de bonheur, avait à donner destrésors qui valaient plus de 45 000 francs ; puis il arrivaà trouver le comte bien heureux d'avoir 45 000 francs, età se dire : « Quand aurai-je 45 000 francs? » Il porta la lettre et vit la belle Gaussin. Il laquitta amoureux comme un fou, jaloux comme un tigre du bonheurqu'achetait son maître. Pendant les jours qui suivirent, ilcroyait toujours entendre sa voix, et il tressaillait; il croyait lavoir, et ses yeux lançaient des éclairs; puis ilfinissait par son refrain ordinaire : « Oh ! je feraifortune ! » Une nuit qu'il ne dormait pas, il lui vint enl'esprit une idée bizarre et hardie. Il se leva, alluma unebougie et se hâta de la mettre à exécution avantque les obstacles se présentassent à ses yeux assezclairement pour l'en détourner. Il écrivit à Mlle Gaussin. « Mademoiselle, lui disait-il ; que votre vue, le son devotre voix m'aient troublé la raison au point que je n'aie plusni appétit, ni sommeil, et que je sois devenu incapable dem'occuper d'une pensée qui n'ait pas rapport à vous,c'est un effet que vous devez produire sur tout le monde, et auquelvous êtes accoutumée ; mais ce qui vous étonneradavantage, c'est l'audace que j'ai de vous offrir mon coeur en lasituation misérable et précaire où je me trouve.Je sais que les grands seigneurs sont à peine assez riches pouroser mettre un prix à votre possession ; je sais quecelui-là s'estimerait heureux qui obtiendrait de vous lapermission de remplir vos deux mains de pierreries, au point qu'on nevît plus le pâle incarnat de vos jolis doigts. « Moi, mademoiselle, la plus forte somme que j'aie jamaisvue en ma possession, est une somme de vingt écus, et il y a unan qu'elle est dépensée. Aujourd'hui, enréunissant tout ce que je possède et ce que j'attends dema famille, je ne trouve qu'un feutre en assez raisonnable étatet une paire de bottes beaucoup moins bonnes ; de plus,l'espérance d'être chassé de chez M. le comte, s'ils'aperçoit que le secrétaire de son secrétaires'avise de marcher sur ses brisées. « A côté de ma pauvreté,je ne puis mettre que mon amour. Ils sont aussi grands l'un que l'autre: la seule différence que j'y mette est que j'espèren'être pas toujours pauvre, et que je crains d'êtretoujours amoureux. « Je suis trop épris pour pouvoir peindre ce que jesens ; je ne puis que vous dire que je me croirais trop heureux dedonner toute ma vie pour une heure de votre amour, et que j'ai plusd'une fois demandé au ciel le secret de faire avec mon sang del'or ou des diamants que je puisse vous offrir. « Néanmoins, j'ai bon courage et confiance dansl'avenir; je me sens du coeur et de l'énergie, et qui plus est,je sens d'immenses désirs et d'immenses besoins : je feraifortune; je serai riche un jour; mais qui sait quel jour ? « J'ai pensé d'abord que je n'avais qu'àattendre; que mon amour pour vous serait un nouveau mobile à monambition, et que je reviendrais plus tard à vos pieds, riche etpuissant. Mais cette longue attente me tuerait ; et, quelque impossibleque paraisse la chose, à vous voir aujourd'hui si fraîcheet si belle, il n'est que trop vrai que vous pouvez vieillir, pardonnezl'expression, avant que j'aie fait fortune. « Voici donc, mademoiselle, ce que j'ai imaginé ;aunom du ciel, ne me refusez pas, ce serait me porter audésespoir. Je vous offre mon amour et ce que je possède ;car, je le répète, je ferai fortune ; je vous offrel'amour comptant ; la fortune à terme, de la manière quevoici : Je signerai un papier blanc, je corroborerai cette signature detoutes les formalités possibles, et je le déposeraià vos pieds. Quand j'aurai fait fortune, vous remplirez le blancde la manière qu'il vous plaira, et j'aurai le bonheur dereconnaître dignement ce qui me semble plus précieux quetout l'argent de M. le comte et que la couronne du roi deFrance. » Mlle Gaussin fut surprise, puis s'intéressa àl'auteur de cette lettre ; il y avait là de l'amour, del'originalité, et une confiance dans l'avenir qui prouvait unepuissance de volonté et une énergie capables deréussir. « Puis, se dit-elle, je puis bien donner une foispar charité ce que d'autres payent si cher. Si ce n'est pas unebonne affaire, ce sera une bonne oeuvre, et elle me sera comptéedans le ciel. » De sorte que Bouret fut accueilli favorablement.Mlle Gaussin n'eut pas à s'en repentir. Elle trouva en lui unjeune homme bon, spirituel, et, ce qui vaut mieux peut-être quecela, extrêmement amoureux. Cette liaison dura quelque temps,puis Bouret fut chassé par M. le comte et obtint une petiteplace dans la maltôte ; Mlle Gaussin recommença às'occuper de ses affaires. Ils ne se virent plus, qu'à desintervalles éloignés; enfin ils se perdirent de vue. Il s'écoula une douzaine d'années. Bouret avaitfait fortune ; il était devenu fermier général. Ilparait que c'était une fort bonne place, pourvu qu'onn'eût ni préjugés ni scrupules, et qu'on s'yarrondissait rapidement. On plaisantait alors les fermiersgénéraux comme de notre temps on a plaisanté lesfournisseurs. Cela rappelle qu'un jour, dans une maison où setrouvait Voltaire, on vint à raconter des histoires de voleurs ;chacun dit la sienne. Quand ce fut au tour de l'auteur de Candide, ilcommença : « Il était une fois un fermiergénéral.... Ma foi, j'ai oublié lereste. » Bouret, comme nous l'avons dit, était un homme d'esprit ;il laissa plaisanter d'autant plus volontiers qu'il ne payait pas lesplaisanteries. Il amassa six cent mille livres de rentes, ce quiaujourd'hui vaudrait plus du double ; et, dans une fête qu'ildonna au roi Louis XV, il fit, pour le recevoir, bâtir unpavillon qui lui coûta quatre millions, ce qu'on peut estimerà neuf ou dix, en mettant l'argent au prix où il est denotre temps. Tout allait au gré de ses désirs. Ses voeuxétaient satisfaits du côté de la fortune. Unenouvelle carrière s'ouvrit à son ambition ; il demanda etobtint la main d'une cousine de Mme de Pompadour. Comme il se laissait ainsi bercer par le bonheur, il lui revintaux oreilles que Mlle Gaussin avait dit quelque part : «Bouret est riche aujourd'hui : il est juste qu'il paye ses dettes. J'aide lui une signature en blanc en bonne forme ; je vais la remplir, etlui envoyer son billet. » Il se trouva là quelqu'un qui, soit qu'il n'aimâtpas Bouret, soit qu'il voulût se faire bien venir de MlleGaussin, lui dit : « Et le moment est d'autant plusfavorable que, quelque envie qu'il en puisse avoir, il ne s'avisera pasde chicaner ni de nier sa signature; il payera tout ce qu'on demandera,dût-il en crever, pour ne pas ébruiter la chose. Il estprès d'épouser une dame de laquelle dépend sonélévation : cette dame fait métier d'une prude, etne verrait pas de bon oeil un témoignage aussiévident de sa liaison avec vous. - Je vous remercie de l'avis, avait répondu Mlle Gaussin,j'aurai soin d'en profiter. » Bouret ne fut pas sans inquiétude : ce qu'on avait dità Mlle Gaussin était vrai. L'honneur de sa futureépouse était tel que la divulgation de cette affaireeût nécessairement fait manquer le mariage. Il chargea unami commun à lui et à Mlle Gaussin de la prier de mettreun prix à l'annulation d'un écrit sans force et sansautorité, offrant de reconnaître cette complaisance par unriche cadeau. Il ajouta qu'il savait que Mlle Gaussin avait perdu unepartie de sa fortune ; que, dans son intérêt propre, ilvalait mieux qu'elle s'arrangeât à l'amiable avec lui,qu'il était disposé à faire les chosesraisonnablement et même généreusement; mais ilcraignait que Mlle Gaussin ne cédât à l'influenced'amis imprudents et ne se livrât à quelque folie. Mlle Gaussin fit répondre que le marché avaitété fait de bonne foi ; qu'elle n'avait pas mis derestrictions dans ce qu'elle avait donné ; que Bouret n'avaitpasprétendu en mettre dans le prix qu'il en avait offert sans qu'onle lui demandât; qu'il n'y avait pas de surprise ; qu'on nedemandait que l'accomplissement d'une promesse, et qu'on userait de sondroit, comptant sur la probité de Bouret. Ce qu'on ne disait pas, et qui était au moinsaussi positif, c'est qu'on pouvait compter sur la difficulté dela situation du fermier général, qui l'obligeait àpasser par où on voudrait. Il revint plusieurs fois à la charge,l'actrice fut inexorable ; à la dernière fois mêmeelle répondit qu'il n'y avait plus rien à faire, que lebillet était rempli, et qu'elle ne tarderait pas à lefaire présenter. En effet, quelques jours après, au milieu d'unefête que donnait Bouret à son pavillon de Croix-Fontaine,demeure presque royale, où il avait réuni tout ce que leluxe et l'élégance peuvent offrir de plusséduisant; comme il s'efforçait de se rendreagréable à sa future par ses soins, ses attentions et sesassiduités, et qu'il lui montrait en détail les richesseset les curiosités de ce séjour qui lui étaitdestiné, un homme se présenta, qui demanda à luiparler en particulier ; et, quand ils furent seuls, cet homme luiannonça qu'il venait de la part de Mlle Gaussin pour luiprésenter un effet signé de lui. Bouret pâlit; caril s'agissait pour lui peut-être ou de manquer un mariage auquelil tenait beaucoup, ou de sacrifier une partie de sa fortune.Après quelque hésitation, il ouvrit le billet etlut : « Je promets d'aimer Gaussin toute ma vie. « BOURET. » Il n'est pas besoin de dire que Bouret cherchaà reconnaître un tel désintéressement par deriches présents et par une constante amitié. |