« Au noble pays de Caux
Il y a quatre abbayes royaux,
Six prieurez couventaux
Et six barons de grand arroy,
Quatre comtes, trois ducs, un roy. »
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A. M. PAUL LACROIX
Officier de la Légion d’Honneur,
Conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal.
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Ce petit livre est avant tout et si essentiellement une oeuvred’érudition, que je ne pouvais le placer sous un plus légitimepatronage que le vôtre.
Cependant, ce n’est pas seulement au maître honoré, mais plus encore àl’ami bienveillant, que j’offre ce modeste labeur historique, duquel ilconcluera comme moi, je l’espère du moins,
qu’il y avait une fois desrois d’Yvetot.
A. LABUTTE.
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HISTOIRE
DU
ROYAUME ET DES ROIS D’YVETOT
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PREMIÈRE PARTIE
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LE ROYAUME
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I
Le touriste que la vapeur emporte à travers les riches plaines du paysde Caux, ne peut se défendre de sourire, en entendant annoncer lastation d’Yvetot.
Y
VETOT !... comment en effet, ne pas se rappeler alors,
qu’il était unroi d’Yvetot, que par conséquent, la modeste ville que l’on aperçoit àpeine, cachée qu’elle est derrière un immense bouquet d’arbresvigoureux, fut autrefois non seulement la capitale d’un royaume, maisencore et pendant longtemps à elle seule le royaume presque tout entier?
Pour le plus grand nombre, nous le savons, ce royaume lilliputien esttout simplement légendaire, en d’autres termes, pour les profanes, iln’a dans le passé d’autre base historique qu’une tradition douteuserajeunie par une des plus populaires chansons de Béranger.
Rien de plus vrai cependant.
Il y avait une fois, non pas
un, mais
des rois d’Yvetot. Seulement, si le nom du royaume est demeuré, quise souvient aujourd’hui du nom de ses anciens souverains !....
Hélas, à part quelques vieux familiers du passé, personne n’en a gardémémoire, personne, pas même les descendants de ceux qui furent leurssujets ! Et si par exception un seul de ces monarques débonnaires, ledernier, est resté dans leur souvenir, si son nom vit toujours dans sonancien royaume, ne serait-il point permis de croire que c’est grâce àla précaution qu’il a prise de le faire inscrire sur le fronton d’uneéglise, et sur la façade d’une halle, deux édifices dus à sa royalemunificence.
Quoiqu’il en soit, et à l’encontre de quelques érudits qui s’acharnentde temps à autre à rayer cet inoffensif petit royaume de la carte del’Europe du moyen-âge, nous tenterons d’établir qu’il y avait sa placelégitime, et qu’au moins pendant un certain nombre de siècles, sesprinces ont très-légitimement pris et reçu le titre de Roi.
II
Au dire de Robert Gaguin, général de l’ordre des Mathurins, quiécrivait au XVe siècle, l’origine du royaume d’Yvetot serait presquecontemporaine de celle de la monarchie, puisqu’elle ne remonterait niplus ni moins qu’au roi Mérovingien Clotaire Ier , un des fils deClovis.
S’il fallait l’en croire, Gaulthier, seigneur d’Yvetot, ayant excité lacolère de ce prince,
passa dans les pays étrangers où il fit la guerreaux ennemis de la religion catholique.
Après dix ans d’un exil
prudent, il revint en France par Rome, munid’une lettre du pape Agapet, dans laquelle ce souverain pontife lerecommandait à la clémence de Clotaire, dont Gaulthier pensaitd’ailleurs que la colère devait être calmée.
Arrivé à Soissons un vendredi-Saint, et ayant appris que le roi était àl’église, il va l’y trouver, et se jetant à ses pieds, il le conjure delui rendre ses faveurs. Mais Clotaire,
prince farouche, tirant sonépée, la lui passe à travers le corps.
A la nouvelle de ce meurtre commis dans une église et un pareil jour,
le Pape indigné, menace le meurtrier des foudres spirituelles s’il nerépare immédiatement sa faute.
Alors Clotaire,
justement intimidé, ne voyant rien de mieux à faire
pour réparer sa faute, érige la terre d’Yvetot en royaume, en faveurdes héritiers de la victime.
L’auteur ajoute qu’il a trouvé,
par une autorité constante etindubitable, que cet événement extraordinaire s’est passé en l’an degrâce 536, et sans indiquer qu’elle est cette autorité
constante etindubitable, il se réjouit d’être le premier des historiens françaisqui ait fait cette découverte.
Robert Gaguin, ainsi que la plupart des chroniqueurs
de Gestisfrancorum, n’avait pas plus de méthode que de critique ; comme eux ilmêle une foule de fables à ses précieux récits, mais comme eux aussi,il est de la meilleure foi du monde, et c’est là son excuse.
Au reste, après avoir été cru sur parole par Robert Cinnalès, évêqued’Avranches, Baptiste Fulgose, du Haillan, Baronius, Sponde, GabrielDumoulin, Chasaneus et Chopin, il a été réfuté par de très-bonnesraisons dans une dissertation du
Journal des Savants, de l’année1694, n° XI, et par de très-mauvaises émanées de l’abbé Verlot, quitout en falsifiant le texte qu’il réfute, n’hésite pas néanmoins àtraiter l’auteur de
faussaire ignorant.
Verlot, avec sa légèreté habituelle, s’inscrit d’abord contre la datede 536, prétendant qu’à cette époque Clotaire ne régnait pas encore,tandis que ce roi Mérowingien ayant succédé à Clovis en 511, et régnécinquante ans, était par conséquent dans toute la plénitude de sonpouvoir royal en 536.
Il suppose ensuite que Gaguin fait partir Gaulthier d’Yvetot pour lesCroisades, ce qui lui permet de s’écrier ironiquement :
des Croisadesau VIe siècle ! tandis que le texte porte que Gaulthier quitta laFrance pour combattre les ennemis de la religion catholique :
Derelicta francia in militiam in adversus religionis catholicæinimicos pergit : Or, comme au VIe siècle, les Ariens,
ennemis de lareligion catholique, étaient en armes et triomphants sur plusieurspoints de l’Europe, la version du vieil annaliste, prise dans sonintégrité, n’a toujours jusqu’ici rien d’invraisemblable, et n’autorisepoint les aménités littéraires de l’écrivain superficiel dont on a dit,avec raison,
qu’il considéra l’histoire comme une matière à romanvéridique.
Continuant avec le même sans-façon, il fait dire à Gaguin que
le fiefhéréditaire de Gaulthier fut érigé en royaume. Mais Gaguin connaissantle régime des fiefs infiniment mieux que Verlot, qui ne paraît pas yavoir entendu beaucoup plus que le premier venu de nos publicistesmodernes, Gaguin savait à merveille que les fiefs qui étaient l’essencemême de la constitution féodale, ne pouvaient exister à une époqueantérieure de cinq siècles à la féodalité. Aussi ne rencontre-t-on pasdans son récit un seul mot qui puisse excuser une plume qui se respectede lui imputer une telle énormité.
Toutefois, si les procédés de la critique de Verlot sont détestables,sa conclusion porte juste, car bien évidemment l’érection de la terred’Yvetot en royaume ne remonte point aussi haut que le VIe siècle.
Il serait incroyable en effet que le plus ancien de nos historiens,l’Hérodote français, Grégoire de Tours, qui écrivait sous le règne desenfants de Clotaire Ier, n’eût point parlé du meurtre commis par ceprince dans une église, un jour de vendredi-Saint, meurtre enréparation duquel se serait passé un fait aussi singulier que celui del’établissement d’un royaume en plein Pays-de-Caux !
Il ne serait pas moins surprenant qu’Athanase, qui écrivait au IXesiècle l’histoire très-détaillée du pape Agapet, lequel joue un rôle siimportant dans le récit de Gaguin, n’ait pas dit un seul mot des faitsqui y sont rapportés. Puis comment admettre qu’Agapet, qui avait eutant de motifs de menacer des foudres de l’église ce Clotaire, assassindes trois enfants de son frère Clodomir et de Chramme son propre fils,et qui cependant avait paru ignorer ces crimes, se serait tout à coupréveillé à propos du meurtre vulgaire de Gaulthier d’Yvetot ? D’unautre côté, comment croire que le meurtrier ait été intimidé desmenaces du souverain-pontife au point de créer un royaume, si exiguqu’il fût d’ailleurs, au profit des descendants de sa victime ? Quepouvaient en effet redouter de l’excommunication les enfants de Clovis,à une époque où leurs sujets n’avaient, comme eux, de chrétien que lebaptême ? Cela est si vrai, que l’église n’usa chez nous des armesspirituelles que beaucoup plus tard. Et puis la terre d’Yvetotétait-elle bien dans les états de Clotaire ? sans doute, quoiqu’en aitdit Verlot, la Neustrie était comprise dans le royaume de Soissons quilui fut attribué lors du partage de l’héritage de Clovis, mais lePays-de-Caux ayant été distrait de ce partage insensé, faisait partiedu royaume de Childebert, de sorte que la terre d’Yvetot se trouvant aucentre même de ce territoire, il aurait fallu de toute nécessité, pourl’ériger en souveraineté indépendante, le concours de ce mêmeChildebert.
Il est remarquable au surplus, que cette terre ne se trouve mentionnéenulle part avant la fin du XIe siècle, de sorte que tout se réunit pourrejeter la version de Gaguin du véritable domaine de l’histoire.
C’est d’ailleurs à cette opinion que se rallient les savants modernesqui ont fait des annales normandes l’objet spécial de leurs études. (1)
III
Yvetot est un nom composé de deux mots :
Yve ou
Yvo, nom propred’homme, fort usité dans les familles appartenant à la race desconquérants germaniques, et
tot, nom essentiellement celtique, qui seprenait dans le même sens que
maison, emplacement, habitation.
Comme nous venons de le dire, ce n’est qu’à partir seulement de la findu XIe siècle que la terre d’Yvetot figure dans la nomenclature desfiefs normands.
Ainsi, en 1066, époque de la conquête d’Angleterre par Guillaume, lesannalistes mentionnent un sieur d’Yvetot du nom de Jean, comme faisantpartie des nombreux seigneurs normands qui se trouvèrent à la batailled’Hastings.
En 1147, Gaulthier d’Yvetot accompagne à la croisade Henri II, duc deNormandie et roi d’Angleterre.
En 1152, ce même Gaulthier cède à l’abbaye de Saint-Wandrille les deuxtiers de la dîme de son église.
Selon Moréri, ce serait pour le récompenser du courage qu’il avaitmontré dans la guerre-sainte, que Henri II, après l’avoir comblé defaveurs, aurait affranchi son fief. Mais c’est là une hypothèse querien ne justifie et que tout dément, au contraire.
En 1206 en effet, sous le règne de Philippe-Auguste, après la réunionde la Normandie à la France, on voit figurer le nom de
Robertd’Yvetot parmi ceux des propriétaires de fiefs nobles et militairesdans cette province, et à cette date son fief était si loin d’êtreaffranchi qu’il est porté sur les catalogues comme étant tenu defournir au roi la
troisième partie d’un homme d’armes, c’est-à-direde contribuer pour un tiers à son équipement :
Robertus de Yvetottertiam partem militis.
Ajoutons, afin de démontrer de plus en plus que la version de Morérin’a qu’une valeur historique égale à celle de Gaguin, 1°qu’en 1313 leschroniques mentionnent un Jean d’Yvetot, comme descendant d’un destrente-six nouveaux chevaliers que Philippe-Auguste avait créés enNormandie, 2° que dans les archives de la cour des comptes de Paris,sont conservés plusieurs états des différentes revues de la noblessenormande passées par le connétable du Guesclin, sous le règne deCharles V, entre les années 1360 et 1366, et qu’on y trouve le nom dePérinet d’Yvetot, sans aucune attribution de qualité ou de titreparticulier (2).
Mais, ce qui est hors de question, c’est qu’entre les années 1372 et1392, sans qu’il soit possible de préciser davantage, un arrêt de lacour de l’Échiquier de Normandie, cité notamment par de La Roque dansson traité de la noblesse, donne à Jean d’Yvetot IV la qualification deroi (3).
Roi, Royaume, sont des noms bien gros, sans doute, appliqués lepremier à un simple
maistre d’hostel de Charles V (car telle était lafonction de Jean IV) ; et le second à un si mince territoire que laseigneurie d’Yvetot. Néanmoins ce sont les noms qui conviennent.
Ce qui caractérisait en effet sous le régime féodal, la plénitude desuzeraineté, ce qui constituait ce qu’on appelle parfois un
franc-fief, faute d’une dénomination plus exacte, c’était d’être lesiége d’une juridiction avec droit de hauts-jours où les causesprenaient fin, c’était pour le suzerain, en cas de minorité, de nepoint tomber en la garde noble du roi, de n’être tenu envers lui ni àservice militaire, ni à foi et hommage, ni à payer aucun impôt dequelque nature que ce fût ; en un mot de ne relever que de
Dieu et deson épée.
Or si tels ont été, comme nous pensons pouvoir l’établir, lesprivilèges attribués à la terre d’Yvetot au plus tard en 1392,pourquoi, à partir au moins de cette époque, les seigneurs de l’ancienpetit fief normand n’auraient-ils pas eu le droit de prendre unequalification royale ? ils avaient dans leur petit domaine tous lesattributs du pouvoir suprême, ils en cherchèrent le titre le plusélevé, ce qui fut certainement très-drôle, à cause de l’exiguité
deleurs États, mais ce qui néanmoins fut très-logique.
Au reste, le royaume d’Yvetot n’était pas le seul de son genre aumoyen-âge, et en y regardant de près, de très près sans doute, onpourrait en citer un certain nombre de la même dimension territoriale,notamment en Flandres, dans le Hainaut et dans le Brabant.
Or, comme souverain de ces petites principautés, Jean IV, premier roid’Yvetot, n’a jamais eu besoin d’une charte qui l’autorisât à prendrela qualification qui lui est donnée par l’arrêt de l’Échiquier deNormandie, si à son fief étaient attachés, vers la fin duXIVe siècle, tous les droits régaliens qui étaient propres àune terre royale.
Toute la question de la légitimité du titre transmis par Jean IV à sessuccesseurs est là et ne saurait être ailleurs. A l’époque à laquellenous venons de faire allusion, sa terre avait-elle tous les droitsrégaliens (droits royaux), sans exception, et dont l’efficacité étaitsous le régime féodal d’opérer le plein affranchissement du fief ? Sioui, il était roi, pouvait en prendre le titre et le transmettre.Voyons donc de quelle nature étaient les
franchises et privilèges dela terre d’Yvetot, et s’ils constituaient bien la plénitude des droitsrégaliens.
IV
1° Très-antérieurement à l’année 1392, les Espagnols, après avoirdébarqué leurs marchandises à Harfleur, les dirigeaient sur Yvetot oùles marchands de France venaient faire leurs échanges comme sur uneterre neutre, ce qui, selon la remarque de M. Emmanuel Gaillard,mettait la douane dans la main du seigneur de ce fief, et constituaitun droit régalien de premier ordre (4).
2° Les seigneurs d’Yvetot qui s’intitulaient
par la grâce de Dieu,plus de douze ans avant l’arrêt de l’Échiquier de 1392, possédaient auXIIe siècle un droit de bac ou de péage sur la Seine, en vertu duquelils prélevaient une taxe sur tous les voyageurs se rendant de
Pont-au-Dumer (Pontaudemer) à Caudebec, droit que l’un d’eux,Richard, fils de Gaulthier, céda à l’abbaye de Saint-Wandrille en 1203,moyennant 10 livres, avec réserve du libre passage pour le cédant etles siens sans payer.
Excepto passagio sibi et hominibus ipsius, delibero feodo de Yvetot (5).
3° La terre d’Yvetot, à l’époque de l’arrêt, était exempte de toutestailles et de tous subsides envers le roi de France, c’est ce quirésulte de l’information faite le 7 février 1575, par les commissairesdélégués pour la vérification des abus et malversations commis auxfinances du roi en Normandie.
4° Les seigneurs d’Yvetot prélevaient sur leurs sujets le droit de
quatrième, comme faisaient les fermiers royaux en Normandie, droitqui dans tout fief non pleinement affranchi, appartenait au roi seul(6).
5° Ils étaient en possession d’octroyer grâce aux criminels et debattre monnaie (7).
6° Ils avaient, et ont gardé jusqu’en 1553 la plénitude du pouvoirjudiciaire, c'est-à-dire une juridiction de hauts-jours où les causesprenaient fin (8).
7. Leurs enfants mineurs ne tombaient point en la
garde noble du roi(9).
8. Enfin ils ne devaient au roi aucun hommage ni service militaire (10).
Tels étaient les privilèges et franchises d’Yvetot. Incontestablementce sont bien là tous les droits appelés régaliens, apanages exclusifsd’un véritable Royaume, c’est-à-dire d’une terre souveraine (11).
V
Ainsi que nous l’avons vu dans l’acte de cession de Richard à l’abbayede Saint-Wandrille, le fief d’Yvetot encore très-exigu en 1203, étaitcependant qualifié de
franc-fief. Libero feodo de Yvetot. C’est qu’eneffet les privilèges d’un fief n’étaient point une conséquencenécessaire de son importance territoriale.
Cependant, celui d’Yvetot prit quelques années plus tard desaccroissements considérables par l’adjonction successive de troisparoisses, Saint-Clair-sur-les-Monts, Sainte-Marie-des-Champs, etEscalles-Alix. Mais il paraît douteux que ces nouveaux territoiresparticipèrent, en s’y adjoignant, au caractère du fief originaire,c’est-à-dire à ses franchises (12).
Quoiqu’il en soit, tant qu’il était resté petit, dit Emmanuel Gaillard,personne ne songea à lui donner son nom, mais quand il eut enfin prisassez d’importance pour permettre à un de ses seigneurs, Jean IV, deprélever sur ses sujets 400 livres de droits de coutume, et 60 livrespour minages, faut-il donc tant s’étonner que jouissant d’ailleurs detoutes les prérogatives royales, l’ami particulier de Charles V aitpris le titre de roi et qu’un arrêt souverain le lui ait donné en 1392,c’est-à-dire à l’apogée de sa puissance ?
Remarquons d’ailleurs que cette qualification n’a commencé à êtrediscutée par les historiens que très postérieurement au XIVe siècle, etque le principal argument de ceux qui en contestent la régularité,consiste principalement en ceci, que personne n’a vu, que personne nerelate ou ne peut même indiquer, la date de la charte qu’ils supposentavoir été indispensable pour la transformation en royaume d’un fiefrelevant directement de la couronne de France. – Nous pensons qu’il n’ajamais été octroyé de charte autorisant cette transformation, et nousen avons donné les raisons. Mais quand ces raisons sembleraient aussifaibles qu’elles nous paraissent décisives, l’argument que nousrelevons n’en serait pas moins de peu de valeur, car une pièce quepersonne n’a vue jusqu’ici peut néanmoins parfaitement exister.
Qu’importe au reste, dans ce système, cette charte introuvable ! lefait n’est-il pas là d’une évidence irrécusable ? nous entendonsl’arrêt de la cour de l’Échiquier, qui consacre judiciairement,souverainement, le titre de Roi qu’on a donné ou que s’est donné JeanIV. Nier l’effet par cette seule considération qu’on ne peut remonter àsa cause, n’est-ce pas d’ailleurs un procédé tellement illogique, qu’ilserait puérile de s’y arrêter davantage ?
Dans tous les cas, l’arrêt de la haute cour de Normandie n’est pas laseule autorité que l’on puisse invoquer en faveur de la royauté de JeanIV et de ses successeurs. Citons en outre :
1.
Un estat ou rolle de payement des gages et entretenements des centsgentilshommes du roy Charles VIII, dans lequel, à la date du 1erjanvier 1491, on voit figurer Jean Baucher 1er,
roi d’Yvetot,lieutenant des cents gentilshommes de l’hôtel du roi. Puis plus loin,toujours :
2.
A messire Jehan Baucher, chevalier, roi d’Yvetot, lieutenant, lasomme de 400 livres pour les gages et entretenements durant la diteannée 1491, qui est au feur de 36 livres 6 sols 8 deniers par mois.
3. Les comptes des dons faits par Charles VIII pendant l’année 1493,comptes rendus par Jehan Lallemand, receveur général des finances enNormandie, mentionnant encore Jehan Baucher, chevalier,
roi d’Yvetot.
4. Un titre provenant des archives de l’archevêché de Rouen, portantque,
Jehan Baucher, chevalier, roi d’Yvetot, a présenté un prêtrepour la cure et bénéfice d’Escalles-Alix.
5. Un rôle de 1525 pour la vicomté de Caudebec, dans lequel le titre deRoi est attribué au seigneur d’Yvetot.
6. Enfin et pour abréger, des lettres patentes de François Ier, à ladate du 13 août 1543, lesquelles donnent le titre de
Reine à la damed’Yvetot.
Laissons donc Mornave appeler Yvetot le
faux royaume, et puisque lesrois de France l’ont reconnu pour
vrai, ne nous montrons pas pluspointilleux qu’ils ne se sont montrés eux-mêmes envers Jean IV et sessuccesseurs.
VI
Ce qui affirme d’ailleurs surabondamment la petite royauté yvetotaise,ce sont les orages judiciaires, les procès sans fin dont elle a étéconstamment assaillie par les officiers de la grande royauté française.En effet, cette guerre sans paix ni trève, qui fit couler des flotsd’encre, commençant avec la modeste monarchie et finissant avec elle,la met tellement en relief, que sa véritable physionomie historique,éclairée par le jour le plus favorable, s’impose à l’examen sanslaisser la moindre place aux fantaisies de la légende.
Ainsi, à peine Jean IV lui-même était-il en possession du trône, queCharles VI fut obligé de lui venir en aide, en faisant défense à sesgens de justice de l’inquiéter dans la jouissance de ses droits royaux(1401).
« En 1428, dit Jean Ruault,
Preuves du royaume d’Yvetot, les Anglaisétant encore en possession de la Normandie, Jean Holland ayantcontredit aux droits du roi d’Yvetot, il s’éleva un procès que tranchale lieutenant du roi pour le pays de Caux. Après informations de lacause, notamment après examen des pièces originales ou copiesauthentiques qui furent produites par le dit roi d’Yvetot, ils’ensuivit jugement contradictoire à l’avantage du dit seigneur roid’Yvetot, conformément à ses titres et possessions.
Plus tard, Louis XI, par lettres patentes de 1461, confirmel’indépendance du roi d’Yvetot et tous ses privilèges, lui accordant
de jouir doresnavant de toutes et chacunes des franchises, libertés,droitures, prérogatives et prééminences dont il apparaissait que lesprécédents seigneurs d’Yvetot jouissaient au tems auparavant ladescente des Anglais à Touques.
Ce terrible démolisseur des grands fiefs, jugeait avec raisond’ailleurs que les rois d’Yvetot étaient de trop petite taille pour luiporter ombrage. Aussi ne sommes-nous point surpris que se trouvant unjour sur le territoire du modeste royaume, il ait dit plaisamment auxseigneurs qui l’accompagnaient :
Messieurs, il n’y a plus de roi enFrance.
Cependant, ses officiers de finance en Normandie, croyant sans doutelui faire la cour, sans tenir compte des précédents, tracassèrent denouveau le roi d’Yvetot par leurs réclamations fiscales. De làremontrance de ce dernier au roi de France, plaintes, négociations,enquête devant le bailli royal de Caudebec, informations danslesquelles sont entendus trente-sept témoins, enfin nouvelles lettrespatentes de Louis XI, du mois d’octobre 1464, portant : « qu’aprèsl’information faite sur les ordres du roi, des privilèges d’Yvetot,
cette terre a été vulgairement appelée royaume, qu’elle a été en touttemps exempte de tous droits envers le roi de France, que lesseigneurs, princes d’Yvetot, ont justice haute, moyenne et basse, ethaut-jours où les matières prennent fin, sans ressortir ailleurs.Qu’ils ont foires et marchés, qu’ils sont exempts de foi et hommage,que leurs hommes et sujets sont aussi francs et exempts d’impositions,quatrième, gabelle, sel, emprunts, tailles, fouages et autressubventions quelconques mises et à mettre. »
Au mois de décembre 1548, à l’occasion des nouvelles prétentions dubailli de Caux, François Ier maintient
les rois d’Yvetotdans la possession de leurs droits et franchises.
Le 20 décembre 1553, Henri II ordonne que les seigneurs d’Yvetot,continueront de jouir de tous leurs avantages,
sans en rien excepter,si ce n’est la souveraineté du dernier ressort.
Le 4 mars 1557, il enjoint aux élus de Caudebec de ne point comprendreles habitants d’Yvetot
dans l’imposition pour la subsistance de lagendarmerie, déclarant qu’il les maintient dans leurs prérogatives.
En 1600, Henri IV déclare qu’il n’avait pas entendu comprendre Yvetotdans la révocation des privilèges contenus dans l’édit de 1589.
En 1676, 12 décembre, arrêt du conseil, maintenant et gardant le sieurChauvigné dans la cure d’Yvetot comme ayant été nommé par le tuteur desdemoiselles mineures
princesses d’Yvetot, contre le sieur Voultier,qui avait été nommé
par le roi à la même cure.
En juin 1687, arrêt du conseil, en faveur des demoiselles
princessesd’Yvetot, mineures, représentées par le maréchal d’Humières, leurtuteur.
A partir de cette époque jusque vers la fin du règne de Louis XV, laquestion des privilèges de la terre d’Yvetot, laquelle cesse d’être unvéritable royaume depuis que ses princes ont été dépouillés de lasouveraineté du dernier ressort, donne lieu presque périodiquement àune série interminable de procès, dont la longue nomenclature seraitfastidieuse. Dans tous ces procès, à une seule exception près, leconseil d’état statue d’une manière favorable aux princes successeursde Jean IV.
Nous disons à une seule exception près, parce que, en effet, une seulefois, le 30 août 1723, le conseil du roi méconnut les droits de cesprinces. C’était sous la dynastie d’Albon. Mais Camille II, qui régnaitalors, le fit annuler par un autre arrêt du 19 juin 1725, suivant lateneur de ce dernier : «
S. M. faisant droit sur la requête présentéepar Camille d’Albon, prince d’Yvetot, a maintenu et gardé, maintient etgarde le dit prince et les habitants de la principauté d’Yvetot, danstous les privilèges et exemptions dont ils ont bien et duement jouijusqu’à présent, et ordonne que les commis établis dans Yvetot parl’arrêt de 1723, seront retirés, sauf au fermier à les établir hors dela dite principauté. » (13).
Certes, en présence de ces perpétuels conflits, pendant cette guerrejudiciaire de plusieurs siècles, les droits de la terre d’Yvetot noussemblent avoir été mis en une si complète évidence, que jusqu’à HenriII où sa justice ne releva point de la justice de la couronne deFrance, le titre de Roi ne peut être refusé à ses princes, sans manquerà la vérité historique (14).
DEUXIÈME PARTIE
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LES ROIS
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I
Dans les pages qui précèdent, en traitant du royaume, nous avons ététout naturellement conduits à parler, au moins épisodiquement, dequelques-uns de ses rois.
Maintenant, c’est exclusivement à ceux-ci que nous allons consacrer laseconde partie de notre modeste excursion à travers le passé.
Certes, nous aurions la meilleure volonté de faire une large parthistorique à ces monarques oubliés, de raconter, même par le menu, tousleurs faits et gestes, très-scrupuleusement et sans rien omettre.
Malheureusement ici le fonds est ingrat, car il nous faut bienreconnaître que les rois d’Yvetot ont laissé très-peu de traces de leurpassage.
Pour ne rien dissimuler, il faut même convenir que si plusieursd’entr’eux n’avaient cumulé avec leur royauté, des fonctionsdomestiques ou militaires à la cour des rois de France ; si presquetous n’avaient soutenu des luttes judiciaires acharnées contre lesofficiers de robe et de finances de ces souverains, nous serions fortempêchés d’en dire quoique ce soit.
Mais grâce surtout à ces luttes de plusieurs siècles, nous pouvons aumoins les désigner par leur nom, les classer par dynasties, enfin lesfaire défiler sous les yeux du lecteur à tour de rôle et sans nousexposer à commettre de regrettables confusions.
II
Comme nous l’avons vu déjà, le premier seigneur d’Yvetot qui prit letitre de roi, titre que lui reconnaît l’arrêt de la cour del’Échiquier, de l’année 1392, fut Jean IV.
Ce chiffre IV ainsi placé à la suite de son nom, ne prouve rien autrechose, sinon qu’avant de ceindre la couronne royale, il était lequatrième seigneur d’Yvetot appelé Jean.
Ami du roi de France, attaché à sa maison, peut-être est-ce à sonamitié qu’il dut de voir accorder à son fief les dernières immunitésqui lui valurent sa transformation en royaume. Nous avons eu en effetoccasion de le remarquer précédemment, les seigneurs d’Yvetot dont laterre relevait directement du roi, étaient très-bien vus à la Cour, oùplusieurs avaient des emplois. Parvenus eux-mêmes à la royauté ils n’enparaissent pas plus fiers pour cela et continuent, presque tous dumoins, à servir leur puissants protecteurs et frères, commechambellans, maîtres-d’hotel ou officiers dans leur garde particulière.Tel fit Jean IV avant de monter sur le trône, tel fit-il après qu’il yfut monté.
Martin Ier, son successeur, si on en juge par une médaille conservéedans l’ancien chartrier d’Yvetot, ne négligeait pas la mise en scène.
Ainsi, cette médaille le représente assis sur un trône, sorte de siègeà quatre pieds sans dossier, la tête ceinte d’une couronne, mais sansbranches ni fleurons ; vêtu d’une cotte d’armes serrée à la ceinture,les cheveux longs, façon mérovingienne, et donnant fraternellementl’accolade à un de ses sujets du nom de Bobé.
Bobé était-il son intendant, son argentier, son ministre général,avait-il quelque dignité à la cour, quelque office dans l’état ? C’estce qu’il nous a été impossible de découvrir.
Quoiqu’il en soit, c’était évidemment un personnage. Voici au surplusce qu’on lit autour de la médaille :
Maist, Yvetoti Bobé E. Se Set.Eg., et sur le revers :
Sic nomen Domini benedictum, 1414.
Martin Ier battait monnaie. Seulement, s’il faut en croire latradition, c’était au moyen d’un morceau de cuir taillé portant pourempreinte une tête de clou au milieu. Malheureusement, cette monnaiefidéjussaire n’aurait eu cours que dans ses états, de sorte qu’ayantfait des folies, il se trouva dans la nécessité de vendre son royaume.
Ce dernier fait est au moins certain, Martin Ier, second roi de lapremière dynastie, vendit son royaume.
L’acquéreur fut Pierre de Vilaines, dit le Bègue, chambellan de CharlesVI, qui l’autorisa.
Pierre de Vilaines, sans cesser d’être chambellan du roi de France, futproclamé roi d’Yvetot en vertu de son contrat de vente, et prit le nomde Pierre Ier.
Pierre Ier, dit le Bègue, ne fit que passer sur le trône, étant mortbravement à la bataille d’Azincourt, quelques mois après son avénement.
Pierre II, son fils, lui succéda sans encombre, et mourut pendantl’occupation anglaise, après avoir vu brûler sa capitale.
Quelque temps après, Guillaume Chenu, héritier collatéral de la maisonde Vilaines, monta sur le trône et fut proclamé sous le nom deGuillaume Ier.
Il régna d’abord paisiblement, mais après la mort de Charles VII, lesgens du roi, c’était alors Louis XI, lui suscitèrent toutes cestracasseries judiciaires dont nous avons parlé, et qui aboutirent auxlettres patentes de 1441.
Guillaume Ier, voyant son autorité affermie, et prenant enconsidération les plaintes de ses sujets, qui manquaient absolumentd’eau potable, fit creuser un puits dans la cour de son château, puitsqui existe encore aujourd’hui et porte la dénomination historique dePuits du Château (15).
Le percement de ce puits fut un des grands événements du règne deGuillaume Ier. Aussi, pour en perpétuer le souvenir, fit-il frapper unemédaille représentant le bien-heureux puits, avec seau, corde,manivelle, et portant au revers ces mots :
Haurite aquas. C. V. Gaudio de Puteo.
Guillaume Chenu laissa deux enfants, dont l’aîné, Jacques, lui succéda,le second avait nom Perrot.
Tout ce que nous savons de Jacques Ier, c’est qu’il se maria et eut unefille.
Que fit-il ensuite ? comme dirait le Ragois dans sa fameuse
Histoirede France, en forme de questionnaire.
Ce qu’il fit, nous n’en savons rien. Répondons donc avec le même aplombque ce grand historien :
Il mourut.
III
Après Jacques Ier, vient Jean Baucher Ier.
Comment
messire Jehan Baucher, chevalier, conseiller et chambellan duroy, n’étant point de la famille royale d’Yvetot, hérita-t-il du trônede Jacques Ier.
Rien de plus simple. Jacques, n’ayant qu’une fille, la lui donna enmariage en 1484, et passa presque aussitôt
de vie à décès. Alors lebeau-père mort, le gendre lui succéda, comme étant aux droits de safemme, à laquelle son sexe ne permettait pas de monter sur le trône. Ala vérité, transmettre des droits que l’on a pas, cela ne se conçoitguères, mais enfin cette entorse à la loi salique ne souleva aucunetempête, et Baucher fut proclamé roi d’Yvetot. – roi, entendez-vous, etnon point mari de la reine.
Quelques érudits affirment et nous n’apercevons aucune raison de lescontredire, que précédemment à son mariage avec
Madame princesseroyale d’Yvetot, le royaume lui avait été
engagé par le roi Jacques,soit à titre viager, soit avec faculté de rachat. Mais ce qui n’est pasdouteux, c’est que dans le contrat réglant les conventionsmatrimoniales des futurs époux, il avait été stipulé que dans le cas oùil ne survivrait aucun rejeton de l’alliance projetée, tous les droitsdes héritiers collatéraux de la maison Chenu au trône, leur étaientréservés (16).
Ainsi, Jacques Ier, mort, Baucher lui succède en 1485. Son avénementest à ce point un fait accompli, que le 14 juillet de cette année, deuxtabellions de Rouen, J. Votier et J. Godefroy, lui donnent dans un acteauthentique la qualification de roi.
« Thomas de Congny, escuyer, seigneur de Lorray, est-il dit dans cetacte, vend et transporte à messire Jehan Baucher, chevalier, roid’Yvetot, seigneur de la Forest, un fief de haubert, etc.
En qualité de roi d’Yvetot, Baucher Ier n’eut aucune guerre à soutenir[page 70], et en cela tous les rois d’Yvetot se ressemblent. Mais,comme lieutenant des cent gentilshommes du roi de France, il pritnoblement part à plusieurs engagements militaires, notamment enBretagne, à la bataille de Saint-André-du-Cormier, puis au siége deDinan.
C’est là ce qui explique comment dans le
Rolle de la Monstre et revuefaicte en cette place qui c’était rendue par composition, nous voyonsfigurer,
30 hommes d’armes et 80 archés du nombre des 40 lancesfournies de l’ordonnance du roi notre Sire estant sous la charge etconduicte de Messire Jéhan Baucher, chevalier, roy d’Yvetot. Sapersonne en ce comprise (17).
« A Dinan, dit d’Argentré, et parce que cette place estait fortimportante, fut laissé pour chef le sieur de Beaumont de Polignac, etavec luy, le roi d’Yvetot. »
IV
Ce fut de Dinan, que Baucher Ier écrivit à la fille de Louis XI. Annede Beaujeu, alors régente de France, la curieuse lettre suivante :
« A MADAME,
Madame, j’envoye ce pourteur en court, devers le roy mon seigneur, etvous prie vous remonstrer les afayres de mon royaume, auquel si vous nemettez la main, par ma foy ils sont bien au bas.
Madame, je vous avertis que si vous recommandez à Notre-Dame deHaultefaye, en Agenès, que, au plaisir de Dieu et de Notre-Dame, vousserez bientost grosse, car toutes les faimes qu’ils s’y recommandent nefaulsant point, ainsi que l’on m’a dit.
Madame, je vous suplie m’avoir à vous pour recommandé comme loyalserviteur.
Madame, je pris à Dieu et à Notre-Dame de Haultefaye que vous dointtrès-bonne vie et longue.
Escript à Dinan le XVe jour de janvier 1490.
Votre très-humble et obéissant serviteur,
LE ROI D’YVETOT (18). »
Par suite de quelles circonstances les
afayres du royaume d’Yvetotétaient-elles
bien au bas en 1490 ? probablement par suite desentreprises de quelques seigneurs voisins qui avaient mis à
profitl’absence du roi. Rien de plus vraisemblable en effet que la reineauquel le prince avait confié la régence, pendant qu’il guerroyait enBretagne pour le compte de Charles VIII, se soit trouvée impuissante àprotéger ses états. Cependant s’il en fut ainsi et on n’en sauraitdouter d’après la lettre que nous venons de reproduire, si la fille deJacques Ier faiblit dans son administration, ce ne fut certes pas fautedes recommandations de son royal époux. A peu près dans le temps qu’ilécrit de Dinan à la régente de France, il ne manque pas en effetd’écrire à la régente d’Yvetot. Mais laissons ici la parole au
Nouvelliste de Rouen du 6 septembre 1859.
« Un rapport fait dans une des dernières séances du Conseil général,mentionne sur les indications fournies par M. de Beaurepaire,archiviste, d’intéressantes découvertes concernant notre histoirelocale. Des pièces curieuses avaient été exhumées, et on citaitparticulièrement une lettre adressée par un roi d’Yvetot à sa femme, àlaquelle il avait laissé le soin d’administrer son domaine pendant unvoyage qu’il avait dû faire à Dinan (19).
Ce roi d’Yvetot avait nom Baucher.
Cette lettre, qui renferme à côté de recommandations importantesconcernant les affaires de l’état, les finances, etc. Certains détailsd’intimité bourgeoise très-originale, et ce roi d’Yvetot qui s’enquiertavec autant de sollicitude du bonheur de ses sujets que de l’état desanté de la reine, alors dans une situation intéressante, représenteassez le souverain débonnaire de la légende. »
V
Cependant le cas prévu par le contrat de mariage de ce prince, s’étantréalisé, c’est-à-dire la reine sa femme étant morte sans laisserd’enfants survivants de son union, la couronne d’Yvetot fit retour auxChenu de la branche collatérale en la personne de Perrot-Chenu, frèrede Jacques Ier.
Néanmoins Jean Baucher continua à porter, mais à titre purementhonoraire, la qualification de roi jusqu’à sa mort qui eut lieu en1500. «
Au dit an, disent les chroniques de Monstrelet,
le jour S.Anne, XXIJe jour de iuillet trépassa à Lyon le roi d’Yvetot, et fustenterré à S. Croix, près S. Ien de Lyon. »
VI
Les découvertes de M. de Beaurepaire concernant Perrot-Chenu ou plusexactement Pierre Ier ne sont pas moins intéressantes que celles quiont trait à Baucher Ier.
« Il s’agit, dit toujours le
Nouvelliste de Rouen, du contrat demariage du Dauphin d’Yvetot, passé devant Robert Ygou et Jacques Houel,tabellions à Rouen, le 26 novembre 1498, entre Jehan Chenu, fils aînéet présomptif héritier de noble et puissant seigneur Perrot-Chenu, roid’Yvetot, seigneur de Saint-Clair sur-les-Monts et autres lieux, etMarion Courault, fille de noble homme Robert Courault et Isabeau safemme, seigneur de Saint-Aubin.
Voici les termes de la dotation constituée par les père et mère desdeux nobles conjoints :
Attendu, y est-il dit, qu’ils sont enfants de bas âge, pourles aider à vivre, le dit sieur Chenu et ledit sieur Couraultconsentent et promettent payer et faire délivrer pour chacun an à sondit fils et à sa dite fille, la somme de 200 liv. tournois, et en outreleur quérir leur bois, maison, feu lit et coucher leurs enfants etserviteurs, ainsi qu’il leur appartiendra selon leur estat, et si apromis et promet icelui Perrot-Chenu vestir et atrousteler Jean Chenuet ladite Marion Courault, de robes, habillements, bagues et joyauxd’or et d’argent. Et s’il était ainsi que ledit Chenu allase de vie àtrépas au devant dudit sieur Perrot son père, icelui Perrot consent etaccorde que ladite Marion Courault ait pour son douaire la somme de 200liv. tournois.
L’alliance est double entre les deux familles. Ainsi par le mêmecontrat, la soeur du Dauphin d’Yvetot, demoiselle Peronne Chenu, filleaînée du roi, épouse Jéhan Courrault, fils aîné, héritier présomptif deRobert Courrault.
La jeune princesse apporte en dot, la terre et seigneuried’Escalles-Alix avec toutes ses appartenances et la somme de 4,000escus d’or, qui est également constituée en dot à la Dauphine MarionCourrault, avec le manoir et terres labourables de Marinasse
assis àQuincampoix.
Le contrat porte cette clause que, dans le cas ou le jeune princed’Yvetot, parvenu à l’âge de quatorze ans, refuserait de ratifier cesépousailles, le roy aurait à payer, 2,000 escus d’or à MademoiselleMarion pour le dédommagement et entretenement d’icelle. »
Afin de justifier que le titre de Dauphin qu’il donne au princehéritier d’Yvetot, est d’une parfaite exactitude, l’auteur ajoute :
« Les rois de France avaient fort bien conféré aux souverains du paysde Caux, le droit exclusif de porter les armes du Dauphiné, et onraconte à ce sujet l’anecdote suivante qui trouve ici naturellement saplace.
Le grand Dauphin de France, sous Louis XIV passait un jour sur le PontNeuf, et il y remarqua un carosse ainsi que le sien aux armes duDauphiné. Surpris, il s’arrête et envoye demander au comte d’Albon(alors roi d’Yvetot), à qui appartenait la voiture, de quel droit, ilportait ses armes. Dites à Monseigneur, répondit le comte, que je neporte point ses armes, mais que c’est lui qui porte les miennes. »
VII
Le fiancé de Marion Courault parvenu à l’âge de quatorze ans,
ratifiases fiancailles et loin de passer de
vie à trépas avant le roy sonpère, Perrot Ier, il lui survécut et lui succéda sous le nom de Jean V.
Avec lui finit la dynastie mâle des Chenu, car il ne laissa qu’unefille.
A la rigueur, comme il était de principe
en Yvetot comme en Franceque le sceptre ne tombait point en quenouille, Mademoiselle Isabeau,ainsi se nommait la princesse royale, ne pouvait pas plus hériter dutrône quelle ne pouvait l’apporter en dot à son mari. Mais l’acroc queson grand oncle Jacques Ier avait donné à la loi salique, en faisantJean Baucher son héritier, parce qu’il avait épousé sa fille, et celaau mépris du droit de Perrot-Chenu son frère, était pour Isabeau untrop encourageant exemple pour ne pas être imité. Aussi se hâta-t-ellede choisir un époux à qui elle apporta la couronne paternelle qu’ellene pouvait placer sur sa propre tête. Cet époux fut Martin Dubellay,ambassadeur de François Ier et gouverneur de Normandie.
VIII
A cette époque, comme on le voit, les alliances avec les princesses dela maison royale d’Yvetot étaient déjà recherchées par de grandspersonnages.
Dubellay devenu roi prit le nom de Martin II.
Sous son règne, les entreprises juridiques sur les droits de lacouronne d’Yvetot recommencèrent mieux que jamais.
Il y résista de toutes ses forces, mais avec moins de bonheur que sesdevanciers, quoiqu’il fit plus grande figure qu’eux à la Cour de France.
Le Parlement de Normandie voyait d’ailleurs depuis longtemps d’un oeiljaloux, les rois d’Yvetot jouir du privilège du dernier ressort, etaprès maintes tentatives vaines, pour les en dépouiller, il finit parobtenir de Henri II en 1555, des lettres de Jussion qui leur enlevèrentcette royale immunité.
De ce moment, Yvetot n’est plus un royaume, puisque sans le droit dejustice souveraine, il ne saurait y avoir de véritable royauté.
A la vérité, le successeur de Martin II, se trouvant au couronnement dela reine Marie de Médicis, en vertu de sa charge à la Cour de Henri IV,et celui-ci s’étant aperçu qu’aucune place ne lui avait été réservée,dit bien en le présentant lui-même : « Je veux que l’on donne une placehonorable à mon petit roi d’Yvetot, selon la qualité et le rang qu’ildoit tenir. » Mais cette qualification de roi attribuée à Martin III,n’était dans ce cas de la part du gai et spirituel monarque, qu’unesimple et courtoise plaisanterie. La royauté Yvetotaise était, eneffet, véritablement morte en 1555, le jour ou Henri II avait confirmél’arrêt par lequel le Parlement de Normandie s’était attribué le droitde connaître en appel des sentences de sa justice.
Aussi depuis cette époque jusqu’en 1789, les seigneurs d’Yvetotprennent simplement la qualité de
prince dans les actes publics ouprivés, encore bien que par habitude on continue à leur donner celle deroi.
IX
La dynastie des Dubellay se maintînt à Yvetot jusque vers le milieu duXVIIe siècle.
Un prince de cette famille Joachim Ier, qui protégeait efficacementMaître François Rabelais, y recevait souvent la visite de ce penseur degénie qui donna à la philosophie un si singulier accoutrement qu’on asouvent peine à la reconnaître ainsi déguisée.
En 1660, par suite d’alliances, l’ancien royaume redevenu seigneurie,passa dans la maison Crevant d’Albon.
En 1711, un d’Albon,
prince d’Yvetot, comme il s’intitule, revendiqueavec opiniâtreté devant le Conseil du roi, les anciens privilèges de saseigneurie, prétendant que c’était à tort qu’elle avait été imposée àl’impôt du
Dixième denier (20).
Mais depuis longtemps les
franchises de la terre d’Yvetot n’étaientplus respectées, le sceptre de Jean IV avait été, à la fin, mis enpièces par les gens de loi du roi de France et le prince perdit sonprocès. Il fut jugé que :
le royaume de France servant de barrière àla principauté d’Yvetot, celle-ci devait contribuer au prorata de sesfacultés pour la défense de la frontière, puisque les ennemis de lacouronne de France ne respecteraient pas ladite principauté d’Yvetot,s’ils venaient à pénétrer dans le pays de Caux.
X
Le dernier prince d’Yvetot fut Camille III d’Albon. Il était né à Lyonen 1753, et passa sa vie à voyager et à écrire. Ses productionslittéraires sont innombrables. Il entretenait des relations avec lesencyclopédistes et Voltaire lui écrivit plusieurs lettres.
Camille III dota sa principauté d’une église et d’une halle.
Sur le fronton de l’église, il fit graver :
Deo viventi Camillius III.
Et sur la façade principale de la halle :
Gentium comodo
Camillius III.
Ces deux inscriptions sont encore parfaitement lisibles.
Camille III d’Albon, mourut en 1789, c’est-à-dire dans l’année même oùdisparurent les derniers privilèges de l’ancien royaume d’Yvetot. Maissi la principauté n’existe plus, la famille du dernier prince n’estpoint éteinte ; il a laissé au moins des héritiers de son nom quiappartient de droit à ce petit groupe de noms historiques, patrimoined’honneur de la grande noblesse française.
NOTES :
(1) Au nombre de ceux-ci, nous citerons M. A. Canel. Seulement, en nese bornant pas à repousser la légende du général des Mathurins, et ensoutenant que même après 1392 Yvetot n’a jamais porté le titre deroyaume, il nous semble aller contre l’évidence des faits qu’ilconstate lui-même, avec tant d’autorité.
(2) Les comptes de Jean Luissier font mention d’une somme de 30 fr.payée à Périnet d’Yvetot pour
bons et agréables services. Ils’agissait de services rendus à Charles V, qui paraissait aimerbeaucoup ce seigneur.
(3) Ce Jean IV, successeur de Périnet, fut comme lui et plus encore,dans les bonnes grâces de Charles V.
Ainsi les comptes de Jean Luissier relèvent :
1° Pour une haquenée que le roy a acheptée et a donnée à Jehand’Yvetot son maistre d’hostel, qu’il a envoyé ès-parties d’Avignon, enla compagnie du comte d’Estampes, VI-XX fr. 2° A messire Jehan d’Yvetot, chevalier maistre d’hostel, pourune croix d’or que le roy a donnée à la chapelle d’Yvetot, et pourautres choses, au profit dudit chevalier, 160 fr. 3° A messire Jehan d’Yvetot, chevalier maistre d’hostel duroy, pour ses bons et agréables services, 160 fr., et pour deuxchandeliers qu’il a donnés à l’église collégiale faite et fondée àYvetot par ledit seigneur, en l’honneur de Saint-Jean-Baptiste, 40 fr. 4° Par mandement à Paris le 9 mars 1368, 200 fr. 5° Au roy, 12 fr. qu’il a donnés à messire Jehan d’Yvetot,pour faire le service de son fils. 6° Au roy, 200 fr. qu’il a donnés à Jehan, sire d’Yvetot,pour l’aider à payer une maison acheptée par lui à Paris, par mandementdu Ier mars 1371.Toutes ces mentions étant antérieures à l’époque où, selon touteévidence, Jehan IV fut qualifié de
roi d’Yvetot, il n’y a, parconséquent, rien à conclure de ce que Jean Luissier ne lui donne jamaisd’autre titre que celui de
messire ou de
seigneur.
(4) Dom Duplessis. -
Enquête faite au XVe siècle.
(5) Dix livres étaient alors une somme importante, puisqu’ellereprésentait la centième partie des 1,000 livres que valait un comté enAngleterre.
(6) Ce point est établi par une foule d’arrêts et attesté par tous lesérudits qui ont traité la question du royaume d’Yvetot.
(7) Chopin.
De regalis juris, tom. Ier.
(8) Lettres patentes de Louis XI, de 1461 à 1464.
(9) Arrêts du Conseil d’État, 1676 et 1684.
(10) Lettres patentes de Louis XI. – Rôle de la vicomté de Caudebec,1506.
(11) M. Canel prétend néanmoins que les franchises d’Yvetot n’étaientnullement différentes de celles de plusieurs autres villes normandes,ou de quelques villes normandes, car nous n’avons plus son texte sousles yeux.
Il y a, ce semble, de la part de notre savant ami, parti pris de ne pasreconnaître le royaume et les rois d’Yvetot, car il nous paraîtimpossible de citer une seule ville normande qui ait jamais possédéseulement la moitié des priviléges de la petite cité royale de Jean IV.
(12) « Autrefois, dit l’abbé Expilly au tome III, page 129 de sonprécieux
Dictionnaire historique de la France et des Gaules, tous lesfiefs étaient appelés
francs-fiefs, à cause de la franchise et desprérogatives qui y étaient attachés, et dont jouissaient ceux qui lespossédaient. »
S’il en était ainsi, ce que nous ne croyons pas, cette dénominationétait essentiellement vicieuse. Avant l’établissement du régime féodal,toutes les terres étaient libres. Quand ce régime, dont l’origineremonte aux coutumes germaniques, après s’être développé au sein del’anarchie sociale qui suivit l’invasion des barbares dans laGaule-Romaine, fut définitivement établi, c’est-à-dire au Xe siècle,les territoires qui échappèrent pour un temps à son action coërcitive,reçurent le nom d’
Aleux ou de
francs-Aleux, ce qui signifiait
terres libres. Mais la dénomination de
franc-fief ne fut établieplus tard que pour désigner une terre d’abord soumise à la hiérarchieféodale qui, par une circonstance ou par une autre, se trouvaitaffranchie du service militaire. L’affranchissement était-il complet,car très-exceptionnel, et qui est celui où se trouve le fief d’Yvetotau XIVe siècle ; alors le fief par cela seul qu’il devenaitcomplètement libre ou
franc, perdait son caractère primitif, et sondétenteur prenait à sa guise le titre de prince ou de roi, sans que nulpuisse y trouver à redire, puisqu’il cessait de relever de qui que cesoit.
Sans doute, il est incontestable, comme le remarque un très-judicieuxhistorien moderne, qu’il y eut toujours, dans la hiérarchie féodale,une multitude d’exceptions et d’incohérences ; mais, encore une fois,il est tout à fait contraire à l’essence même du principe de laféodalité, qui n’était qu’une organisation hiérarchique desterritoires, qu’à l’origine tous les fiefs fussent
francs, et parconséquent, il est peu probable qu’ils aient jamais été ainsi dénommés.
(13) Les titres de la requête en révision de l’arrêt du 30 août 1723avaient été déposés par Camille II à l’intendance de la généralité deRouen, où il en fut dressé procès-verbal descriptif. La minute resta aubureau de l’intendance, tandis qu’une grosse en fut adressée au bureaudu conseiller d’État, Gaumont alors intendant général des finances.
(14) En supposant qu’il y ait eu des francs-aleux nobles, toujoursest-il qu’on n’a jamais vu de justice allodiale, tandis qu’Yvetot apossédé jusqu’en 1553 une justice de dernier ressort,
ce qui est undes caractères principaux les plus significatifs du pouvoir souverain,selon tous les anciens feudistes.
(15) Si le puits est resté, le château a disparu. Les vandales modernesne veulent rien laisser debout des choses du passé.
(16) Parmi ceux de nos confrères de l’Académie de Rouen qui ont bienvoulu apporter à cette partie de notre modeste étude historique, lecontingent de leurs recherches personnelles, nous sommes heureux depayer ici un tribut particulier de gratitude à M. Frère, conservateurde la magnifique bibliothèque de cette ville.
(17) Archives de l’ancienne Cour des Comptes de Paris.
(18) Nous empruntons cette précieuse lettre, ainsi qu’une grande partiede ce qui concerne Jean Baucher, à une brochure publiée à Rouen en1859, par M. Auguste Guilmeth.
(19) Nous venons de voir en quelles circonstances Baucher Ier avaitfait un
voyage à Dinan.
(20) Impôt pour la défense de la frontière, ce que nous appelonsaujourd’hui le
dixième de guerre.