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LANDRY, Lionel (1875-1935):  Forme et couleurs (1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (21.XII.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-114) du numéro114 (décembre 1930) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .



FORME & COULEUR

Nouvelle inédite

PAR

LIONEL LANDRY



~ * ~


Sortant du muséede Cluny, l’œil encore charmé par le chatoiement des faïenceshispano-mauresques, Pierre Ghislain tournait à droite dans la rue desÉcoles, quand son regard s’accrocha à une tache de bronze ardent –juste l’effet lumineux auquel il songeait depuis quelque temps –couronne étroite de cheveux dépassant le feutre serré d’une jeune femme– celle-ci, grande, bien faite, avec la démarche un peu raide qu’ontsouvent les femmes bien faites et n’étant autre – il s’en aperçut endernier lieu – que sa cousine Lucienne Bernet.

Cousine germaine, et que pourtant il ne voyait qu’à de longsintervalles – leurs mères s’étaient mariées dans des milieux différents– retrouvant chaque fois, d’emblée, le sentiment d’intimité confiantequ’avaient développé, lorsqu’ils étaient plus jeunes, des voyagesaccomplis ensemble, des étés passés en commun au bord de la mer.Ghislain pressa le pas, aborda la jeune fille. Leur dernière rencontredatait de près d’un an, d’où beaucoup de choses à se raconter ;Lucienne avait, le mois dernier, achevé sa licence ès-lettres, elledevait, le mois prochain, partir pour New-York, où une Américaineriche, élégante, intelligente, socialisante et féministe lui confiaitle secrétariat d’une revue. En attendant, et sur le conseil du médecin,elle se reposait, suivait quelques cours pour se distraire ; elleserait même allée à la campagne si sa mère ne se trouvait pasimmobilisée par des rhumatismes. Pierre racontait ses derniers succèsde peintre, deux tableaux achetés à bon prix par un collectionneur, laperspective d’aller, cet automne, décorer une villa de fresques peintesdirectement sur enduit, et la commande que venait de lui passer unamateur : « Il désire, pour son boudoir, une symphonie en roux, un nuroux, des fleurs couleur de rouille, un fond de cuir de Cordoue ou detapisseries aux tons chauds. C’est pour prendre quelques idées enregardant les tapisseries, les poteries arabes, que j’étais allé àCluny. Mais il m’a soufflé en confidence : « Ne répétez pas ce que jevous dis, je sais que ce n’est pas artistique, ne pourriez-vous mefaire le sacrifice de prendre un modèle qui soit joli et n’ait pasl’air d’une cuisinière déshabillée ? » Lucienne rit :


- « C’est très grave, ce qu’il te demande ! Est-ce qu’il n’y a pas,entre les jeunes artistes, une convention secrète de ne jamais seménager un avantage déloyal en représentant des objets agréables à voir? Je ne m’explique pas autrement la manière dont la plupart de tesconfrères choisissent leurs modèles.

- La vérité, c’est qu’ils ne les choisissent pas. Le nombre des femmesjolies et bien faites est assez restreint, la demande des couturiers etdes music-halls est considérable, les ressources des artistes sontlimitées. Sinon je t’assure qu’ils aimeraient autant prendre unavantage, même déloyal, en s’inspirant d’un modèle, je ne dis pas joli,car il y a beaucoup de jolies femmes qui, picturalement, feraient demédiocres sujets, mais intéressant à peindre ».

- Je connais la question, reprit la jeune fille après un instant desilence, par mon amie Marguerite Launois, dont tu as peut-être vul’exposition au Salon d’Automne et chez Carmine ?

- Non, je n’étais pas à Paris, mais je sais qu’elle a du talent.

- Elle se lamentait sur la difficulté de trouver de jolis modèles, etje l’ai remplie de joie en acceptant de poser pour elle cet automne…justement quelque chose dans le genre de la symphonie en roux dont tuparlais, pris dans les bois sur un fond de feuilles qui rassemblaittoutes les nuances du vert au jaune, du rouge au brun…

- Qu’est-ce qu’est devenu le tableau ? Si mon amateur le voit, ill’achètera séance tenante ! »

Lucienne rougit un peu :

- Rassure-toi, Marguerite est pleine de délicatesse, comme j’y suisreprésentée sous un costume… plus que léger, elle ne le mettra pas envente. Elle hésitait même à l’exposer, et c’est moi qui ai dû insisterpour qu’elle ne l’enterrât pas dans son grenier.

- Je regrette d’autant plus de ne pas l’avoir vu, dit Pierre en selivrant à une mimique expressive.

- Oh ! Tu en as vu bien d’autres et je suppose qu’après l’été que nousavons passé ensemble à Port-Blanc, tu n’as plus grand’chose à apprendresur mon anatomie. Serais-tu choqué, par hasard ? Pour un peintre…

- Je ne suis pas choqué, mais je suis intrigué. J’aimerais savoirquelle impression tu as eue…

- A quel moment ? De poser devant Marguerite, cela ne m’a gênée enaucune manière. D’abord c’était une femme.

- Et si ç’avait été un homme ?

Une traversée de rue coupa le dialogue. Puis Lucienne reprit :

- Je te dirai franchement que pour moi les questions de pudeur sonttoutes relatives ; je ne veux nullement dire qu’elles n’existent pas,qu’elles n’ont pas d’importance, mais elles se posent plutôt dansl’esprit des hommes que dans les choses elles-mêmes.

- C’est-à-dire ?

- C’est-à-dire, par exemple, qu’il m’est désagréable qu’un indiscretlorgne mon genou quand ma robe est trop remontée et indifférent depasser devant lui en maillot de bain ; que j’aimerais mieux me montrerà un  homme qui ne verrait dans mon corps que de la forme et de lacouleur qu’à une femme… dans le genre des héroïnes de Marcel Proust.

- Je suppose, d’après cela, que Launois n’est pas dans le genre…

- Pas avec moi, en tout cas.

- Mais crois-tu, dit Pierre après un moment de réflexion, que pour lesvisiteurs du Salon, le tableau représentait uniquement de la forme etde la couleur et qu’aucun n’y voyait le sujet, c’est-à-dire un corps defemme, désirable et offert ?

- Offert, interrompit Lucienne, c’est beaucoup dire, tout au plusmontré… Mais au fond tu as raison, j’ai eu une impression désagréabled’une réflexion surprise en passant devant le tableau.

- Est-ce que ma tante l’a vu ?

- Elle en a entendu parler, mais elle a préféré ne pas le voir.

La brusque attaque d’un camion sépara les deux jeunes gens et dispensaLucienne de formuler l’association de ses idées. Une fois en sûreté aupied de Saint-Germain-des-Prés, elle passa directement à la conclusion :

- Dans cette question de pudeur il y a deux choses qui me paraissentbien différentes. Ce qui touche au costume est pure convention, ce quitouche aux… gestes correspond à une réalité. Il me semble que sij’étais homme – je songe à un homme avec les préjugés d’autrefois –j’aimerais mieux épouser une jeune fille dont l’académie aurait étéexposée au Salon, qu’une petite « oie blanche » de naguère au décolletéréservé mais qui se serait laissé tripoter dans les coins par despetits gigolos.

La séparation de tout à l’heure, en permettant au peintre de voir denouveau la nuque éclatante de la jeune fille, avait orienté ses penséesvers une autre direction, de caractère tout pratique. Lui aussi sauta àla conclusion en disant, expression d’un regret autant que suggestion :

- C’est bien dommage que tu ne puisses pas me poser ma symphonie enroux !

Lucienne ne répondit pas. Le chemin qu’ils avaient suivi sans y faireattention correspondait jusqu’ici à leurs destinations différentes ;maintenant l’accord tacite n’existait plus, il fallait choisir.

- Où vas-tu, dit Pierre ?

- Je prends le 19 pour retourner à la maison, et toi ?

- Je dois être aux Beaux-Arts à cinq heures. Es-tu pressée ?

- Non.

- Veux-tu que nous prenions des bocks à la terrasse des Deux magots.

- Volontiers.

Sur le soleil encore haut et chaud, des nuages rapides passaient,rappelant par des refroidissements subits qu’après tout l’onn’était  qu’en mai. La terrasse offrait son contingent habituel detypes exotiques ; du portail de Saint-Germain-des-Prés sortaient desorphelines conduites par une religieuse. Lucienne se taisait, Pierreexpliquait, sans qu’elle y prêtât grande attention, le motif de sonrendez-vous à  l’école des Beaux-Arts, l’objet du groupement qu’ilvoulait fonder avec quelques camarades. Puis il y eut un silence, etsoudain Lucienne – Pierre eut l’impression qu’elle rougissait un peu –dit, le regardant en face :

- Après tout, pourquoi pas ? Cela dépend uniquement de toi et de lamanière dont tu le prendrais.

Pierre essaya, sans y parvenir, de rattacher cette phrase à ce qu’ilvenait de dire. Le voyant interloqué, Lucienne précisa :

- Si je posais devant toi, verrais-tu autre chose que de la forme et dela couleur, comme nous disions tout à l’heure ?

- Naturellement non, pas plus qu’en aucun de nos modèles.

- Oui, c’est entendu, dit-elle, pour le peintre le modèle n’a pas desexe. Ce qui n’empêche qu’il en fait sa maîtresse, toutes les foisqu’il peut.

- Pour la même raison que d’autres hommes couchent avec leur cuisinièreou leur dactylographe ; ce n’est pas le métier qui les séduit, c’est laproximité.

- Si cela peut te rendre service que je pose ton tableau, en cemoment-ci j’ai le temps.

L’œil connaisseur du peintre suivait la ligne du buste, des souvenirsde Port-Blanc lui revenaient à l’esprit.

- Ma petite Lucienne, j’aurai certainement du mal à trouver un modèleaussi intéressant, mais je ne veux pas te prendre en traître, tu saisque c’est fatigant, qu’il faut une patience toute spéciale…

- Veux-tu que je t’apporte un certificat de Marguerite Launois ? Ellem’a dit n’avoir jamais trouvé modèle aussi docile.

- Peux-tu m’assurer cinq ou six séances ? j’aurai besoin de cela, aumoins.

Elle tira un carnet de son sac, l’examina.

- Je puis te réserver le lundi, le mercredi et le vendredi après-midide cette semaine et de la semaine prochaine ; ça va-t-il ?

- Parfait. Si tu avais vu les deux pouffiasses rousses que l’on m’aproposées, tu comprendrais ma joie.

- A quelle heure ?

- De bonne heure, afin de profiter de la meilleure lumière. Peux-tuêtre à l’atelier à une heure et demie ?

- Facilement.

Elle nota sur son carnet les six rendez-vous :

- Je m’arrangerai pour faire en même temps ton portrait.

- Cela me fournira un alibi, dit-elle en riant. A lundi donc :

_______

Pierre Ghislain avait pour principe – et jusque-là il était arrivé às’y conformer à peu près – de séparer autant que possible sa viesentimentale et sa vie sensuelle ; il n’avait jamais possédé – du moinsen totalité – aucune des femmes dont il avait été épris, et ne s’étaitépris d’aucune des femmes qu’il avait possédées, la seule exceptionayant failli être un petit modèle à qui il était en train de s’attachertout doucement quand une bourse de voyage opportune avait entraînéséparation. Il n’aimait pas se laisser surprendre par les circonstanceset prévoyait longtemps à l’avance les détails de ses projets. Malgrél’intimité cordiale qui l’unissait à sa cousine, il lui sembla qu’ilconvenait de la recevoir avec quelque cérémonial, le précédent le plusapproprié lui étant fourni par une demi- mondaine connue, théâtreuse àl’occasion, qui l’avait choisi pour peindre le portrait – de caractèretout intime – que désirait son protecteur. Celui-ci d’ailleurs, parquelques apparitions inopinées, avait montré à l’artiste qu’il étaitprudent de garder une réserve dont la bêtise et la prétention de ladame ne lui donnaient nullement envie de sortir. En l’honneur deLucienne, Pierre acheta un kimono, des pantoufles, une bouteille deporto et une boîte de petits fours, puis, tout étant prêt à une heure,commença à se persuader que son modèle ne viendrait pas, de sorte que,lorsqu’un coup de sonnette retentit à une heure vingt-cinq, il s’écria :

- Ça, c’est le pneu par lequel elle se décommande.

Mais il eut l’agréable surprise, la porte ouverte, de trouver sacousine, un peu essoufflée et rose d’avoir monté rapidement ses cinqétages et qui s’écria :

- Je suis exacte ?

- En avance même.

Elle entra dans l’atelier, jetant sur une table son chapeau et son sac,regarda autour d’elle, fit quelques compliments rapides et dit :

- Maintenant, au travail. Par où commençons-nous ?

- Il faut que je cherche la pose.

- Puis-je rester habillé, ou faut-il ?...

- Si cela t’est égal, j’aime mieux voir tout de suite l’effetd’ensemble.

- Entendu.

- Veux-tu aller dans ma chambre ou peux-tu te contenter du paravent ?

Il le désignait du geste, elle acquiesça :

- C’est tout à fait suffisant.

Elle disparut derrière le paravent, en ressortit :

- C’est en mon honneur que tu as acheté ce joli kimono ?

- Tu l’as dit ; je n’ai pas voulu que tu te serves du peignoir banal.

- On n’est pas plus délicat !

Et elle disparut de nouveau.

Cependant Pierre préparait son papier, ses crayons – analysait leparfum complexe que l’arrivée, puis le déshabillage de la jeune fillefaisait régner dans l’atelier, parfum de rousse fraîchement baignée,compliqué d’une odeur où l’ambre prédominait – et cherchait à devinersi son modèle allait sortir de l’abri du paravent avec ou sans kimono.Lorsque, derrière lui, une voix qui lui parut un tant soit peu altéréelui demanda où il fallait aller, il se retint de lever tout de suiteles yeux de sa planche et ne fut pas étonné, en les levant, de voir lajeune fille, adossée à la tapisserie qui faisait le fond de l’atelier,les bras pendants, les yeux presque clos, offrir en pleine lumière lablancheur laiteuse et les taches rousses de son corps.

Pierre la regardait silencieusement, appréciant la ligne très pure dela hanche ; le genou était moins bon, le mollet un peu maigre, leventre suffisamment plat, la poitrine forte, mais ferme, les épaulesgrêles, la ligne des bras bonne, malgré leur minceur, l’attache de latête parfaite. L’ensemble était satisfaisant, et il renouvela sescompliments de la façon la plus sincère, tout en se disant in petto :« Pourvu qu’elle ne me fasse pas faux-bond, une fois la peinture entrain ! »

Après avoir pris un croquis sommaire, il demanda à la jeune fille de semontrer de profil, puis de dos. De profil, le volume des seins était unpeu accentué par rapport à la ligne juvénile des épaules et à laminceur de la taille, à moins de rejeter les bras en arrière. L’effetde dos était tentant à cause de la pureté des hanches et des reins.Successivement, il indiqua une dizaine d’attitudes, chacune faisantl’objet d’un rapide croquis ; quand un mouvement ne le satisfaisaitpas, il se levait, mettait le bras en place, appuyait sur le creux dela ceinture pour faire accentuer un déhanchement. Songeant soudainqu’il n’avait pas affaire à un modèle ordinaire, il dit – après coup :

- Tu permets ?

Enfin, il montra à Lucienne le fauteuil et s’assit en disant :

- Dix minutes de repos. Je ne t’ai pas trop fatiguée ?

Elle fit un signe négatif, enfila le kimono, chaussa les mules ets’enfonça dans le grand fauteuil de cuir, croisant sur ses genoux lesplis du vêtement :

- Et toi ? Es-tu content de ton modèle ?

- Ravi. Tu possèdes un corps qu’on a plaisir à peindre, et tu saisprendre la pose. Si tu es capable de la garder aussi bien, je terecommande à mes confrères.

Elle rit :

- Tu sais, je l’ai peut-être laissé voir, j’étais intimidée au début.J’avais beau me dire qu’il s’agissait de toi, qu’après tout, pour toi,je ne devais pas être une femme comme les autres…

- Qu’entends-tu par là ? Cela veut-il dire que pour toi je ne suis pasun homme comme les autres ?

- Naturellement. Tu ne te figures pas que je ferais pour tout le mondece que je fais pour toi !

- Alors, ce qui me vaut ta confiance, c’est ma double qualité depeintre et de cousin ?

- Tout juste.

- Si je n’étais que cousin, je ne pourrais y prétendre ?

Elle eut un signe d’assentiment.

- Et si je n’étais que peintre ?

- Je ne pense pas.

- Même un peintre très illustre ?

- J’en suis restée à Puvis de Chavannes.

- Et Puvis de Chavannes ?

- Il est mort.

- Et un sculpteur ?

- Peut-être est-ce plus facile ; on donne moins de soi-même.

- Alors, si Maillol ou Despiau te demandait ?...

Elle haussa les épaules. Pierre regarda la pendule :

- Au travail !

Elle se leva, rejetant kimono et pantoufles, et Pierre remarqua commesa démarche, sans vêtements, était plus souple et naturelle. Parmi sescroquis, il en choisit trois pour les pousser plus à fond, l’un où elleétait de face, le genou droit légèrement fléchi, le bras droit levé, lebras gauche tombant, la tête de profil et un peu baissée, un autre oùelle était assise de profil et un peu baissée, un autre où elle étaitassise de profil sur un tabouret bas, les jambes allongées, les brasrejetés en arrière, les épaules effacées et la poitrine tendue, la têtelevée, une troisième où elle apparaissait de face, assise. Cettedernière ne le satisfit pas, il ne trouvait pas aisé de comprendre lebouquet dans sa composition.

- Mais où est-il, ce bouquet ? demanda Lucienne, je ne suppose pas quetu veuilles trouver maintenant des chrysanthèmes couleur de rouille etdes feuillages pourpres autrement qu’au rayon de fleurs artificiellesdes grands magasins ?

- Rassure-toi, le bouquet a été étudié à part cet automne, il attend lafemme depuis six mois. Je vais te le montrer.

Il se leva.

- Tu as fini ? Je puis m’habiller ?

- Comme tu voudras.

Elle passa derrière le paravent pendant que Pierre allait chercher sesétudes.

- J’aurais pu m’établir peintre de fleurs, dit-il, lorsque Luciennereparut habillée, en lui montrant ses esquisses et ses études ; j’aibeaucoup travaillé la partie lorsque je passais mes étés chez mon oncleVourey. Mais l’idée de me spécialiser m’a toujours fait horreur.

- Il n’y a pourtant que comme cela qu’on arrive, fit sentencieusementLucienne, qui débarrassa la table pour faire place au porto et auxpetits fours ; les deux jeunes gens, feuilletant les albums, discutantles poses, causèrent familièrement une demi-heure.

__________

Pierre Ghislain aurait pu affirmer, en toute sincérité que, pendant lapose, le corps de son modèle n’avait été pour lui que forme et couleur; et si ce modèle avait été du métier, il est probable qu’après la poseil n’en aurait pas été autrement. Le dévêtissement d’uneprofessionnelle – surtout s’il s’agit d’un de ces modèles italiens pourqui la pose est une tradition de famille – ne soulève aucun problèmepsychologique ; ici le cas était différent. Si, comme peintre, Pierreavait accepté avec plaisir la situation, en lui surgissait le vieilesprit bourgeois qui la discutait : à quel mobile avait obéi sa cousineen acceptant d’accomplir un geste qu’une jeune fille de son mondeaurait, vingt ans plus tôt, trouvé déshonorant ? Avait-elle réellementaboli la pudeur – tout au moins dans l’ordre visuel ? Était-il sûr que,dans l’ordre des actes, elle se défendrait mieux ? Était-ce orgueild’affranchissement, plaisir de se montrer se sachant jolie, coquetterie? Contre ce dernier mot, Pierre protestait ; l’attitude de Lucienneavait été si simple, si exempte de tout manège. Mais vraimentpouvait-on dissocier les deux choses, tout montrer et tout refuser ? «Que se passerait-il si je profitais… ? Je suis un mufle d’avoir cettepensée, elle se confie à moi de la façon la plus amicale… A moinsqu’elle ne se moque de moi et ne me considère comme un nigaud ». Il luiparut que le parfum laissé par la jeune fille troublait un peul’enchaînement logique de ses idées, il établit un courant d’air etsortit.

Le mardi matin, Pierre reçu un mot de son ami Gaston Bruyère, quivenait d’avoir confirmation officielle d’une commande de cartons pourdes tapisseries destinées à décorer un monument de Grenoble et quidésirait utiliser pour ses encadrements des motifs sortant de la donnéedécorative banale. Or, Pierre, au cours des vacances passées chez unoncle dauphinois, féru de botanique, avait fait toute une séried’études sur la flore locale, études qu’il avait offert à son ami delui montrer (mais non de lui prêter, car le désordre de Bruyère étaitnotoire) et la lettre demandait s’il serait à son atelier le 20 dansl’après-midi. Pierre répondit affirmativement, puis se mit à fouillerparmi ses albums pour rassembler tous ceux où se trouvaient des étudesde fleurs. Ce faisant, il en découvrit un qui datait de l’été passé àPort-Blanc avec sa cousine et toute une bande de jeunes gens et jeunesfilles ; il avait été fort amoureux cet été-là – sans aucun résultatd’ailleurs – de cette petite coquette de Renée Harlay, dont ilretrouvait maints croquis, faits de mémoire ou d’après nature. Mais ilen trouva aussi un qui l’étonna par l’absence de vêtement – l’élémentféminin du petit groupe se contentait de costumes sommaires, faciles àsupprimer par la pensée, mais enfin qui existaient – et parce qu’il yreconnaissait Lucienne. Peu à peu, il se souvint d’avoir remarquél’attitude de la jeune fille qui s’était adossée à un talus, les mainscroisées sur les reins, une jambe ployée, l’autre allongée et de s’êtredit : si la mode durait encore de peindre des Andromède, le mouvementserait parfait. C’est avec cette idée qu’il avait pris le croquis sansqu’elle s’en aperçut, rendant à Andromède son costume mythologique parsimple omission d’un maillot. Je suppose que si elle avait su, elleaurait été furieuse, à moins que… ?

L’après-midi, il s’occupa de mettre en place son projet ; après longexamen des croquis, il choisit celui où la jeune fille étaitreprésentée de profil, parce que, étant assise, il serait plus facilede lui faire garder la pose, et aussi parce que le reflet du bouquetsur lequel elle serait penchée s’accuserait mieux sur la poitrine.Chose curieuse, quand il avait sous les yeux le corps de Lucienne etcherchait le parti artistique qu’il en tirerait, il ne s’attardait plusà conjecturer les raisons qu’elle avait eues de le lui montrer, mais ily songea davantage dans la soirée et plus encore dans la nuit. Samémoire lui soufflait des conseils perfides, lui rappelait par exemplele passage où Chamfort, commentant une expression biblique, faitremarquer que véritablement on ne connaît une femme que lorsqu’on l’apossédée. « Et encore ! » ajouta-t-il aussitôt.

La matinée de mercredi lui parut fort longue, mélangée de désir anxieuxet de crainte, et imparfaitement occupée par la préparation du tableau.A une heure et demie, Lucienne n’était pas encore arrivée, et Pierre,qui la savait exacte, commençait à se persuader qu’elle ne viendraitpas. Il lui accorda mentalement un quart d’heure, mais elle sonna aubout de treize minutes et s’excusa, demanda si tout était prêt, et, surla réponse affirmative, passa derrière le paravent d’où elle ressortitau bout de quelques instants, le kimono sur le bras et demandant :

- Décidément, quelle pose as-tu choisie ?

- Celle où tu es assise, dit Pierre.

- Tant mieux.

Et il commença à lui donner l’attitude, plaçant les bras, les jambes,la tête, précisant discrètement du doigt, sans qu’elle y parût faireattention, les mouvements des diverses parties du corps. La jeune filletrouvait le geste d’effacer les épaules fatigant ; il lui dit qu’ellen’avait besoin de le faire que sur sa demande, pendant quelquesinstants, et que dans l’intervalle, à condition de reprendre la pose àvolonté quand il le faudrait, elle pouvait se détendre. Le travailmarchait bien et tous deux furent surpris quand le tintement de l’heureles avertit de tout le temps écoulé. Pierre s’excusa. Lucienne déclaran’être point fatiguée, s’étira cependant, se leva pour se dégourdir lesjambes, tandis que Pierre allait chercher l’album de Bretagne. Quand ilrevint, la jeune fille avait jeté négligemment le kimono sur sesépaules, ses gestes, pendant qu’elle feuilletait l’album, le faisaientglisser, et Pierre s’étonnait de trouver ses regards attirés, malgrélui, vers telle ou telle partie de ce corps qui tout à l’heure luiétait entièrement montré. Lucienne se reconnut tout de suite, affirmaqu’elle avait engraissé depuis ses six ans, et pour le vérifier laissatomber le kimono, reprit la même pose, puis revint s’asseoir sur letabouret, déclarant à son cousin que maintenant elle ne pouvait riendire, mais que si elle l’avait su à ce moment-là elle ne lui aurait paspardonné.

Cette seconde séance terminée, Lucienne se leva pour aller voir letableau, qu’elle regarda longuement debout à côté de Pierre, la mainappuyée sur son épaule. Un mouvement où, involontairement, la main dujeune homme frôla sa hanche la fît s’écarter. Pierre lui dit :

- Je vais maintenant travailler au portrait qui me servira d’étude pourle tableau, mets ton kimono si tu veux, mais dégage les épaules.

Lucienne usa vaguement de la permission ; la pose ne fut pas longued’ailleurs, car la jeune fille avait un thé ; elle fit à peine honneurau porto et aux petits fours, s’habilla rapidement et confirma lerendez-vous pour le vendredi suivant, ajoutant qu’elle s’arrangeraitcette fois pour rester plus longtemps.

« Je ne sais pourquoi j’étais allé songer à toutes ces chosessaugrenues, se dit Pierre, quand il fut seul et tout en humant unparfum qui lui semblait maintenant s’attacher à l’atelier. Ce qu’il y ade délicieux, c’est précisément cette confiance de Lucienne, cettesimplicité, cette absence de toute arrière-pensée. » L’impressionagréable subsista pendant les deux jours d’attente ; Pierre travaillaau tableau dont toutes les lignes étaient maintenant en place etavança, de mémoire, le portrait ; il comptait consacrer la séance duvendredi à la tête et n’aborder que la semaine suivante le bouquet etses reflets sur le corps. Mais il étudia soigneusement le fond, dont ilvoulait bien établir les tonalités et qu’il achèverait à loisir.

Lorsque, le vendredi venu, Lucienne eut repris la pose, Pierres’aperçut très vite qu’il était moins avancé qu’il ne croyait ;réservant la tête, il poussa le dos, les reins, les jambes, tout cepour quoi il n’avait pas à s’occuper du bouquet ni du fond. Ce travailplutôt matériel laissait plus de place à la conversation, et les deuxjeunes gens échangèrent leurs idées sur les sujets les plus variés.Lucienne trouvait son époque admirable et louait l’attitude qu’avaitprise sa génération en face des problèmes de la vie ; il lui paraissaitexcellent, entre autres choses, qu’on eût réduit au minimum le rôledévolu à la sensibilité, activité romantique et dangereuse ; ainsipouvaient se mouvoir dans des zones nettement indépendantes, d’une partla sensualité, ayant pour contre-partie l’ascetisme, considéré comme unculte de la volonté, de l’autre l’intelligence, qui, elle, n’avait pasbesoin de correctif ou de limite. Bien que la jeune fille fût instruiteet employât parfois des termes techniques, sa conversation ne donnaitpas l’impression de pédantisme, à cause de ce qui y éclatait d’élanjuvénile et de sincérité. Pierre l’approuvait ; lui aussi estimaitdangereuses ces confusions en vertu desquelles, parce qu’une femme estjolie et désirable, un homme se persuade qu’elle est intelligente,agréable de rapports, apte à faire une compagne pour la vie.L’entretien se poursuivait des temps de pose aux temps de repos,ceux-ci devenant de plus en plus longs, jusqu’au moment où le portoapparut sur la table. Lucienne était blottie dans le grand fauteuil decuir.

- Les convenances voudraient que je remette mon peignoir, dit-elle,mais je vais te faire un aveu, j’adore être nue, sentir l’air sur toutmon corps, n’éprouver la gêne ou l’entrave d’aucun vêtement. Si cela nete choque pas, je me donnerai ce plaisir encore quelques instants.

Sans attendre la réponse, elle reprit soudain :

- Cela te serait-il égal de remettre notre prochain rendez-vous à mardi? Marguerite m’emmène demain à Fontainebleau et voudrait rester jusqu’àlundi soir.

Pierre n’avait pas de carnet de rendez-vous, il le remplaça par ungrattement de tête à la suite duquel il répondit :

- Entendu.

D’ailleurs, il songeait à autre chose. La déclaration de Lucienne avaitchoqué en lui un vieil instinct bourgeois, suscité l’envie de répliquer: « Et si j’en faisais autant ? » ou encore brutalement d’étreindre lajeune fille dans ses bras. Et maintenant le chaud parfum de rousseraffinée prenait pour lui un caractère provocant.

« Je serais bien avancé, se répondit-il alors. J’obtiendrais d’elle ceque m’ont donné, ce que peuvent me donner vingt femmes quelconques,sans parler de l’émotion inséparable d’un premier début et de quelquesdifficultés qui risquent de troubler mon plaisir. Et pour cela, je gâteune sensation charmante de confiance, d’intimité… »

Juste au même moment, Lucienne étendant les bras dans un mouvement debien-être, disait :

- Mon petit Pierre, tu ne sais pas quelle impression délicieuse c’estpour moi de ne point sentir entre nous cet état de guerre qui faitqu’au moindre geste d’abandon l’homme bondit sur la femme… Enconfidence, j’aime mieux la conversation des hommes que celle desfemmes, mais il faut rester sur le qui-vive, même avec ceux quiparaissent le plus camarades. J’ai vu un très gentil garçon, avec quij’avais accepté de dîner en pique-nique, d’aller ensemble au théâtre,devenir tout rouge, perdre son sang-froid, parce qu’en causant aveclui, j’avais, sans y songer, croisé les mains derrière la nuque ; nousnous sommes brouillés, il prétendait que je cherchais à l’affoler…

Cette dernière phrase, dite du ton le plus innocent, bouleversa lecalme de Pierre qui dut fermer les yeux et crisper nerveusement lesjambes pour arrêter le geste instinctif de se lever. Ce fut Luciennequi se leva et, d’un mouvement vif, passant derrière lui, lui posaamicalement ses mains sur les épaules ; instinctivement, il rejeta latête en arrière pour la regarder, et, ses cheveux frôlèrent la poitrinede la jeune fille qui s’écarta un peu ; il lui prit les mains et tournala tête, certain que s’il rencontrait ses yeux il y lirait quelquechose. Mais il ne les rencontra pas, les mains de Lucienne pressèrentles siennes légèrement, affectueusement, puis se dégagèrent d’unmouvement vif :

- Il faut que je me sauve !

Et elle bondit vers le paravent. Il faillit la suivre, un coup desonnette à la porte rompit son projet, c’était l’employé du gaz quiprésentait une quittance ; quand, débarrassé du visiteur, Pierre revintvers l’atelier, Lucienne habillée, poudrée, impénétrable, l’attendait,la main tendue pour l’adieu.

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Jusqu’ici Pierre avait pu croire de bonne foi que Lucienne n’exerçaitsur lui aucun attrait sexuel spécial et que les impulsions auxquellesil lui fallait de temps en temps résister provenaient, non point d’undésir matériel, mais d’une sorte d’association d’idées ou d’une craintede se trouver ridicule en ne tirant point parti de la situation.D’ailleurs, il était trop sous le charme pour se poser aucune question.Mais cet état d’euphorie ne dura point et entraîna même une viveréaction, une crise singulière d’inquiétude et de découragement. «Suis-je amoureux d’elle, se demanda-t-il ? C’est invraisemblable, ceserait ridicule. Jusqu’à présent je l’ai presque considérée comme unesœur ; vais-je changer de sentiment parce qu’elle s’est montrée à moi,sous les yeux de qui passent des modèles auxquels je ne prête aucuneattention ? Non, je ne suis pas amoureux d’elle, le désir est unélément secondaire dans mon souci, je suis obsédé par une énigme, jevoudrais savoir à quelle pensée ou à quelle arrière-pensée elle obéiten jouant ce jeu ; si elle prétend que ce n’est point un jeu, qu’elle aagi tout simplement, tout naturellement, je ne la croirai pas.D’ailleurs, n’est-ce pas elle qui me disait tout à l’heure qu’à sonavis, il est sans intérêt de concevoir des psychologies particulièresde l’amour et de la haine, de la convoitise et de la crainte, tous cessentiments n’étant que des formes particulières de la préoccupationexclusive, où ils se rejoignent, parfois pour se substituer l’un àl’autre ? Il faut avouer que comme préoccupation exclusive, je suisservi ! Quelle différence y a-t-il entre la nudité de cette joliepetite Roumaine que je peignais il y a quinze jours et à laquelle je nesongeais plus, la porte fermée, et la nudité de Lucienne ? Est-cesimplement que l’une me paraissait faite pour se montrer, que de voirl’autre m’étonne et – avouons-le – me choque ? Encore est-ce questionde moment, quand je suis au travail, j’ai beau peindre ses lèvres, sesseins, tout ce qui dans son corps est le plus fait pour me troubler, jene songe qu’à l’arabesque, à la nuance. C’est maintenant, hors de lavue, que l’idée d’avoir vu m’agite. Et puis il faut avouer que ceparfum – le naturel comme l’artificiel – est « entêtant ».

Fatigué de ses réflexions, le jeune homme prit son chapeau, déambulapar les rues, alla dîner dans un restaurant où il savait rencontrer sesamis, en trouva un en effet avec qui il alla au cinéma. Le film luiparut profondément ennuyeux jusqu’au moment où il découvrit quel’étoile ressemblait à Lucienne ; avec cette idée dans la tête, inutilede compter sur le spectacle pour se distraire. Il prétexta d’un mal detête, rentra chez lui dans un état d’énervement complet. « Je suisaussi fou qu’un collégien amoureux,  pensa-t-il. J’ai troptravaillé dans ces derniers temps et un peu négligé la bête, il vafalloir que je me dérange. » Il songea même – il n’était guère plus deminuit – à se relever, à aller chercher tout de suite la diversion ;sur ce, tel un malade fébricitant, son esprit se retourna et le désirfit place à la jalousie. « Je suis un imbécile, pensa Pierre, il estmanifeste que cette fille-là n’a rien à apprendre, qu’elle me considèrecomme le dernier des serins. » Aussitôt cent impressions fugitivesdiverses, mais certaines, infirmaient cette conclusion. « Elle a tropd’assurance pour que ce soit la première fois que cela lui arrive… etpourtant cet aplomb même n’est-il pas un indice d’innocence ? » Peu àpeu, sa jalousie se concentrait sur le seul objet auquel elle pûtdonner un nom, c’est-à-dire Marguerite Launois. Les relations des deuxjeunes filles étaient-elles pures ? Elles seraient les seules dans cemilieu, se répétait-il avec une exagération évidente et il sepersuadait que l’héroïne, au nom oublié, d’une certaine aventure surlaquelle on aurait daubé devant lui devait être Marguerite Launois,mais ses souvenirs refusaient obstinément de se préciser. « En toutcas, elles vont passer ensemble trois jours et deux nuits – ou mêmetrois, je ne sais pas quand elles reviennent – et Dieu sait, ou lediable, à quoi elles s’occuperont ! » Là-dessus son imaginationconstruisait, d’après des échantillons courants du genre, uneMarguerite Launois au type viril et l’associait, dans des attitudesvariées, au corps de Lucienne. Inspiré par la jalousie, ce genre detravail était propre à réveiller le désir. Pierre n’y tint plus, ilalluma sa lampe, alla pieds nus chercher un livre qu’il trouva sansintérêt, une nouvelle recherche ne le satisfit pas davantage ;finalement, comme trois heures sonnaient, il se décida à s’habiller età sortir, avec le but avoué d’aller voir le lever du soleil du haut dela Butte Montmartre. Il ne vit rien du tout qu’un brouillard aigre etfroid, fit un tour par des rues ignobles et rentra chez lui à sixheures, fatigué, rafraîchi, mais ne pouvant s’empêcher de calculer quejusqu’au moment où il rencontrerait de nouveau la  jeune fille ilavait encore soixante-dix-neuf heures à passer, dont il n’est pasprudent, songeait-il mélancolique, de déduire beaucoup pour le sommeil.Que faire en attendant ?

La réponse à cette question arriva, le matin même, sous forme d’unelettre, signée d’un marchand de tableaux, et entraînant une courseurgente qui absorba toute la matinée du peintre. Après déjeuner, il seremit au tableau ; ses souvenirs colorés et lumineux étaient assezprécis pour qu’il pût utiliser les anciennes études de fleurs etchercher à en combiner l’effet avec celui du corps. Toutefois, ils’aperçut que ce qu’il pouvait réaliser sans modèle était limité,encore risquait-il de gâter ce qu’il avait déjà commencé. Aussitôt queLucienne eut disparu de son esprit comme sujet de tableau, elle yrevint comme objet de désir et le réoccupa tout entier. Pierre sortit,un peu découragé, chemina par les rues, fini par échouer à la Rotonde,où il dîna, sans arriver à concevoir un emploi satisfaisant de sasoirée. Après dîner survint un de ses amis, accompagné d’une amie et del’amie de son amie. « Pourquoi, se demanda-t-il, l’« amie » a-t-elletoujours l’air bête ? Celle-ci l’est à couper au couteau », se dit-ilaprès cinq minutes d’entretien. Un mot cité par Lucienne et dont il neretrouvait pas l’auteur lui revint à l’esprit : un homme est amoureuxquand il attache une importance excessive à la différence entre unefemme et les autres. Je crois que, tout de même, il y a une différenceentre Lucienne et l’« amie », mais cette différence je la trouveraisaussi bien entre Lucienne et une autre femme, spirituelle, charmante,distinguée. En fait, la bonne fille avec qui Pierre acheva sa nuitn’était rien de tout cela ; à part quelques instants véhéments oulassés, le temps se passa pour lui, justement, à s’imaginer tout cequ’il y aurait de changé si c’était Lucienne qui se trouvât à ses côtés.

Le dérivatif cherché n’avait point réussi ; sans même rentrer chez lui,Pierre prit un train du matin pour Fontainebleau, se niant à lui-mêmequ’il eût l’idée enfantine d’y rencontrer les deux jeunes filles ; sanscompter, se disait-il, que si je les rencontre cela n’arrangera rien.Qu’il ne les rencontrât pas était chose naturelle, la forêt étaitgrande, les restaurants nombreux, au surplus qui est-ce qui luiprouvait quelles étaient réellement allées à Fontainebleau ? Lucienneavait dû mentir, comme toutes les femmes en pareil cas, le seul faitqu’elle avait menti accusait le caractère de ses relations avec sonamie… Si amie il y avait, si elle n’était pas partout ailleurs qu’àFontainebleau et dans toute autre compagnie que celle d’une femme…Telles furent les réflexions qui assaisonnèrent une promenade en forêtet un retour en chemin de fer.

La fatigue, l’insomnie de deux nuits consécutives procurèrent àl’amoureux un peu de sommeil, il se réveilla le lendemain l’esprit plusrassis, et trouva une solution bien simple, à laquelle il s’étonnait den’avoir pas songé plus tôt : pourquoi n’épouserait-il pas sa cousine ?Il avait de l’argent devant lui, des commandes en train, un avenirhonorable ; elle n’était pas pauvre et pouvait, au besoin, contribuerau budget commun, même sans aller en Amérique. La question matériellerapidement réglée, restait à savoir si la jeune fille accepterait de l’épouser. Le pessimisme des deux jours précédents avait suscité, enréaction, une vue optimiste du monde ; sans qu’aucun indice précisl’autorisât à être certain du consentement, Pierre ne voyait aucuneraison de craindre un refus. La confiance qu’elle me témoigne,l’affection qu’elle m’a toujours montrée, le plaisir qu’elle marque àcauser avec moi, autant de motifs d’espérer. Et Pierre, sans vouloirbrusquer les choses, commença à songer à des entrées en matière, oùparole et geste pourraient se combiner prudemment. Chose curieuse, illui semblait beaucoup plus intimidant de faire une déclaration àLucienne nue qu’à Lucienne habillée.

Ces agréables projets permirent au jeune peintre d’atteindre et delaisser passer sans trop de mélancolie l’heure du rendez-vous remis, etde travailler à toutes les parties du tableau où il pouvait se passerde Lucienne, en se donnant autant que possible l’impression qu’elleétait là. Le soir, Pierre dînait en ville, dans une maison où il étaitpossible qu’il rencontrât des clients ; sa voisine était aimable etencore assez jolie pour que, sans trop d’invraisemblance, on pût enfaire un portrait flatteur. Après un bridge sans événement, Pierre semit au lit et constata que la nuit et la position horizontalemodifiaient considérablement sa manière de voir les choses et faisaientapparaître toutes sortes de difficultés auxquelles il n’avait pas songéen plein jour. Évidemment, Lucienne était ambitieuse, indépendante,désireuse de défendre sa personnalité ; accepterait-elle de renoncer àses projets, et de redescendre sur un plan plus humble, de devenir laménagère, l’auxiliaire, tout au plus l’aide mondaine d’une peintre desecond ordre ? N’était-il pas plus sage de la laisser partir pourl’Amérique où elle découvrirait bien vite les inconvénients del’indépendance ? Il la voyait déjà revenir, déçue, découragée, prête àtomber dans des bras affectueusement ouverts… Que cette perspectiveétait lointaine ! Ce n’était pas d’une promesse à long terme que Pierreavait désir, mais bien d’un bonheur immédiat. Et toujours la questionse posait : « Qu’éprouve-t-elle pour moi ? De l’amitié, c’est quelquechose, j’aimerais mieux le moindre trouble, un geste qui me donnât àpenser que, pour elle, je suis un « homme comme les autres ». Quellearmure singulière que ce dévoilement ! Puis des raisons d’espérerrevenaient en force, s’effaçaient, et ainsi de suite jusqu’àl’assoupissement.

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« Si je ne lui parle pas avant qu’elle se soit dévêtue, s’était ditPierre, je ne le pourrai plus ensuite ». Mais tout conspira contrel’exécution de ce programme : longues courses du matin, retard dudéjeuner, au café visite d’un confrère qui ne se disposa à partir qu’envoyant arriver le modèle et mit cinq minutes, malgré la pousséedoucereuse de Pierre, à gagner la porte ; lorsque le peintre revintdans l’atelier, Lucienne, ayant avancé la tête hors du paravent pourvérifier s’il était seul, rejeta son peignoir et alla prendre la pose.

- Je ne suis pas en retard ?

- Parfaitement exacte.

- Et j’y ai du mérite, car nous ne sommes parties de Fontainebleau quedans la matinée. Marguerite a conduit l’auto d’un train d’enfer, noussommes arrivées à onze heures et demie, j’ai eu juste le temps deprendre un bain, de déjeuner, de sauter dans l’autobus.

La mention de Fontainebleau et de Marguerite rembrunit Pierre, quifaillit lui demander où elles s’étaient promenées, à quel hôtel ellesétaient descendues, etc., avec un vague espoir de la surprendre enflagrant délit de mensonge. Heureusement, il se trouva absorbé par sontravail, délicat, puisqu’il s’agissait d’obtenir un effet vivant,homogène, en utilisant d’une part une donnée réelle, de l’autre desétudes antérieures. Maintenant, il tenait ses réponses de couleurs, sesrelations de valeurs, sa liaison entre les taches rousses de lachevelure, des aisselles et du ventre, d’une part, et, de l’autre, lestons rouillés du bouquet dont les reflets devaient éclairer le blanclaiteux de la peau. Ce faisant, il exposait le problème technique à lajeune fille qui se leva pour voir comment avançait la tâche, puisreprit sa pose. Un peu plus tard, elle sollicita, se sentant un peuraide, un moment de détente, et vint regarder le tableau, familièrementappuyée sur l’épaule de Pierre et suivant ses explications. Mais Pierreles donnait de façon de moins en moins lucide, car de percevoir, parune sorte de contact à courte distance, ce jeune corps si près du sien,de sentir l’odeur fraîche, avivée du bain récent, qui s’en exhalait, ilperdait peu à peu son sang-froid, voyait se disperser la sérénitéfactice accumulée durant le travail. Il lui fallut un effort pourarrêter le geste de la prendre dans ses bras, concevoir la phrase : «Remets ton peignoir, j’ai quelque chose de sérieux à te dire », latrouver ridicule et en construire une autre… qui ne fût jamais achevée,même en son esprit, car un coup de sonnette retentit, déclenchantaussitôt un mécanisme mental par lequel tout à la fois Pierre serappela avoir vu sur un calendrier, sans que son attention s’y arrêtât,la date du 20, et avoir donné rendez-vous à Gaston Bruyère pour cettedate-là. « J’aurais bien dû y songer plus tôt », pensa-t-il, et il allaouvrir, jetant à Lucienne, par-dessus l’épaule :

- Mets ton kimono, c’est Bruyère !

C’était bien lui en effet qui, entrant dans l’atelier se trouva tout àla fois en présence de Lucienne nue sur la toile, de Lucienne en kimonoet en mules sortant de derrière le paravent – et informé, au moment oùil allait féliciter le peintre sur son modèle, de la parenté qui lesunissait.

- Tu aurais dû me prévenir, je serais venu un autre jour, dit-il en sedisposant à partir.

- Mais non, dit Pierre, nous remettrons la séance.

Lucienne, à qui Pierre avait parlé de son ami, assura qu’il n’y avaitaucune raison pour interrompre la séance ; Pierre pourrait reprendrel’étude de tête. Mais le peintre n’appuya pas cette suggestion, etBruyère, comprenant très nettement qu’il préférait le voir partir, pritson chapeau. Pierre protesta sans conviction, et Lucienne, comme si àson tour elle craignait de rester en tête à tête avec son cousin,déclara que si quelqu’un devait s’en aller, c’était elle, puisque ledéplacement du rendez-vous était de sa faute ; elle se leva, esquissaun départ, mais son costume la handicapait, et Bruyère avait déjà lamain sur le bouton de la porte ; elle l’interpella vivement :

- Je serai extrêmement vexée si vous partez à cause de moi ;asseyez-vous à cette table, Pierre va vous apporter ses albums, nousnous remettrons ensuite au travail, et personne ne perdra son temps.

L’invitation était faite de trop bonne grâce pour que Bruyère pût larefuser, Pierre s’exécuta, installa son ami, qui d’abord voulut tournerle dos, mais l’éclairage ne s’y prêtait pas.

- Après tout, dit Lucienne, qui paraissait un peu énervée, ce n’est pasune affaire, vous avez vu d’assez près la copie pour que l’originaln’ait rien à vous apprendre ; si vous me regardez, ce sera d’un œil depeintre, n’est-ce pas ?

Pierre trouvait l’entretien de fort mauvais goût. « Avec ceraisonnement, pensait-il, et puisque son académie a été à la vitrine deCarmine, elle pouvait aussi bien se promener toute nue rue de Seine. »Mais déjà Lucienne avait repris la pose, rejeté son peignoir, Pierre seremit au travail, tandis que Bruyère copiait ses motifs floraux ; ileut un long silence, à peine coupé par quelques indications du peintreà son modèle. Bruyère avait remarqué sa mauvaise humeur et se demandaità quel titre Pierre était jaloux : en tant que cousin, ou que peintre,ou qu’amoureux ?

Dans les intervalles de son travail, Bruyère jetait parfois un coupd’œil sur le tableau, évitant de regarder Lucienne, mais cetteaffectation ne fut plus de mise lorsque, s’adressant à lui, elle luidemanda ce qu’il pensait de l’œuvre. « Elle est infernale », maugréaPierre. Bruyère, qui avait vu l’expression furieuse de son ami,répondit par des compliments vagues, se renfonça dans ses motifsfloraux, et le silence reprit jusqu’au moment où Lucienne déclaraqu’elle était obligée de partir, demanda si le tableau serait fini endeux séances et annonça, en s’en allant, que le lendemain elle nepourrait pas arriver avant deux heures.

Après son départ, il y eut, entre les deux amis, un silence embarrassé.Puis Bruyère commença :

- Très intéressants, tes motifs floraux…

Cette seule phrase déchaîna un de ces torrents de confidences parlesquels vous surprennent souvent des amis généralement réservés,aboutissant à une demande angoissé de conseil :

- Que veux-tu que je te dise ? s’écria Bruyère. Je ne peux pas juger ducœur et de l’esprit d’une femme pour avoir vu sa peau, mêmeintégralement, pendant trois quarts d’heure. Ça t’a ennuyé, avoue-lefranchement, qu’elle ait posé devant moi ? C’est pourtant ce qu’elleavait de plus intelligent à faire, gâcher ta séance ou m’obliger à m’enaller aurait été également idiot. Au fond, ce qui te chiffonne, c’estqu’elle ait accepté de poser devant toi !

Le silence de Pierre confirma la conjecture. Bruyère rit et énonçacette vérité première qu’il existe deux espèces de femmes possibles,celles à qui l’on n’a qu’à dire : couche-toi là, et celles avec quil’on est sûr qu’il n’y a rien à faire : les femmes qui ne rentrent pasdans une de ces deux catégories, on doit s’en méfier comme de la peste.Les clientes, il faut les ranger d’emblée dans la seconde, cela n’enfera pas perdre tant que cela… Ici intervint l’histoire d’un de leursamis communs qui, de l’aisance que manifestait une cliente à se laisservoir sous divers aspects (« c’est exactement ton cas ! »), avait concluqu’il suffisait de dire un mot, et du coup avait perdu la cliente plusdeux autres, et gagné la réputation d’un dangereux satyre dans unmilieu dont il y avait beaucoup à espérer.

- Mais enfin, dit Pierre, quelle impression en as-tu ? Est-ce unecoquette à froid, une dépravée, une affranchie à certains égardsseulement, ou trouve-t-elle simplement amusant…

- Mon vieux, si toi, qui la connais depuis vingt ans, tu n’es pas plusavancé, comment veux-tu que je te réponde ? Tu as vécu près d’elle à lacampagne, au bord de la mer, était-ce le genre de fille qui se laissepeloter dans les coins ?

- Non.

- Alors ? Il faut croire qu’à d’autres époques c’était plus simple,tout venait ensemble ; aujourd’hui une jeune fille trouve naturelle dese promener à poil et elle se rebiffe si on veut lui pincer les fesses; je connais des femmes qui trompent leur mari à l’heure et à la courseet qui s’évanouissent devant un Ottmann ou un Hervieu.

- Ça, Molière en parle déjà, dit Pierre, qui appuya ce souvenirclassique d’une citation appropriée.

- Au fond, à toutes les époques, les hommes n’ont pas su s’y prendreavec les femmes et on fait des gaffes, c’est là-dessus que vivent lesromanciers. Si les femmes avaient des réactions aussi faciles à prévoirque celles des bicyclettes, ils n’auraient pas grand’chose à dire.

Pierre retarda, autant qu’il put, le moment où, étendu dans son lit, ilse trouverait en tête à tête avec le problème d’une femme qu’ilconnaissait intimement depuis vingt ans et qui lui paraissaitexactement fermée depuis qu’elle s’était montrée nue. Après de longuesméditations, coupées de lectures distraites, il arriva à résumer assezbien le problème : l’attitude de Lucienne, faut-il l’expliquer en nesongeant qu’à elle, à sa conception particulière de la pudeur, à sacoquetterie en général, ou dois-je y chercher une intention serapportant à moi ? Jusqu’à présent, c’était ce qu’il avait pensé ; lamanière dont la jeune fille avait accepté la présence de Bruyèretroublait cette conception ; elle faisait apparaître un aspectindépendant, indifférent aux hommes, qui tout à la fois l’alarmaitquant à ses projets de mariage et l’inquiétait pour le moment où ilspourraient se réaliser. « Une fois ma femme, se disait-il, je supposequ’elle n’acceptera plus de poser… même pour moi, peut-être ? »Brusquement, Pierre prenait en horreur le tableau et l’idée de levendre à un étranger, puis il songeait au prix espéré et trouvaitaussitôt cette pensée peu honorable.

________

La mauvaise nuit passée, et aussi la crainte, en retrouvant son œuvre,de faire renaître ses inquiétudes retinrent Pierre au lit une partie dela matinée. Il sortit aussitôt levé, alla déjeuner à un restaurantlointain, fit un long détour pour revenir, si bien qu’en montant sonescalier il rejoignit Lucienne, arrivée une minute avant lui.

Il conduisit la jeune fille dans l’atelier et, lui prenant les deuxmains d’un geste amical, la fit asseoir dans le grand fauteuil de cuir :

- Attends, je veux te parler de choses sérieuses.

Il s’assit devant elle sur un tabouret et esquissa le geste de luireprendre les mains, mais elle ne le vit pas ou  ne s’y prêta pas,les bras allongés sur les côtés du fauteuil. Les trois ou quatre débutsqu’il avait préparés s’embrouillaient dans sa tête, il restait muet,interdit, le visage angoissé.

- Qu’est-ce que tu as, Pierre ? s’écria-t-elle avec un geste sincère,mais tout de suite arrêté.

- J’ai… que je suis amoureux de toi comme un imbécile, que je ne songequ’à toi et que si tu n’acceptes pas d’être ma femme, je serai trèsmalheureux.

Elle parut stupéfaite.

- Voyons, tu n’y songes pas ? Ce n’est pas sérieux ! Je n’ai nullementenvie de me marier, surtout maintenant, je tiens avant tout à avoir unesituation…

- Ma petite Lucienne, il faut me parler sincèrement, comme à tonmeilleur ami : aimes-tu un autre homme ? Y a-t-il un autre homme dansta vie ?

- Non.

- Te sens-tu une répugnance contre l’idée du mariage ?

- Non.

- Voyons, tu sais que  je puis tout comprendre – il songeait àMarguerite Launois, – réellement tu n’écartes pas la perspective d’êtreà un homme ?

- Non, dit-elle avec une petite moue, il est très probable que c’estpar là que je finirai.

- Et pourquoi ne pas commencer par là, quand tu en trouves un quit’aime ardemment, tendrement, qui est capable de te comprendre, qui…

Elle l’interrompit de la main.

- Mon pauvre ami, tout ce que tu dis là pourra être de saison dansquatre ou cinq ans, mais je t’assure que, pour le moment, je n’aiaucune envie, aucune, d’aliéner mon indépendance. Tu ne te rends pascompte, moi je l’ai vu avec mes amies, de tout ce que doit sacrifierune femme mariée qui veut vraiment être épouse et mère ! Je sais bien,j’en connais qui ont d’autres idées, pour qui le mariage n’est qu’uneassociation d’affaires et de plaisirs, qui laissent soigneusementl’enfant à la porte ; je ne pense pas que ce soit de cette façon que tule comprennes ?

Pierre ne répondit pas, il n’éprouvait aucune envie de formuler desidées générales sur le mariage, seulement un ardent désir de prendre lajeune fille dans ses bras. Mais le fauteuil, haut et profond, seprêtait mal à toute manœuvre de ce genre, et, comme par une défenseinstinctive, Lucienne semblait se resserrer sur elle-même. « J’auraispeut-être mieux fait de la laisser se déshabiller, songea-t-il ; maisnon, ma seule chance de la toucher est d’être franc, sincère, de nepoint lui donner l’impression d’un piège. » Cependant, elle devaitavoir eu la pensée d’un reproche possible, auquel elle répondaitd’avance :

- Je ne suppose pas que tu veuilles me blâmer de ce que j’ai fait.Pouvais-je croire que tu prendrais la chose autrement qu’en artiste ?

- Je ne songe pas à te blâmer, bégaya-t-il.

- Mais tu n’hésites pas à me taxer de coquetterie ?

Pierre eut un silence qui avouait.

- Singulière coquetterie ! Généralement, on accuse les femmes d’êtrecoquettes quand elles se cachent, dans mon cas…

- Lucienne, je ne t’accuse de rien, je suis seul coupable, s’il y a uncoupable, mais en tout cas je suis bien malheureux si tu ne m’aimes pas.

Elle eut un mouvement de découragement.

Pourtant, j’ai bien le droit de m’appartenir un peu, je ne dis même pasmon corps, mais ma vie, mes pensées, mes projets… Si je ne voulais pasme réserver à l’homme à qui je donnerai tout (et qui te dit que ce nesera pas toi ? Je te le répète, je n’y ai pas songé, je n’ai pas encorevoulu y songer)… je crois que j’accepterais encore mieux de devenir tamaîtresse que ta femme.

« Décidément, se dit Pierre, je n’y comprends plus rien, les jeunesfilles d’aujourd’hui sont étranges… »

Elle reprit :

- Ce que tu me dis là me fait de la peine, je m’intéressais à notretableau, j’y suis bien pour un peu, n’est-ce pas ? Pouvons-nous lecontinuer ensemble, maintenant ?

Pierre ne répondit pas.

- Tu vois comme j’ai confiance en toi ; si tu veux faire un effort surtoi-même, renoncer à me demander avant le temps ce que je ne veuxdonner à personne…

Cette condition une fois posée, elle demeura assez embarrassée de direce qui pourrait s’en suivre, mais Pierre ne la laissa pas achever.

- Tu ne supposes pas, s’écria-t-il, que nous allons continuer ce jeuqui m’a rendu à moitié fou ? Je n’ai pas besoin d’un modèle, je n’aipas besoin d’une amie, ce que je veux, c’est toi, toi tout entière. Tut’es amusée à me faire marcher…

Effrayé de sa propre attaque, il s’arrêta, s’attendant à êtreinterrompu, mais elle restait silencieuse, les sourcils froncés, l’airtriste et las. Dans un brusque accès de colère froide, il se leva, luiprit les poignets, esquissa le geste de les réunir sous l’étreinte desa main gauche, elle se contenta de lever vers lui des yeux humides,dit simplement :

- Pierre, qu’est-ce que tu veux faire ?

Il ne répondit pas, la lâcha, fit quelques tours dans son atelier et selaissa tomber sur un canapé, la tête entre les mains.

Au bout d’un moment, il sentit la main de la jeune fille se poser surson bras, elle était assise à  côté de lui, pensive.

- Je vois deux partis possibles, dit-elle, ou bien continuer notretravail, en renonçant à tout ce qui n’est pas travail, de manière quetu t’habitues à ne voir en moi qu’un modèle comme les autres…

- Il n’est plus temps, dit-il en haussant les épaules, tu le sais…

- … Ou bien nous séparer pour quelques mois, attendre que tu voies plusclair en toi-même…

« Et si je lui demandais, pensa-t-il, de nous fiancer avant son départpour l’Amérique ? Une fois en position de fiancé, peut-êtretrouverais-je moyen…

Un mouvement de colère dissipa ces projets à long terme.

- J’en ai assez, dit-il, cela ne peut pas durer. Promets-moi d’être àmoi, d’une manière ou d’une autre, ou bien va-t-en.

Sans répondre, elle se leva, se dirigea vers la porte. Il la suivit, larattrapa dans l’antichambre, l’arrêta.

- Pardonne-moi, dit-il, j’ai été un lâche et un misérable de te parlerainsi, mais si tu savais comme je souffre !

- Je ne t’en veux pas, mon pauvre Pierre, je ne suis pas partie dans ungeste de colère, mais seulement afin d’abréger une scène pénible pournous deux.

La proximité de la porte parut la rassurer et le désespoir de Pierrel’attendrir ; elle lui mit les mains sur les épaules dans un mouvementfraternel qui enveloppa le jeune homme d’une vague de parfum et dedésir.

- Mon pauvre ami, promets-moi que tu ne m’en voudras pas. Écris-moi queton caprice est passé, et je reviens aussitôt.

- Inutile d’y compter, répondit-il tristement, il faut nous dire adieu.

- Je suis navrée de te voir souffrir à cause de moi ; certainement, ily a de ma faute.

Ils restaient ainsi, immobiles dans la pénombre de l’antichambre, elleraidissant ses bras, lui résistant à l’envie de lui saisir les mains,laissant tomber les siennes, inertes, le long du corps.

- Pierre, dit-elle, l’idée que tu pourrais me croire coupable, m’envouloir de ta souffrance, cette idée m’est infiniment pénible… Pierre,si avant de partir je te donnais quelque chose de moi, quelque choseque je ne voulais donner à aucun homme avant celui qui m’aura toutentière, m’accuserais-tu encore d’être coquette ou de jouer avec tonaffection ?

- Jamais je ne l’ai cru, dit-il.

La tension des bras se relâchait, l’instant d’après ses mainssaisissaient la jeune fille aux épaules, et il sentait contre sapoitrine la chaude palpitation de ces jeunes seins qui, jusque-là,n’avaient été pour lui que forme et couleur. Les lèvres sur lesquellesse posèrent les siennes étaient dures et serrées, ne répondant à sonbaiser que par un imperceptible frémissement ; peu à peu tout le corpsentrait en contact, les mains se crispaient nerveusement sur sesépaules, la bouche s’entr’ouvrait pour rendre le baiser. Soudain lajeune fille, comme si elle avait pris peur, se raidit, se refusa…

Effrayé à l’idée qu’une insistance l’offenserait, il desserral’étreinte et, sans se lâcher, ils demeurèrent face à face. Habituésmaintenant à la pénombre, ils ne se quittaient pas des yeux, mais, parun immense effort, Pierre se forçait à rester immobile, se disant : «Un geste maladroit, un mouvement mal interprété, et je ne revois plus. »

Ces quelques secondes leur parurent longues. Ce fut Lucienne qui rompitle silence, disant, comme si elle parlait à elle-même aussi bien qu’àlui :

- M’aimes-tu vraiment ?

Par un effort violent, il réprima sa tentation de renouveler l’étreinte; au contraire, il desserra légèrement les mains, s’écarta un peu pourbien lui montrer qu’elle était libre.

Elle se dégagea d’un mouvement brusque et il comprit qu’elle ne voulaitpoint partir seulement en la voyant rentrer dans l’atelier. Il lasuivit. Elle alla au fond, arracha la toile qui couvrait le tableau etle regarda silencieusement, puis, se tournant vers le jeune homme :

- Que feras-tu de ce tableau si je pars aujourd’hui pour ne pas revenir? L’achèveras-tu afin de le vendre à ton mécène ?

Il ne s’était pas posé la question. Sincère, il réfléchit :

- Non, dit-il enfin, je ne pourrais pas. Je le garderai pour conserverencore quelque chose de toi.

- Jusqu’au moment où tu trouveras une belle occasion, dit-elledurement. Il faut choisir, mon cher. Être artiste… ou amoureux. Je nesuis pas… à double usage.

- Que veux-tu que je fasse ?

- Je n’ai pas à te le dire.

Elle quitta le tableau, revint lentement, s’arrêta au milieu del’atelier et, appuyée à la table, regarda de nouveau la toile. Pierrela regardait aussi, soudain repris par son art ; mais sortant dutumulte sentimental qui pendant un instant l’avait rendu étranger àl’œuvre, il la jugeait de manière objective et la trouvait réussie. Ilappréciait non seulement ce qu’il avait fait passer sur la toile de labeauté du modèle, mais ce qu’il y avait ajouté de lumière, decomposition. Il se tourna vers sa cousine, placée maintenant entre luiet la lumière et dont il voyait mal les traits, nettement, par contre,le profil frémissant découpé sur la toile blanche du vitrage… et dansce profil les lèvres qui n’étaient plus pour lui couleur ni même forme,mais ce mouvement qui tout à l’heure avait répondu à son baiser…

- Il faut choisir entre elle et toi ? dit-il.

Elle demeura silencieuse, mais quelque chose dans sa silhouettesuppléait à la réponse. Pierre comprit. Il ouvrit son couteau de poche,se dirigea vers la toile et lentement, délibérément enfonça la lamedans le coin supérieur, prêt à tout déchirer d’un geste oblique. Un cril’arrêta :

- Non, Pierre.

Il la regarda, elle répéta :

- Non.

Et comme il retirait le couteau, le reposait sur la table, elle vintvers lui, disant :

- Tu ne me le pardonnerais pas.

Et, tendant les mains :

- Après tout, elle est un peu notre enfant.

Il venait au-devant d’elle et prenait ses mains tendues ; elle sourit,ajouta : « Notre premier enfant », et laissa tomber sur la poitrine dePierre son visage, soudain très rouge. Elle sentit sur ses cheveux leslèvres du jeune homme, et, rejetant la tête en arrière, le regarda ensouriant toujours, puis elle lui offrit tendrement ses lèvresentr’ouvertes, s’abandonnant de manière si complète, lui donnant un telsentiment de possession entière et sûre que le désir même de constatersa victoire par une capture immédiate s’évanouissait en lui.


LIONEL LANDRY.

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