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LE GUILLOIS, pseud.de William Piton (18.. - 1886) : Troisconsciences (1859).

Saisie dutexte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.IX.2010)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire(Bm Lx : 4856)de la Médiathèque du recueil del'année 1858-1859 des Centmille feuilletons illustrés,publié à Paris.


Trois consciences
Roman complet
par
Le Guillois


~ * ~

I

OU L’ON VOIT UNE CHOSE INCROYABLE.

Trois banquiers de Paris, dont les noms sont bien connus et lesaffaires immenses, venaient de sabler de compagnie le mousseux etpétillant vin d’Aï, qui, comme on sait, ne porta jamais à la mélancolie.

Une gaieté, je ne dirai pas folâtre, mais douce et pleine de charme,avait passé de leurs nerfs à leur âme : ce bien-être les porta à lagénérosité.

La générosité est la chose du monde la plus relative : on peut êtreaussi généreux avec un sou qu’avec des millions, selon la position oùl’aveugle fortune nous a mis ici-bas.

Celui qui n’a qu’un sou et qui le donne, ne donne-t-il pas plus quecelui qui a deux millions et en donne un !

Nos banquiers, en veine de philanthropie, en vinrent à chercher lesmoyens les plus efficaces de bien placer leur argent. Déjà ils avaientfixé le chiffre de leur aumône : dix mille francs chacun. C’était forthonnête.

- En vérité, dit l’un d’eux, en qui ce chiffre éveillait une idéeméchante, ce pauvre V.... a choisi un bien mauvais moyen de placer lamême somme, et nous serions bien fous de l’imiter.

- C’est vrai, dit le second, son or arrive trop morcelé à sadestination.

- Et quel bien produit-il ? je vous le demande, dit le troisième. Lesou qu’on donne au pauvre a l’avantage, au moins, de ne pas être seul ;chacun donne le sien. Mais le lauréat n’est-il pas bien riche avec samaigre récompense ? Est-il à même de se créer une position heureuse ?

Tous convinrent unanimement qu’il n’était pas difficile de trouver unemploi préférable à celui du docteur V...

La dispute, cependant, n’en restait pas moins stérile, lorsque l’un desbanquiers, qui, peut-être, avait lu les Mille et une nuits, seressouvint des bourgeois Saad et Saadi.

- Messieurs, dit-il, quoi que nous fassions, il y aura toujoursquelqu’un de plus fort que nous qui tournera selon son gré la réussiteou l’insuccès de nos projets.

- Qui donc ?

- Le hasard.

A ce mot tout païen, les deux autres demeurèrent bouche close.

Les banquiers, les plus généreux même, parlent rarement de laProvidence, mais tous croient au hasard, qui, souvent, se mêle dedéjouer leurs plus habiles combinaisons.

- Or, messieurs, reprit l’orateur, puisque le hasard est plus habile,plus sage si vous voulez, que toute notre espèce, choisissons-lelui-même pour dispensateur de nos largesses.

Cette proposition, les fumées du champagne aidant un peu, fut adoptéesur-le-champ. Son auteur alors continua le développement de son plan.

- Prenons, dit-il, chacun un portefeuille vierge, qui ne puisse enaucune façon trahir notre incognito ; enfermons-y nos dix billets demille francs, et déposons-le au coin d’une borne.

Les deux autres élevèrent quelques récriminations. La bonne aubainepouvait tomber aux mains d’un richard ; que deviendrait leur intentiongénéreuse ?

- Vous aurez beau choisir, reprit l’autre, vous n’êtes pas assurés demieux faire. Il y a cent chances contre une pour que vous choisissiezun fripon ou quelqu’un qui n’en ait pas besoin ; sans parler de ceuxauxquels cet argent ferait plus de mal que de bien.

Nouvelles récriminations. A qui l’argent a-t-il jamais pu faire de mal ?

On en revint enfin au hasard, au portefeuille et au coin de la borne.

Chacun d’eux choisit un quartier différent, et il fut convenu qu’ilsferaient leur possible pour suivre l’heureux favori du sort et savoirce que deviendrait leur argent.

S’étant séparés, le premier banquier attendit la brune et déposa sonportefeuille vierge, garni de dix billets de mille francs, au coind’une borne, rue du Marché-d’Aguesseau, faubourg Saint-Honoré.

Il avait choisi cet endroit parce qu’il était désert et qu’il pensaitjouir plus longtemps du plaisir de l’attente.

Le second plaça le sien dans la rue Vieille-du-Temple, quartier pauvre,où son trésor serait le bienvenu.

Le troisième, enfin, le plaça dans le quartier Latin, rue desMathurins-Saint-Jacques.

- Qui sait ? se demandait celui-ci. Je doterai peut-être la France d’ungrand homme. Il y en a tant d’autres auxquels il ne manque qu’un peud’or pour sortir de l’obscurité !


II

RUE DU MARCHÉ-D’AGUESSEAU.

La nuit, eût-on dit au dix-septième siècle, étendait son voile noir surl’antique cité des Francs. Le gaz n’en étincelait que plus vivement etl’un de ses rayons éclairait en plein le maroquin violet duportefeuille.

Les promeneurs, les gens affairés, les amoureux amis de la demi-teinte,les ouvriers revenant du travail, les heureux quittant la fête du jour,les mendiants, les agents de police, tout le monde passait sans voir.

Dans les fréquents intervalles où il ne passait personne, le banquieravait envie de le prendre et de le mettre au beau milieu de la rue,mais, fidèle à ce qu’il s’était promis, il le laissa.

L’heure fuyait rapidement. Enfin, un chiffonnier passa avec sa lanterneallumée, il donna un coup de crochet devant la borne propice...

- C’en est fait, pensa le donateur, voilà mon homme !

Il se trompait. Le chiffonnier passa aussi sans voir le trésor, qu’ilavait presque touché.

Les passants devenaient de plus en plus rares ; le banquier en était àson dixième cigare ; résolu à passer là toute la nuit, il prenaitpatience et attendait.

Ce ne fut que vers l’aube qu’arriva ce qu’il attendait. Un jeune hommesortit d’une maison de pauvre apparence de la rue de Suresnes et vintpasser à deux pas du banquier, qui n’eut que le temps de s’effacer dansl’angle d’une porte cochère.

A la lueur du gaz, il remarqua dans le visage de ce jeune homme unealtération profonde ; il était maigre à l’excès, et une douleurnavrante semblait le consumer.

Il marchait d’un pas fébrile, saccadé, les yeux machinalement baissésvers la terre. Quatre heures du matin sonnaient à l’horloge de lamairie du premier arrondissement.

Soit défaillance, soit angoisse, il se laissa tomber plutôt qu’il nes’assit sur la borne au pied de laquelle était le portefeuille.

- Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il, tandis que ses larmes coulaientsur ses joues creusées, mon dieu ! comment la sauver ? comment vivremoi-même ? Pas de ressources, pas de pain, pas d’asile, bientôt... etla mort qui frappe à la porte !... Mon Dieu, donnez-moi la forced’aller jusqu’au bout.

Par un effort douloureux, il se leva, regarda tristement la borne surlaquelle il venait de s’asseoir ; il aperçut le portefeuille.

Avec l’avidité du voyageur altéré qui arrive à l’oasis du Sahara, quiboit enfin à la source claire, le pâle jeune homme se baissa poursaisir cette proie inattendue. Un soupir arraché par la fatigue que luicausa ce mouvement fut une nouvelle preuve du triste état auquel ilétait réduit.

S’approchant d’un bec de gaz, il ouvrit le portefeuille, le feuilleta,et parut surpris de ne rien lire sur ses feuillets blancs...

Déjà un hochement de la tête témoignait du peu d’importance qu’ilattachait à cette découverte, lorsqu’il sentit le gonflement de l’unedes poches. Il l’ouvrit enfin, et en tira les billets de banque...

Un frémissement convulsif agita tous ses membres, puis l’éclair de lajoie empourpra son visage amaigri. D’un oeil furtif il interrogea lesalentours pour voir s’il était épié ; la rue lui parut déserte. Alors,il compta les billets, les replaça dans la poche du portefeuille, qu’ilcacha dans son sein ; et, plein d’une nouvelle vigueur, née du bonheurinespéré qui le transportait, il prit en courant la direction de la ruedes Saussaies.

Le banquier se hâta de le suivre ; mais l’agilité imprévue du jeunehomme le lui aurait bien vite fait perdre de vue, s’il ne se fût arrêtéà la porte du pharmacien de la place de Beauvau.

- A coup sûr, se dit son bienfaiteur inconnu, ce n’est pas là qu’ildemeure. C’est ici seulement le but de sa course nocturne.

En effet, après qu’il eut sonné plusieurs fois, on vint ouvrir laboutique, et le jeune homme demanda, à crédit, une potion, en exhibantl’ordonnance du médecin.

- Hum ! fit le pharmacien, je ne vous connais guère que par ce que vousme devez... les marchandises coûtent cher...

- Oh ! fit le client avec un singulier sourire, n’ayez pas peur,monsieur ; dès demain, je vous payerai tout. Donnez vite, ma mère estsi malade !

Caché près de la porte, le banquier avait tout entendu.

- Allons, allons, se disait-il, tandis que le pharmacien apprêtait lapotion prescrite, le hasard m’a bien servi. Voilà des gens qui ontgrandement besoin de secours. Ce sont sans doute des pauvres honteux,réduits à la misère par des événements fatals et qui auraient horreurde l’aumône directe. Je pourrai donc me réjouir d’avoir fait le bonheurd’un de mes semblables.

Un quart d’heure après, le jeune homme sortit du laboratoire et repritau pas de course le chemin qu’il venait de suivre.

Il était si heureux d’annoncer cette bonne nouvelle à sa mère !

Il oubliait toutes ses souffrances, toutes ses privations.

- Portons d’abord le remède, la guérison, pensait-il ; ensuite, jesongerai à moi-même. Je mangerai, enfin.

Le banquier le vit entrer dans la maison de la rue de Suresnes, eninscrivit le numéro sur son carnet, et revint chez lui, bien sûrd’avoir, en temps opportun, tous les renseignements qu’il désirait.


III

CE QUE LE LECTEUR ÉTAIT LOIN DE PRÉVOIR.

Raymond, c’était le nom du jeune homme, franchit rapidement cinqétages, puis une espèce d’échelle le conduisit aux mansardes.

Au fond d’un corridor obscur, à tâtons, il trouva sans peine une portequ’il ouvrit, et les premiers rayons du jour, filtrant à travers lechâssis d’une fenêtre dite àtabatière, éclairèrent le tableau de la plus affreuse misère.

Le costume de Raymond, nous avons omis de le dire, était propre etbourgeois, dernier débris de l’aisance passée, hélas ! Ce costume nedisait rien aux étrangers de la pauvreté intérieure. Il portait uneredingote noire boutonnée sur une chemise défraîchie, un pantalon desatin-laine fantaisie, et un chapeau rouge et crasseux par les bords,mais soigneusement brossé. Ses souliers, achetés d’occasion, avaientété élégants, mais aujourd’hui les talons éculés et tournés, les boutsusés et troués, parlaient éloquemment.

Mais la mansarde, quelle simplicité nue, quel habitacle pour descréatures humaines !

Deux grabats, c’est-à-dire deux vieilles et mauvaises couverturesmêlées de chiffons, - des chiffons de soie, presque tous ! - une seulechaise dépaillée, une cruche pleine de l’eau de la borne-fontaine...c’était tout ; rien, rien de plus !...

Si fait : sur l’un des grabats, le squelette décharné de la mère deRaymond.

Madame Desjardins était veuve d’un entrepreneur que de faussesspéculations avaient ruiné. Lui, père, époux, unique soutien d’unefamille à laquelle il avait tout fait perdre, il n’avait pas osésurvivre à sa ruine, à sa honte : il s’était ôté la vie.

Une telle action, dans de telles circonstances, disons-le bien haut,c’est une lâcheté. Oui, il n’y a qu’un lâche qui abandonne ainsi lessiens.

La pauvre veuve avait fui le quartier opulent qu’elle ne pouvait plushabiter. Pleine de ce courage des âmes fortes qui savent se soumettreaux décrets de la Providence, elle s’était réfugiée avec son fils,jeune encore, dans cette mansarde où elle expirait.

Un travail forcé, difficile, surtout pour elle qui n’y avait jamais étéhabituée, la couture ; des nuits passées avec acharnement : tout celaavait promptement ruiné sa santé. Malade, elle ne cessa point detravailler.

Son fils, qu’elle voulait placer au moyen de ses anciens amis, n’avaitrien pu obtenir de ces ingrats, et ce nouveau chagrin avait encorealtéré sa santé.

Raymond ne la quittait pas, s’occupait des soins du ménage, etcherchait aussi de l’occupation. Volontiers il se fût fait manoeuvrepour aider sa mère... mais celle-ci sentit ses forces faiblir, un malsubit vint la paralyser ; la pauvre veuve resta alitée, sans autreressource que son fils.

Dire tout ce que celui-ci entreprit pour gagner du pain seraitimpossible ; il alla, frêle et chétif comme il l’était, jusqu’à scieret fendre du bois ; mais il cachait sa fatigue à sa mère, sa pauvremère, qu’il fallait soigner au retour, et que bientôt il ne fallut plusquitter.

Le peu de meubles qui restaient prirent successivement le chemin dumont de piété ; l’alliance elle-même, ce précieux bijou, derniersouvenir d’amour, les boucles d’oreille, allèrent les y rejoindre.

Quand il ne resta plus rien, ils pleurèrent en silence, mais pas uneplainte ne parvint au dehors. Nul ne soupçonna leur indigence.

Au moment où nous entrons dans la mansarde, depuis trente-six heuresRaymond n’avait rien mangé ; il n’avait bu que de l’eau mêlée delarmes, et il avait dévoré ses souffrances, caché sa faiblesse à samère.

Celle-ci sentait venir la mort avec joie pour elle, avec terreur pourson enfant bien-aimé ; elle était si faible, que ses paroles semblaientsortir d’une excavation lointaine et arrivaient à peine à l’oreille deson fils.

Avant de lui parler, Raymond versa dans l’unique verre qu’ilspossédassent une cuillerée de la potion.

- Buvez, ma mère, buvez vite, dit-il, c’est la santé.

La malade hocha la tête.

- Il a donc bien voulu t’en donner encore ? fit-elle. Comment le payer,mon Dieu ! dit-elle d’un ton plus bas.

Si bas qu’elle eût parlé, Raymond l’avait entendue. Sa joie déborda.

- Ma mère, ma mère, réjouissez-vous ! Nous sommes riches, enfin.

- Riches ? répéta madame Desjardins ; riches !... Que veux-tu dire ?

- Je veux dire que Dieu est venu à notre secours. Voyez, ma mère, dansce portefeuille il y a dix mille francs.

- Dix mille francs ! s’écria la malade effrayée. Et ce portefeuille,d’où vient-il ?

Raymond lui raconta comment il l’avait trouvé.

- Je le savais bien, mon fils, dit-elle alors, nous ne pouvions devenirriches si subitement.

- Que dites-vous, ma mère ?

- Cet argent n’est pas à nous.

- Mais...

- Nous n’avons pas le droit d’en disposer.

- Quoi ! vous voudriez...

- Je veux dire que, dès ce matin, vous en alliez faire le dépôt chez lecommissaire de police.

Raymond, abattu, tomba sur la chaise sans avoir la force de répondre.


IV

LE SUPPLICE DE TANTALE.

- Oui, mon fils, poursuivit la malade en s’animant par degrés, il fautque celui qui l’a perdu puisse retrouver cet argent ; nous l’approprierserait un vol véritable, puisque nous avons des moyens de le rendre.

- Oh ! ma mère, dit Raymond, retombé dans son abattement, il y atrente-six heures que je n’ai rien mangé... Voulez-vous donc que jemeure ?

- Ayez confiance en Dieu, mon enfant, il ne vous abandonnera pas ;mais, d’abord, faites votre devoir.

- N’est-ce pas lui-même qui est venu à notre secours ?

- C’est une épreuve nouvelle qu’il vous envoie et à moi aussi, qui vaisparaître devant lui.

Raymond ne fut pas maître de son désespoir.

- Oh ! s’écria-t-il amèrement, pourquoi ne suis-je pas allé chez leboulanger avant de revenir ? Je voulais vous sauver, ma mère, et vousme perdez...

- Raymond, vous m’affligez ; mais combien ma douleur eût été plusprofonde si vous aviez fait ce que vous dites !... Gardez-vous bien detoucher à cet argent, mon fils ; rendez intact ce dépôt tombé entre desmains honnêtes et pures ; cessez de convoiter le bien d’autrui.

- J’ai faim, ma mère !...

- Oh ! mon Dieu ! dit la malade en sanglotant... mon Dieu, que vosjugements sont terribles !... Verrai-je mon fils mort ou criminel ?...Détournez de moi, mon Dieu, cette horrible tentation ; ne permettez pasque ma conscience troublée cède au dernier instant et m’éloigne àjamais de vous.

Elle priait avec ferveur. Raymond, habitué dès l’enfance à obéir sansréplique à cette mère adorée, comprit enfin qu’elle serait inflexibleet qu’il lui infligeait, par sa résistance, une nouvelle torture. Ils’approcha de la mourante.

- Bonne mère, dit-il, pardonnez-moi, je vous obéirai.

La pauvre femme lui tendit les bras et l’étreignit convulsivement.

Puis ses lèvres murmurèrent une nouvelle prière. Elle demandait à Dieud’avoir pitié de son Raymond.

Celui-ci l’interrompit pour lui faire prendre une nouvelle cuillerée dela potion. Peu après, elle tomba dans un sommeil léthargique, etRaymond demeura seul avec ses pensées tumultueuses, ses rêves évanouis,ses tortures passées et présentes.

Mais la pensée ne lui vint même pas de désobéir à sa mère.

Quand elle s’éveilla, neuf heures venaient de sonner.

- Je me sens mieux, dit-elle. Allez, mon enfant, allez, sans perdre detemps, accomplir votre devoir.

Le jeune homme embrassa sa mère et descendit en chancelant.

Sur sa route, un homme demandait l’aumône, soutenu par deux béquilles,la tête enveloppée d’un bandeau taché de sang. Les passants luidonnaient presque tous, et Raymond regrettait de ne pouvoir les imiter.Tout à coup un sergent de ville parut au détour de la rue. A sa vue, lemendiant prit rapidement ses béquilles sous son bras et s’enfuit àtoutes jambes, - pour aller recommencer ailleurs son infâme comédie, ous’enivrer avec l’argent des bonnes âmes crédules.

Raymond secoua sa pâle et noble tête avec dégoût et poursuivit sa route.

Arrivé chez le commissaire, il déposa simplement le portefeuille entreses mains, racontant la manière dont il l’avait trouvé.

Le magistrat lui fit des éloges sur sa probité, lui dit que lesrecherches nécessaires pour retrouver le propriétaire seraient faites,et qu’en cas de non-réclamation, dans un an et un jour, ce dépôt luiappartiendrait légalement.

Raymond sourit d’un sourire plein de mélancolie.

- Dans un an, pensait-il, Dieu sait où je serai.

Il revint tristement chez sa mère.

En route, il vit des enfants qu’on envoyait à l’école. Tout en jouant,en marchant, ils faisaient de larges brèches aux tartines de confituresque leurs mères leur avaient préparées pour le déjeuner. Le pauvrejeune homme avait parfois envie de se jeter sur ce bienheureux morceaude pain et le leur enlever... Misère !...

Il monta péniblement jusqu’à la mansarde. Un bruit singulier le glaçad’effroi. Il ouvrit doucement la porte... c’était sa mère qui faisaitce bruit... c’était le râle de l’agonie.

Eperdu, il saisit sa main chérie... froide !... il baisa ses joues...glacées ! Cinq minutes après, tout était fini. Raymond ferma les yeuxde la morte et la contempla, immobile, l’oeil fixe et hagard.

- Ma mère, ma mère, cria-t-il, vous m’avez abandonné !...

Et il tomba sur le carreau de la chambre, dans un état peu différent decelui de sa mère.

C’était l’heure de la visite du médecin.

Il arriva comme de coutume, frappa, et, ne recevant pas de réponse,entra. Ses yeux, accoutumés à de terribles spectacles, ne purentretenir des larmes d’attendrissement.

Une heure après, par ses soins, on transportait Raymond à l’hôpitalBeaujon. Il avait une congestion cérébrale, compliquée de toutes lesprivations qu’il avait souffertes.

V

L’ORGIE.

- A la santé de notre amphitryon !

- Faites circuler le bol.

- Il est vide.

- Garçon !... un sixième bol de punch.

Nous sommes chez Ladmiral, restaurateur connu, non loin de l’église deSaint-Germain de Prés, en pleine orgie d’étudiants et d’étudiantes.

- Je propose, dit en se levant une des bacchantes, - mademoiselleOrgandine, ex-demoiselle de nouveautés, aujourd’hui maîtresse infidèleet adorée de l’étudiant Salvator Martinon, surnommé Carambole, - jepropose que ce bol soit le dernier.

- As-tu fini ? Le dernier ! Bégueule, va ! riposta sa vis-à-vis, lapiquante Nini. Ça ne sait pas boire et ça veut s’mêler de parler.

- Nini, tâche donc d’écouter jusqu’au bout, ma fille, avant de parler.Je propose que dans ce dernier, mais gigantesque bol, on mêle ensemblel’eau-de-vie, le rhum, le kirsch et tous les alcools de l’établissement.

- Bravo ! bravo ! cria l’assistance.

- Tape là-dedans, dit noblement Nini à sa rivale, en lui tendant lamain à travers la table ; t’as mon estime.

Et les joyeux convives, au milieu des rires, des plaisanteries, deschants et des caresses les plus bachiques, attendirent l’arrivée dufameux bol final.

Organdine roula cigarettes sur cigarettes, fuma et refuma, le tout dansle débraillé le plus original et le moins décent qu’il soit possibled’imaginer.

- Messieurs, dit Carambole en se levant à son tour, je fais un voeu...

- Bah !

- Un voeu ! vas-tu faire naufrage ?

- Dieu m’en garde !

- Le voeu ! le voeu ! Dis-nous ton voeu.

- Avec plaisir. Je jure, dit-il, en étendant la main d’une façoncomique, de vous réunir tous ici pour célébrer une semblable fête,chaque fois que je changerai de maîtresse.

- Hein ? dit Organdine, qu’est-ce que tu dis, mon chéri ?

- Bravo ! cria Nini.

- Bravo ! hurlèrent les convives.

- En ce cas-là, dit Organdine, vous êtes gentils tous ; mais vousn’êtes pas près de recommencer.

- Ce diable de Rocambole a des idées originales, dit un étudiant.

- Vous verrez, dit un autre, qu’il est capable d’empêcher les femmesd’être infidèles.

- S’il trouve un tel moyen, dit un troisième, je lui conseille dedemander un brevet et de prendre une carte d’exposant à la prochaineexposition universelle.

- Avec ça qu’ça se peut ! dit Nini.

Pour couper court à toutes ces réflexions saugrenues, le garçon parutavec le mélange enflammé, commandé par Organdine.

Aussitôt Carambole, en sa qualité d’amphitryon, se leva et versa àchacun de larges rasades.

La vapeur seule étourdissait déjà ces cerveaux en ébullition.

Que deviendraient-ils après l’absorption du contenu ?

Aussi, à mesure qu’ils buvaient, le diapason de leurs voix s’élevaitd’autant. C’était un tapage, un feu roulant de lazzis, de provocationde chants, de cris sans nom, à rompre la cervelle la mieux organisée.

Après avoir bu, étudiants et étudiantes commencèrent autour de la tableune danse échevelée ; les baisers marquaient la mesure ; les éclats derire et les hoquets étaient la musique.

Enfin, peu à peu, le bruit cessa ; succombant à l’ivresse et à lafatigue, ils s’affaissèrent qui sur une chaise, qui sur la table, leplus grand nombre dessous, et l’on n’entendit plus que les sonoresronflements des tapageurs.

Alors, les garçons ouvrirent sans scrupule toutes les fenêtres, etl’air frais de la nuit eut bientôt chassé l’air brûlant et corrompudans lequel ils grouillaient tout à l’heure.

A quel propos maintenant avons-nous conduit le lecteur au milieu de cesfous et de ces folies ?

Pour une raison toute simple.

C’était pour y faire la connaissance de Salvator Martinon, surnomméCarambole, l’heureux possesseur du deuxième portefeuille, déposé par lebanquier dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques.

Il n’avait pas attendu longtemps celui-là.

A peine avait-il eu le temps de se cacher, qu’il avait vu arriver unjeune homme et une jeune fille, fumant l’un et l’autre.

- J’en ai assez comme ça de ta débine, disait aigrement Organdine.

- Va-t’en au diable, si tu n’es pas contente ! répondait aigrementaussi Carambole.

- Ah ! c’est comme ça !

- Pas autrement.

- Eh bien, bonsoir !

Et Organdine avait tourné le dos à Carambole, sans plus de cérémonie.

L’étudiant poursuivait tout seul sa promenade ; il s’arrêta pourfrapper sa pipe contre une borne et en faire tomber la cendre.


VI

COMME QUOI L’OR NE REND PAS SERVICE A TOUT LE MONDE.

Naturellement ses yeux suivirent la cendre éteinte à mesure qu’elletombait, et ce ne fut pas sans un étonnement non moins naturel qu’ilvit qu’elle s’arrêtait sur le maroquin brillant d’un portefeuille.

Rapide comme l’éclair, il se baissa pour le saisir ; puis, jetant detous côtés un coup d’oeil oblique, s’assura que personne ne l’avait vu.

- C’est égal, fit-il en lui-même, il n’est pas prudent d’en faire icil’inventaire.

Et, comme conclusion, il fit volte-face et revint chez lui.

Le banquier put à son aise demander au concierge les renseignements surce jeune homme débraillé, dont l’allure faisait médiocrement l’éloge.Or, depuis près de deux mois, les fonds étaient bas, Carambole n’avaitpas jeté le moindre gâteau dans la niche de Cerbère, et n’en avait pasmoins mené son train retardataire et tapageur.

Cerbère se garda donc bien de flatter le portrait qu’il en fit.

Notre homme généreux revint au logis en se grattant soucieusementl’oreille.

Carambole habitait au quatrième un coquet appartement de garçon. Peuhabitué à consulter ses ressources, il vivait de crédit etengloutissait lestement la pension que lui faisait son père.

Celui-ci n’avait pas tardé à connaître la vie paresseuse et débauchéede son fils. Ennuyé, à la fin, de payer ses dettes, il avait cessé des’occuper de lui, et refusé péremptoirement d’ouvrir désormais sonporte-monnaie.

L’étudiant avait alors eu recours aux Juifs, et il avait usé jusqu’à lacorde tous les Gobseks du quartier Latin.

Loin de renoncer à sa vie de plaisirs il jouissait de son reste etmenait avec Organdine une existence problématique dont la surface étaitencore dorée.

Tel était le deuxième favori du hasard.

Dans la première pièce, il trouva Organdine furieuse, fort occupée àfaire ses malles, et bien décidée à saisir cette occasion de sortir dela débine. Inutile de dire que ses vues étaient déjà portées ailleurs,et que sont gîte était choisi.

Carambole, qui sentait instinctivement la valeur de sa trouvaille,essaya, en passant, de se réconcilier avec la jolie fille.

Elle le savait à sec, ses efforts furent stériles.

Il entra dans la seconde pièce, et ferma violemment la porte derrièrelui. Par cette feinte brusquerie, il cherchait le moyen d’être seul àcoup sûr.

Il ouvrit aussitôt le portefeuille, en tâta les poches, et mit la mainsur les billets.

Un cri de joie lui échappa... mais il se remit promptement.

- Un instant, dit-il, en réfléchissant. Gardons pour nous le secret ;les femmes ont trop de langue. Je mettrai l’aventure sur le compte demon père... Vive Dieu ! voilà de quoi vivoter pendant quelques temps.

Une pensée ironique vint effleurer un sourire sur ses lèvres...

- Ah ! pensa-t-il, Organdine veut bouder... Voyons si sa résolutiontiendra longtemps.

Ce disant, il ouvrit la porte.

- Didine ? appela-t-il.

Pas de réponse. La grisette bourrait sa malle avec rage.

- Didine, reprit l’étudiant, sais-tu si tu pourrais trouver dans lequartier la monnaie d’un billet de mille ?

Organdine laissa retomber le couvercle de la malle et deux robesqu’elle s’apprêtait à serrer.

- Vous dites ? demanda-t-elle, de l’air du monde le plus ébahi.

- Je dis que je voudrais la monnaie de mille francs.

- A l’oeil ?... c’est trop vieux.

- Allons, Didine, sois bonne fille, va me changer ce billet en faisantquelque emplette.

Il lui tendit le banck note.

Pour le coup, Organdine tomba des nues.

D’un coup de pied, elle repoussa contre le mur sa malle à moitié pleine; le rire émaillé reparut sur son visage ; elle entoura le cou deCarambole et fit patte de velours...

- Tu as donc hérité, mon chéri ?

L’étudiant lui raconta la fable qu’il avait préparée.

Quelques minutes après, la grisette descendait en chantonnant.

Bientôt on la vit revenir avec un panier de champagne et sa monnaie.Une scène d’amour et d’ivresse s’ensuivit.

Le lendemain, chez Ladmiral, Carambole s’essayait à manger les dixmille francs que la Providence lui avait envoyés.

Il est temps de le dire, cet argent était venu on ne peut plus mal àpropos. Le jeune homme, aux prises avec une adversité sérieuse, avaitcommencé à réfléchir et même à travailler.

Séparé d’Organdine, ces bonnes résolutions pouvaient s’affermir, sacarrière pouvait encore être belle...

Fatalité ! Sa trouvaille perdit tout.

Il se lança de nouveau dans le tourbillon des plaisirs ; il se retrempaà cette source de folles délices, à ce point qu’elle devint un besoinimpérieux.

Lancé sur la pente de ce précipice, rien ne put le retenir, et sa chutefut terrible.

L’argent ne dura pas longtemps. A bout de ressources, Salvator, le filsde l’honnête Martinon, n’eut pas honte de devenir faussaire !...

Dix ans de travaux forcés couronnèrent l’oeuvre.


VII

TRAVAIL ET MISÈRE.

Dans la rue Vieille-du-Temple, à l’heure où avait été déposé letroisième portefeuille, le mouvement, la vie, la foule étaient aucomble ; mais presque toute cette foule était composée d’ouvriersrevenant du labeur.

Hommes, femmes, enfants, - car les enfants travaillent jeunes danscette partie de la capitale ! - tous se heurtaient en sens divers, pluspressés de regagner leur gîte - peu hospitalier pour beaucoup - que dechercher aventure.

D’ailleurs, eût-on su qu’un trésor était caché dans la rue, c’était,pour nous servir de l’expression populaire, chercher une aiguille dansune botte de foin.

Nulle part, en France, on n’est mieux caché qu’à Paris ; à Paris, nullepart mieux que dans la foule.

Mais le banquier aux aguets, avec ses vêtements de luxe, faisait uncontraste avec la plèbe dont les flots l’entouraient : on le remarquaitbien mieux que son trésor.

Enfin, la cohue s’éclaircit, et le gaz, suppléant à l’obscurité,rayonna de sa vive lumière.

Un jeune ouvrier, - jeune n’est pas le mot, il paraissait avoirtrente-cinq ans, - plus attardé que les autres, parce qu’il avait aprèssa journée fait quelques acquisitions un peu lourdes, telles que desoutils et du fer, passa à son tour devant le banquier.

Accablé de fatigue, il posa son fardeau sur la borne, et s’essuya lefront. Quelques secondes écoulées, l’ouvrier reprit ses outils et lelingot de fer ; en se penchant vers ces objets, il vit briller quelquechose et le ramassa : c’était le portefeuille.

Sans perdre de temps à en examiner le contenu, il le mit dans la pochede sa blouse, et poursuivit sa route.

Son bienfaiteur anonyme le suivit à distance.

Dieudonné Brohet - c’était le nom de l’ouvrier - demeurait àl’extrémité de Paris, tout près de la barrière de Montreuil.

Dans la chambre unique qu’il occupait, l’attendaient sa femme et troisenfants, retardant l’heure de leur frugal dîner pour manger la soupe enfamille.

Le banquier voulut s’informer, mais inutilement : la maison n’avait pasde portier ; il se borna donc à prendre l’adresse. Une pensée secrètelui disait d’ailleurs que son argent pourrait bien n’être pas inutile.

En effet, sans vouloir étaler à plaisir le tableau des misèresparisiennes, c’était encore la misère que l’or venait visiter.

Dieudonné Brohet, ouvrier forgeron, armurier, fabricant de cisailles,n’avait cessé de travailler courageusement. Honnête et rangé, lescharges de la famille, les mortes saisons et les maladies, l’avaienttoujours réduit à vivre au jour le jour.

Travailleur infatigable, tant que l’ouvrage donnait, il ne se reposaitpas ; ces maladies cruelles qui avaient si vite emporté ses faibleséconomies, elles étaient nées de la fatigue. Aussi, c’est un rudemétier que celui de forgeron ! Et Brohet ne se contentait pas dutravail de l’atelier, il travaillait encore chez lui ; c’est pour celaque nous le voyons chargé d’un lingot de fer qu’il devait réduire encisailles, à ses moments perdus.

L’ouvrage allait fort peu ; souvent la famille avait faim ; lui-même,pour supporter le poids de son pénible travail, n’avait que de l’eau àboire.

Le tableau que présentait la chambrette gagnait en gaieté ce qu’ilperdait en beauté.

Ce qui frappait d’abord, c’est qu’on n’y voyait qu’un lit. Ce litunique était dédoublé le soir ; on en tirait deux matelas qui servaientde couche, l’un à la fille aînée, l’autre au fils cadet. La plus jeune,qui était une toute petite fille, couchait avec ses parents.

Le lit était en noyer ; quelques chaises, une armoire, un bahut, unetable, achetés péniblement, peu à peu, quand l’ouvrage produisait plusqu’il n’était nécessaire aux besoins journaliers ; mais tout celas’usait déjà...

Été comme hiver, un petit poêle flamand, en fonte, servait à faire lacuisine et complétait l’aspect du logis.

A l’entrée du père, les enfants et la mère s’empressèrent de ledécharger, le couvrirent de caresses. On s’assit à table ; la petiteClémence sauta sur les genoux de papa.

Le dîner fut gai, sinon succulent ou même abondant.

Ce ne fut que quand les enfants furent couchés que Brohet se rappela leportefeuille qu’il avait trouvé.

L’honnête ouvrier ne savait pas lire.

- Tiens, femme, dit-il, vois donc ce que c’est. J’ai trouvé ça au coind’une borne.

Aimée admira d’abord la beauté du portefeuille, puis s’étonna de n’yvoir que du papier blanc. Quand elle ouvrit la poche gonflée et qu’elleen tira les billets de banque, tous deux pâlirent.

- Mais, dit Brohet, c’est de l’argent, ce papier-là !

Aimée comptait les billets.

- Dix mille francs ! s’écria-t-elle en palpitant.

- Dix mille francs ! répéta le forgeron : c’est une fortune. Cherchedonc dans les autres poches si tu ne trouveras pas une adresse, uneindication.

Aimée fit ce qu’il disait : on sait qu’elle ne trouva rien.

- C’est étrange, dit Brohet. Comment ! tu ne découvres rien qui puissenous mettre sur la voie ?

- Rien.

- Et le portefeuille est tout neuf ?

- Tout neuf.

Ils demeurèrent quelques instants plongés dans leurs réflexions.


VIII

L’ORDRE ET L’ÉCONOMIE.

- Ecoute, femme, dit Brohet après avoir réfléchi, il n’est pas naturelque nous ne trouvions pas un seul mot, pas un seul papier dans ceportefeuille, autre que les billets de banque. Voilà une bonne occasionqui se présente de nous tirer de la misère. Celui qui a perdu cettesomme avait sans doute le moyen d’en perdre d’autres. Nous allonsattendre que l’on fasse des réclamations. Si, dans quinze jours, nousn’avons entendu parler de rien, ce sera la meilleure preuve que cetargent ne tourmente guère son propriétaire ; si, au contraire, on leréclame, je le reporterai.

- Si tu le portais chez le commissaire ?

- Femme, la fortune ne se présente pas deux fois ; elle nous a choisissagement, car nous en avons besoin. Je te répète que si celui qui aperdu ces dix mille francs en est privé, si c’est un dépôt perdu, parexemple, il ne manquera pas de le faire afficher.

- S’il ne le fait pas, que ferons-nous ?

- Nous ne parlerons à personne de cette bonne aubaine. Sauras-turetenir ta langue ?

- Je te jure que je n’en soufflerai mot.

- C’est bon. Les enfants dorment : il n’y a rien à craindre de leurcôté. Dans quinze jours, si je n’ai pas de nouvelles, - et je nepasserai pas un jour sans m’en informer, - je loue une boutique, unatelier, j’achète deux enclumes, plusieurs étaux, du fer, tous lesoutils qui me manquent, et je m’établis à mon tour fabricant decisailles. C’est un état peu encombré ; je suis déjà connu commeouvrier ; tu iras chez les pratiques, au besoin tu m’en trouveras, tuferas l’article. Notre petit Henri apprendra mon état et, s’il plaît àDieu, après avoir fait fortune, nous marierons nos filles.

- Ah ! si cela se pouvait !

- Cela se pourra. Mais, avant de marier nos filles, j’aurai mis de côtéces dix mille francs avec les intérêts, et, à mon tour, je ferai poserdes affiches pour en découvrir le propriétaire insouciant.

- Le beau rêve ! le beau rêve ! dit Aimée.

Ce beau rêve, cependant, se réalisa.

L’atelier et la boutique furent loués à bai, comme le forgeron l’avaitrésolu. En attendant les pratiques, il fit de l’ouvrage d’avance ; safemme le porta comme échantillon chez les commerçants ; l’achalandagese fit. Avec l’ordre et l’économie habituels du ménage, rien ne futgaspillé.

Aimée tenait les livres.

Personne ne s’entendait mieux que son mari aux achats de fer en gros.Bientôt le soufflet de la forge ne cessa de faire monter les spiralesd’une fumée noire au-dessus de l’atelier ; le nombre des atelierss’accrut avec celui des commandes, et le voeu du forgeron futcomplétement exaucé.

Aujourd’hui, si vous passez dans la rue Fontaine-au-Roi, vous admirerezune boutique, ou mieux un magasin dont les cisailles brillantesétincellent sous les reflets du gaz ; on y voit aussi des armes, de laquincaillerie, des pompes hydrauliques.

Entrez dans la cour, par la porte cochère, vous y verrez un vasteatelier dont les ouvriers ne chôment jamais.

C’est là que s’est enrichi Dieudonné Brohet.

Au premier étage, au-dessus de la boutique, dans un appartement simpleet de bon goût, vous trouverez la mère occupée des préparatifs de lanoce d’Hortense, son aînée, fiancée avec le commis d’une opulentemaison de fer en gros.

Le fiancé se nomme Raymond Desjardins.

Sauvé de sa terrible maladie, il est sorti de l’hospice après y avoirpassé plus de six mois, et est revenu habiter la mansarde que nousconnaissons.

Six mois après, un avis de la préfecture de police lui annonçait que,les dix mille francs n’ayant pas été réclamés, il pouvait en prendrepossession.

Le bon jeune homme, peiné de ne pouvoir partager ce bien être avec samère, avait travaillé à se donner l’instruction qui lui manquait. Aforce de persévérance, il était devenu premier commis de la maisonBacker et C°, puis associé. Ses fonds étaient quadruplés.

De son côté, fidèle à sa promesse, le forgeron avait fait des démarchesinfructueuses pour rendre l’argent trouvé.

Ses recherches duraient depuis plusieurs années.

Enfin le jour du mariage arriva.

La noce se fit en famille, dans l’atelier, décoré pour la circonstance; on était au dessert, lorsqu’un coup, frappé à la porte, fit leverRaymond, qui courut ouvrir.

Trois messieurs âgés entrèrent : c’étaient les trois banquiers.

- Mes amis, dit l’un d’eux, ne vous dérangez pas et permettez-nous deprendre place au banquet.

Cette demande, un peu insolite de nos jours, fut accordée.

Alors, celui qui avait pris la parole raconta l’histoire des troisportefeuilles. Aussitôt, les trois bienfaiteurs furent comblés decaresses, accablés de sincères expressions de reconnaissance.

- Heureux, dit alors un de ces bons vieillards, heureux ceux qui saventprofiter des ressources que la Providence leur envoie. Que l’exemple deSalvator vous serve à jamais de leçon terrible !

L’or est la pire et la meilleure de toutes les choses.


       LE GUILLOIS.

FIN.