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LERÉVÉREND, Gaston(1885-1962) :Irrévérences.- Paris : Éditions de la Belle Page,1927.- 66 p. : ill. ; 18,5 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux de Lisieux (30.IV.2015) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Ce texte nerelève pas du domainepublic. il ne peut-êtrereproduit sans l'autorisation des ayants droit. Orthographe etgraphieconservées. Texteétabli surl'exemplaire de la médiathèque [Bm Lx : Norm 1595] ~*~IRRÉVÉRENCES AVEC TROIS BOIS GRAVÉS DE GALANIS PAR Gaston LE RÉVÉREND ~*~Cependant, sur le chemin du retour, on le vit s’arrêter à Lisieux etvenir frapper à ma porte. « Il lui faut sans doute ce soir ses cinq cents lignes de copiehebdomadaire ; mais croit-il que Le Révérend est un auteur à se laisserdélier la langue ? Où s’est-il donc renseigné ? Si c’était aux endroitshonnêtes, il saurait qu’autour du Carmel, dans les Presbytères, à laMairie, au Lexovien, à l’Avenir, dans tel cabinet d’avocat, telbureau de professeur en retraite ou telle chambre de marquis ruiné, serencontrent des personnalités parlantes, représentatives, et de tout lemonde estimées. Le Révérend, au contraire, têtu et bougon, ne paie pasde mine, n’affiche ni opinions, ni projets, ni réussites, et,maître-adjoint d’une école primaire, se tient dans l’ombre. Heureuxsans renommée, il fuit la province en restant chez soi, comme desParisiens, dit-on, fuient Paris en fermant leur porte. Grand bien luifasse un tel isolement ; et que son silence lui profite ! Personne icin’en a cure. Vraiment donc, à moins qu’il ne travaille à mettre enlumière des muets ermites, l’enquêteur des Nouvelles littéraires sefourvoie, et il va bientôt s’en rendre compte. » Trompé par sonignorance, voilà ce que se fût dit, en le voyant monter chez moi, unLexovien lettré, habitué de la Bibliothèque municipale, lecteur de la Revue de France et des Annales de Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus.Frédéric Lefèvre, au contraire, ayant mon nom dans sa mémoire et danssa géographie, profitait de l’occasion pour me faire visite. Au reboursde tant d’auteurs qu’il avait trouvés à la mesure de leur milieu, il meconsidérait, sur la foi d’un ami plutôt que sur la connaissance de mesécrits, comme la mauvaise tête de cette Normandie bonasse, l’espritfort de cette race bien pensante, l’âme éveillée de cette fouleendormie. Mon Lexovien ne s’en fût jamais douté ; et moi-même… Mais jeme connais des idées si particulières que je n’ai pas à m’étonner decelles des autres. Il était dix heures. La cuisine était en désordre, les tablesencombrées de bassines et de vases, l’air bleui de vapeurs acides. Nilavé, ni rasé, ni peigné, ni habillé, en tablier bleu, en bras dechemise, je faisais des confitures. C’est une besogne dont, àl’ordinaire, les femmes se chargent. Chez moi, je ne la leur laisseraispour rien au monde. J’ai appris tout petit à les faire, et engrandissant à en avoir faim chaque jour. C’est ainsi depuis vingt ans :il m’en faut cinq pots la semaine, et qu’ils soient sortis demon chaudron. Comme ce voluptueux qui goûte une vive jouissance auxmille détails de la caresse amoureuse et seulement une grande paix dansla possession charnelle, c’est dans une joie active de l’esprit que jeles prépare, avant de m’en repaître sagement. Aussi est-ce une aubaineque de me surprendre dans ces travaux du jeudi matin. En me voyant m’ydépenser, la joue en feu, l’œil attentif, des minutes entières sansécouter ni répondre, mes familiers disent que j’ai raté ma vocation, etqu’au lieu d’être maître d’école, j’aurais dû entrer dans une maison desucreries. Ils se trompent. Je n’aurais pu les faire comme je les aime,et je m’en serais dégoûté. La besogne d’obéissance n’a pas le charme decelles où la nature, le désir et l’instinct vous guident. Je n’attendais personne ; j’étais installé, un peu dans ma besogne,beaucoup dans certaine rêverie, à cent lieues du monde. Quelqu’unentra, me fit des politesses, et me tendit un carton : « LES NOUVELLESLITTÉRAIRES vous prie de réserver bon accueil à leurRédacteur-en-chef. » Il y joignit un bristol : FRÉDÉRIC LEFÈVRE. Jeglissai vers lui, d’un œil stupide, un regard qui ne se laissait qu’àregret rapatrier sur la terre. Et ma première pensée, devant cet intrussouriant qui se présentait sans la moindre majesté, fut de lui faireessuyer la table et rincer les pots, à la place de la bonne absente. Jeretrouvai mes sens juste à temps pour ne point le lui demander : telqui fait courir sur le papier une plume alerte aurait des crampes dansles doigts à se servir d’un torchon. Je me rappelai ensuite fort àpropos qu’important par l’abondance de ses écrits et célèbre par seslunettes, Frédéric Lefèvre était un homme à connaître. Je luidébarrassai une chaise, poliment. Il ne m’avait rien demandé : je lui prêtai des intentions. Il a publiétant d’entretiens que je ne l’imaginai point capable de se dérangerpour autre chose. Spécialisé dans un genre, il ne devait pas savoir ensortir. Et il venait sûrement pour son cent trente-cinquième numéro. Ilest des auteurs que cette idée eût remplis d’orgueil. Elle me futinsupportable. Elle me rendit injuste, agressif, méchant,pisse-vinaigre. Je n’écrivais pas dans Les Nouvelles littéraires.J’étais libre. Monsieur, attaquai-je, quelle enquête menez-vous, et quelle célébritéme voulez-vous faire ? Si vous m’interrogiez pour Le Matin, jechercherais quel crime j’ai commis cette nuit ou quel assaut de boxej’ai pu livrer hier au soir. C’est pour Les Nouvelles littéraires. Jene me vois sur la conscience ni attentat contre l’esprit, ni injure àla raison, ni projets fantasques. Vous vous dérangez pour rien. Supportez, dis-je deux tons plus bas, que mon langage soit violent etcru. Mes grands-parents ne mâchaient point leurs mots et ne retenaientpoint leur éloquence ; d’attaque prompte, de riposte vive, ils avaientla phrase énergique et brève ; je tiens d’eux mon parler franc etdirect. C’étaient des paysans ; ils étaient pauvres ; ils furentmaintes fois les victimes de leur langage. Cela ne les corrigea point.Les mésaventures qui m’arrivent ne m’intimident point davantage. Ce quime passe sous les yeux, ce qui me vient aux oreilles, voilà de lagraine pour mon moulin qui, blanche ou noire, renvoie à chacun safarine. M. le Rédacteur-en-chef avait laissé ses nerfs à la porte. Je repartissur le ton pointu. Il fait bon conter les nouvelles au peuple le plus curieux de la terre; et c’est bien faire, quand la nouveauté est de prix. Mais tout dire !Et fouiller partout pour avoir, chaque semaine, de quoi dire ! Serefuser, comme impossible, le discernement et le choix ! Sacrifier à lanécessité d’argent, au besoin vital d’être acheté par cinquante ou centmille bonnes gens, qu’on éblouit avec des sottises et qu’on satisfaitsans leur plaire ! Aussi quelle réussite ! Tous les talents employésselon leur rendement journalistique ! L’aimable, le fin, le sublime, lerare, dédaignés ou relégués aux quatrièmes pages ; et le niais, lemédiocre, le scandaleux, le commun, s’étalant et plastronnant auxpremières ! La littérature étendue aux petits faits des cuisines,salons et chambres littéraires ; mets nouveaux et nouvelles épices ;secrets, soupçons, témoignages ; goinfreries des uns et coucheries desautres ! Ah ! ces journaux, potinières universelles ! Ces chroniqueurs,à l’affût de toutes les misères ! M. Jean-Jacques Brousson, par exemple! Voit-on pas, à le lire assidûment, qu’il est un de nos trois ouquatre boueux littéraires ; oui, un de ces manœuvres sans odorat nidégoût qui cherchent les rivières bruissantes et ensoleillées, vous endétournent sournoisement le cours, descendent dans le lit sec, etjettent à vos yeux fâchés des tombereaux de vase honteuse ou de sablearide ? Quand je pense à cela, comme je me trouve bien d’être un auteurignoré ; de n’avoir affaire qu’à moi quand j’écris ; de ne penser,quand je publie, qu’à trois ou quatre amis désintéressés, aussidifficiles et aussi rudes d’avis que je puis l’être ! Eux, ne mepoussent point à fréquenter les vélodromes et les arènes ; à rechercherle sourire des femmes et les flatteries des jeunes gens ; à couriraprès les prix et les primes ; à quitter enfin mon Lisieux pour votreParis, et mon purgatoire pour votre enfer. Ils me laissent la paix, mesloisirs, et ma liberté. Vos grands hommes se feraient-ils rares, que vous sortez à mon endroitd’une réserve que ma nonchalance justifiait si bien ? Vous êtes untémoin honnête : je veux bien vous satisfaire. Vous m’invitez à desconfidences ? Je vous offre ma joie présente, qui est d’avoir devantmoi un sirop bien clarifié et des fruits à point. Vous pensez me donnervotre avis ? Je l’attends sur mes confitures, quand je vous lesdonnerai à goûter. Qu’en diront vos lecteurs ? C’est le seul ouvragedont je puisse vous laisser leur rendre compte. Ne croyez pas à une plaisanterie : je n’ai rien d’un homme facétieux.J’admire les théoriciens, les doctrinaires, ces penseurs fidèles àleurs idées, qui s’en font les esclaves zélés, qui n’en veulent servirni connaître d’autres, qui écrivent et discourent sans fin pour elles,et qui mourront en jurant qu’elles sont la seule vérité. J’aurais pu faire comme eux : si occupé qu’on soit à gagner sa vie, ontrouve toujours l’occasion de se borner l’esprit, et de jargonnerd’abondance. Mais je n’ai pu me résoudre à bâtir avec mes vérités d’unjour un de ces monuments qui, toutes pierres comptées et chacune à saplace exacte, vous devient très vite un tombeau. Téméraire adolescent,audacieux adulte, timide vieillard, l’homme, qui affirme sans cesse sonmoi physique et moral, n’évolue-t-il pas à mesure qu’il change ? La vien’est-elle pas oppositions et contradictions, flux et reflux ? Je suisresté l’être vivant qui pense quand l’événement s’offre, quand l’espoirjaillit, quand le souvenir remonte. J’ai eu mes pensées d’enfant, j’enaurai d’homme fait, et de vieillard, si je dure. Ma mémoire et mesécrits passés ne m’importunent point ; mes morts successives me sontlégères, je me renie sans façon, je m’oublie de même ; rien ne m’estcher que la vérité de mon heure présente. Si j’avais rassemblé mes Œuvres complètes, vous pourriez m’honorerd’un portrait artificiel ; et je serais le premier àsupporter qu’il ne me ressemblât point. Je n’ai pas cinquante ans ; àpeine ai-je ébauché quelques pages du livre qu’à cet âge on peuts’accuser d’avoir écrit ; et même, à bien examiner ces prémices, je nesais s’il méritera jamais de plaire. L’envoyé des Nouvelles littéraires se leva. Allait-il déjà partir ?Je lui coupai la retraite. Monsieur, je suis un confrère bien peu complaisant. Ne vous en fâchezpoint : j’y sais bon remède. Je ne veux vous priver d’aucun plaisir ;et si vraiment vous voulez passer une heure avec moi, confiez-en lesoin à votre imagination. Celle de Maurice Barrès, si je me souviens,fit merveille, quand il eut affaire à Ernest Renan. La vôtre peut sansscrupule se permettre de ces audaces. Si je faisais votre métier, c’esttoujours ainsi que j’en userais, par timidité naturelle et horreur dudérangement. Aussi, le chroniqueur de gazette que vous me présentieztout à l’heure, souffrez que je l’éconduise. Mais Frédéric Lefèvre,allons donc ! Soyez le bienvenu, monsieur, et tenez-moi compagnie !Vous êtes un homme chez un homme : ne soyez pas plus journaliste que jene suis magister. Hors de ma salle de classe, je ne pense ni ne parleen pédagogue, quitte à être méprisé par les bons maîtres, qui sontpédants jusque dans l’alcôve. J’errais, quand vous êtes entré, àtravers la forêt normande de M. Édouard Herriot, dont j’ai lu le livreces jours derniers. Il me venait des révoltes et des fureurs. J’allaisparler tout haut, invectiver, éclater peut-être. Mes proches sonthabitués à ces sorties et, sans douter de ma raison, ils viennentparfois, au plus fort de mes accès, me rappeler à la décence. Vousallez m’épargner cette petite honte domestique : causons. Je nem’emporte contre les gens que lorsqu’ils ne sont pas là : vous necourez aucun risque. Et, mon hôte, je vous garde à déjeuner. C’est uneviolence que je fais à tous, et à laquelle bien peu résistent ; ceuxqui me quittent sans s’être assis à ma table me sont ennemis à jamais… De ma cuiller touillée de sirop, de ma grimace la plus engageante, jele faisais revenir à sa chaise. Il se rassit, sourit, croisa lesjambes, joignit presque les paupières, en auditeur résigné des longsmonologues confidentiels. Ah ! monsieur ! si mon opinion sur les hommes et sur leurs ouvragespouvait être utile au monde, avec quelle joie je m’en ferais une surchacun ! Toutefois, je ne suivrais point votre exemple : non qu’il soitmauvais, mais je n’aime pas imiter. Je ne m’inquiéterais point desquestions qu’un auteur peut bien vouloir qu’on lui pose pour aussitôtles lui poser ; je ne chercherais point de quelles subtilités sesadmirateurs désirent qu’il les entretienne pour ne lui parler que decela. Méthode trop facile, qui fait plaisir à tout le monde et nesatisfait personne. Je l’aborderais sans flatterie et lui dirais sansprécaution : « Que sommes-nous et où allons-nous ? Vous le savez sansdoute, vous qui parlez de toutes choses ! » Si ma curiosité luisemblait ridicule ou hors de saison, je lui ferais honte d’avoir oubliéson catéchisme, et je le renverrais à l’école. Ou bien, lisant seslivres, j’y chercherais s’il n’a pas en quelque endroit laissé paraîtreses convictions. Déçu par l’homme et par l’œuvre, j’irais sansimpatience enquêter ailleurs. Nos écrivains sont des milliers ; c’estbien le diable s’il n’y en a pas une trentaine qui méritent leur nom. Ce n’est pas avec cette désinvolture que j’aurais traité Ronsard. Ilm’eût renvoyé à l’Eglise, mère de toute pensée, ordonnatrice de toutefoi. C’eût été là bien répondre, et abondamment. Le moyen âge achevaitde répandre ses dernières « ténèbres ». Le cœur et les sens employaientencore toutes les activités spirituelles, et suffisaient à les épuiser.L’esprit ne s’imaginait pas qu’il pouvait avoir affaire avec la lunettedes astronomes et le scalpel des naturalistes. Mais aujourd’hui, au siècle des « progrès sans nombre », des « totalesémancipations » ! Religions, métaphysiques, philosophies, idéologies,morales, s’enchevêtrent et s’opposent ; les docteurs s’entre-déchirent,les sages s’entre-décernent des brevets de folie ; chacun tire sa foion ne sait d’où, reçoit ses vérités d’on ne sait qui, juge sur on nesait quels principes, parle une langue à part et pour quatre. Chacun secroit et ne croit que soi. Que chacun s’éclaire donc, que mes regardss’enfoncent en lui sans y trouver d’ombre, et que je le puisse juger !Quand un homme a défini l’homme, combien facilement se dessinent sestraits et s’interprètent ses démarches ! Qu’on y va franchement à luifaire une réputation ! Voyez notre ami Maurice Boissard, l’homme aux badinages frivoles et auxconfidences indiscrètes. Il n’a pas honte, lui : il affiche toutes nuesses convictions et ses mœurs. Il vous confie sans hésiter que le singea produit l’homme, que Dieu, l’âme et l’au-delà sont rêveries d’oisifset fétiches de sots, que le monde commence avec Louis XIV, que centmille mots n’existeraient point s’il avait la charge du langage, et quetrente riens à majuscule seraient encore à penser s’il rédigeaitl’Encyclopédie de l’Esprit. Une fois que l’on a entendu cela, que sesbalivernes ont de sens et que sa lecture est plaisante ! On aime qu’ilgarde en soi de la nature et de la bête, qu’il parle comme l’animalcrie, sans retenue ni respect humain ; qu’il n’ait installé dans sacervelle nulle machine à fabriquer des systèmes, et qu’il rie de ceuxqu’on s’est faits. Sa naïveté est terrible et sa logique implacable :tant mieux, un mot de lui en vaut cent des autres ! Il a des sautesd’humeur ; qu’il n’y porte point remède : les sujets lui manquent de secontrefaire. On est si bien sûr de ce qu’il pense ! Maximes, charges,avis, propos, quand il les sort, on s’attendait à ce qu’ils sont. «C’est bien de Boissard ! », s’exclame-t-on. Ainsi, de sa proprelumière, cet original s’éclaire à fond. Il plaît toujours, il étonneencore ; il ne surprend plus. Tels devraient se montrer ceux qui se mêlent de parler au monde, pourqu’on sache tout de suite comment les prendre, eux et leurs dires. Et s’il était possible à chacun d’oser, qui ne tiendrait à s’offrirainsi ? Mais peuvent-ils oser, ceux qui ont peur ? Peur d’ouvrir lesyeux sur le monde, peur d’y voir plus clair que les aveugles, peur demanquer aux convenances, peur d’être seuls avec leur foi ? Peuvent-ilsoser, ceux qui ne savent crier qu’en foule ? On ne veut point dépasserles autres ; on se persuade que la vérité est dans l’opinion la plusgénérale ; et si l’on reconnaît que cette opinion est par trop absurde,on retourne à celle des ancêtres. Si l’on se voit pressé par unimportun, on se tire d’embarras en citant quelque auteur ancien bienconnu ; et la parole obscure répétée sans foi, on trouve avoir assezfait : « Rabelais dit : peut-être ! et Montaigne : que sais-je ? » Maistout cela, est-ce croire, ou subterfuge pour ne pas avoir à croire ?Ceux qui copient le monde n’ont pas de visage à eux. Ce qu’ils peuventpenser est ânonné des milliers de fois chaque jour. Certains louvoient, d’un bord à l’autre. On peut connaître leur humeur; on ne sait jamais leur pensée. Pour eux, il y a de la vérité danstout : tout est possible, et rien n’est sûr ! Sans croire mentir nitromper, ils doutent de leur foi avec les athées et de leur athéismeavec les croyants. Ils méprisent les disciples qui sculptent l’homme,et l’ordre humain qui l’éclaire ; ils se contentent d’être desapparitions dans le brouillard. Ils se donnent aux sentiments-foules,aux idées inconciliables ; ils croient les posséder toutes ; ils nesentent pas que toutes leur échappent. L’homme de visage franc meretient seul. D’autres, natures heureuses et nobles âmes, pourraient mouvoir tout unpeuple ; ils ont déjà un royaume sensible. Mais ils ne profitent pointde leur puissance, ils refusent le sceptre. Tenez, notre GeorgesDuhamel ! Il semble, par bien des endroits, le grand écrivain de notreépoque ; il en sera peut-être, plus justement qu’André Maurois,l’Anatole France. Comme, avec lui, la vie paraît plus fraîche, et plusgénéreuse, et meilleure ! Il nous révèle à nous-mêmes, il multiplie nossouvenirs. Il est l’antenne tendue vers le monde ; il l’entend vibrer ;il lui prête ses frissons subtils et sa voix ardente. Il le montre à lafois misérable et grand. Mais qu’il se trouve en face des entreprisesdu siècle ou des grands fléaux humains, et qu’on lui demande de juger,le voici prudent, réservé, timide. Il s’interroge, il délibère, ils’inquiète, il joue avec les problèmes, il met en avant sa forte ironieet ses sentiments téméraires ; mais il ne résout rien, il ne conclut etne décide que pour soi ; il ne livre qu’une attitude personnelle. Ils'en voudrait, semble-t-il, d’entraîner dans son sillage un seulaveugle de bonne volonté. Ainsi notre penseur n’est qu’une poète ; samission n’est que de capter des voix ; ses émotions font toute samorale. Il satisfait l’amateur d’âmes ; il donne à aimer et à rêver ;il vous abandonne au seuil de l’action. De nobles scrupules, un sens suraigu de l’impossible et de l’inutileexpliquent, chez ce pessimiste cordial, une confidence quasi négative.Mais pourquoi, chez tant d’autres, une pareille réserve de l’esprit,quand le sentiment se livre avec une si efficace ferveur ? Sentir n’estrien sans pensée ; penser n’est rien sans désir. Ces écrivainsréveillent en vous les meilleurs instincts ; ils y suscitent les élansles plus désintéressés, mais ils hésitent à vous éclairer sur la foiutile, ils sont avares de conseils, et pour qu’on ne les prenne pointen exemple, ils brouillent leur marche. Ils ne voudraient ni vous fixerni vous faire partir ; peut-être cherchent-ils à vous sauver de leursémois et des vôtres, peut-être ont-ils peur qu’allant loin sans eux ourentrant dans l’indifférence, vous ne leur restiez point fidèles. Ilsvoulaient vous avoir, ils vous ont eu, ils ne voudraient point vousperdre. Ils mettent toute leur finesse et toute leur malice à se garderun auditoire qui n’ait souci que d’applaudir. Ils sont faibles commedes amantes : ils ne sauraient se passer de courtisans. Ne savent-ilsdonc si bien enchanter que pour satisfaire leur besoin de gloire ? Touthomme au cœur un peu fier se rebelle à la pensée qu’il pourrait nes’attacher qu’à d’impuissantes et trompeuses sirènes. Il pense à cesfemmes trop séduisantes dont le regard n’impose point la belleaventure, et qui, tout de suite, offrent leur sein pour qu’on s’yendorme. Et il en garde à ses auteurs bien-aimés une rancune confuse. J’ouvris la fenêtre. Des chants d’oiseaux entrèrent, avec de l’air pur.Mon hôte décroisa ses jambes, et me regarda en face : « Croyez-moi,monsieur, quand je frappais à votre porte, je ne pensais pas vousinterroger. La manière dont je me suis présenté a été cause de votreméprise. Mais vous me raillez, et je me tais ; vous me gardez àdéjeuner, et j’accepte ; vous bavardez, et je vous écoute. Pourtant,n’est-ce point assez critiqué ? Dites-moi, à votre tour, ce que vousêtes et où nous allons. Je ne vous quitterai content qu’à ce prix. » Ilsortit des lunettes noires, et cacha ses yeux derrière leurs vitres. «Vous feriez ainsi, lui dis-je, un confesseur apprécié des pécheressestimides et honteuses. Votre regard voilé serait sans foudres. Pécheurcomme elles, j’en profite. » Pardonnez-moi si mon histoire est médiocre. Les épopées héroïquesconviennent aux secrétaires des grands conquérants. Je ne suis pas M.de Pierrefeu. Je n’ai pas vécu dans l’ombre des héros ; je ne sais pasla volupté qu’il y a à détruire le monde, si mal ordonné soit-il. Petit campagnard, grandi loin des hommes subtils et de leurs citéslumineuses, j’ai trouvé sur mon chemin, dès mes premiers pas d’enfant,Notre-Dame Civilisation. Elle venait, comme à tous mes frères paysans,me mettre aux yeux des œillères et des lunettes, afin que je ne promènepoint sur le monde un trop naïf et confiant regard. Elle m’a pris parla main ; elle m’a bercé sur ses genoux. Elle a donné une couleur à messonges, et creusé la fontaine où devaient couler mes larmes. Les bonnesgens l’appelaient notre mère l’Église. Elle m’a baptisé, endoctriné etsoumis. Elle m’a enseigné l’a b c de la religion, l’histoire sacrée,les coutumes et les rites, l’enfer et le paradis. Elle m’a attiré auxpratiques du culte comme à une fête de la terre, et elle me les aimposées comme une tyrannie du Ciel. Elle m’a révélé l’importance des sacrements, l’efficacité desneuvaines, des pèlerinages, des offrandes ; surtout, mère trop inquiètepour son fils, elle m’a fait peur. J’ai eu des visions, des tourments,des cauchemars, des combats, des crises. La Vierge m’est apparue, et leDiable. Mais l’impiété de mes parents, leur tranquillité morale, le peude souci qu’ils prenaient de leur destin, le train du monde en monvillage me furent un exemple rassurant ; et quand je fus d’âge àadmirer l’art chrétien dans les cathédrales, la pensée catholique dansles théologies et les sommes, l’œuvre ecclésiastique dans l’histoireuniverselle, je n’y savais plus entendre. Du temps passa. Je fuyais les curés et je n’allais plus à la messe. Jefréquentais une de ces écoles où l’État entreprend la formationintellectuelle des élites pauvres, un de ces séminaires laïques où l’onenseigne la bonne parole officielle. J’étais à l’âge où l’esprit,dirigé sur une route étroite, plein de leçons trop bien entendues,vindicatif et intolérant, répand partout sa superbe. Des manuels, desprofesseurs, des journaux, des livres m’imposaient leurs édifiantescertitudes. Je m’installais peu à peu dans une maison de pierre et defer où nul écroulement, nul réveil tragique ne semblaient à craindre. Quelques pages d’un épicurien à la mode formèrent bientôt mon credo dejeune libre-penseur cultivé. C’étaient une méditation sur la dent del’homme des cavernes, une vision de la cité idéale, une prophétie surle déclin de l’homme et du monde terrestre. Le merveilleux petitunivers, si bien borné dans le temps, si bien situé dans l’espace ! Pardelà le présent sensible, au loin, dans la nuit des âges passés etfuturs, tout commence dans la grossièreté, tout s’achève dans ledénûment. Mais qu’importent les débuts de l’homme ? Qu’importent sesderniers jours ? Nous vivons le sommet des temps humains : ô l’heureuxdestin des vivants ! ô, avec un peu d’effort et de bonne volonté, lesort meilleur de nos fils ! Vive l’humanité ! vive le progrès ! L’hommeéphémère n’est qu’une cendre animée : n’y pensons que pour jouir de lavie ! Un verre de vin, monsieur ! avec un biscuit, à la normande ! Cette buéede sirop écœure… J’avais vingt ans. Je me serais fait tuer pour ma foi nouvelle. Pourelle, j’aurais tué aussi bien du monde. Je ne pensais point qu’un êtreintelligent pût croire autrement ni mieux croire. J’aurais pu en rester là : cette Marseillaise au cœur et aux lèvres,j’étais lesté pour la vie. N’avais-je pas renié les faux dogmes etdécouvert les vérités éternelles ? Tous mes efforts n’auraient-ils pasdésormais un noble but ? Fanatisme aveugle de la jeunesse ! Confiancenaïve des enfants du peuple ! Farouche enthousiasme des possédés !L’aventure que j’ai courue ensuite a rendu difficile mes relations avecle commun du monde. Elle a changé mon langage ; mes compagnonsd’autrefois, ceux de l’église et ceux de l’école, ne me comprennentplus quand je parle. Ils n’ont pas bougé, eux ; ils sont demeurés desfervents de la foi apprise, ils ne reconnaissent point dans mes parolesla vérité de notre curé ni celle de nos professeurs. Laissez-moi être sérieux ; je rirai avec vous de ma foi présente lejour où je la perdrai. L’État, monsieur, est un père fort négligent. Ceux qu’il charged’éduquer ses fils préférés laissent volontiers entendre que ce qu’ilsenseignent est peu de chose, qu’il faut parfaire son éducation, etqu’au fond rien ne vaut que ce qu’on s’apprend à soi-même. Ce n’est pascomme l’Église, qui affirme qu’on en sait assez du moment qu’on luiobéit. Quand mes maîtres cessèrent de me vouloir du bien, je me trouvaiseul pour juger du monde et des hommes, et décider de mes pensées, cequi est, bien plus que l’action, la chose difficile de la vie. Jetenais de mes bonnes gens, je vous l’ai dit, un grand appétit deconnaissance, et un infatigable esprit critique. Je les mis en œuvre.Je me lavai assez vite de la plupart des opinions acceptées. Je misplus vite encore en doute la morale apprise. A voir des gens incultesjuger sainement de toutes choses sans que leur religion intervînt, etagir sans que les incommodât le jugement contraire des gens du monde,je connus que la foi qu’on tient des hommes n’est que l’habit de paradede l’esprit. Je négligeai le prêche des discoureurs et des pontifes ;je délaissai la littérature pour la science. Je fis le tour del’Univers connu et de l’homme analysé avec les comptables du réel, lesscribes des lois de la mécanique céleste et du mouvement humain. Prèsd’eux, qui n’étaient qu’au service de la vérité, et pour qui ladécouverte ne faisait jamais scandale, je ressaisis mon âme candide,ouverte à toute connaissance, sensible à toute merveille ; et ce futvraiment pour moi le commencement. J’avais trouvé mon Univers, un Monderéel où ma pensée, enfin maîtresse de ses démarches, n’allait tenircompte que des preuves physiques et des jugements de la raison. Netirer du spectacle universel que des conséquences inévitables, voilà,me dis-je, la méthode d’une Église dont l’ambition serait d’unir en uneseule fois toutes les âmes. Faire de la science la mère de toute vérité; faire de l’esprit critique le juge de toute science et de touteconfiance, ainsi seulement sera possible une communion des esprits,premier pas vers une communions des cœurs. Pendant des siècles on abâti en pleine ignorance ; on a introduit dans la maison commune lerêve absurde et les dieux imaginaires. Les maîtres-chanteurs de l’idéalet de la crainte ont eu le champ libre ; saints, coquins et gredins sesont partagé l’empire des âmes. Certes, la science est une puissance nouvelle dans l’humanité ; et ellen’est pas force naturelle, mais puissance seulement humaine. Il y a làde quoi faire perdre l’orient aux meilleurs esprits. En attendant qu’onait construit l’Église nouvelle, chacun est seul devant la confusion,l’incertitude et parfois les contradictions du savoir. L’esprit le plusferme n’est pas toujours sans éblouissement ni vertige. L’imaginations’élance, dérive, se perd, et, avec elle, perd l’esprit. Chaque semaineun journaliste apprend au monde que la face de l’Univers est changée.Le rêve, une fois de plus, a explosé dans un cerveau. Les plusétonnantes découvertes ne font pas toujours que la raison consente àchanger un mot dans son livre. Un sage m’a dit : « Il faut avoir des lumières sur toutes choses ; maispeut-être suffit-il aussi de bien connaître l’homme, en qui tout secretrepose. Voulez-vous de moi pour guide ? Je l’ai fouillé comme aucun. Ondit qu’il naît et qu’il meurt : mais encore, regardons de près ce qu’ilen est. Apparaître et disparaître, c’est trop vite dit. La naissanceest une « vie à suivre », une éternité qui se continue ; la mort, elle,désagrège, et renvoie aux sources. Au ventre maternel, l’homme est déjà; il y est œuf, germe, cellule ; il prend tournure d’être aquatique,d’animal terrestre, il se ressemble, enfin ! Le sang qui coule en sesveines circulait déjà aux veines maternelles ; et son père ne lui a pasmoins donné. Ainsi nous sommes les fils de l’homme et de la femmedepuis l’aube des siècles humains ; pères et mères des hommes et desfemmes jusqu’au soir des siècles terrestres ; et bien davantagesûrement. Notre faiblesse est de ne pas voir assez loin dans le tempspassé, mais qu’importe ! Cela, les Anciens l’avaient découvert ; maisil faut le découvrir sans cesse ; car, que les filles viennent au mondeau cœur d’une rose et les garçons sous un chou, cent mille magistersl’enseigneraient bien. Mais la mort disperse, cela se voit. La vie seretire peu à peu ou tout à coup ; l’homme assiste à sa propre usure, àsa destruction finale. L’homme physique est, sans doute possible, unanimal mortel, et la vie n’est qu’une « moisissure » à la surface del’écorce terrestre, comme on l’affirmait, en d’autres termes, depuisbien longtemps. Cela effarouche aujourd’hui les épidermes et les cœurs; mais il n’y faut point prendre garde. Nos « grands esprits » sontpetites filles ; ils ne supportent point les mots trop rudes ; qu’ondore les phrases : ils les prendront avec ce qu’elles portent. Et l’âme humaine, comme c’est simple ! Faites vivre loin des hommes unfils de l’homme et de la femme, et vous verrez s’il ne reste pas rienqu’une bête, et la plus misérable de toutes ! Notre âme d’adultes, cebien si précieux sans lequel nous ne nous concevrions même pas, est deformation uniquement sociale. Préparée par mille siècles peut-êtred’efforts humains, elle se développe tout entière grâce aux attentionsdont les aînés entourent les jeunes qui grandissent. Elle aussi est engerme dans l’être, mais il est donné à l’homme de l’y faire croître.Elle a, dans le langage, à la fois sa preuve et sa mesure ; on n’enn’accorde à l’idiot qu’un rudiment ; l’enfant ne l’a point encore ; levieillard gâteux l’a perdue pour dormir vivant son dernier sommeil. Cette éclosion lente et prévue de l’âme dans l’homme vaut celle duparfum et des formes subtiles dans les fleurs du jardinier. La naturel’a permis ; l’homme y a aidé ; de cette collaboration, ici ingénieuseet là obscure, est parfois sortie une œuvre adorable. Aussi l’humanitéest fière de ses grandes âmes. C’est encore ce qu’elle a, sans savoirtoujours comment, réussi de mieux. » Continuant de m’instruire, le sage disait : « Les Églises abusent. Nefaisant qu’un de l’être et de l’âme, de notre nature et de notrehumanité, elles voient un Dieu où se distinguent l’Univers inconscientet l’Homme subtil. Mais leurs grands mots n’émeuvent plus nos cœurs. Mystère, Prodige, Surnaturel, Divin, tous mots de raison et de vérité,mais que les prêtres obscurcissent pour répandre à leur aise le vertigeet l’effroi. Toute chose sentie est réalité ; toute réalité affole aupremier mouvement, et rassure à la réflexion. Il y a des réalitésjournalières ; il y en a d’une fois par siècle ; il y en a d’une foispar cent mille années. Mystère ? C’est la réponse du prêtre au Qu’est-ce et pourquoi de l’homme éphémère qui voudrait tout savoir dece qu’il n’a pas vu commencer et de ce qu’il ne verra point finir.Prodige ? C’est le mot dont on pare l’inattendu dont la surprisedéconcerte. Mais le miracle est aussi bien dans l’aube quotidienne etdans le rythme de notre respiration continue. Qu’il soit rare etdifficilement observable : raison de plus pour ne se point étonner. Lesimple d’esprit béera toujours devant les phénomènes naturels comme unbadaud de province devant un grand magasin. Donner le trône à la raison, je sais bien que c’est une grande ambitionde l’esprit. Le premier homme ne pouvait que supposer et imaginer. Sonpremier mouvement était de peur, d’adoration, de prière. Le tonnerre afait Dieu et les autels. Que l’homme moderne chasse de sesdélibérations la crainte aveugle, qu’il affirme la victoire nécessairede la réflexion sereine sur l’imagination fantasque, cela peutsurprendre, car chaque naissance, hélas ! ramène l’humanité à son pointde départ ; que la volonté d’apprendre disparaisse du cœur humain, etc’en est fait de toute découverte. Mais l’Occidental ne se lasse pointde connaître ; et la religion de l’avenir sera vraiment au rebours decelle du passé. Sur les cimes humaines, elle règne déjà, et bientôt lesÉglises périmées ne pourront plus rien contre elle. Que lui manque-t-il? Des apôtres, des finances, un catéchisme, des dogmes, des lois. Elledonnera la paix à l’homme ; elle le guérira de tout espoir et de toutecrainte ; elle triomphera des piétés chrétiennes, des clameurs juives,comme des ricanements libertins. » Et moi aussi, après le sage, j’ai fait mon acte de foi. A celui pourqui la pensée est tout, une morale intellectuelle est nécessaire, commel’est, à celui qui agit, une morale pratique. « Qu’importent la foule,ses terreurs, ses renoncements et ses abandons ? Homme, ne t’abaissepoint à la taille de ces faibles qui, sous la coupe des Églises et dansla main des Puissances, ne savent que réciter et servir. Quoi que tudoives à la société dont tu sors, ne préfère point la foi de tes pèresà la tienne, un silence coupable à ta parole hérétique, un ordreprécaire à ce qui sera demain la communion universelle. Ose jugertoutes les croyances, et dire non à toutes les fumées. » On m’a dit là-dessus : « Le bon sens de Thomas l’apôtre prévaut en voussur la parole de Jésus. Et vous vous amusez, quand vous demandez àchacun sa bible : ce n’est que pour faire triompher la vôtre. Latolérance, cette timidité des incertains, n’adoucit point vos propos.Si vos mains n’ont point d’armes, votre esprit en a pour elles.Catholique vous êtes, et digne de porter soutane. Non point soutaned’enfant de chœur, ni de prêtre même, mais de prince spirituel,dispensé de croire ce dont vit la plèbe infirme et priante. Vous battezvotre nourrice, mais moins de raideur, plus de complaisance, un peud’amour, et vous lui rendrez justice. » Qui m’a dit cela ? Ce n’est pasle curé de ma paroisse. Il ne badine point avec la grande Initiatriceni avec l’habit qu’il porte. Je ne pratique pas ; je ne paie point ledenier du culte, je suis de l’« infâme laïque » : pour d’autres, le bonDieu sans confession ; pour moi, rien, si je n’apporte des preuves etdes gages. Il guette ma fin pour m’administrer quand je ne pourrai plusm’en défendre, ou pour me laisser partir sans prières, afin que je viveen réprouvé dans l’autre monde. Ce n’est pas cet homme affreux ; c’estun penseur bon enfant, un catholique de convenance qui fait bon marchédes mots et des dogmes, et qui veut qu’athée ou déiste, sur notre sol,on soit né chrétien comme on l’est français. Quand j’ai entendu cela,j’ai souri, comme un pauvre à qui rien ne manque peut sourire à unriche que toutes ses richesses n’empêchent point de paraître misérable.Je lui ai dit : Rien à faire. Une tête bien faite n’invente point desystème, et n’écoute point les révélations d’en-haut. Elle s’inclinedevant la leçon des faits, et non point devant le désir des hommes. Jepeux, à la rigueur, dans le Symbole des Apôtres, ne rien trouver quim’offense. Je suis sensible aux allégories et aux images. Je ne medéfends ni l’Histoire, ni les histoires. Dieu issu de l’homme et de laNature par la grâce de l’humaine ferveur, soit : les Latins se plaisentaux mirages, les Nordiques aiment les nuages ensoleillés ; je suisfrère des uns et des autres. Ce n’est qu’un jeu : je m’y laisse prendrede bonne grâce. Mais l’Église veut me faire jurer que je crois, que jelui obéirai, que je renie ma raison et que je renonce à mes yeux. Peineperdue ! Je sais mieux qu’elle où est le néant et où est l’éternité.Même s’il me fallait un rêve, ce ne serait pas le sien. Ce ne sont plusnos peurs, ce sont nos connaissances qui font un lit à nos songes.Qu’est-ce donc qu’un dieu qu’on ne connaîtrait point si l’on ne fermaitles yeux sur le monde, un dieu à qui la raison ne saurait prêter ni unevolonté d’homme, ni une décision de juge, ni une morale d’êtresensible, ni aussi bien un visage ? L’homme est seul avec sessemblables ; que le tête-à-tête se passe en assauts courtois ou encombats sanguinaires, nulle puissance céleste ne s’interpose, nulleautorité surnaturelle n’intervient. A l’homme de se faire une moralepratique, selon ses appétits et ses besoins. Si les uns le poussent àl’égoïsme et à la férocité, les autres lui commandent l’union etl’accord. Toutes lois naturelles acceptées, subies, détournées,violentées, exploitées à son profit ou pour son dommage, l’existencehumaine n’est qu’une affaire de nécessités satisfaites, de passionsmesurées et équilibrées, comme on le voit par le train de ce monde.L’Église, avec sa science de légende et sa naïve imagerie, n’est que lagouvernante des âmes puériles dont l’angoisse mendiante trouve en unDieu son aumône. Je suais à grosses gouttes, emporté par ma ferveur et par la dispute.Frédéric Lefèvre regardait par la fenêtre. Goûtait-il, à travers sesverres, le bleu ingénu du ciel ? Trouvait-il, là-haut, un refuge contrema trop élémentaire sécurité ? M’en voulait-il de ne pas savoir, commeun bon diplomate, accorder mes vérités avec les vérités officielles ?Tant de froideur me calma. Je dis : Me voici assis sur mon séant d’homme. Le sol est ferme, et sije chavire, je ne risque guère. Mais je ne suis pas cul-de-jatte ; sije me lève, je vais droit sans chercher mon équilibre. Et pourquoi segrandir et s’élever par force ? Évoluer sur des fils fragiles,au-dessus d’abîmes artificiels, avec des contorsions et des grimaces,en renonçant à ses caprices et à ses aises, comme c’est adroit, et quecela mène loin ! Comment, de mon siège terrestre, m’apparaissent les hommes et lesouvrages de leur plume ? Chacun à la manière d’une plante portant safleur, dans les jardins, les serres ou la plaine. Comment je les goûte? Chacun selon ce qu’il a fait, avec sa nature, de l’âme qu’il doit auxbons soins du monde, et selon l’exemple qu’il est pour tous. …………………………………………………………………………………………………………………… Voilà mes confitures en train ; je peux faire devant vous le tour demes sympathies. Il est des livres tout imprégnés de foi chrétienne, et d’une ingénuitéqui désarme. Heureux les esprits qui ne se sont jamais défiés ! Grâceaux esprits ouverts qui se sont refermés sur un soleil intérieur !Écoutons les voix qui nous agenouillent dans ce monde et nousemparadisent dans l’au-delà ! Pourquoi médirais-je des livres qui meretracent mon passé de petit paysan, mes génuflexions d’enfant dechœur, les pratiques de mes grands-mères ? Que de fraîches odeurs parmicette cendre spirituelle ! Que ces cantiques font ressurgir de naïvesferveurs ! L’agneau pascal est charmant à voir, cahoté sur les épaulesdu rude Francis Jammes ! Maurice Brillant est délicieux en petit clercprésente-burettes et trousse-chasuble, en petit chanteur d’in-manus !Les orgues se révèlent somptueusement étourdissantes sous les doigts dePaul Claudel, aux offices des lendemains de conversion ! Et les prônesde Paul Harel ! et les processions de Louis Mercier ! et lesenluminures de Fagus, les rapsodies de Raoul Ponchon, les actions degrâces de Le Cardonnel ! Simplicités magnifiques, lumineuses commevitraux et cierges ! Mais combien plus éloquente la chanson d’unFrancis Yard qui adore en ne croyant plus ! Je souris à ces primitifs, dont le chant est à la mesure de messouvenirs. Mais c’est bien tout. Littérateurs de sacristie, jérémies,prophètes, romanciers de la bonne presse et poètes apocalyptiques metrouvent rebelle à goûter leurs insignifiances. A leurs histoires desensualité et de mortifications, d’adultère et de confessionnal, commeà leurs imprécations et à leurs visions mystiques, j’oppose le souvenird’Horace, de Bonaventure des Périers, et la morale robuste et claire detous les bons vivants de France. Et le père Sanson peut être éloquentdans Notre-Dame ; il ne saurait l’être sous mes pommiers. Les « carêmes» et les « retraites » ne sont utiles qu’aux précieuses. Devant unintellectuel catholique, enfin, je ne me retiens pas ; il faut que jem’ébaudisse. La Somme de saint Thomas, article de foi en notre siècle !Massis, Maritain ! Somnambules parmi le monde éveillé ! Poissonsd’aquarium invitant ceux de la mer à entrer dans leur bocal ! Et direqu’ils font des merveilles ! L’aventure des jeunes badauds convertispar leur verbiage, à l’air qu’ils prennent pour se raconter, m’estjubilation toute pure. Quels encore ? Ah ! les impudents et les fourbes: Léon Daudet, Charles Maurras ! L’un, bateleur immonde,gautier-garguille dégobillant, spadassin harcelant l’État et l’Église,sonneur de vêpres sanglantes ! L’autre, incrédule, mais, auxcérémonies, policier en grand uniforme ; défenseur des Coutumes paramour du tralala, comique par gravité, gestes, attitudes ; suisse ! Demi-tour : voici les briseurs de rêves. Ils s’attaquent aux pauvretésdu catéchisme, ou bien ils reprochent à Dieu son indifférence. Parcequ’il ne les écoute et ne leur obéit point, ils le traitent comme unvieux député qui ne sait que manquer à ses promesses, et dont personnen’est content. Ils ont des arguments de campagne électorale pourprouver qu’il faut qu’on s’en débarrasse une bonne fois. Leur colèren’aboutit à rien : ils s’y prennent comme des enfants. Que lesthéologiens se chamaillent, que les protestants s’affrontent, quemusulmans et juifs s’invectivent, cela me va. Mais une pensée qui s’entient aux réalités n’a pas de carrefour commun avec celle qui sedéploie toute dans l’imaginé. Celui qui s’avance sur le terrain del’Église est pris au piège ; il est vaincu dans la controverse ; dogmeset révélations tiennent bon. Je n’ai jamais vu quelqu’un tuer Dieuaprès l’avoir créé pour le mieux combattre. Pour lutter avec fruit,frappez à la base : la géométrie s’écroule si vous niez le principe dela ligne droite ; Dieu reste un désir du cœur si vous niez que le cœurpuisse créer une réalité. Heureux ces esprits que n’accable pointl’idée d’un Créateur maître de l’État terrestre. Louanges à qui mettoutes les divinités dans le même sac à légendes. Un peuple qui s’amuseaux histoires qu’on fait du Diable, de saint Pierre, de Jésus et duJuif errant n’est pas loin de croire sans passion, c’est-à-dire sansfoi. Et puisqu’il faut parfois lâcher la bride à son rêve, autant qu’ilgalope du même train léger à travers les mythologies, les Vies desSaints et les Évangiles. Vive Henri Ghéon et ses miracles ! AlexandreArnoux et ses féeries ! Frédéric Lefèvre regardait mon tablier couvert de taches. Je comprisque ma mise jurait avec mes propos, et qu’il faut des gants pour tirerla barbe aux pontifes. Je rougis de mes effronteries, le temps d’écumermes confitures. Me voilà philosophant, repris-je, moi qui ne m’intéresse guère auxphilosophes. On les dit les seuls grands esprits, et les pursintellectuels. Ils induisent, déduisent et construisent : la belleaffaire, et que cela est grand ! Ils tirent de tout l’essence et laquintessence ; nous qui nous fondons sur notre regard, que nous sommesgens de peu auprès d’eux ! Consolons-nous-en : échecs du roi, dés dumanant, jeu n’est que jeu ; le plus fort aux énigmes ne vaut pas leplus sage à vivre. Descartes, passe encore. Il satisfait assez mon goûtdu positif et du simple. Son je pense, donc je suis est unetrouvaille, et rien n’assied mieux l’existence de notre âme humaine.Mais qui peut se vanter de penser souvent, et combien n’ont jamaispensé que ce qu’ils ressentent ? Être serait ainsi pour beaucoup uneréalité intermittente ; l’évidence : je vois, j’entends, je sens, doncje vis est davantage à la portée du commun des mortels, et, pour letemps qu’ils passent éveillés, les contente. Mais qu’importe ? HectorTalvart dit bien : les philosophes ne sont que les poètes de l’esprit.Ils savent ce que nous savons ; et le surplus, ils l’inventent : qu’ilssoient légers et aimables comme leurs fumées. Que leur secret tiennedans un bon mot et se fixe dans une image. Qu’ils ne promettent pointles vérités éternelles : au fond de leur puits ne se verra jamais qu’unciel de rêve. Vous savez de quel style fâcheux ils usent, et que detemps il faut au profane pour s’initier à leurs bégaiements. C’est poureux que l’imprimerie est faite : on revient cent fois sur leurs textesavant de les pénétrer. Qu’ils s’entre-charment : ils ne me troublerontpoint. Julien Benda regrette que la dureté des temps en éloigneplusieurs de leur cabinet et de la science pure : je ne les plainspoint ; captif de l’abstrait, leur esprit connaît déjà le pain noir etla cruche d’eau des prisons. Mon Oncle Benjamin et Colas Breugnon, ces êtres de fantaisie, sontde meilleurs modèles d’hommes ; comme moi, et gaiement, s’il leur avaitplu, ils eussent fabriqué des confitures. Il est fort curieux de s’analyser, de se disséquer, de s’explorer dansles parties les moins fréquentées et les plus obscures. Mais qu’on nese passionne pas trop au jeu ; notre fonds naturel est plus uni qu’onne pense ; et notre conscience humaine n’est pas arrivée à lecompliquer tant qu’on veut le donner à croire. Met-on son ambition àemployer à son sujet tous les termes du vocabulaire psychologique ?Alors, on s’en prête, on s’en invente, c’en est fait : on n’arriverajamais au bout de soi. Mieux vaut se regarder bonnement aller et seconnaître à sa marche. Aussi, j’aime ceux qui ne parlent que de leurprésent, que de leur passé, rapportant des choses arrivées ; leur vieest mienne par maint côté ; je m’écoute en les lisant. Ainsi Montaigne.Quel bon juge de ce qu’il fit, de ce qu’il vit faire ! Qu’il a l’ouïefine, le regard entrant et le pied sûr ! Notre Alain tient de lui, bien que ses aventures soient d’une autresorte. Mais ne croyez point qu’il le vaille ! Le roturier paraît gaucheauprès du fin gentilhomme. L’un n’allait pas tous jours au Louvre, maisil savait qu’un roi batifole comme le vulgaire et, l’air souriant, leport droit, l’esprit alerte, il se montrait digne d’y vivre. J’y voisl’autre dans l’appartement royal, qu’il n’ose point quitter, qu’il nequitte point. Là, toujours sérieux, il assied aux fauteuils dorés sonpesant derrière de vilain. Sans entrer dans le cercle qui l’entoure,j’ouvre l’oreille à sa leçon. Je fais la moue quand Jean Prévostl’applaudit trop fort ; je bée et ris d’aise à l’entendre étudier unequestion, résoudre un problème, commenter un événement, prédire unecatastrophe, élargir un horizon, juger le monde et les hommes de ce tonposé qui semble l’apanage d’une raison souveraine. Un si doux plaisir ne m’arriverait point chez le barbacole Han Ryner.Celui-ci fut un conteur charmant jusqu’au jour où il prit au sérieux saphilosophie de rêve. Depuis, plus de lèvres, ni d’estomac, ni degénitoires ; il est tout fumée et vapeurs. S’asseoir pour l’entendre nesert de rien : il ne se laisse pas poser à terre. Et non point qu’ilait des ailes ; mais il se dérobe, se fond, s’évanouit parmi les brumesde ses phrases subtiles. Je revois parfois en esprit certaine gravureoù vogue sur des nuages le Père Éternel à la barbe de fleuve ; et jepense aussitôt à Han Ryner, ce « maître » incertain, cepatriarche-fantôme, ce Verbe fuyant, oracle des songe-creux et despense-à-vide. Pour me guérir de cet insipide, j’irais volontiers faire le coup de feuavec ces pamphlétaires qui chassent à la bête Civilisation. Je meretiens ; je n’aime pas mener une campagne dont je suis sûr de revenirbredouille. Indisciplinés et maladroits autant qu’indignés et furieux,la plupart en sont pour le mal qu’ils prennent ; leurs cris ne fontpeur qu’aux simples ; et la Bête invulnérable méprise leurs huées etleurs coups. C’est une chasse où je n’irai qu’en franc-tireur, pour leplaisir du coup de feu. J’ai plus de goût pour les moralistes. Ils ont vu le monde ; ils ensavent le train ; ils nous en font des peintures de toutes couleurs,toujours plaisantes et curieuses. Gens superbes, et de quelle ressource! Ils ne font pas que peindre. Ils potinent, babillent, ergotent,raisonnent, sophistiquent ; ils se dépensent en maximes, saillies, bonsmots, réflexions, jugements, anecdotes. Ils brillent dans le lieucommun, l’aphorisme et le paradoxe. Qu’on me laisse ces inquisiteurs,emberlificoteurs et bonimenteurs, sournois, rusés, épineux, tranchants,pince-sans-rire, petits-neveux de Baltasar Gracian et de Chamfort. N’endéplaise à Antoine Albalat, j’aime me rencontrer avec eux. Ils sonttout phosphore et leur cerveau n’a point d’ombre. Qui donc m’en proposeune explication et des gloses ? Albert Thibaudet, Gonzague Truc, ÉlieFaure, Marcel Coulon, Ernest Raynaud, Gabriel Brunet, empoisonnantstouche-à-tout, vermine affreuse, vous oseriez ? Ne craignez-vous pas, àles éteindre, de vous brûler ? J’aime ces originaux dont la pensée ne suit point des chemins vulgaires; et davantage encore ces critiques qui, dominant la littérature, fontau-dessus d’elle une lumière qui la pénètre et l’illumine toute. Leurâme est forte sur les âmes ; ils font et défont les royaumes spirituels; ils jugent les hommes et les œuvres ; ils administrent le trésorcommun de l’humanité. Des éditeurs les méprisent parce qu’ils ne seprêtent point à leurs combinaisons, qu’ils déjouent leurs ruses et nefacilitent point leurs affaires. Ils ne sont point de tous les temps ;il y a des époques qui n’en veulent point ; et il n’en fut point dansla nôtre, où plus d’un pourtant aurait eu affaire. Marcel Azaïsl’avouait à demi ; Denis Saurat l’affirme, et je n’ai pas de nom à luijeter pour le démentir. Un Pierre Lasserre, un Paul Souday voudraient bien qu’on les écoutât ;il n’y a que les gens de parti pour faire des oracles de ces partisans.Ils ont mille qualités, mais elles ne sont que bourgeoises ; et ellessont médiocres. Ils s’égarent dans des discussions puériles ; enchaînésdans de lourdes sécurités, la noblesse profonde du cœur les inquiète,alors que les ravit la noblesse artificielle de l’intelligence, la foihaute héritée des dogmes paternels. Ils n’ont pas vu que notre tempsavec ses orages, ses cyclones et ses raz-de-marée, rendait possible lesplus belles œuvres. Le vrai critique fait confiance à son époque ; ilen découvre les talents, il les excite à mieux faire, il ne les voitjamais assez haut, il le leur dit. Il exige tout, et ne se contentejamais, car il n’obtient jamais tout ce qu’il entrevoit possible, toutce qu’il a sans doute espéré. Et il n’en accuse point le temps, mais lafaiblesse et l’imperfection des esprits. Qu’il fasse crier même legénie, c’est sa raison d’être et sa gloire. L’ayant découvert, sacré,loué, exalté même, il l’oblige à ne pas se satisfaire, à monter sanscesse. Qu’ont-ils de commun avec le critique, ces guides, annonciers,compte-renduistes, rapporteurs, vérificateurs et commentateurs quidistribuent à la grosse les lauriers d’occasion, et découvrent chaquejour d’immortels chefs-d’œuvre ? Et aussi ces chercheurs de défauts etd’imperfections, qui ne savent que railler la petite tache grise d’unebelle page ? Ils se disent impartiaux et indépendants, et chacuncertainement suit son impulsion, naturelle ou intéressée : lesjugements ne leur coûtent guère et leur code est large. Mais lelibraire bon enfant laisse lire entre les feuillets. Deux pagesparcourues à la dérobée et l’on est fixé sur l’ouvrage décrié à tort ouadmiré sans raison. N’allez pas croire que j’ai une bibliothèque d’ouvrages modernes ;quarante livres me suffisent, de ces auteurs démodés qu’on nommeAnciens ou Classiques, et qui ont tout dit, à eux seuls, de quarantefaçons. Nos nourritures sont bien peu variées, quoi qu’on pense ; ellesne font guère que changer de forme, selon les temps et les lieux.L’homme vit de l’homme, et de l’homme seulement ; prisonnier de soi,les barreaux de sa cage ne lui laissent apercevoir que l’humanitécommune et l’univers de tout le monde. Ma sagesse est un peu courte ;mon courage n’est point téméraire ; je le sais. Platon est à l’extrêmelimite de mes goûts, je trouve même qu’il s’est avancé bien hardiment,et qu’il se permet des audaces bien dangereuses au-dessus du gouffre.Latins et Français ne me poussent point jusqu’à ce vertige ; et je leuren sais bon gré. Si fort qu’on aime l’aventure, je crois que l’espritanglo-saxon prend trop facilement son brouillard pour des forêtsvierges, et que l’inconnu du monde est surtout imaginaire et verbal. Je ne suis pas un érudit ; j’oublie tout à mesure, et je tiens lesBibliothèques nationales pour inutiles ; quand il en brûle une, je mefrotte les mains. A-t-on pas assez des libraires ? Leurs boutiquesdonnent tout ; l’agréable et le profitable ; les Pédants y font serenouveler le nécessaire. Que de monuments en vingt volumes in-quartone sont bons qu’à pourrir au fond des caves ou à s’empoussiérer auxarchives des académies ! Le Larousse seul, parmi ces gros livres, estdigne de la reliure et de la vitrine. Plus chers trésors, les petitsin-seize qui suffisent à porter un nom, les minces brochures qui disenttoute une âme ! J’ai dans ma chambre une étagère : j’y range mesinterlocuteurs familiers et parfois un nouveau venu que je crois dignede leur compagnie. Avec eux, j’attends allègrement l’heure du sommeil.Mais point d’auteurs du XIXe siècle, ou c’en est de troisième renom ;point du XXe, ou ils sont obscurs. Quant aux « vient de paraître »,c’est autrement que j’en use. Je les tiens pour des desserts, inutilesparce qu’on n’a plus faim, plaisant par leur seul bon goût. Je m’enrégale à toute heure comme un enfant qui a toujours dans sa poche unedemi-douzaine de sucettes. Aussi, les « grands hommes » d’aujourd’huine sont-ils guère que mes pâtissiers et mes confiseurs ; je ne leurdemande point de me nourrir. Que faut-il pour que leurs ouvragesm’agréent ? De bons ingrédients, de saines épices, du tour de main, del’âme surtout. Rien, quoi ! Mais ils sont si pauvres ! Comment feraient-ils mes délices, ces jeunes gens déjà si féconds,bruyants, outranciers, hâbleurs ? Où ont-ils pris le temps de se faireune âme, et de s’instruire ? Dans quelle solitude ont-ils donnéaudience à la réflexion et au rêve ? Leur impertinence indispose, leurinsolence fâche, leur inconséquence fait mal. Ils s’agitent, ilsmanifestent, ils condamnent : les polissons et les sauvages !Niaiseries pourtant que leurs nouveautés, de tout temps connues et detout temps rebutées. Si la patience était de leur âge, les douches, letravail et le silence leur feraient du bien : mais il[s] s’y dérobent ;tandis qu’à l’autre bout de l’existence, des vieillards intempérants etfastidieux ne savent que se répéter ou se démentir, et ne veulent pointd’une retraite qui en ferait des sages. Les écrivains officiels m’ont-ils jamais causé quelque surprise ? Lemérite gagne les places ; chaque poste est occupé par le plus apte ; etil y a pour chaque emploi un candidat favori qui attend que le siègesoit libre. Où il faut représenter, il y a un plastron ; où il fautgouverner, un ambitieux ; où il faut servir, un larbin ; où il fauttorturer, un bourreau. Et pour qu’il soit possible aux puissantsd’entendre la vérité, il y a aussi, en quelque retraite campagnarde ouparisienne, un ermite pauvre qui n’a que son manteau et qui n’est rien.C’est pourquoi je demande aux Quarante de ne pas mentir à la penséed’État et aux mœurs des salons aristocratiques ; aux Dix d’ici et auxVingt de là d’aller jusqu’au bout de l’audace qu’on peut se permettredans un fauteuil ; aux membres des jurys littéraires de bien faire leurpolice intellectuelle ; aux Courriéristes de la Presse de préserver lamasse qui lit du contact des esprits libres ; au solitaire deVilleneuve, enfin, de ne jamais trouver confiance auprès de RaymondPoincaré et de sa garde lorraine. J’attends si peu, pour mon plaisir, de tant d’auteurs ! Si peu de cesvivants qui romancent leur vie ; de ces idéalistes qui habillent leurâme couleur de ciel ; de ces savants qui font penser la nature ; de ceshistoriens qui argumentent et qui prouvent ; de ces biographes quiconnaissent leurs héros par cœur ; de ces nigauds qui ne distinguentpoint entre les hommes et les choses ; de ces mille faussaires quiornent, festonnent, interprètent, embobinent, charrient où c’estsuperflu, et qui préfèrent un facile mensonge à une vérité difficileinnocemment présentée ! Si peu, de ceux qui méprisent leur époque assezpour s’en retrancher et œuvrer en illusionnistes, dans l’âge d’or, lepassé d’opérette, ou le féerique avenir ! L’homme n’a que le présent dumonde pour vivre ; jouisseur ardent ou farouche apôtre, il s’y fautplonger tout entier. En sortir, c’est arrêter son cœur de battre pourpeupler de rêves égoïstes un sommeil moins fier que la mort. Et nos grammairiens, avec leurs modèles qui ne flattent que l’œil et legoût, croyez-vous qu’ils me satisfassent ? On sent si bien qu’ils ontvoulu faire parfait, et qu’ils n’ont travaillé que pour le succès de lamontre ! Ils ont beau faire les braves avec leur imparfait dusubjonctif, juste, mais cocasse ; et les distingués, avec leurs tours,corrects, mais embarrassants ; ils ne sont que maniérés, futiles. Ilsn’arrêtent personne ; ils n’empêchent nul crime ; leur science quis’efforce à trouver emploi ne vaut pas l’ignorance qui s’emploietoujours. Une locution n’a point de sens s’il le faut chercher auxgrammaires ; la plus commune est la plus parlante, et tout aussi bienla plus fine. Mieux vaut la guerre qu’ils font aux mots, ceux qui lafont bien. Qu’ils chassent comme indignes du délectable parler ces motsbizarres dont le sens n’est jamais précis ; ces jeunes mots qui font lanique aux anciens sans avoir leur force, leur netteté et leur bonvisage ; ces mots de laboratoire que n’acceptent point les cuisines ;ces mots qu’une bouche bien faite est incapable de prononcer en courant; ces mots étrangers enfin qu’on n’a pas su franciser. Car que vaut unmot que l’usage néglige ? Ma grand’mère, avec trois cents mots, brefs,polis, et de bonne frappe, savait se faire entendre sur toutes choses ;et si l’abstrait lui était défendu, elle avait l’imagé et lesentencieux, qui disent davantage et qui vont plus loin. Supprimezcinquante mots défraîchis au vocabulaire de La Fontaine, ajoutez-y centtermes nouveaux et d’usage commun, voilà de quoi dire le plushonnêtement du monde tout ce qui mérite d’être dit. Rien ne vaut lepetit nombre, la densité et le choix des termes. Cent mille brouettespour charrier l’idée font un tonnerre qui peut-être plaît aux sourds ;j’en préfère une seule, huilée, chargée, équilibrée, et qui va roulantà petit bruit. Le mot mis en montre pour sa couleur, sa musique, sonbel air ou sa nouveauté ne vaut pas le mot qui travaille. MarcelBoulenger, André Thérive en sont d’accord, à ce que je crois ; mais ilsne mettent point leur savoir en pratique ; ils ne font qu’instruire etmontrer ; bons chefs d’atelier, parfaits mannequins, ces messieurs sontfaits pour régner dans l’arrière-boutique. Les femmes, elles, au lieu d’écrire, devraient garder la maison, fairel’amour et soigner les mioches. Écrivassières, elles sentent le sexe etles règles. Elles sont collantes comme maîtresses jalouses. Elles seroulent dans le sensible ; elles se vautrent dans l’intellectuel ;elles s’emportent sur tout et ne réfléchissent sur rien ; elles suiventtoutes les modes et sont de toutes les orgies ; elles s’élancent verstous les mirages ; elles se noient dans tous les abîmes. Elles ne seressaisissent qu’au retour d’âge, qui ne les assagit point encoretoutes. Du talent, les femmes ? Autant, parbleu ! que leurs frères leshommes quand ils ne se montrent que des mâles. L’âme n’est vraimentpuissante qu’à l’heure où le sexe s’ignore en elle. Et c’est le mauvaisdestin des femmes de sentir le leur toujours présent. Pourtant ! J’aimed’elles les lettres intimes, publiées leur mort venue par des amisindiscrets : lettres de maîtresse à amant, de femme à époux, de mère àfils ou à fille, de bavarde à écouteuse, et d’intrigante à complice.Tout ce qu’elles auraient pu dire, quoi ! de charmant, de cruel et dedélicat, et qui n’est passé de la parole à l’écrit que pour ne pas seperdre, ou pour aller plus vite vers l’oreille choisie. Là, on peut lesgoûter en bien, dans la sincérité de leurs mensonges. Et comme je méprise les hommes qui n’écrivent qu’avec leur sexe, jefinirai bien par ne plus lire aucune espèce de romans. Il faudrait unetrop belle âme au romancier d’aujourd’hui pour spiritualiser l’amour,et le faire aimer sans toucher la bête ! Et ces histoires, toutes sibien pareilles, vous accaparent sans profit. Vrai ! si je n’étaisparfois ou fatigué ou malade, si je n’avais besoin de me distraire dequelque souci importun, j’aurais renoncé à ces excitants, à cesmédecines. J’en use encore…. pour me faire passer les soupirs et lesidées noires. Il y en a, ma foi, qui y réussissent. Mais commentreconnaître, parmi les favoris des Plon, des Grasset, des Albin Michel,des Fayard, des Gallimard et du Mercure, les auteurs à qui je doisquelque merci ! Ceux-là, je les ai lus, mais aussi vite oubliés. Etpuis, qu’importe ! Vautel, La Fouchardière, Dekobra, Dorgelès,Giraudoux, Morand, Max Jacob, Rosny, Gaument-Cé, Tharaud, Benoît,Châteaubriant, Pérochon, Istrati, Beucler, Larbaud, Jolinon, Arnac,Hamp, Romains, Baillon, Jaloux, Fabre, Lacretelle… que d’heures passéesavec ces auteurs sans qu’elles aient vraiment été ! que de tempsbêtement perdu ! Et si je les avais lus bien portant, que de journéesenfuies sans que j’aie pensé à vivre ! que de regrets et que de remords! Mes confitures s’alourdissent et se colorent à souhait. Encore unmoment, monsieur, et nous aurons gagné notre déjeuner. Ne croyez pas que je demande des émotions à nos poètes et à nos auteursdramatiques. Je m’effraie au contraire, et je tremble toujours un peuquand on m’annonce un poète sublime ou un puissant dramaturge. J’aipeur qu’il ne me fasse trop prompt à oublier mon âme d’homme pour cédertrop vite à de vieux instincts réveillés. Mais les nôtres n’ont pas cepouvoir. Ils s’amusent, ils nous amusent, ils en sont aux jeuxinnocents. Les uns rythment et riment ; leurs chants sont réglés contrel’imprévu. Les autres s’ébattent comme l’inspiration leur vient auxjambes ; le charme de leurs danses passe avec elles. Que leur sagessecontinue à laisser en repos les pauvres cœurs inflammables, affamésd’aventure et d’héroïsme. Qu’on ne nous ressuscite point les Rousseau,les Michelet, les Rostand et les Déroulède ! Assez que l’Italie ait sond’Annunzio ! Nos Tristan Derême, nos Jean Cocteau, nos Vincent Muselli,avec leurs singeries et leurs babioles, ne renforcent point la voix desexcitateurs de peuples et se montrent opportunément pacifiques. Ils netourmentent qu’eux, et par écho, un moi en nous trop pur esprit pourêtre fort, et durer quand ils se sont tus. Ils n’aident point à jeterles simples dans ces entreprises où sombrent les races par guerresmeurtrières ou mœurs dépravées. Tueries, massacres, langueurs,renoncements, révoltes, les grands poètes participent à toutes lescalamités de ce monde. Ils les font belles et désirables. Ils lesnomment gloires ; et la réalité désolante fait à peine qu’on en revientpour une heure. Sur le jardin souriant au clair soleil, ils font passerla tempête. Bourgeons et fleurs, arbres et herbes, il faut que toutplie, et s’immole. Dans les républiques, ils sont les complices desforces mauvaises. Ils libèrent l’être inconscient pour ce qu’ilscroient le plus grand bien ; les dominateurs s’en emparent, et c’esttoujours pour le mal. Je voudrais qu’on ne lût les poètes qu’aprèsavoir renoncé aux privilèges du citoyen, aux prérogatives du juge, auxambitions de l’homme d’action. Je voudrais encore que l’on sût lesdominer en jouissant d’eux. Pour moi, à tout appel qu’ils me jettentcomme à tout conseil dont me pressent les hommes, j’impose le silenceet l’attente de la méditation intérieure ; je les soumets aux ironiesd’une raison perfide ; j’en triomphe enfin. Ainsi je résiste à toutemystique, à celle qui procure aux saints leurs extases, aux héros leursarmes, aux dieux leur puissance. Les Jésus, les César et lesRobespierre me sont de pauvres têtes illuminées, qui ont cru et voulubien faire, et qui ont mérité sans le savoir leur vie difficile et leurmort ignominieuse. Tout être en qui s’incarne une idée devient monstre,hydre, bourreau. Si le bon sens du sage en a raison, la stupidité desfoules y est prise, et il faut que la croix, le poignard ou laguillotine en viennent à bout si le monde veut retrouver la paix. J’avais coiffé mon dernier pot de confitures ; je me lavais etchangeais d’habits ; Frédéric Lefèvre bâillait sous sa main pensive. Venez dîner, monsieur, il est l’heure ! La cuisine est simple chez nous; la crème est du matin et les œufs de la veille ; mes confitures del’an dernier sont parfumées comme au premier jour. Je suis difficile.On peut, à vingt ans, vivre d’illusions, dîner d’un bout de fromage surdu pain. A quarante, on ne s’en conte plus ; on goûte les choses ; ongarde ses enthousiasmes pour le substantiel. On est réaliste sansvergogne. On s’assied sur tous les farceurs, qu’ils se nomment dePorto-Riche ou Barthou, Margueritte ou Anquetil, qu’ils aient écrit LaMadelon, La Poésie pure ou Le Supplice de Phèdre. On voulait rêveret mourir, on ne sait plus que manger et vivre. Tantôt, nous descendrons vers la ville, et nous visiterons, au Carmel,cette chapelle où tout, sauf la prière, est possible. Sur le chemin,vous trouverez ce que je n’ai pu vous offrir : les indices d’unrenouveau spirituel. Vous aurez là de quoi écrire les quatre colonnesqu’il vous faut pour Les Nouvelles littéraires. Vous admirerezcomment une cité vieillotte et malodorante se nettoie et se rajeunit,toutes lois aidant, pour devenir une honorable ville sainte, uneJérusalem n° 2. Quand le gain est sûr, on ne craint point de démolir,de rebâtir, d’aménager ; les millions affluent ; la sottise universelleest un bon gage. Et devant les projets des hommes d’affaires, il n’y apas de maison historique qui tienne, ni de famille nombreuseindélogeable. Le sage sourit tristement devant cette force de la bêtisepopulaire. Sur les façades récrépies, trône partout l’image de lasainte. Les hôtels, les kiosques, les pâtisseries, les maisons decommerce même sont sous le signe de la carmélite à la pluie de roses.Aux terrasses des cafés, la thérèsette est dans tous les verres. Vousverrez les curieux et les pèlerins ; si les premiers sont sympathiquespar la malice de leur sourire, les autres reflètent une humanité bienmisérable. Les âmes absurdes et ingrates seraient-elles l’apanage desmal bâtis et des infirmes ? Le voilà bien, l’éternel troupeau desboucheries humaines, des esclavages et des détresses sans défense. Vousentrerez chez mon libraire, feuilleter les cent ouvrages écrits pourmonter l’entreprise, déifier la sainte et justifier les mômeries.Livres anonymes de pères et d’abbesses, livres d’évêques, de curés, dehobereaux, d’hommes de lettres, et de petits penseurs ! Livresd’écrivains qu’on croyait braves, et qui ont montré, en profitant d’uneoccasion de paraître, qu’ils n’étaient qu’intelligents. L’idéiste,l’idéaliste, l’idéologue, le rêveur, le menteur, le naïf, lefaux-témoin, le partisan, l’illuminé, les détraqués, les fous et lesfolles s’en donnent à enthousiasme déchaîné et jusqu’au délire lyrique.On renie l’Imitation de Jésus-Christ ; on court à l’Imitation deSainte Thérèse. On n’a de louanges que pour le nouvel évangile. Leculte de l’héroïsme chrétien, frère méprisant du candide couragejournalier, travaille les pauvres cervelles. Ainsi une filletteéblouie, une romantique recluse, une poitrinaire extatique devient,après sa mort, légende créée et mensonge aidant, le modèle de la viesainte. Mais ma femme de journée, monsieur, dure au travail et à lamisère, martyre quotidienne qu’on rabroue et qu’on ne plaint point, agagné cent fois son paradis et sa basilique au prix de cette « victimetriomphante » de l’amour divin. Le monde ne songeait point à elle ;elle avait épousé Jésus au fond d’un cloître : que n’a-t-on réservé auxnonnes l’usage de ses mémoires, de ses reliques à l’essence de roses ! A table, à table, monsieur ! Et en dépliant votre serviette, oublieztous mes propos. A votre tour de m’instruire ! Que pense-t-on à Paris,dans le bon monde, de nos auteurs-phénomènes et de leurs drôleries ?Les définitions de Madame Aurel, les enquêtes de Gaston Picard, laculture d’Abel Hermant, l’érudition de Léon Treich, le commerce de PaulValéry, les campagnes d’Henri Béraud, les prouesses d’Henri deMontherlant, les épates de Joseph Delteil, les gros mots desSurréalistes…, tout cela ne passe-t-il point par-dessus la tête desgens ? Et ont-ils davantage souci que de pépiements de moineaux,coassements de grenouilles, ou parades de bateleurs forains ? ………………………………………………………………………………………………………………………. Frédéric Lefèvre fit honneur au déjeuner familial, et ne dédaigna pointmes eaux-de-vie. Je lui en sus gré : j’admire les bonnes fourchettes etles gosiers accueillants. Je lui laissai la parole ; il en usa enParisien et en homme d’esprit. Le temps passa si bien que nousn’allâmes point au Carmel. Il voulait être au 146 de la rue Montmartreavant la fermeture des bureaux ; les confitures dégustées, le café prisà petits coups, il n’avait que juste le temps, en faisant du soixante àl’heure. Nous nous sommes quittés bons amis, et rien ne troublera nos relations,tant que mes confidences resteront secrètes. Il m’a recommandé àMaurice Martin du Gard, grâce à qui j’écris maintenant dans LesNouvelles littéraires, aux quatorzièmes pages, où sont les bonsécrivains. C’est un résultat dont les Lexoviens ne sont pas touchés.Les publications de l’abbé Hardy les intéressent bien davantage. Il estvrai qu’elles vont jusqu’au bout du monde, et qu’il fait part auxfoules de Lisieux des compliments qu’il reçoit. Je ne suis vain qu’avecmes intimes, et cela ne me réussit guère. « Vois, disais-je au pluscher d’entre eux, après lui avoir narré cet entretien, vois ! FrédéricLefèvre m’a préféré à nos vieilles maisons et à notre rue de Livarot.Les pouilleries glorieuses, le sanctuaire doré, lui ont été de moinsd’attrait que mon humble cuisine à confitures. » Mais le compère ausside dire : « Est-il sûr que tu lui en as débité si long ? Je te connais: tu es plutôt capable de t’être laissé arracher en les bégayant deuxou trois paradoxes usés et une demi-douzaine de rosseries faciles. Cesirrévérences prolixes ne seraient-elles point un de ces exploits dupetit matin quand, au chaud sous les couvertures, l’esprit est agile etles pensées promptes ? » |