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LOTTIN DE LAVAL, Pierre-VictorienLottin ditVictor (1810-1903) : LesRuines de Palmyre (1839). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (27.XI.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) de Paris-Londres: Keepsake français publié à Paris par la librairieDelloye en 1839. Les Ruines de Palmyre par Lottin de Laval ~*~I. Une vingtaine de cavaliers splendidement vêtus, richement armés, montéscomme des émirs, traversaient un jour le Barraï-al-Scham ou désert deSyrie ; les longues plaines arides étaient colorées par un soleil siardent qu’elles semblaient refléter un immense incendie ; les chevauxallaient d’une allure rapide dans la direction de l’occident pouréchapper à l’atmosphère accablante de ces plaines qui semblaientinterminables, et les cavaliers, jetant de sombres regards autourd’eux, paraissaient désirer vivement d’entendre quelque bruit s’éleverau milieu de cette vaste et profonde solitude. Enfin ils virent se dessiner à l’horizon une chaîne de montagnesviolacées ; sur la couleur foncée de ces montagnes se détachaient enrelief les parasols brûlés de quelques palmiers, des attiques élégants,de longues files de colonnades en marbre blanc et de nombreuses etimposantes ruines de la plus admirable architecture de Corinthe. Il y alà une honte éternelle attachée au nom des races conquérantes : ce sontles ruines de Palmyre ! Les cavaliers disparurent derrière les vastes édifices, et bientôt ilsarrivèrent à une espèce de campement où les attendaient leurs esclaveset leurs chameliers. Alors le chef sauta d’un bond à bas de son cheval,demanda d’une voix dure son tchibouk, et s’assit sur une natte àl’ombre d’une colonnade. « Avant de songer aux douceurs du repos, reprit le chef en examinantses cavaliers, il faut voir si vos armes sont en bon état ; vérifiezvos pistolets et vos carabines ; car si, à la faveur de la nuit,l’infâme hékim voulait fuir, songez tous que je veux le voir mort !...et sa complice… Oh ! ils mourront sans espoir de vengeance, car ledésert est comme l’Océan, il ne garde aucune trace du sang répandu. Leschacals et le semoûn viendront à notre aide ! » Après ces paroles il congédia ses cavaliers et s’endormit. Cet hommeétait le chef de la milice turque du pacha d’Alep ; c’était unmisérable Osmanli souillé de vices, ne reculant jamais en face d’uncrime, et profitant sans cesse de sa position pour jeter dans le deuilles familles arabes ou syriennes qui avaient le malheur de se trouversur son passage. Un jour une nombreuse caravane venue des hautes régions de l’Euphrateentrait dans Alep à l’heure où Joussouf inspectait sa milice ; le bruitétourdissant de ces soldats grossiers effraya un cheval ardent quemontait une femme voilée ; elle tomba, et dans sa chute son voiles’étant soulevé livra aux regards avides de Joussouf la perle de toutl’Orient. Ce misérable mit tout en oeuvre pour posséder cette admirablecréature ; il offrit une somme considérable, mais née dans unecondition libre elle n’était pas à vendre. Il voulut l’épouser, maiselle était fiancée ; que faire alors ? Son pouvoir était grand ; illaissa s’éloigner la caravane, et, la rejoignant à deux journéesd’Alep, avec une horde armée, il l’attaqua, la mit en fuite, et enlevaMazzili. Elle demeura sept mois dans son harem, l’infortunée ! Tout ce qu’unefemme peut endurer de plus horrible, elle l’endura. Après quarantejours de tortures infinies, Mazzili s’aperçut qu’elle était mère, etpour échapper aux persécutions odieuses de Joussouf, autant que pourapaiser les angoisses de son fiancé Abd-el-Kébir, elle résolut de selaisser mourir. Elle était si belle que Joussouf la voulait conserver au prix de tousses trésors. Il appela les plus célèbres hékims (docteurs) du pachalick; la maladie de Mazzili résistait toujours à leur science. Enfin, untrès jeune médecin arménien s’offrit pour la guérir ; cette offrecombla de joie le coeur du farouche janissaire. Le hékim tint sapromesse ; Mazzili se ranima par degrés, comme une fleur à demi fanéesur laquelle on jette de l’eau goutte à goutte ; mais à mesure que lajeune fille redevenait belle, le visage du hékim au contraires’assombrissait, ses yeux se creusait, on eût dit qu’il s’était inoculéles douleurs de Mazzili ! Joussouf heureux, enivré, rêvait les délicesdes cieux ; il vantait partout son savant hékim qu’il comblait deprésents ; il se disposait à partir pour son palais d’été situé sur lesbords du lac Arlésie ; quand, un matin, il s’aperçut de la fuite deMazzili et du médecin. Qu’on juge de sa fureur. Le hékim, c’était Abd-el-Kébir. II. Ecoutez ! voilà des cavaliers qui viennent ! Le sable du chemin criesous le sabot des cavales de l’Yémen ; si la nuit n’étendait pas sur leciel son vaste et sombre manteau, l’on pourrait voir dans la plaine lesvêtements flottants des Arabes et le voile soyeux de Mazzili. Prenezgarde, pauvres fiancés ; la vengeance, semblable au reptile, vousattend dans l’ombre pour vous frapper plus sûrement. Abd-el-Kébir et Mazzili, suivis de quelques esclaves, s’avançaientalors, l’âme pleine de joie, vers les ruines de Tadmor (1), cette reinedu désert. Le jeune Arabe avait su par des chameliers la route qu’avaitprise le janissaire. Il le croyait vers les confins du territoired’Emèse, dans le comté de Tripoli, et, joyeux, il arrivait enfin versle désert, vers le beau fleuve d’Euphrate, sur les bords duquel ilavait ouvert les yeux à la lumière. Les voyageurs cheminaient silencieusement ; Abd-el-Kébir ouvrait lamarche ; il se penchait souvent vers Mazzili, afin de l’encourager àsupporter les dernières fatigues ; alors, en voyant cet homme siempressé après l’opprobre dont on l’avait couverte et dont elle portaitun fruit dans ses flancs, elle souriait tristement en lui abandonnantsa main, mais au fond du coeur elle était désolée. Ils arrivaient dans une vallée assez profonde dont les versants sontcouverts de grandes tours carrées. Ce sont les sépulcres de Palmyriens.L’Arabe, reconnaissant ces lieux qu’il avait autrefois visités,s’approcha de la jeune fille et lui dit avec un accent profond : « Demain, Mazzili, si tu peux continuer à souffrir l’allure du cheval,demain nous verrons l’Euphrate ; et maintenant nous pouvons respirerlibrement comme le cheik au désert. Voici les ruines de la majestueuseTadmor. - Béni soit Allah ! repartit la jeune fille, car la souffrance épuisemon reste de forces. - Et malheur à Joussouf d’Istamboul : » dit Abd-el-Kébir d’une voixsombre. Ils allaient vers les ruines avec assurance, lorsqu’un bruit étrangearriva tout à coup jusqu’à eux, et vint remplir leur âme de terreur.L’oeil étincelant de l’Arabe plongea dans les vastes profondeurs de lacité détruite, et il vit une faible lueur rougeâtre au pied d’unecolonne qu’entouraient quelques Osmanlis. Il s’avance seul ; il écoute,et, avec cette finesse de perception de la race arabe habituée audésert, il reconnaît Joussouf et ses miliciens ! Désespéré il revient vers Mazzili, qu’il trouve à terre se roulant dansd’horribles convulsions ; elle mordait son voile pour étouffer sescris… La malheureuse, brisée par la fatigue, sentait les premièrestortures de l’enfantement ! « Ah ! c’est vouloir la mort de ton serviteur, Allah ! murmurel’infortuné Kébir ; mon coeur était assez tourmenté sans le déchirerencore ! Comment échapper au péril qui nous entoure ? Si la nuit sepasse sans malheur, demain, au lever du soleil, le féroce Joussouf nouségorgera comme des gazelles !... Ah ! n’importe, il n’aura pas Mazzilivivante ! » Ayant placé la jeune fille sur une natte, il la transporta avec un deses esclaves à quelque distance, sous le portique d’un petit templeédifié dans une des parties basses de Palmyre. Placée sous le vent,dans une direction opposée aux Osmanlis, ses gémissements étouffésn’étaient pas entendus ; mais c’étaient des tourments inouïs,d’intolérables souffrances ! Abd-el-Kébir, la tête baissée, était là,impuissant à soulager cette femme qu’il adorait, redoutant que cesgémissements, si courageusement étouffés par Mazzili et si faiblesqu’ils fussent, ne donnassent l’éveil à Joussouf. Tout à coup la cavale de la jeune femme, excitée sans doute par leschevaux de l’Osmanli, commence à hennir ; l’Arabe, de plus en pluseffrayé, s’élance vers elle ; il essaie de l’apaiser, flatte sesnaseaux ; mais à peine s’éloigne-t-il pour retourner vers Mazzili, quela cavale fait entendre de nouveau un hennissement prolongé. Furieux,sans calculer que cette cavale lui est indispensable, Abd-el-Kébirsaisit son poignard et la jette sur la poussière. Il revient vers la jeune femme qu’il trouve dans une affreuse angoisse.Sa bouche est souillée d’écume, son voile est en lambeaux ; il s’assiedprès d’elle, l’entoure de ses bras, l’exhorte au courage ; mais sesdouleurs sont insupportables ; elle étouffe ; elle se meurt !... « Eh bien ! Mazzili, s’écrie-t-il d’une voix sourde, donne un libreessor à tes plaintes… Je vendrai chèrement ta vie et la mienne.Esclaves, préparez-vous à combattre les Osmanlis ! » Mais la noble femme comprend trop le dévouement de son amant ; laprotection admirable de Kébir relève son énergie défaillante ; elle seroîdit contre les douleurs et met enfin au jour une pauvre créaturetoute souffreteuse. Mazzili est enfin délivrée ; son grand oeil noir, baigné de pleurs,s’arrête sur Abd-el-Kébir qu’elle remercie, qu’elle bénit ! Ah ! elleest admirablement belle, cette noble Arménienne ! Mais d’autrescraintes ne tardent pas à renaître plus vives, plus poignantes ! Voiciles premières lueurs du crépuscule qui apparaissent et l’enfantcommence à pousser des vagissements prolongés ; rien ne peut le calmer,ni l’agitation, ni le sein de la mère ; il crie, il crie sans cesse !C’et que la vie est un passage plein de douleurs ; elles commencent dèsqu’on en touche le seuil et ne finissent qu’à l’heure à laquelle l’âmeabandonne le corps. Abd-el-Kébir, prévoyant que cet enfant peut lui devenir fatal, prendune résolution extrême. Il s’approche de la pauvre créature, la prend,et, la confiant à un de ses esclaves, il revient demander à Mazzili sielle est assez forte pour continuer la route durant quelques heures. « Oui, Kébir, puisqu’il s’agit de notre vie à tous. » Une longue natte soutenue sur des lances est aussitôt placée sur deuxchevaux et l’Arménienne est posée dessus ; les chevaux iront au pas etelle n’aura aucune secousse. Mais l’enfant ? « L’enfant est mort, dit l’esclave ; il était si débile ! » Mazzili l’avait porté dans ses flancs, mais non avec un amour de mère.C’était le fruit d’un attentat ; aussi, sans s’abandonner à une tropvive douleur, elle partit… « Dirigez-vous vers l’orient, dit Abd-el-Kébir à ses esclaves, toujoursvers le fleuve ; et toi, ma bien-aimée Mazzili, couvre ton corps de cevaste feredgé et ta tête de ce beau yachmak (le voile). Je netarderai guère à te rejoindre ; sois sans crainte. » La faible caravane s’éloigna ; l’Arabe, appuyé contre une colonne, lasuivait avec un regard plein de sollicitude ; sa physionomieremarquable annonçait une inquiétude extrême ; il souffraitcruellement. Enfin son front s’éclaircit quand il la vit disparaîtrederrière une des hautes ondulations de sable que les vents forment dansle désert, et il revint d’un pas rapide s’asseoir vers son beaucoursier qui le regardait d’un oeil intelligent. « Repose-toi vite, El-Moddhi, lui dit-il en le caressant ; bientôt ilte faudra faire preuve de ta supériorité. » Et il attendit encore deux longues heures. Puis, prenant le cadavre del’enfant resté sur le sable, il s’élança sur son cheval et se dirigeavers le campement de Joussouf. Le soleil était déjà haut à l’horizon,le désert était d’un calme effrayant et les Osmanlis, gravement assis,fumaient en prenant le café. Tout à coup Abd-el-Kébir apparaît devanteux ; il jette le cadavre aux pieds de Joussouf, et, relevant le capucede son bernous, il s’écrie d’une voix retentissante : « En ma qualité de hékim j’ai dû venir te remettre ton fils, infâmeOsmanli ! Le voici, en attendant une vengeance ! » Puis il disparaît au petit trot de son superbe El-Moddhi. Joussouf,furieux, s’élance vers ses chevaux, monte le plus rapide et se met à lapoursuite de l’Arabe qui foule déjà le sable du désert. Les Osmanlissuivent leur maître, mais, dans sa rage, il éperonne si ardemment sacavale, qu’il laisse bien loin en arrière ses compagnons. Tout à coupla course d’El-Moddhi se ralentit ; Joussouf se flatte d’atteindrebientôt le hékim, et tous deux s’enfoncent de plus en plus dans ledésert. Après une lutte assez longue l’Arabe presse de nouveau soncoursier, qui vole comme un trait ; Joussouf ensanglante les flancs desa cavale, lorsque, arrivés sur une éminence, ils aperçoivent, non loind’eux, Mazzili sur sa litière ; Abd-el-Kébir fait alors volte-face et,s’élançant vers Joussouf, il lui dit avec un sourire cruel : « Imprudent, qui oublies si vite la vengeance que je t’ai promise ! » Et d’un bras vigoureux il le frappe à la tête avec son cimeterre.Joussouf chancelle et tombe. Aussitôt Kébir se jette à terre, coupe unedes sangles de la selle, attache Joussouf, vivant encore, à la queue desa cavale, et, laissant pendre à ses crins quelques branches épineusesde rhamnus, il la lance dans la direction de Palmyre avec une étonnantevigueur. « Tu ne déshonoreras plus les familles, odieux Osmanli, » s’écrie-t-ild’une voix terrible. Et désormais exempt de crainte et vengé, il se dirige joyeux, avec sabelle et noble compagne, vers les rives fortunées de l’Euphrate. LOTTINDE LAVAL (1) Palmyre. |