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MAIZEROY, René-JeanToussaint, pseud.René (1856-1918) : Mire lon la(1882).
Saisiedu texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.V2012)
Relecture : A. Guezou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur unexemplaire (coll. part.) del'édition donnée à Paris en 1882 par Edouard Rouveyreavec des illustrations de Jeanniot dans la collection Contesgaillards et nouvelles parisiennes.

 Mire lon la  (1882)

Mire lon la
par
René Maizeroy

~*~

A MON AMI JEANNIOT

Au subtil Artiste qui note sidélicatement la
Folle Chanson de Paris,

CE LIVRE EST DÉDIÉ.

                          RENÉ MAIZEROY.




.... Que vous paraissiez lasse et ennuyée – ce jour-là – Madame ;lasse à en mourir, ennuyée comme si votre miroir ne vous eût pas répétépour la centième fois que vous étiez la plus blonde des blondes et laplus jolie des Parisiennes de Paris, avec vos larges yeux dont lesprunelles semblent des gouttelettes de café figé, votre nez fripon quise moque de tout, et vos lèvres rouges, sans cesse entr’ouvertes àl’essor des rires querelleurs.

Vous étiez étendue sur le canapé noir, brodé de dessins Japonais, où seprélasse votre paresse savante. Vos mains toutes petites, si petitesqu’on dirait des mains de baby, creusées de fossettes roses,retombaient inertes, n’ayant même pas la force de tenir un écran.C’était l’heure assoupissante où l’on n’apporte pas encore les lampes,où il fait de la nuit vague dans le jour vague, où des silencestroublants interrompent par instants le murmure des causeries, où l’onserait heureux de savourer un peu d’amour, – de l’amour mieux quetendre, de l’amour où s’endort un rêve – dans la mort lente et douce dela lumière...

Et vous me dites alors, en baîllant désespérément :

- Quand écrirez-vous donc un livre pour mes heures d’ennui ?

Un livre joyeux, un livre pour rire quand même ! Que ne medemandiez-vous plutôt de décrocher la lune, – cette vieille lanternedémodée ou d’aller dérober le Kohinnor pour l’épingler dans vos cheveuxqui sentent la poudre d’iris ? Mais comme je vous adorais déjà à enperdre les quatre sous de cervelle dont le ciel avare m’a doté, commej’obéissais avec bonheur à vos moindres fantaisies, je notais cedouzain d’histoires légères et tirelirantes.

Histoires d’amour d’hier et d’aujourd’hui, turlutaines troussées à lamode de demain, contes de Paris et de Pontoise si frêles, si petitsqu’ils voleront, voleront vers vous comme ces carrés de crêpe que lesjongleurs de Yokohama chassent à coups rythmiques d’éventail et quidans l’air où ils tourbillonnent, ressemblent aux papillons blancs, auxpremiers papillons d’avril qui frôlent les amandiers refleuris....

Il leur fallait un titre. Je me suis souvenu du refrain de cettechanson rustique que vous me fredonnez par fois au piano et qui finitainsi :

Heureux qui m’aimera
Mire lon la !

Mire lon la ! Le joli titre, n’est-ce pas, pour baptiser des scènesd’amour ; le joli titre railleur et sonore, dernière roulade dechanson, éclat de rire des Margots qui fuient leurs galants en lesrappelant de leurs lèvres tendues.

Et si le livre vous guérit à jamais du triste mal d’ennui, pensez unpeu à celui qui vous aime passionnément, follement comme on dit eneffeuillant les marguerites...

Saint-Raphaël. Mai 1882.

~*~


L’ÉPREUVE

.... Cette petite comtesse Micheline eût été la plus désirablemaîtresse qui se pût rêver avec sa tête mignarde de soubrette blonde,ses yeux d’une douceur voilée, et dont la teinte étrange faisait songeraux gouttes tièdes de café qui se figent au fond d’une tasse, son corpsdélicat, sans lignes, toujours enveloppé de fantaisistes étoffes et sonbagout de gamine parisienne transplantée à regret par le sacrement dansune bonne vieille ville de province. Mais, ne sachant comment tuer lesheures longues, elle avait lu, elle lisait encore tant de romansabsurdes que sa cervelle de linotte en était comme fêlée.

La vie ne lui semblait qu’un prétexte à aventures impossibles. Sonesprit vagabondait perpétuellement en des pays fabuleux. Elle sepassionnait pour d’idéales amours. Elle souhaitait d’être une reineadorée vers laquelle les hommes se traîneraient agenouillés ; une idoledont on baignerait les pieds paresseux sous des ruissellements depierreries. Pour elle, pour attendrir le froid sourire de ses lèvresmuettes, les coups d’épée tragiques flamboieraient chaque soir, lespoètes chanteraient sur des airs langoureux de sérénade leurs sonnetsextasiés, on irait au bout du  monde chercher les roses bleues etla pierre philosophale, on tenterait d’invraisemblables choses, desfolies téméraires comme celles que racontent naïvement les ancienneslégendes de paladins.

Le mari qui était chauve, pratique et membre du cercle desPommes-de-Terre, qui cherchait depuis dix ans pour ses terres le moyende remplacer le guano par un engrais plus économique, avait, de guerrelasse, abandonné la partie. Il laissait la comtesse toute seulepoursuivre à sa guise les chimères familières, et s’enterraitpaisiblement à la campagne, trois saisons sur quatre, souvent mêmependant les douze mois de l’année.

 Aussi, les galants lieutenants de la garnison se disputaient-ilsle cœur de la pauvre petite femme délaissée dans son grand hôtelsombre. La rue sommeillante, déserte, herbeuse comme un chemin quilonge les champs, était réveillée par les piaffements des chevaux quis’ébrouaient, par un bruit de sabres traînant sur les pavés. Peinesperdues, car la comtesse Micheline avait fait son choix sans prévenirpersonne. Hector de Montescourt – le grand Totor – pouvait en tenir lepari contre n’importe lequel de ses camarades.

Pas si drôle que cela d’ailleurs, cette maraude au pays du Tendre, dansles jupons d’une toquée qui vous cassait ses éventails sur les doigtset vous tenait la dragée haute de désespérante façon.

La comtesse éprouvait des jouissances délicieuses en se sentant adorée,désirée vainement. Elle s’offrait tout entière sans se donner jamais.Elle enveloppait son amoureux comme d’une chaîne aux anneauximplacablement rivés. Elle en faisait son joujou. Il lui obéissait.

Elle consentait à être coupable, à jeter son bonnet par-dessus lesmoulins, mais dans un emportement fougueux de passion, vaincue,heureuse, tout entière à celui qu’elle avait choisi et certaine, aprèsplusieurs épreuves, qu’elle était idolâtrée comme jamais aucunecréature n’avait encore été aimée. Alors, ils se sauveraient ensemble.Elle se moquait du monde, de la famille, des préjugés, de toute la boueque la ville jetterait derrière elle à pelletées. Ils vivraient l’unpour l’autre, oubliant le passé et cachant à tous leur béatitude divine.

Jusque-là, le grand Totor devait se languir de sa belle – comme on diten Provence – et la contempler pieusement, ainsi qu’une madone saintequ’il est défendu d’effleurer.

Les autres auraient-ils assez gouaillé s’ils avaient su cela ?


Cependant, Montescourt commençait à entrevoir la terre promise.

Il avait victorieusement gagné sa récompense. Les fantaisiesromanesques de la petite comtesse semblaient épuisées. Elle devenaitmoins farouche. La statue s’animait enfin et Totor, ravi, en perdait laraison, négligeait son service, débitait des vers sur le champ demanœuvres, croyant commander l’école de peloton et arrivaitgénéralement au dessert, à la pension.

Or, un soir qu’il répétait pour la centième fois à Micheline la mêmephrase d’amour, celle-ci l’interrompit nerveusement :

- Vous m’aimez, vous m’aimez ! s’écria-t-elle, les lèvres serrées parun rire ironique. Toujours la même antienne. Mais qui me prouve quevous ne mentez pas, que dans un mois, dans huit jours, demainpeut-être, si je vous écoutais, vous n’iriez pas conter une histoirepareille à quelque jolie voisine !

- Oh ! pouvez-vous croire... ?

- Je crois ce que je veux, mon cher. Ah ! qu’autrefois les femmesétaient heureuses ! Savez-vous comment on les aimait en ce temps-là ?

Elle lui tendit un livre frangé aux marges comme après unfeuillettement fiévreux.

- Lisez ce chapitre. Il y est question d’un beau gentilhomme de la courqui suppliait, comme vous me suppliez, une « grande et honneste » dame.La dame résistait altièrement aux prières du galant seigneur. Et, unaprès-midi d’avril, la cour étant allée voir des bêtes fauves envoyéesau roi par le sultan, l’insensible belle se pencha sur la balustrade depierre, et, comme par mégarde, jeta son mouchoir de dentelles dans lafosse où rugissaient les animaux. Qu’eussiez-vous fait alors ?

Totor comprit qu’il jouait sa dernière carte et il n’hésita pas.

- Ce que fit probablement votre beau monsieur, répondit-il d’un tondistrait. Il sauta au milieu des fauves et rapporta le mouchoir.N’est-ce pas ?

- Vous feriez cela pour moi, Hector ? cria la comtesse, haletante.

- Vous en doutez, comtesse ? Eh bien, il y a maintenant  uneménagerie sur le foirail et demain, si vous le désirez, j’entreraidevant tout le public dans la cage des lions.

La comtesse ne prononça pas une syllabe et, s’approchant deMontescourt, le frôlant de tout son corps, le caressant de ses étoffessoyeuses d’où s’exhalait une odeur de violettes fanées sur la chair,elle lui montra la fin du chapitre comme si elle eût murmuré unepromesse sacrée.

Et le chapitre finissait ainsi :

- De ce jour, elle fut à lui pour la vie.

... Montescourt avait obtenu à prix d’or la permission du dompteur, etau moment de la parade habituelle, la foule ébahie le vit entrer enuniforme et la cravache à la main au milieu des lions. Il étaitsuperbe, un peu pâle, mais les yeux allumés d’une telle flamme que lesanimaux grondaient rageusement dans les coins d’ombre de la cage etn’osaient pas bondir. Et il restait là, les bras croisés, le torsecambré, éclairé par le coup de lumière des quinquets fumeux. Lesassistants ne comprenaient rien à cette scène que les pitres n’avaientpas tambourinée tout à l’heure sur les tréteaux et que l’affichen’annonçait pas. Ils applaudissaient, empoignés par le tranquillecourage du grand Totor.

Les lions impatientés se redressaient flairant ce dompteur inconnu,rugissant plus fort d’instant en instant. Et soudain, un cri aiguretentit sous la vaste toile de la ménagerie. Epouvantée, éperdumentanxieuse, la petite comtesse sanglotait, clamait follement, ne pensantpas à toute cette foule qui l’entourait.

- Va-t’en, Hector, va-t’en ! Je t’en supplie, va-t’en !

Et elle s’évanouit aussitôt. Le dompteur avait ouvert la porte de lacage à Montescourt. L’évanouissement fut de courte durée et Totor n’eutpas à regretter ensuite son imprudente équipée. Comme dans le roman : De ce soir, elle fut à lui ! On ne raconte pas ces dénoûments, on lesenvie !

Malheureusement, les méchantes langues de la ville jasèrent simalencontreusement de l’aventure, et les jaloux griffonnèrent tant delettres anonymes que le mari revint de ses terres. Il reçut – faut-ille dire – un magistral coup d’épée de Montescourt, et le bras enécharpe, ne se sentant aucun goût pour jouer une seconde fois lesCassandre, il emmena sa femme à la campagne. Et la pauvre petitecomtesse Micheline, désabusée des romans, regrette amèrement dans sonexil le beau temps qu’elle a perdu à désespérer son bien-aimé Totor !

~*~



ALL IS WELL, THAT ENDS WELL
 
.… Que ce soit à vingt ans, que ce soit à soixante, interrompitChampdoré, en lampant les dernières gouttes de son verre de kummel,tout le monde y passe, comme dit la chanson. Chacun possède au fondd’un vieux tiroir les souvenirs fanés d’un roman d’amour, dont vibrentencore les inquiètes joies, ainsi qu’une très lointaine musique qui setraîne d’échos en échos. Et ne fût-ce qu’une fois, les plus sceptiquesont, humblement, courbé leurs fronts railleurs sous l’autorité subtilede la femme. Cela se conjugue : J’ai aimé, tu as aimé, nous avons aimé,vous avez aimé, ils sont aimé. A quoi bon se défendre de cette bêtisedivine, qui est, après tout, le meilleur lot de notre banale vie ? Eten vérité, puisque l’amour est sur le tapis, je peux bien vous conterune galante histoire d’hier, telle que me l’a papotée indiscrètement -entre les deux ballets de Michel Strogoff - cette moqueuse MargotPompette. Que ceux qui préfèrent discuter la question du divorce lèventla main !


Vous connaissez tous le peintre Jean-Luc Chastereix, le spirituel blaséqu’on rencontre partout, sauf dans son atelier, et qui ressemble avecsa barbe frisottante taillée en pointe, son profil affiné, ses lèvresminces et ses yeux glauques, à quelque portrait d’Henri III sedétachant, sur une ancienne tapisserie de Flandre. C’est lui quiaccrocha, le printemps dernier, à la curieuse exposition desindépendants, cette toile si lumineusement éclairée et d’une couleurqui vivait. Un coin de Seine à Bougival, un des paysages de banlieueaux adorables teintes fausses où le frissonnement de l’eau se mêle aufrissonnement des feuillages, et aux premiers plans, dans une barqueamarrée parmi les hautes herbes de la berge, des femmes coiffées à ladiable, toutes roses d’avoir trop ri, qui gaudriolaient sur les genouxdes canotiers. Puis, autour d’eux, un ciel étonnant, une gaze flottanteaux gris décroissants que des paquets de bleu trouaient par échappées.

C’est lui qui fait un peu de tout de bric et de broc, aussi bien descomédies en vers que des mots de la fin, et qui prêcha, un soir defolie au Café Anglais, pendant deux heures et demie, sur l’inutilitéde la femme dans les sociétés futures, Dieu sait avec quelsfantaisistes arguments et quels cabriolants paradoxes. La femme devaitavoir sa revanche.

Jean-Luc Chastereix était allé, comme tous les artistes, à la premièredes Bonbons de Satan, pour lorgner les féeriques décors de Chaperonet de Robecchi, et admirer, aussi platoniquement qu’on admire lesnudités blondes du Giorgione, les belles filles que le directeurCastelnave avait triées sur le volet pour les étaler en des tableauxsensuellement plastiques. Cela valait d’ailleurs la peine d’endosserson habit noir et d’épingler un gardenia à sa boutonnière, et l’onserait venu du Monomotapa pour contempler la Valse des Gouttes d’eau,le Ballet des Lucioles, et l’apothéose finale, le Triomphe del’amour.

Mais, dans cet éblouissement changeant de splendeurs fantastiques, danscette mêlée de feux de Bengale, de lumière Jablochkoff, dans cefouillis de corps féminins adorablement moulés, Chastereix ne vitqu’une chose, la petite Rhina Dolci qui jouait un rôle d’Isabelleamoureuse poursuivie par une ribambelle grotesque de prétendants. Ellen’avait pour tout costume qu’un floconnement de gaze pailletée d’or,qui la déshabillait à miracle et la servait au public presque nue sousson maillot de soie rose. Et sa fine tête rieuse se dégageait de cetemmitouflement léger, le front balayé d’une bande d’ombre par uneindocile frange de cheveux noirs, un peigne de diamants posé de traversdans le chignon, les yeux profonds et larges luisant comme dans unabandon voluptueux, et la bouche, trop rouge, piquée au bord d’un signebleuâtre qui semblait un insecte endormi. Ainsi, on eût dit une de cesbrunes gitanas qui rôdent dans l’Albaysin à Grenade, et auxquelles lesarrieros chantent, par les claires soirées d’avril :

- Tes yeux sont des brigands – qui volent et qui ravissent. – Tes cilssont la forêt – sous laquelle ils s’abritent.

- Tes lèvres sont deux rideaux – de velours cramoisi ; – entre rideauet rideau – j’attends le oui.

- Est-ce que je deviendrais amoureux par hasard ? monologua le peintre.

Et il ajouta, sans en penser un mot :

- Ce serait trop absurde !

La maladie avait fait des progrès rapides depuis cette représentation,quand, malheureusement pour lui, une semaine après, jour pour jour,Chastereix rencontra l’Isabelle dans un dîner joyeux que les rédacteursdu Vibrion littéraire donnaient en l’honneur de leur cent quatorzièmeabonné. On le présenta. Il s’assit à côté d’elle, et du potage audessert ne cessa de lui débiter les cent mille faderies qui peuventpasser par une cervelle détraquée de désir. Le contact de la bellefille, son rire perpétuel qui soulignait d’une charmante musique desbêtises à dormir debout, ses hésitations gamines, ses demi-aveux,achevèrent l’allumement de Jean-Luc, qui n’avait aucune parenté avecles petits bâtons souffrés que vend la Régie. Rhina Dolci était plusjolie encore que dans son fabuleux costume de féerie. Un poèteparnassien l’avait baptisée galamment la Symphonie en Rose majeur.Elle chantait en effet l’attirante extase du rose sous sa robe teintéedes nuances pâles de la fleur du pêcher, avec sa traîne ramagée derythmiques broderies, son semis de perles qui l’éclaboussaient comme degouttes de rosées, ses bras nus à peine duvetés et ses seins debacchante dont les pointes aiguës s’échappaient victorieusement ducorsage très ouvert.

Elle prit un malin plaisir à berner le pauvre Chastereix toute lasoirée, à promettre sans marchander tout ce qu’il lui demandait d’unevoix haletante, et, en partant, elle lui jeta du bout des lèvres :

- M’accompagnez-vous, cher !

Ce qui ne l’empêcha pas de refermer impitoyablement la porte de soncoupé au nez de Jean-Luc, en ponctuant cette mauvaise farce d’une amèreplaisanterie.

- Allez donc continuer votre conférence sur l’inutilité de la femme,Monsieur Chastereix ! dit-elle, et elle l’abandonna aux péniblesréflexions que les bons auteurs classiques mettent généralement sur lecompte du nommé Tantale.

Le lendemain, Rhina Dolci trouva le poulet suivant dans sacorrespondance habituelle :

J’ai songé bien souvent aux pieds blancs des marquises
Plus légers qu’un parfum et plus frais qu’une fleur,
A ces pieds que rythmaient les gavottes exquises
Et qui semblaient remplis d’un charme querelleur.

Et j’allais évoquant les folles inhumaines,
Les pastels de Latour et les vers de Parny,
Le doux règne où, volant de fredaines en fredaines,
L’Amour, ainsi qu’un dieu, de tous était béni.

Mais ces chers souvenirs dans mon âme oppressée
S’éteignent tristement comme un refrain perdu
Depuis qu’un soir d’hiver où vous étiez lassée,
J’ai su le charme amer du beau fruit défendu.

Depuis qu’un soir d’hiver, quand vos lèvre mi-closes
Disaient très bas : Jamais ! J’ai murmuré : Toujours !
Et j’ai rêvé d’aimer devant deux mules roses
Où vos pieds de baby moulaient leurs fins contours.

Rhina bâilla à pleines lèvres, jeta les vers au feu et ne répondit pasà l’artiste.

- Essayons d’un sonnet japonais, l’infante aimera peut-être mieux cela! se dit Jean-Luc, et sur un ravissant cartel de papier de riz, toutparfumé d’odeurs troublantes, tout couvert d’imageries symboliques, ilgriffonna de sa main nerveuse :

Je ne sais pas au ciel d’aurore plus sereine
Que ses grands yeux de jahde en leur folle clarté,
Jamais il ne fleurit de plus rose beauté
Dans Naniva la sainte et dans Lédo la reine.

Ni les fleurs d’amandier, ni les feuilles de thé
N’exhalent de parfums plus frais que son haleine ;
Et le chant des oiseaux, par les bois et la plaine,
Ne fut jamais plus doux que son rire argenté.

Ses petits pieds mignards que l’étoffe caresse
Semblent des papillons engourdis de paresse
Sur les nympheas blancs et les tentations
De furtives lueurs emplissent ses prunelles
Cependant que, pareille aux déesses cruelles,
Elle blesse les cœurs et dompte les lions.


Cette fois, elle répondit :

- Monsieur, j’ignore si vous avez l’intention de m’envoyer morceau parmorceau vos « œuvres complètes ». Vous perdriez votre temps, précieuxpour l’art, car je n’ai aucun goût pour la poésie et l’élevage deslapins en chambre. Qu’on se le dise !


Jean-Luc ne se désespéra pas pour si peu. Il monta une douzaine de foisles deux étages de Rhina Dolci. Madame n’y était jamais. Une vraieBenoîton, quoi. Tantôt c’était la répétition, tantôt la leçon de chant,tantôt « le prince, » tantôt ceci, tantôt cela.

De guerre lasse, le peintre lui écrivit encore, lui proposant de faireson portrait dès qu’elle voudrait bien lui faire signe. Elle leremercia banalement et ajouta, en post-scriptum :

- Je n’aime pas la peinture impressionniste !

Pour le coup, Chastereix allait abandonner la partie, battu et pascontent, lorsqu’une idée lumineusement cocasse germa dans sa cervelledésolée. Il courut exposer ses projets à son ami Pampremol, un musicienraté qui pochait des caricatures politiques dans les journaux à deuxsous.

Et, un matin, un personnage vêtu d’une longue redingote râpée, d’unpantalon trop court, grisonnant, aux cheveux emmêlés, au nez teinté defibrilles violâtres soutenant une paire de bésicles bleues, et suivid’une façon de plumitif lamentable qui portait un énorme paquet dedossiers, carillonna et recarillonna à la porte de l’actrice. On futtrès long à ouvrir, comme vous pensez. Il était à peine huit heures etdemie.

- Est-ce ici le domicile légal de Mlle Dolci (Rhina), artiste authéâtre des Féeries-Parisiennes ? demanda l’homme noir d’une voixchevrottante à la soubrette ébahie.

- Oui, Monsieur.

- Veuillez, dans ce cas, prévenir la susdite que nous, Mourmelon,huissier, et notre premier clerc Pampremol, nous venons, sur l’ordre età la requête du sieur Marignac, tapissier, procéder au récolement deson mobilier.

Et, ayant terminé cette longue phrase, ils entrèrent sans frapper dansle petit salon, dont les volets étaient à demi clos encore, puis,Pampremol commença à noircir son papier timbré. Il fut interrompu danssa besogne par des piaillements effarés. Rhina Dolci, brusquementréveillée, avait sauté de son lit, et les cheveux épars, dépoitrailléedans sa chemise de surah garnie de dentelles, elle invectivaitl’huissier impassible.

- Me direz-vous enfin, répétait-elle, ce que vous faites chez-moi, àcette heure ?

- Mademoiselle le sait bien, nous récolons son mobilier !

- Et de quel droit, s’il vous plaît ?

- A la requête du sieur Marignac, tapissier.

- Ce n’est pas mon tapissier ?

- Ces détails ne nous regardent pas. C’est toujours la même histoire !Laissez-nous accomplir notre ministère !

- Jamais de la vie !

- Voyez les autres chambres, Pampremol. Force doit rester à la loi !

Pampremol disparut. Aussitôt, comme dans les pièces à trucs, la scènechangea.

Perruque, bésicles, redingote et le reste glissèrent sur le parquet. EtJean-Luc Chastereix, s’étant agenouillé devant son adorée, lui murmurahumblement :

- Est-ce que vous ne me pardonnez pas ? Je n’avais que ce moyen pourforcer votre vilaine porte et je vous aimais tant, tant, vous le savez !

Rhina hésita un instant, ne sachant s’il fallait pardonner ou se fâcheret, soudain elle éclata de rire, d’un rire interminable et fou quisecouait les glaces des fenêtres de vibrations joyeuses.

- Elle est bien bonne ! dit-elle. Et vraiment, j’aime mieux cela quevos vers. Si vous me reconduisiez, mon cher huissier, il est si tôtpour se lever !

- Bien trop tôt ! affirma Chastereix, et ils verrouillèrent derrièreeux la porte de la chambre à coucher...

All is well, that ends well !

~*~



FIN DE BAL

I

Vous souvenez-vous encore de la piquante invitation illustrée parJeanniot à spirituels coups de plume que nous avions reçue, en avril,pour le dernier bal de Mme Stockford, cette adorable américaine, qui,depuis la saison passée, croque un à un de ses quenottes gourmandes lesquarante millions de l’agence Stockford and Compagny de San Francisco ?

Elle était ainsi rédigée :

Mme Stockford restera chez elle, le jeudi 25 avril. Un costumepittoresque est de rigueur.
                                  On dansera.

Jacques Lorris ne se le fit pas répéter deux fois. Ce fantaisisteendiablé, qui drape ses Parisiennes en de lumineuses étoffes japonaiseset rime – en fumant du tabac turc – de merveilleux sonnets d’amour,rêva aussitôt d’invraisemblables accoutrements.

Les loques paysannières puaient l’opéra-comique. La bosse dePolichinelle était vieille comme le monde. Pierrot ne dépassait plusl’Elysée-Montmartre.

Et ne sachant qu’inventer, – de guerre lasse, – le peintre s’en allaflâner à la barrière du Trône. Les pitres commençaient leurs bonimentsdevant les baraques éclairées de lampions fumeux. Les coups de grossecaisse répondaient aux hoquets stridents des trombones. Les badaudsgrouillaient pêle-mêle, enveloppés d’une impalpable buée de poussière.Et les lutteurs énormes qui braillaient et soulevaient des haltères surles tréteaux balayés d’un coup de lumière aveuglante semblaient nimbésd’une auréole argentée.

Il y en avait un surtout dont le buste puissant se modelait avec descontours de statue dans un maillot rose déteint et piqueté de reprisesmaladroites. Les savates éculées, garnies de peau de lapin, craquaientà ses larges pieds. Des bracelets de caoutchouc comprimaient lesmuscles de ses bras. Et la façon de pourpoint serré à ses hanches,moucheté de taches noires comme une fourrure de fauve s’effiloquaitlamentablement, se couturait de plaques chauves. On ne pouvait rienrêver de plus effrontément canaille...

Jacques Lorris sursauta comme s’il avait découvert un Eldorado fabuleuxet, séance tenante, il acheta pour quinze francs la défroque usée del’hercule.

II

La nuit suivante, on valsait éperdument dans la coquette bonbonnière deMme Stockford. Tous les familiers du logis avaient rempli lesconditions du programme. C’était un fouillis de déguisementscarnavalesques, une kermesse drôlatique, où les scaramouchescoudoyaient les amiraux suisses, où Colombine se promenaitcavalièrement au bras d’un Alphonse à rouflaquettes démesurées.

La petite Fancy Sames était déshabillée en phylloxera et Mme Stockforden papillon de nuit. Et ces deux insectes resplendissants de fraîchebeauté, attiraient autour d’eux toute une cohue de masques énamourés...

L’orchestre attaquait les premières mesures du Beau Danube, lorsqueles portes s’ouvrirent avec un grand tumulte et, repoussant d’unevigoureuse bourrade les laquais qui tentaient de le retenir, un affreuxsaltimbanque de carrefour se précipita au milieu du salon, portant sousson bras un tapis rapiécé et des poids d’une formidable taille. On seregarda ébahi. Il suait la dèche et le vice, avec son nez retroussé quilui mettait dans la face une flamboyante tache de cinabre, sa tignasserouge de clown qui se dressait sur son front et son sourire gouailleur.Tranquillement, il étendit sur le parquet son tapis maculé de tachesgraisseuses et il commença d’une voix éraillée une bouffonnerie sansqueue ni tête :

- Mesdames et m’ssieu, clamait-il, ce que je vais avoir l’honneurd’exécuter parmi vous a fait déjà le bonheur de plusieurs têtescouronnées. La reine Pomaré a même daigné m’accorder les cordons de sonordre que voilà ? Pourquoi Jacob n’a-t-il pas tombé l’ange, c’est qu’iln’avait pas travaillé les haltères ! Tel que vous me voyez, je soulèvetrois canons et dix artilleurs à bras tendus. Voici les certificats, etsi quelqu’un de l’honorable « socilliété » désirait en prendreconnaissance, la maison n’est pas au coin du quai : 22, les deuxcocottes, rue de la Chine, à Ménilmuche. Jean-Marie Farinol – neconfondons pas avec Farina – Farinol, dit le terrible Crustacé del’Auvergne. En avant la musique !

Et cambrant son torse robuste d’un geste superbe, il jonglait avec lespoids comme avec des boules de liège.
    

Mme Stockford, stupéfiée par cet intermède imprévu, fronçait lessourcils et allait donner à ses gens l’ordre de jeter dehors ce pitreimportun, mais Jacques Lorris – car c’était ce berneur à outrance – nelui en laissa pas le temps. Comme en un changement à vue de féerie, ilenleva son faux-nez et son toupet rouge, et s’inclinantcérémonieusement, il s’écria :

- Madame, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes hommages !


Chacun s’esclaffa, et la belle Mme Stockford montra toutes ses dentsblanches dans un joyeux éclat de rire. Les valses interrompuesreprirent de plus belle.

Cependant la petite Fancy regardait derrière son éventail le peintreque tout le monde entourait, et ses prunelles glauques s’allumaientd’étranges phosphorescences. Son cœur battait à coups précipités, commesi elle eût été maladivement tentée par la narquoise figure de JacquesLorris et par ses membres nerveux d’une élégance affinée que le tricotdéteint moulait indiscrètement..

De folles fantaisies tourbillonnaient dans sa cervelle. Et, féline,caressante, elle s’approcha de Jacques Lorris.

- M’offrirez-vous votre bras, Monsieur, pour aller souper ?murmura-t-elle avec son accent étranger.

Jacques Lorris, étonné, répondit par une galanterie précieuse.

Et ils s’assirent tout près l’un de l’autre à l’une des petites tablesperdues dans un coin d’ombre de la vaste salle à manger...

III

Ce qu’ils se contèrent alors d’ardentes bêtises, ce qu’ils sablèrent decoupes emplies de champagne, vous le devinez. Jacques Lorris tira unvrai feu d’artifice. Fancy coqueta délicieusement. On flirta des mainset des lèvres. On se jura un amour éternel. Et l’aube venue, FancySames dit tout bas au peintre :

- Voulez-vous venir prendre une tasse de thé – chez moi ?

- Comment donc, chère ! accepta Jacques Lorris que cette aventureinespérée emportait au cinquième ciel.


Et au milieu d’une figure de cotillon, ils se sauvèrent sans prévenirpersonne. Ce fut une équipée charmante. Rien n’était plus drôle que deles voir blottis ainsi, comme des écoliers en maraude dans le coupébouton-d’or de Fancy. Le jour qui s’épandait par les vitres terniesfaisait paraître encore plus minable le costume de Jacques Lorris, etl’on eût dit d’une scène bouffonne et de quelque folie absurde de joliefemme blasée voulant mordre aux fruits défendus. Jacques Lorriss’amusait prodigieusement et il prenait en pitié Don Juan, le séducteurdes milles et trois. Puis n’était-ce pas là de l’inédit – un chapitrebizarre que personne à coup sûr n’avait lu avant lui ?


A l’hôtel, les valets crurent rêver en voyant leur maîtresse au brasd’un saltimbanque, d’autant que Jacques Lorris avait remis son faux-nezet sa tignasse de clown. Ils chuchotaient, clignaient des yeux et semordaient les lèvres pour ne pas sourire. Fancy Sames était ravie deson exploit.


Le thé se prolongea fort tard, mais les mauvaises langues affirment queJacques Lorris revint à son atelier Gros-Jean comme devant et convaincupour la vie que les belles Yankees sont des poupées mécaniques sachantdire fort bien et d’une voix troublante : I love you, et qu’on perdson temps à leur demander autre chose...


Le plus drôle de cette véridique histoire c’est que Fancy reçut, – lesoir, – la visite de son maître d’hôtel. Il s’inclina gravement devantelle, funèbre et empesé dans son habit noir comme un croque-mort.

- Je suis désolé de ce que je dois dire à Madame, bougonna-t-il, maisil est de ma dignité de ne plus servir dans une maison où l’on reçoitdes saltimbanques. Je pouvais tolérer les gens de notre monde, mais jene saurais approuver Madame quand elle va choisir ses amitiés à lafoire au pain d’épice !

Fancy lui donna son congé, et je vous laisse à penser si l’extravaganteenfant a ri à pleines lèvres de ce quiproquo plaisant.

~*~


LA REVANCHE DE PÉGRIMARD

I

Les garçons du café National gardaient soigneusement la place ducommandant Friquotte, comme ces allées solitaires des parcsseigneuriaux où les infantes peuvent seules promener leursmélancoliques tristesses. C’était au fond de la petite salle où lesjoueurs de dominos recommencent chaque jour la même interminable partie; une banquette de velours fané accotée à la devanture vitrée. Onvoyait de là tout ce qui traversait la place, et les bataillons quirevenaient du champ de manœuvre.

Le commandant y passait sa vie. Il arrivait invariablement sur le coupde midi, sanglé dans sa redingote noire que la rosette rougeéclaboussait d’une tache sanglante, marchant les pieds écartés et latête haute, et coiffé de travers d’un chapeau méticuleusement brossé.Et après avoir salué, avec une galanterie précieuse de vieux beau, lagrosse demoiselle qui trônait au comptoir parmi les cuillères de ruolzet les flacons de liqueurs, il allait s’asseoir dans son coin familier,crachant, soufflant, trouvant tout mauvais et maugréant sans trêve.Depuis quinze ans, il buvait les mêmes consommations, lisait les mêmesjournaux et fumait le même nombre de pipes. Il avait son verre, sacuillère et son râtelier auquel pendaient des « Gambier » à deux sousmerveilleusement culottées.

On le consultait dans les cas difficiles, lorsqu’il s’agissait d’uncarambolage douteux ou d’un coup de cartes contesté. Il décidaitgravement de la chose comme un président à mortier.

Et ce fut lui qui présida le jury d’honneur quand le capitaine Morcelleet le major Thomas firent leur fameux pari sur la meilleure façon demélanger une absinthe. Le capitaine soutenait obstinément qu’il fallaitverser l’eau goutte à goutte avec trois pauses de cinq minutes. Lemajor approuvait l’autre méthode – ce qu’il appelait bain instantané.Les adversaires se querellaient. On voulait soumettre le cas auxfeuilles publiques. Mais Friquotte, après des expériences trèsapprofondies et des dégustations prolongées, annula le pari et approuvales deux systèmes. Cette date mémorable compta dans sa vie.

II

Vous vous imaginez quelle fut la stupéfaction du commandant le soir oùil trouva sa place habituelle occupée par un malencontreux quidam. Etpar qui, je vous le demande, par un « pékin » vulgaire – l’huissierPégrimard, une façon d’Harpagon maigre qui venait au café tous lesquarante du mois. Il s’était assis sur la banquette réservée sansécouter les supplications pressantes des garçons effarés et de lademoiselle du comptoir et tranquillement il sirotait son verre de café.

Friquotte crut avoir la berlue. Il se frotta les yeux. Son visage tannése teinta de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il tapa du pied surle plancher sale, fronça les sourcils et bougonna de furieusesinsultes. Dans le café, tout le monde le regardait anxieusement. Onfrissonnait comme au cinquième acte d’un drame. Qu’allait faire lecommandant ? Il était capable de jeter l’huissier par la fenêtre ainsiqu’une balle de coton.

Pégrimard continuait à siroter son mazagran.

Enfin, le commandant se précipita vers lui à grandes enjambées. Lademoiselle du comptoir se cacha la figure dans ses mains pour ne pasvoir le tragique dénoûment de l’aventure. Chacun haletait. Mais on futbien étonné en entendant Friquotte s’écrier de sa voix rude :

- Sacrebleu ! Monsieur Pégrimard, comment pouvez-vous prendre aussiphilosophiquement votre demi-tasse, personne ne vous a donc prévenu... ?

- De quoi, commandant ? demanda l’huissier doucereusement en allongeantson museau de fouine.

- Eh bien, pardine ! votre maison de la rue Cardinale brûle depuis unedemi-heure, et l’on vous chercher partout.

- Ma maison ! piailla Pégrimard, et désolé, fou, il se sauva du café encourant, oubliant même de payer sa modeste consommation !

- Bon voyage ! lui criait de loin le commandant.

Et il reprit triomphalement sa banquette, au milieu des rires sonoresde tous les assistants.

III

Pégrimard devait prendre bientôt sa revanche.

La vie du commandant était réglée comme du papier à musique. De seslongues années de régiment, il avait gardé des habitudes automatiques,et son « tableau de service » ne variait pas. Lever à sept, promenadesur le Mail, déjeuner, café, partie de jacquet, promenade, dîner, etcoucher à dix. Toujours la même antienne. Cependant, à chaque trimestrenouveau, Friquotte condamnait sa porte une journée entière etn’apparaissait pas au café. Quand on lui demandait la cause, ilrépondait gravement :

- Raisons d’hygiène !

Au printemps, il parlait de purge ; en été, de sangsues.Malheureusement, les habitudes du café National savaient à quoi s’entenir sur ces « raisons d’hygiène. » Un secret de Polichinelle quiavait couru la ville et les faubourgs. Ces jours-là, le commandantfaisait secrètement la fête en compagnie d’une vieille amie retirée desaffaires, et qui semblait au dehors prude entre les prudes.

L’huissier découvrit le pot-aux-roses. Il n’avait pas encore pardonnéau commandant le méchant tour de l’incendie. Il attendit son tour et sepaya une drolatique revanche.

Un jour de purge, M. et Mme Friquotte furent réveillés par descarillonnades prolongées. La sonnette n’interrompait pas sa musique. Oneût dit qu’un chat avait été pendu au cordon par quelque mauvaisplaisant. Le commandant se tint coi, mais le tapage redoubla tellementqu’il perdit patience et ouvrit la porte. Toutes les sages-femmes de laville étaient rassemblées sur le palier, piaillant à tue-tête et sedéhanchant en des gestes exaspérés.

Une vraie scène de sabbat.

- Fichez-moi le camp, mille tonnerres ! vociféra Friquotte. Vous voustrompez de porte. Il n’y a pas de marmaille chez moi.

Alors elles lui montrèrent la lettre qu’un commissionnaire leur avaitapportée mystérieusement. Toutes brandissaient le même papier. Et voicice que lut le commandant :

« Madame, veuillez venir aussitôt chez moi. Une femme que j’aime etdont l’accouchement doit rester ignoré réclame votre ministère.
                          « Ct FRIQUOTTE. »

Il leur jeta la porte au nez pour toute réponse. Les sages-femmesplaidèrent. Le commandant gagna le procès ; mais les commères de laville sont encore persuadées qu’il possède toute une nichée d’héritiersanonymes.

S’il apprend jamais que l’huissier Pégrimard...

~*~


TROP TARD

I

Il y avait quatre mois que le lieutenant Ludovic de Thassilly faisaitla cour la plus assidue à la belle baronne Marguerite de Villejésus,mais le siège traînait en longueur. Et souvent dans sa chambre garnie,en fumant des cigarettes, Thassilly pensait à l’interminable épure del’Attaque des places, sur laquelle il avait passé tant d’heureslourdes à Saint-Cyr et qu’il avait recommencée une demi-douzaine defois sans en comprendre une seule ligne. N’en était-il pas ainsi de lablonde Margot qu’il adorait à deux genoux, et déchiffrerait-il jamaisl’énigme troublante qui lui faisait oublier le reste du monde etl’enfiévrait depuis si longtemps ?

Il ne se désespérait pas, cependant, car il ne croyait pas aux fruitsdéfendus que l’on ne peut cueillir, aux murs que l’on ne peut franchir.Les cheveux blonds, les larges yeux à peine teintés de bleu, le profilmignard de la baronne et ce roman dont il n’avait pas lu encore lesecond chapitre, étaient les seules raisons qui l’empêchaient de jeterson épaulette par-dessus les moulins, dans le méchant trou de provinceoù il apprenait à devenir vertueux.

C’était – à la campagne – qu’il avait été présenté à Mme de Villejésus,durant une de ces sauteries joyeuses que, dans les soirées tièdes desderniers jours d’été, on improvise après dîner, tandis que, par lesfenêtres du salon ouvertes au large, la senteur des plates-bandesmouillées s’épand comme un encensement, que les phalènes attirées parla jaune clarté des lampes effleurent les abat-jour de leurs ailesrousses et que n’importe qui, s’asseyant complaisamment au piano,tapote sur les touches jaunies les cinq ou six premières mesures des Mille et une Nuits et de La Vague. On avait bavardé dans un coin,derrière une jardinière pleine de palmiers. La baronne, à demi étendueau fond ‘une bergère Louis XVI, écoutait avec un sourire joli toutesles bêtises qu’il contait, la chronique pimentée qu’il potinait d’unevoix mordante. le tourbillonnement fou des valses l’avait décoiffée, etdes mèches indociles glissaient sur ses paupières mi-closes ainsiqu’une voilette tissée de fils de soie. Et sa poitrine se soulevaitd’un mouvement rythmique sous les malines de son corsage entr’ouvert «en jour de souffrance » selon son expression piquante. Thassilly étaitassez spirituel pour n’être pas beau garçon. Mais il n’avait pas abuséde la permission. Elle ressemblait à quelque biscuit de Saxe enlevésoigneusement d’une étagère. Ils flirtèrent à cervelle perdue. Et ildevint aussi amoureux d’elle qu’un rhétoricien de seize ans qui frôleune femme pour la première fois.

Il le lui avoua. Elle en rit comme d’une plaisanterie bizarre. Et ilsparlèrent d’autre chose, de la pluie et du beau temps. Ensuite, on serevit très souvent. Il allait partout où il avait quelque chance de larencontrer. Il s’inscrivait sur son carnet de bal quinze jours àl’avance. Il marchait dans son ombre. Elle s’abandonnaitinsoucieusement à l’orgueil d’être idolâtrée. Elle aimait autantThassilly que le caniche noir qui trottinait toujours dans ses jupesfroufroutantes avec un bracelet d’argent à la patte. Mais rien de plus.Des sourires, des galantises, des shake hand tant qu’on le désirait,et puis, bonsoir la compagnie. Madame vous fermait la porte au nez sansla moindre pitié.

Enfin, soit qu’elle fût apitoyée par la constance de Ludovic, soitqu’un caprice nouveau lui chantât sa musique voluptueuse aux oreilles,la baronne Marguerite sembla vouloir être moins inclémente dans lesdernières semaines de l’année qui se mourait. Elle ne souriait plusmoqueusement lorsqu’il lui parlait d’amour. Elle ne retirait plus sesmains fines lorsqu’il les serrait dans les siennes. Et ses yeux avivésd’une cernure bleuâtre avaient parfois une lueur fantasquement étrangelorsqu’en valsant elle sentait la poitrine robuste du lieutenantfrissonner nerveusement contre la sienne.

Et le soir de Noël, dans un grand bal qui fut donné chez la douairièrede Cantalouve pour l’œuvre pieuse des petits sapins de Jéricho, ellefit jaser toutes les mauvaises langues en s’affichant insoucieusementau bras de son amoureux. On eût dit qu’elle s’était métamorphoséebrusquement sous la baguette magique d’une fée. La froide statue auxcheveux d’or palpitait, vibrait. Elle semblait avoir bu une liqueurtrop forte qui l’avait grisée...

Le lendemain, au retour de l’exercice, Thassilly trouva sur sa tableune lettre soigneusement cachetée d’où s’évaporait un vague parfum deviolettes. Le papier était timbré de la franche devise de la baronne deVillejésus : Rien à demy !

« Cher écrivait-elle, j’espère que vous viendrez vous faire gronder lepremier janvier. Ce sont les seules étrennes qu’un mauvais sujet commevous ait méritées. Faites toc toc, entre quatre et cinq et lachevillette cherra.

Monsieur de Villejésus fera ses visites à cette heure-là, à moins quevous ne teniez à le rencontrer.

A samedi, n’est-ce pas ?
                       « MARGUERITE.»              

- Bataille gagnée ! cria Ludovic en couvrant de baisers la chèreécriture de la comtesse, et comme il était aussi bon philosophe que M.Caro, il ajouta gaiement : – Serait-ce le moment psychologique dontparlent les meilleurs auteurs ?

II

Le premier jour de l’an arriva, jour d’ennuis, de colères sourdes et debâillements pour tous ceux qui portent un pantalon rouge ou un uniformequelconque, jour de béatitudes infinies pour l’heureux Thassilly. Ils’habilla dès le matin, prit sa plus belle tunique, son linge le plusfin et ses bottines les plus pointues. Il passa une heure chez soncoiffeur, et, sanglé, frisé, parfumé, il attendit le moment des visitesofficielles. Le rapport en avait trois pages pleines. Visites chez lepréfet, visites chez les généraux, visites chez le premier président,visites chez l’évêque. Et toute la garnison devait défilerméthodiquement chez tous ces personnages. Les armes spéciales, d’abord,le génie, l’artillerie, puis la cavalerie et, enfin, la pauvreinfanterie qui, piteusement, passe toujours la dernière partout. Cettepetite fête de famille commençait à midi pour le quart, comme on ditsur les billets de répétitions.

A midi pour le quart, tous les officiers du 145e étaient groupés sur laplace de la préfecture, causant bruyamment, discutant les dernièresnominations parues dans le Moniteur de l’armée. A une heure pour lequart, ils y étaient encore. Enfin, ils furent introduits dans un grandsalon banal où, durant une demi-heure, Monsieur le préfet, cravaté deblanc, l’épée au côté, discourut avec des gestes véhéments sur lesavantages du gouvernement et des libres institutions que la Frances’est données, sur la prospérité croissante du pays, la confiance qu’ona dans l’armée, la « reine des batailles », et patati et patata. Lecolonel, qui attendait ses étoiles, se crut obligé de répondre. Celan’en finissait plus.

Chez les généraux, la comédie recommença de plus belle. Il fallutécouter de filandreuses dissertations sur la portée nouvelle des armesà feu, sur les réformes nécessaires, sur les études obligatoires, puisles souhaits solennels, les compliments réciproques, etc., etc.

Ludovic commençait à s’inquiéter. Il consultait sa montre à chaqueminute. Il eût voulu arrêter la marche invariable des aiguilles noires.Il serrait dans sa poche le billet de la baronne et songeait tristementà l’heure du rendez-vous promis. De quatre à cinq. Mais les réceptionsseraient-elles terminées à cette heure-là. Il chercha maladroitement àse sauver. Le colonel l’arrêta.

- Encore trois, Monsieur de Thassilly, ne l’oublions pas !

Et l’on s’éternisa chez le premier président qui s’embrouillait dansses phrases, qui citait des axiomes latins, qui débitait des tiradessur le rôle de la justice dans la civilisation.

Mon Dieu ! quelle manie de parlotter quand même avaient tous cesdiseurs de bonne aventure ! Ludovic enrageait. Il eût signé séancetenante une pétition d’Hubertine Auclert ou de Louise Michel réclamantla suppression des armées permanentes, de la magistrature et du clergé.

Et il était quatre heures lorsqu’on monta les escaliers de l’évêché.Monseigneur, superbe dans sa chasuble violette, avec son améthyste audoigt et sa croix de la Légion d’honneur sur son aumusse noire, dégoisaun vrai sermon en trois points sur un texte emprunté à l’histoire deJosué. Il rappela les batailles de l’année terrible. Il évoqua lesjoies du paradis, le bonheur des élus. Il raconta le combat deConstantin et de Maxence, la croix flamboyant entre les nuages,l’épopée de Jeanne d’Arc. Il déclama deux pages de Bossuet sans perdrehaleine.

Le colonel se mouchait bruyamment. Les vieux officiers hochaient latête d’un air convaincu. Et le capitaine Roquillard dit à son voisin :

- Nom de Dieu, quelle platine a ce vieux-là !

La montre de Ludovic marquait cinq heures moins dix au moment oùl’évêque bredouilla enfin :

C’est la grâce que je vous souhaite !

III

Les visites officielles étaient terminées. Ludovic courut comme un foujusqu’à l’hôtel de la baronne, bousculant les passants, heurtant leséventaires, poursuivi par les chiens. Hélas ! ce fut peine perdue. Lebaron était rentré. La baronne tendit à Ludovic le bout de ses doigtsd’un geste ennuyé.

- Que vous venez tard, cher ! dit-elle avec une suprême indifférence etlentement, lui montrant les tisons qui ne flambaient plus. Trop tard !Voyez donc, le feu s’est éteint !

Un mois après, Ludovic de Thassilly, ayant vainement tenté de ranimerla fugitive flamme, signa sa démission de son plus beau paraphe, etl’on dit que la belle baronne Marguerite ne peut se consoler maintenantdu départ de son amoureux.


Toujours la même chanson !

~*~


LES PARENTS DE ROSE

Rose Péché s’éveillait à peine, bien qu’il fût très tard et que lamesse des paresseuses fût finie depuis longtemps dans toutes leséglises. Elle avait languissamment entr’-ouvert ses paupières encorelourde de sommeil et avivées comme d’un trait de pinceau par demaladives cernures. Elle s’étirait sur les oreillers ravinés,tranquille, heureuse, ne pensant à rien, sentant une mollesse profondeenvahir tous ses membres. Le grand jour d’après-midi s’épandaitindiscrètement dans la chambre close, accrochant des reflets à lapeluche rose des tentures, à la toison de bête allongée devant le lit,au paquet de jupons fripés, jetés en désordre sur les meubles, auxbijoux épars, à cette jolie petite tête de femme décoiffée quis’enfonçait comme en un cadre de dentelles.

- Madame a sonné ? demanda Mariette d’une voix discrète en entrant surla pointe des pieds.

Et, ayant relevé les rideaux, la soubrette tendit à sa maîtresse unelettre timbrée de nombreux cachets et dont l’enveloppe commune étaitmarquée de taches graisseuses.

- Le facteur a apporté cela chez Madame, dit-elle, mais l’adresse estsi drôlement écrite qu’il n’est pas sûr que la lettre...

- Donnez ! interrompit Rose.

Elle déchiffra les jambages irréguliers de l’écriture et aussitôt,ennuyée, les lèvres froncées par une moue boudeuse, elle s’écria :

- Une lettre des vieux ! Qu’est-ce qu’ils peuvent me vouloiraujourd’hui ? Lisez-moi le poulet, Mariette.

Lentement, prise d’une folle envie de rire à chaque phrase, Mariettecommença :

« Not’ fille, la présente est pour te faire savoir que nous jouissonsd’une bonne santé, la vache et son petit dernier aussi, même qu’il serabon à vendre avant quelques couples de jours. Les colzas promettent,mais les pommiers pour dire sont en souffrance, rapport aux gelées dela lune mauvaise. Tu sauras par la même que nous prenons le train deplaisir de Pâques pour venir voir ton Paris, rapport aux curiositésdont jabote tout l’an l’adjoint de chez nous. Préviens ta bourgeoiseque nous lui portons un fromage et deux poulets et que nous luidemandons un billet de logement, comme dit l’adjoint qui a fait sescinq ans.

Tes père et mère qui ne t’oublient pas :

        « Tormouillet (Jean-Marie).. »


- Eh bien ! me voilà dans de beaux draps ! gémit Rose Péché.

Et se désolant, elle débita un long chapelet de jérémiades. Les vieuxla croyaient toujours en bonnet blanc et en robe d’alpaga, comme audébut, lorsqu’elle était arrivée dans la grande ville avec un panier aubras et sa couronne de rosière et qu’elle courait les bureaux deplacement. Pour eux, pour tout le village, elle s’appelait JeannetteTormouillet et était femme de chambre chez la comtesse de Saint-Péché,une jeune veuve qui menait grand train. Ils n’avaient jamais douté dela chose et elle ne cherchait pas à démolir leurs illusions, certainede les avoir perpétuellement dans ses jupes, de les entendre geindre etmendier les trois cent soixante-cinq jours de l’année, s’ilsdécouvraient le pot-aux-roses et la fortune inespérée de leurhéritière. Mais, maintenant, comment leur cacherait-elle le changementde décor, comment sortirait-elle de cette impasse ?

- Que le diable emporte les trains de plaisir ! conclut-elle enéparpillant ses couvertures d’un fougueux coup de pied.

- Si Madame voulait m’écouter ? proposa Mariette. Je sais un moyen quisauverait la situation ; seulement, Madame ne consentira pas, peut-être?

- Quel moyen ? dis vite. Nous n’avons pas le temps de bavarder. Letrain arrive à trois heures à Saint-Lazare.

- Madame le permet ?

- Je le veux !

- Pourquoi Madame ne reprendrait-elle pas, pendant quelques jours, sonbonnet blanc et son tablier d’alpaga d’autrefois ?

- Et qui se chargerait du rôle de la jeune veuve ?

- Moi, Madame.

Et brusquement, s’enveloppant dans le peignoir japonais de Rose, jetantson bonnet au loin d’un geste joyeux, dérangeant sa coiffure, rabattantses cheveux dans les yeux, la soubrette se campa en une pose effrontéedevant l’armoire à glace. Elle était jolie comme une statuette de vieuxSaxe, les joues fraîches, les prunelles allumées et montrant ses dentsblanches dans un éclat de rire moqueur. Le peignoir semblait avoir étédrapé sur ses épaules grasses, et l’on s’expliquait les stationsprolongées que les amoureux de Rose Péché faisaient parfois dansl’antichambre.

- Qu’en pense Madame ? fit-elle.

- Passe-moi le tablier ! répondit Rose. Et elle ajouta, enchantée dejouer cette comédie :

- Ah ! ma chère, que ce sera farce !

Rose avait prévenu tous les amis, Lichegomme, le gros Nyl et les autresqu’elle partait à la campagne. Porte close à tous. Le vicomte Gontranfut seul convié à monter par l’escalier de service et à jouer son rôledans ce vaudeville de mardi-gras. Rose avait insisté. On rigoleraittant ! Il accepta et, s’étant fait une tête irréprochable de larbin, ilentra le lendemain au service de Mme de Saint-Péché.

La famille Tormouillet s’était installée au logis comme en paysconquis. Rose leur ouvrait toutes les armoires. Elle faisait danserl’anse du panier comme au bon temps. Et gavés, mangeant, buvant dumatin au soir, volant tout ce qu’ils pouvaient voler, les Tormouilletchantaient sans trêve les louanges de leur fille et de sa maîtresse.

- Excellente maison, excellente maison ! répétaient-ils. Est-elleheureuse, cette gaillarde, d’avoir déniché un coin pareil !

Ils se montrèrent très aimables pour Gontran. Son grand air de valetsérieux leur imposait. Tormouillet n’osait pas le tutoyer. Le vicomtegagnait consciencieusement ses gages, d’autant que Rose le récompensaitpar des tendresses absolument inédites. Et ils se tenaient les côtestous les deux, tandis que, la brosse au pied, Gontran cirait de bric etde broc le salon et les chambres.

Et les ripailles à l’office, les coups de genoux sous la table, auxbêtises énormes dont les vieux émaillaient leurs cocasses impressionssur Paris, les baisers échangés tandis qu’ils s’affalaient au fond deleurs chaises, n’en pouvant plus, crevant d’indigestions continuelles...

Gontran s’amusait bienheureusement.

Des fois, Rose débinait la maison. Alors Tormouillet se fâchait,s’attendrissait et buvait à la santé de Mme de Saint-Péché. Sa pareillen’existait pas, criait-il. Il l’irait dire à Rome s’il le fallait. Puisun joli brin de femme, une jeunesse, sans mentir, dont les amours nedevaient pas chômer.

Un soir, après le dîner, ayant entendu comme un claquement de baisers,Tormouillet s’approcha de Gontran et, avec des finasseries hésitantes,il lui parla de Rose. Elle valait son pesant d’or, la petite, etmadrée, sachant tirer son épingle du jeu, pardine, comme personne.Celui qui l’épouserait ferait une rude affaire. Ce qu’il en disait,c’était uniquement pour dire. Au train dont elle roulait sa pelote, lapelote serait grosse avant que bien de l’eau coulât sous les ponts. Etpour sûr, elle aurait du bien plus tard, trois champs de colzas, unenclos de pommiers et une baraque qui rapportaient des écus bon an, malan. Encore donc, ce qu’il en disait, c’était uniquement pour dire.Mais, aussi vrai que les bœufs sont bœufs, le compère qui l’épouseraitferait une riche affaire.

Gontran affecta de ne pas comprendre. La mère Tormouillet, de son côté,avait endoctriné sa fille sur le même thème.

- A quand notre noce, mon gros chat ? demanda Rose en riant, lorsqu’ilsfurent seuls enfin dans leur chambre verrouillée.

- Je demande le temps de réfléchir ! dit Gontran.

Et il l’embrassa sans attendre la signature improbable du contrat.


Les Tormouillet ne songeaient pas à retourner au village. Ilstrouvaient la table bonne et le lit moelleux. Puis, Mariette, ravie dene pas travailler, d’être cocotte, ayant déjà ébauché une façon deroman dont les premiers chapitres lui promettaient du nouveau,encourageait le ménage à tenir garnison chez elle, à éterniser savisite paternelle.

Gontran se lassait de cirer les planches et d’écouter les propositionsmatrimoniales de Tormouillet. Rose Péché avait hâte de jeter son bonnetd’emprunt par la fenêtre et de recommencer les cascades anciennes. Lacomédie tournait en longueur. Elle devenait d’une monotoniedésespérante. Les deux amoureux ne riaient plus. Ils bâillaientensemble.

Mais, à tous les pressants appels de leur fille, les Tormouilletrépliquaient invariablement :

- Nous partirons lorsque le mariage sera décidé !

Rose Péché ne savait plus à quel saint se vouer, lorsque Gontran eutune idée lumineuse. Un matin, d’un ton indifférent, il s’approcha deTormouillet, qui trempait goulûment des biscuits dans un verre deBordeaux :

- Bonjour, Monsieur Tormouillet ; la santé se maintient ? – Comme vousvoyez, et vous ? – Moi, parfaitement. Ce n’est pas comme ces pauvresvaches... – Les vaches ? – Oui, il paraît qu’elles ont toutes lamaladie, et quand on ne les soigne pas, elles crèvent comme des mouches! Mais, j’y pense, est-ce que vous n’êtes pas de Métivy-les-Châtels ? –Comme vous dites ! – Canton de Sornet ? – De Sornet. Eh bien ? – Ehbien, mon pauvre Tormouillet, c’est justement dans ce canton que lamaladie sévit le plus cruellement. – Mille tonnerres de nom de nom,vous en êtes sûr ? – Dame ! tous les journaux l’affirment.

Tormouillet courait déjà, désespéré, voyant sa vache et son veau sur lalitière. Et le ménage se sauva de Paris par le premier train.

Mariette n’a pas repris son tablier.

~*~


LE SAPEUR MALGRÉ LUI

Dans l’immense cour de la caserne où les arbrisseaux défeuillésgrelottaient lamentablement, flagellés par le vent d’automne, lesrecrues arrivées pêle-mêle par tous les trains du matin étaient depuisune heure rangées sur deux rangs. Au milieu de la brume blanchâtre quivoilait encore les fonds, cette grouillante traînée d’hommes pressésles uns contre les autres en des poses avachies, vêtus de bourgeronsdéteints, de tricots râpés, coiffés d’invraisemblables chapeaux, avaitje ne sais quoi de grotesquement comique. Ils ne se parlaient pas,inquiets, le cou tendu, les bras ballants et contemplant d’un regardatone cette grande façade plâtreuse, trouée d’innombrables fenêtresqui, pendant tant de mois, allait être le décor invariable de leur vie.On eût dit d’un troupeau de bêtes vendues au marché et qui,désorientées, farouches, cherchent à droite et à gauche le porche largede l’étable familière, les prairies barrées d’ombres par les peupliersoù les hautes herbes piquetées de fleurs ondulaient  comme lanappe verte d’un étang...

C’était la plus précieuse collection de marionnettes caricaturalesqu’il fût possible d’imaginer. Figures niaisement épanouies, nezinterminables, bouches fendues jusqu’aux oreilles, et les piedsmassifs, monstrueux, qui crevaient le cuir douloureusement tourmentédes souliers. Feu Darwin eût pu démontrer là, in anima vili,l’origine simiesque de la pauvre humanité.

Cependant, au premier rang, dominant les rachitiques voisins de sahaute taille, se dressait un gaillard superbe, robuste d’épaules,emmitouflé dans un très vieil ulster. Le poing campé sur la hanchecomme un spadassin gouailleur qui attend quelque belle amoureuse, lajambe gauche tendue en avant, il monologuait tout seul à mi-voix desparoles inintelligibles. Un ennui prodigieux assombrissait sa faceblême. De longs cheveux tout graisseux de pommade débordaient sous lesailes de son feutre. Et l’on devinait aussitôt son métier famélique decabotin bohème à voir ses paupières rougies par le perpétuelpapillotement des quinquets de la rampe, son menton enluminé de tonsviolâtres et ses joues flétries par les maquillages mal essuyés...

Suivi de toute la ribambelle des officiers, du major chargé de grosregistres, du chef de musique et du lieutenant-colonel, le colonelGuilhaméry passait un par un l’inspection de ses nouveaux soldats. Illes interrogeait d’un ton brusque, se déhanchait en des gestesextravagants, faisait des mots et riait, de-ci de-là, d’un gros riresaccadé.

- Pas mal, le numéro 20 ! s’exclama-t-il en s’arrêtant devant le cabot.Je suis certain que c’est un clerc de notaire...

- Un ancien séminariste, plutôt, hasarda le major timidement.

- Allons donc, Motebart, vous voyez des curés partout !

Il s’approcha du conscrit.

- Votre nom ? demanda-t-il.

- Epiménide Coquengniac, Monsieur !

- Appelez-moi donc « mon colonel »... Ces gens-là n’ont pas pour deuxsous d’éducation... Votre état ?

- Artiste dramatique, des grands premiers rôles, premier sujet desthéâtres des Bouffes-de-l’Ouest et des Délassements de Perpignan, duthéâtre Caton de Tarbes, des Variétés de Saint-Omer et des meilleuresscènes de la province et de l’étranger... A créé le rôle de Papélidosdans « la Nièce du Palikare, » drame à spectacle, représenté pour lapremière fois, le 30 janvier 1879, au théâtre français de Mascara ;jouait en dernier lieu le répertoire la...

- Suffit, interrompit le colonel stupéfié par cette litanie de titresque le nommé Coquengniac avait débitée sans reprendre haleine...Crebleu, ajouta-t-il, quelle platine ! ça fera un bien beau sapeur !

- Moi, sapeur ! gémit le cabotin. Laisser pousser ma barbe ! Et s’ilfaut jouer les Néron, les Marceau, s’il faut... Impossible, Monsieur !

- Quatre jours de salle de police, pour vous apprendre à dire « moncolonel, » conclut le supérieur.

Et il continua sa revue, tandis que le major griffonnait au crayon, surson calepin, dans la colonne des élèves-sapeurs, le nom ronflantd’Epiménide Coquengniac.


Dès lors, commença une réédition burlesque de la philosophique fable deLa Fontaine : « Le pot de fer et le pot de terre. » Le sapeur malgrélui résistait. Le colonel s’entêtait et, durant deux mois, la lutte futdigne d’être chantée en un poème héroï-comique.

Un jour, Coquengniac entre à l’infirmerie pour une maladie imaginaireet en profita pour obtenir du médecin une ordonnance de tondaisonhygiénique. Une autre fois, il se brûla accidentellement la moitié dela barbe. Il inventait stratagèmes sur stratagèmes pour garder intactede tout poil la virginité de son menton.

Le colonel de décolérait pas.

- Je tiens depuis quatre ans le régiment dans ma main, ne cessait-il derépéter, et je n’arriverais jamais à me faire obéir de ce cabotin !

Aussi, les jours de salle de police, les jours de consigne et le restepleuvaient-ils comme giboulées en mars sur le dos d’EpiménideCoquengniac. Il couchait plus souvent sur la planche que sur sapaillasse de chambrée. Et son livret avait déjà deux pages noircies depunitions quand il se décida tardivement à garder sa barbe.

- Dissimulons ! murmura-t-il très bas et, entremêlant à la fois lesplus sinistres passages de son répertoire, il déclama en se drapantdans sa capote comme en un peplum de tragédie :

- A nous deux, maintenant, Monsieur Guilhaméry, « ma vengeance quiveille, avec moi toujours marche et me parle à l’oreille ! »

Il attendit longtemps. Le colonel avait oublié ses rancunes passées.Coquengniac était perpétuellement de planton chez lui. On lechoisissait surtout, les jours de réceptions de la colonelle. Lacuisinière l’adorait. Il lui récitait des vers entre deux bols debouillon. On eût dit qu’il faisait partie du mobilier de la maison.


Et, sur ces entrefaites, le temps de l’inspection générale arriva. Lecolonel, qui espérait voir tomber des étoiles au fond de son assiette,comme cela se passe dans les féeries, invita son inspecteur et sesprincipaux officiers à dîner. L’inspecteur avait une réputationincontestée de gourmet et tenait merveilleusement sa place à table. Lecolonel ne l’ignorait pas et son dîner devait être un chef-d’œuvreculinaire. Les convives se présentèrent à l’heure militaire. On causaquelques instants – bêtement – comme l’on cause toujours à jeun.L’heure sonna, puis le quart, puis la demie. Le colonel n’y comprenaitrien. L’inspecteur se renfrognait dans sa barbiche blanche. Lesconversations se mouraient. Chacun se regardait inquiètement. Enfin,n’y tenant plus, Mme Guilhaméry courut à la cuisine. Les fourneauxétaient éteints, les plats brûlés, le dîner abandonné.

La cuisinière éperdue d’amour avait jeté son tablier par-dessus lescasseroles et s’était sauvée vers quelque guinguette en compagnie dugalant Coquengniac. L’inspecteur dut se retirer à jeun comme devant etil nota déplorablement le colonel Guilhaméry.

Epiménide Coquengniac s’était vengé !

~*~


L’INTERDIT

I

... Le dîner était commencé et le président de la table racontait de savoix éraillée – au milieu des rires bruyants – une grasse histoired’Afrique, lorsqu’un grand valet en livrée, cravaté de blanc etirréprochablement glabre, apporta au capitaine Léoville une petitelettre scellée d’un cachet armorié.

Léoville déchira l’enveloppe d’un geste impatient, parcourut les quatrepages, pâlissant à chaque ligne et le front plissé de ridesdouloureuses. Et, la lecture finie, il heurta la nappe d’un coup depoing exaspéré qui secoua les bouteilles à demi vidées.

- Sacrebleu ! cria-t-il. L’affreuse pécore et les stupides gens !

Les officiers se regardaient sans comprendre la cause de cetteexclamation violente. On le questionna discrètement et il continua àphrases lentes et hachées par la colère :

- Vous savez ou vous ne savez pas que cette excellente douairière deSainte-Poulaine, la plus incomparable marieuse en ce monde et dansl’autre et qui enrégimenterait le diable lui-même dans la grandeconfrérie, s’était imaginé – un soir de carême, entre deux tasses dethé – de vouloir me pendre la corde au cou comme au commun de ses amis.Un roman s’ébaucha très vite de sauteries en rallye-papers, de dînersen joyeuses parties sur l’herbe. Et le premier chapitre en fut si douxque la douairière demandait avant-hier au nom de son ami miraculeusement converti la main de Mlle Jacqueline d’Orchères...

C’est ici que Perrette casse son pot au lait ! Et parbleu, pourquoi nevous lirais-je pas la lettre de la douairière ? L’affront grossier quej’ai reçu vous atteint tous, Messieurs !

- Lisez, lisez ! interrompit-on d’un bout à l’autre de la table.

Les conversations se taisaient. Les fourchettes ne remuaient plus. Unsilence lourd s’élargissait à travers la salle empuantée du Mess. Etles camarades intrigués par les paroles du capitaine attendaient avecune curiosité nerveuse l’explication de l’énigme.

- Voici ce que m’écrit Mme de Sainte-Poulaine :

« Mon cher baron, vous vous êtes trop souvent moqué de la bêtisehumaine pour ne pas rire encore de l’inattendu dénoûment qui renversenos beaux châteaux en Espagne.

Tout est à recommencer, mon pauvre ami. Ces d’Orchères sont des sotsqui n’ont jamais mis le nez à leur fenêtre, qui se cloîtrent au fond deleur hôtel sombre et qui regrettent le bon vieux temps où l’on nevoyageait qu’en diligence et où la province comptait pour quelque chose.

- Notre fille n’épousera de sa vie un officier ! m’a sèchement répondula comtesse sans bonjour ni bonsoir.

- Cependant aucun parti.....

- Vous plaidez une cause jugée, chère Madame. Tous les parents savent àquoi s’en tenir sur ces beaux messieurs. Pas d’éducation. Les troisquarts, sortis de rien. Pas la moindre religion et tous les vices...

- N’oubliez-vous rien, comtesse ? ai-je demandé malicieusement.

- Vous souriez, Madame. Allez dans tous les salons de la ville,interrogez les Pimprenèle, les Noircastel, les La Vraye-Croix et lesautres, tout le monde vous chantera la même antienne.

C’est qu’en effet, baron, les hussards sont bien mal notés àSaint-Martéjoux !

On vous reçoit, on vous invite, on vous salue. Mais, que ne pouvez-vousécouter les méchants propos, les moqueries ironiques, les potinsscandés de sous-entendus qui se croisent derrière vous ? Je vous jureque vos plus franches illusions s’en envoleraient à tire-d’aile pour nejamais revenir.

Quant à moi, je renonce décidément à Satan, à ses pompes, à ses œuvres– et à vous marier. Vous ne m’en voudrez pas, de grâce, et vousviendrez encore de-ci, de-là, boire une tasse de thé chez votre vieilleamie. »

- Eh bien ? conclut Léoville. Que dites-vous de cela ?

- C’est infect ! fit le sous-lieutenant Motebart.

- Sales colons ! grogna le président.

- Messieurs, dit le capitaine Monsoleil en se levant, je vous proposeune chose.

- Laquelle ?

- Que chacun de nous, dès demain, commence une enquête sérieuse etabsolument secrète pour prouver la véracité des faits avancés par Mmede Sainte-Poulaine. Dissimulons une semaine. Servons-nous dessoubrettes, de nos valseuses habituelles et de nos maîtresses. Et lejour où il sera impossible de douter, on se réunira chez le colonelpour arrêter une ligne de conduite quelconque.

- Approuvé ! approuvé ! répétèrent tumultueusement les officiers.

Et l’on courut au café.

II

La semaine suivante, le 40e hussards savait tout ce qu’il avait voulusavoir. Les soubrettes avaient bavardé. Les valseuses avaient rougi.Les maîtresses avaient pleuré. Et après une interminable réunion dansla salle des écoles – au quartier – on avait adopté à l’unanimité,article par article, un règlement qui était ainsi rédigé :

Considérant que la société de Saint-Martéjoux a calomnié et calomnieencore le corps d’officiers du 40e régiment de hussards, MM. lesofficiers supérieurs, capitaines, lieutenants et sous-lieutenants ontdécidé :

Article Ier. – A partir de ce jour, aucun officier ne fera de visites,n’acceptera d’invitations, ne saluera des personnes étrangères aurégiment.

Article 2. – Aucune officier n’aura de relations amoureuses,platoniques ou autres, avec les dames, les demoiselles, etc., etc., dela ville.

Article 3. – Les officiers s’engagent sur l’honneur à exécuter les deuxpremiers articles dudit règlement.

III

De ce jour, l’interdit pesa sur la ville de Saint-Martéjoux. Lesofficiers du 40e hussards, fraternellement unis, observaient avec unsoin jaloux les articles du règlement. On ne dansait plus dans lesantiques hôtels de la rue des Nobles et de la place Sainte-Opportune.Les jeunes filles ne rêvaient plus le soir en regardant leur carnet debal des beaux cavaliers qui les avaient enlacées d’une sensuelleétreinte dans le tourbillon fou des valses. Les alcôves nes’éveillaient plus aux claquements bienheureux des baisers échangés.Et, le matin, quand le régiment traversait le quartier haut, la fanfarejouait, sur un rythme sauteur de pas redoublé, la mélancoliquecomplainte :

               Nous n’irons plus au bois,
               Les lauriers sont coupés !

Pendant ce temps, les officiers dansaient chez le colonel, organisaientdes comédies, montaient des pique-nique sous bois, faisaient desvisites aux femmes des camarades. Le régiment, toujours le régiment, etrien que le régiment.

Les douairières ne décoléraient pas. Les jeunes filles se lamentaientéperdûment, tourmentaient leurs parents. Les maris perdaient la tête àécouter les jérémiades de leurs femmes. L’ennui tombait, étendant surtoutes les maisons son suaire gris. Et l’ont eût dit de cette villeorientale des Mille et une Nuits que les Djinns ont endormie sousleurs ailes malsaines.

Enfin, la douairière de Sainte-Poulaine négocia la paix, habilement. Lacomtesse d’Orchères accorda la main de sa fille à Léoville. Lerèglement fut aboli. Les jeunes filles retrouvèrent leurs valseurs ;les jolies infidèles, leurs amoureux. Tout le monde se réconcilia aumariage de Léoville. Le curé prononça un superbe sermon sur lesMacchabées et sur le rôle de l’armée dans la civilisation. Les hussardspardonnèrent. Et l’on cotillonna à corps perdu, toute la nuit.

Aujourd’hui tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais onse souviendra longtemps des trois fameux articles qui excommunièrent lasociété de Sainte-Martéjoux. Du second article surtout !

~*~


HISTOIRE INTERROMPUE

..... Bien que les étoiles fussent déjà allumées dans le ciel voiléd’une buée rougeâtre, la chaleur s’épandait lourde et morose. L’airétait imprégné d’impalpables poussières. Les feuilles brûlées desplatanes retombaient comme mortes dans la papillotante lueur du gaz.Les terrasses des cafés débordaient sur le trottoir comme descorbeilles trop pleines. Les garçons ne savaient à qui répondre etcouraient de table en table, pareils à des pantins épileptiques. Toutela bande habituelle – Montescourt, Jacques Lorris, Saint-Emilien,Sargemens et le grand Toto – s’était attablée, sans savoir pourquoi,chez Tortoni et se renvoyait comme des volants de raquette des sottisesà dormir debout.

- Sommes-nous bêtes, ce soir ! fit Jacques Lorris, en buvant soncinquième verre de Kummel.

- La vie n’est pas drôle, s’écria un autre.

- Qu’on serait bien au diable vauvert, à cinq cents lieues de Paris !murmura le grand Toto.

- Tu trouves ! dit Sargemens, qui ne dépassait jamais la Madeleine.

Toto sembla ne pas l’avoir entendu et il continua, comme s’il eûtrécité un monologue :

- Oh ! se sauver n’importe où, au bord de la mer, aller retremper sesmuscles rouillés, sa cervelle malade dans l’air robuste et salubre quivient du large, ne plus barbouiller de copie stupide, ne plus entendrevos calembredaines qui ne valent pas deux sous la ligne, boire du cidrenouveau sur une table goudronnée d’auberge, et se coucher chaque soiravec les poules dans un grand lit de paysans. Quel rêve ! Cela vousfaire rire !

Il s’animait peu à peu, fouetté par les gouailleuses moqueries descamarades.

- Etes-vous donc assez anémiques, assez vidés pour préférer encore àtout cela notre existence monotone de chaque jour, nos faussessaouleries, nos joies bêtes et banales et cette course fiévreuse auxgros sous qui vous flanque un matin les quatre fers en l’air dans unlit de la maison Dubois ?

- Bravo ! cria Montescourt. Toto parle d’or et, pour ma part, je nesais rien de plus attirant qu’une lente et paresseuse flânerie le longdes grèves, surtout certains jours ? – Les après-midi mornes où lesvoiles n’éclaboussent pas de taches blanches l’horizon, où les goëlandseffarés tourbillonnent autour des falaises, où les lames grises commeune coulée de plomb crachent des paquets d’écume salée qui vousfouettent en plein visage ? Parole d’honneur, on se sent moins stupidedans un tel décor ! On y oublie la comédie humaine, les Marneffe et lesbarons Hulot. On éprouve je ne sais quelles jouissances brèvesd’apothéose comme si l’on écoutait du Shakespeare. Et il semble qu’onsoit délivré des angoisses anciennes, qu’on ait jeté par-dessus bord lelourd boulet que nous sommes condamnés à traîner – monocle à l’œil –dans la sale galère parisienne...

N’est-ce pas, Toto ?


Toto rêvassait silencieusement et suivait la fumée bleue de son cigare.

- Et parbleu, reprit Montescourt, cela me rappelle une bizarre aventurequi m’advint l’an passé. C’était en juillet, à Saint-Léoville. Ilpleuvait, comme il pleut parfois sur la côte normande. Mer démontée.Ciel louche qu’éclairait à peine de-ci, de-là une rapide et pâleéchappée de soleil. J’allais commencer ma promenade accoutumée sur lajetée, malgré les averses, lorsqu’au milieu, parmi l’humide vapeur desembruns, j’aperçus – devinez qui ? – cette mignarde Jane Lange, laColombine adorable que Jacquet peignit dans le Menuet. Que diablecherchait-elle là, frileusement emmitouflée dans un fourreau anglais ?Un capuchon doublé de satin rouge flottait sur ses épaules. Ses cheveuxlui couvraient les yeux d’une frange d’or. D’une main, elle serrait sonparapluie détraqué ; de l’autre elle retenait ses jupes qui claquaientcomme des drapeaux. On cherche souvent bien loin des sujets de tableausans en dénicher de pareils, car elle était gentille à croquer danscette pose embarrassée avec ses joues fardées de rose par le vent etses petits pieds finement chaussés qui trempaient dans les flaquesd’eau...

- Bonjour, Madame ! m’écriai-je de loin en la saluant cérémonieusement.

Elle me regarda un instant, hésita, puis éclata de rire.

- Tiens ! c’est vous ? Je vous croyais en Chine, répondit-elle. Vousvenez peut-être opérer mon sauvetage ?

- Si vous le permettez !

- Je crois bien que je le permets. Votre bras et sauvons-nous bien vitechez moi. Je grelotte aussi lamentablement qu’à notre fameuse partie decampagne, vous vous souvenez bien ?

- Si je me souviens, hélas !


Si je m’en souvenais, de cette partie absurde qui nous avait désenlacésbrutalement, qui avait interrompu à la première page une histoired’amour, exquise, parfumée ; une de ces histoires qui ne courent pasles rues, je vous jure !


Nous nous étions parlé pour la première fois à ce fameux balnaturaliste de l’Assommoir où l’on s’amusa tant. Vous voyez que celane date pas d’hier. Elle était venue en curieuse pour voir Zola etpeut-être aussi pour surveiller le gros Machin, qu’elle adorait alors.Machin eut-il des torts ? Le champagne me brûla-t-il les lèvres de cesphrases délirantes qui détraquent les femmes mieux qu’un baiser ?Saura-t-on jamais comment la petite bête s’éveille au cœur de nosbien-aimées et pourquoi elles s’abandonnent extasiées entre nos bras.

Cherchez le mot de l’énigme si cela vous délecte.

Mais, que ce fût pour ceci ou pour cela, Jane Lange ne revint pas del’Elysée Montmartre dans le coupé de Machin, et ce fut divin, après cescancans échevelés, ce tumulte de foule grisée de folie, de se trouverdeux, d’être seuls devant un feu clair qui attiédissait l’atmosphère,de respirer les odeurs musquées des roses-thé qui se fanaient sur lacheminée, au lieu des puanteurs fades de bal public, de champagnerépandu dont mon habit était encore imprégné !

Quelle fin de nuit charmante ! Très tard – était-il neuf heures ou midi? je ne saurais le dire – Jane se traîna vers la fenêtre et entr’ouvritses rideaux de peluche rose. Le ciel d’un bleu attendri rayonnait. Lespremières hirondelles rasaient les cheminées d’un essor joyeux. Lesmarronniers apparaissaient piquetés de bourgeons verts. Et le soleilflambait si gaiement au travers des vitres qu’on eût dit d’une clartéde cierges allumés pour fêter la Saint-Printemps.

Les yeux de Jane brillèrent. Ses narines palpitèrent comme si elleseussent subodoré le parfum des prairies en fleurs, de la campagnerenaissante, des bois reverdis. Les ressouvenirs d’Asnières et deBougival, les bons souvenirs de noces, de déjeuners aux guinguettes, devoyage en canot, au fil de l’eau, lui bourdonnaient aux oreilles, luisonnaient un carillon de revenue...

- Partons à la campagne, veux-tu ? s’exclama-t-elle brusquement.

- J’allais te le demander, répondis-je.

La toilette ne fut pas longue. Elle s’enveloppa dans ses fourrures eten route pour Bougival, ravis de notre idée et nous bécotant plus quejamais.

Cela ne dura pas longtemps.

Nous avions antidaté la Saint-Printemps. Une bise piquante flagellaitles branches nues. L’herbe avait des tons roux de paillasson usé. Lacampagne était funèbre. Pas la moindre fleur d’aubépine aux buissons.Pas le moindre gazouillis d’oiseau, chanta dans les arbres. Nousclaquions des dents, au bord de la rivière. Le déjeuner servit debouquet. Le restaurant sentait la peinture neuve. Les garçons nousdévisageaient d’un regard narquois, ainsi que des bêtes curieuses. Lemenu était épouvantable. La bise entrait comme chez elle par lesfenêtres. J’avais relevé mon collet. Elle avait gardé ses fourrures.Nous grelottions désespérément. Elle ne disait plus une parole, nemangeait rien et tambourinait une marche fièvreuse sur la nappe. Ellen’attendit même pas le dessert...

- Retournons à Paris ! commanda-t-elle.

Les billets d’aller et retour se ressemblent. Les voyages ne seressemblent pas. J’eus beau remuer les cendres du feu, souffler sur lestisons qui s’éteignent, redire les serments de l’heure passée, la «petite bête » ne recommença plus sa musique et les lèvres de Janerestèrent obstinément closes aux tendresses.

- Tu ne m’aimes donc plus ? implorai-je à genoux.

- J’ai trop froid pour vous répondre, interrompit-elle inexorablement.Nous reparlerons de cela un jour... en été.

- Et voilà, conclut Montescourt, ce qui prouve une fois de plus que lesamoureux sont protégés par un dieu tutélaire, puisque, sans le vouloir,sans le savoir, nous nous sommes retrouvés, un jour d’été, pourcontinuer la lecture interrompue de notre bienheureuse histoire...

~*~


EN DILIGENCE !

I

... J’ai voulu revoir, l’autre jour, cette bonne vieille ville deSaint-Martéjoux où le gouvernement me procura, après les deux ansd’école, l’honneur et la joie de tenir garnison.

Le décor n’a pas changé comme dans ces pauvres théâtres de province oùles cinq actes des mélos se jouent sempiternellement devant la mêmetoile de fond. C’est toujours la large place pavée de cailloux pointusoù, sous des ormeaux à moitié pourris, les paysannes des environsvendent des hottées de légumes. Quelle aquarelle quand le grand soleild’août l’inondait d’une pluie d’or !

Ce sont les huit fiacres lamentables alignés à la queue-leu-leu, lelong du trottoir frangé d’herbes luisantes. Huit. Le nombre n’a pasvarié depuis dix ans. Ce sont les rues étroites où les toits d’ardoisesse touchent, le jardin public avec son lac où les cyprins rougespullulent et ses rochers artificiels que domine un kiosque jaune. Lanature revue et corrigée par Bouvard et Pécuchet.

Les boutiquiers ont gardé leurs cocasses enseignes que le vent secoueimplacablement ; les pains de sucre bleus, les chapelets de chandelles,les parapluies en zinc, les plats de cuivre des perruquiers.

Et, en regardant les noms familiers qui sont peints au-dessus desdevantures, je me suis rappelé, comme si j’avais feuilleté un album decaricatures, tous les méchants tours, toutes les farces hilarantes queles camarades jouèrent sans trêve aux paisibles bourgeois.

Je me suis rappelé entre toutes la comique aventure du galant Champdoréqui dut, bien malgré lui, acheter une diligence, à beaux denierscomptants. Une de ces vénérables pataches à trois compartiments, où nospères se tassaient philosophiquement et qui barraient toute la largeurd’une route de leur masse énorme. Mais commençons par le commencement.

II

Il y avait alors au milieu de la rue des Grands-Fossés, un carrossierqui maquignonnait des rosses vicieuses et confectionnait des voituresneuves avec d’antiques guimbardes détraquées, ramassées pour deux sousde droite et de gauche. Un peu usurier, très fripon, laid, malpropre etavare comme s’il eût été circoncis en naissant, Honoré Caminade sepermettait d’être conseiller municipal et de posséder pour fille laplus adorable blonde devant laquelle les amoureux aient jamais récitédes actes de tendresse. Délurée à souhait avec cela. Une margot dedix-huit ans, qui ne baissait pas les paupières sous les regardsardents des hommes, qui savait retrousser ses jupes d’un geste savant,les jours de pluie, et dont les yeux glauques, marqués de lassitude pardes cernes profonds, les lèvres  charnues, curieuses de toutgoûter, semblaient déjà mendier quelque fruit de ce fameux pommier quitenta notre gourmande mère Ève.

Le matin, lorsque le régiment revenait de l’exercice, tambours,clairons, musique en tête, comme dans la chanson, elle apparaissaitderrière ses volets entre-bâillés, presque dévêtue sous son peignoir depercale rose, les cheveux ramassés sur la nuque ainsi qu’une poignéerousse d’épis, et montrant ses dents nacrées en un vague sourire.

Tous les sous-lieutenants prenaient le sourire pour eux. Tous, par unemachinale habitude, levaient les yeux, en passant, vers les fenêtres ducarrossier. Et, à la pension, malgré les pacifiques observations duprésident de table, les commentaires se croisaient jalousement,querelleurs comme des fleurets qui se heurtent.

Beaucoup de bruit pour rien.

La place était prise, en effet. Sans rien dire, laissant les autres sedisputer, Champdoré avait sournoisement capté les faveurs de la belleenfant. Il lui avait écrit des poulets enflammés sur du papier bleu,parfumé de ylang-ylang. Il avait été implorant, passionné, voluptueux,désespéré. Il avait chanté sur toutes les cordes son troublantmadrigal. Il avait posé des heures entières, la nuit, sous sa fenêtre,comme un donneur de sérénades, toussant, transi, bâillant, et ne sedécourageant pas.

Elle ne résista pas longtemps. Ils se donnèrent d’abord des rendez-vousle soir dans la cathédrale. Elle arrivait tremblante, n’osant releversa voilette, et ils s’embrassaient au fond des confessionnaux noyésd’ombre. Et à chaque baiser, elle répétait obstinément :

- Vous me jurez que c’est pour le bon motif ?

- Comment peux-tu croire le contraire, mon ange ! affirmait Champdorésans s’interrompre.

Cependant le père faisait bonne garde autour de son héritière. Elle dutinventer des histoires baroques pour pouvoir s’échapper du logis. Et,n’osant plus s’attarder dans les églises désertes, elle conduisitChampdoré sous un vaste hangar obscur, où le père Caminade enfermaitses voitures.

Toutes ces vieilleries entassées, pressées route contre roue, avaient,au milieu des ténèbres vagues, un aspect fantastique. Berlinesd’émigrés ; carrosses massifs aux flancs ventrus, aux marchepiedsdémesurés ; briskas légères ; cabriolets élégants, elles étaient touteslà, les voitures démodées, ridicules, du bon vieux temps. Toutes, mêmeune diligence échouée parmi ce capharnaüm étrange, comme unemonstrueuse épave. Une diligence peinte en rouge, pareille à quelqueambulante baraque de saltimbanque.

- Que nous serons bien là-dedans ! s’exclama Champdoré.

- Qui viendrait nous y chercher ? ajouta la jeune fille.

Et le couple s’installa sans façon dans la rotonde de la diligence. Lesdeux amoureux ne respectaient pas le sommeil de la septuagénaireguimbarde et ne quittaient plus ce domicile bizarre. Mais la petite semontrait inflexible sur le chapitre des concessions illégitimes, etChampdoré se lassa peu à peu d’entendre la belle balbutier sonsempiternel refrain :

- Vous m’assurez que c’est pour le bon motif ?

Le siège traînait en longueur et se réduisait à de furtivesescarmouches d’avant-postes. La petite Caminade sentimentalisait commeune grisette de Mürger. Elle parlait de joies pures, de liens éternels,d’union parfaite. Champdoré se bouchait les oreilles, ne comprenantrien au sermon. Ses baisers s’alanguissaient, devenaient moroses,glacés, paternels. L’amour agonisait tristement.

Et, un beau jour, le père Caminade étant venu pour épousseter sadiligence, découvrit le pot aux roses et surprit les amoureux au gîte.Impossible de nier ! Impossible de trouver une explication !

Le carrossier leva les bras au ciel, bredouilla une complainteindignée, parla de détournement de mineure, d’honneur outragé, dejustice future. La fille piaillait effarée. Champdoré jurait ses grandsdieux – et jamais il n’avait dit plus vrai – que la petite était encoredigne d’être couronnée rosière. Enfin, après d’interminablesdiscussions, tout s’arrangea.

- Ou vous épouserez ma fille, ou vous achèterez la diligence !choisissez ! disait Caminade brusquement apaisé.

- Ni l’une ni l’autre ! répondit Champdoré.

- Alors, préféreriez-vous une bonne plainte au parquet ? insista lepère.

- Va pour la diligence !

- Ce n’était donc pas pour le bon motif ? interrompit furieusement lafille.

- Probable, ma fille ! conclut Caminade avec un gros rire ironique.Mais il te reste ton vieux père !... Ton vieux père qui vient de placersa vieille diligence !

III

Champdoré n’a jamais pu revendre sa guimbarde. Aussi ne manque-t-iljamais une occasion d’attaquer les chemins de fer et d’énumérer lesavantages des diligences. Malheureusement personne ne l’écoute !

Quant à Mlle Caminade, elle a épousé un notaire, et elle jouevolontiers, dit-on, à quatre mains l’attendrissante Chanson deFortunio !

~*~


LA MÉSAVENTURE DE DON JUAN

I

... Des duels, la belle affaire ! s’écria négligemment le sculpteurPierre Rosarieul, et, ayant secoué la cendre de son cigare aux bordsd’une merveilleuse soucoupe de vieux saxe, il reprit d’un ton railleur: – Voyons, Messieurs, qui n’en a pas eu une demi-douzaine dans sapauvre malheureuse vie, et pour d’autres histoires que des petitspapiers ou des blagues de bonne femme ?

Et parbleu, moi qui vous parle, moi l’homme le plus pacifique du globe,en y comprenant les terres hyperboréennes découvertes par Nordenskiold,j’ai comme états de service, à cette heure, sept duels, troisblessures, chaque fois avec le même adversaire et chaque fois pour lamême cause. Sept duels, trois blessures, vous m’entendez bien, et pasla moindre décoration...

L’aventure vaut, d’ailleurs, la peine d’être racontée, bien qu’unpeu... rabelaisienne. Mais nous sommes entre hommes – pas vrai ? –après un excellent dîner, et quand on est bourré de truffes comme unchapon de Bresse, quand on se sent aux lèvres l’arome exquis d’unhavane, il serait malséant de déclamer, les larmes aux yeux :

                   Dans les prés fleuris
                   Qu’arrose la Seine,
                   Mes chères brebis,
                   Cherchez qui vous mène.

Donc, au temps où « telle chose m’advint, » comme dit le bonhomme,j’étais encore étudiant, étudiant quoi, le droit ou la médecine, je nem’en souviens plus trop, dans une petite ville de Lorraine. La vraiepetite ville de province avec ses pans de murs démantelés, uneesplanade où la musique militaire jouait deux fois par semaine, unthéâtre étonnant, de vieilles maisons, de vieilles rues, de vieuxsalons, de vieux usages. On s’y amusait cependant aussi joyeusement quen’importe où, et il s’y trouvait assez de belles filles d’Eve pour nousfaire oublier le monde entier.

Les roses demoiselles abondaient. Les douairières ne se montraient pastrop revêches. Et sans trêve, que ce fût en avril, que ce fût en été,que ce fût l’automne ou l’hiver, on dansait à corps perdu. Lessauteries se succédaient tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Desalon en salon, les épinettes jouaient toutes seules les langoureusesvalses de Marcailhou. Et les amourettes ne chômaient pas dans cecontact perpétuel de jeunesses, dans cet échange incessant de faderiesqu’on se murmure tout bas à l’oreille en tournant étroitement enlacéset qui sont plus dangereuses que la furtive brûlure d’un baiser...

Malheureusement, les officiers du régiment de dragons qui tenaitgarnison dans la ville nous faisaient la plus déloyale concurrence.L’assiette au beurre n’était que pour leurs lèvres trop friandes etsurtout pour un grand lieutenant qui s’appelait le vicomte Georges deMontereix.

Don Juan ressuscité sous un casque de dragon, hautain, insolent,sabreur, subodorant toujours quelque odeur de femme, courant la bruneet la blonde, s’en moquant cavalièrement, les trompant avec un artparfait, et gentilhomme de la tête aux pieds. Les belles l’adoraient.Les maris le craignaient. Et les chercheurs de romans étaient réduitsau rôle ridicule d’amoureux transis...

II

Aussi, dans le café des étudiants et au cours de la Faculté, onconspirait sourdement contre le beau détrousseur de vertus. Il y eutmême de mémorables serments de vengeance jurés sur un billard à moitiécrevé. Tout le monde criait haro, serrait les poings, insultaitplatoniquement l’ennemi commun, et personne n’osait attacher le grelot,moi, pas plus que le commun des conjurés !

Or, un jour de la mi-janvier, des commérages indiscrets nous apprirentque le vicomte Georges avait demandé la main d’une ravissante héritièrede dix-sept ans, fraîche comme une branche d’aubépine en fleur à pointed’aube et si blonde qu’on avait, en la regardant, la tentation deréciter des vers de Virgile.

Depuis ma rhétorique, je ne voyais qu’elle, je ne rêvais que de sesyeux profonds et de sa bouche ronde de déesse. En son honneur, j’avaisnoirci de sonnets fulgurants plus de trois cahiers...

Hélas ! et l’on affirmait sérieusement qu’elle idolâtrait le Don Juan.L’amour s’était furtivement glissé dans son cœur virginal entre deuxvalses, et les parents avaient retardé la cérémonie jusqu’à la fin duCarême.

- Ce mariage ne se fera pas ! criai-je très haut dans la salle du café,au légitime ébahissement des consommateurs qui lisaient tranquillementleurs gazettes.

On commenta beaucoup cette exclamation de défi, puis on changea deconversation comme après les rodomontades accoutumées.

La semaine suivante, la présidente recevait le soir, et le vicomte deMontereix devait conduire le cotillon avec sa fiancée. D’où vint l’idéede « haulte gresse » qui germa alors dans ma cervelle ? Je ne sais, etfaut-il achever mon histoire ?

III

Je vous dirai très vite et très bas qu’il gelait ce soir-là à pierrefendre, qu’au coin d’une borne, dans la neige, j’avais ramassé quelquechose de dur qui ressemblait à un caillou grisâtre, et qu’après avoirlongtemps attendu, avec une extrême patience, un instant favorable, ilme fut enfin possible de glisser ma trouvaille dans la poche gauche dela tunique du lieutenant, tandis qu’il exposait à un monsieurabsolument sourd ses théories sur l’avancement des officiers...

Le tour était joué !

D’abord, on ne s’aperçut de rien.

- Me serais-je trompé ? pensais-je anxieusement.

Mais, peu à peu, dans les tiédeurs molles qui remplissaientl’appartement plein de lumières et de monde, dans le tourbillonnementaffolé des valses, dans le frottement continuel des danseurs, le dégelcommença. Et parmi les pénétrantes embaumées de white rose et de foinnouveau, des bouquets qui se fanaient languissamment dans leschevelures, parmi cette grisante senteur de blondes qui s’évaporaitsous les coups pressés des éventails, monta une odeur innommable, unepestilence fade qui s’alourdissait dans l’atmosphère. Et plus lelieutenant remuait, plus l’odeur devenait forte. La fiancée rougissait.Il ne savait quelle contenance garder. Il n’osait lui demander uneexplication.

Et l’odeur augmentait de plus en plus. Maintenant, on s’écartait ducouple. On se mouchait bruyamment. Les dames tenaient leur mouchoir dedentelle contre leur nez rose. N’y tenant plus, le vicomte Hectorvoulut en faire autant. Il enfonça d’un geste brusque sa main finementgantée dans la poche gauche de sa tunique, et...

Vous devinez la suite. Un éclat de rire implacable, inextinguible,courut d’un bout à l’autre du salon. Le pianiste lui-même interrompitson monotone tapotement. Don Juan, honteux et penaud, avait disparu.

Le lendemain, toute la ville savait la mésaventure et l’amplifiait decommentaires. Le mariage fut rompu. Et, furieux, sacrant, Montereixvint avec d’autres officiers au café des étudiants, provoquant Dieu etdiable. – Où est le lâche, l’insolent qui m’a joué ce tour ?répétait-il. – Le voici !  répondis-je en saluant très poliment.Et sachez que je suis à vos ordres, Monsieur !

On se battit au sabre. Il tirait trop bien pour ne pas être blessé.Depuis cette première affaire, nous ne pouvons pas nous rencontrer sanséchanger des témoins. Il a juré de me tuer, et je n’ai aucunementl’intention d’acheter encore une concession à perpétuité auPère-Lachaise. Cela peut nous mener très loin. Et c’est une manièrecomme une autre de s’entretenir la main.

~*~


LE RATELIER DE FIFRELOUX

Lorsque le capitaine-trésorier Fifreloux commençait au dessert lasempiternelle histoire de ses bonnes fortunes passées, de ses malheurs,des passe-droits dont il avait été victime, et de son fameux serment dechasteté, les conversations s’interrompaient d’un bout à l’autre de latable, et, un par un les camarades, jetant leurs serviettes, sesauvaient au café avec de longs éclats de rire.

Et dans la large salle déserte de la pension, où traînaient des odeursfades de viandes refroidies et de vin versé, il ne restait pour écouterles radotailles larmoyantes du trésorier que le capitaine Marmichet, dela 3e du 4e, une très vénérable baderne, qui était sourd comme untrombone et qui s’attardait après chaque repas à déchiffrer les rébuspeinturlurés sur les assiettes...

Aussi Fifreloux adressait-il invariablement ses tirades à cetimpassible voisin :

- Croyez-moi, Marmichet, lui répétait-il d’un ton grave. L’amour est laplus détestable invention qu’il soit possible d’imaginer. Tous lesmalheurs, toutes les angoisses, toutes les souffrances nous viennent decette inguérissable maladie. Croyez-moi, mon cher Marmichet, n’aimezjamais..

Et il ajoutait, heurtant de la main son front chauve, qui ressemblait àune coquille d’œuf luisante, découvrant d’un soupir piteux ses gencivesédentées, redressant péniblement son échine voûtée :

- Plus d’alfa sur le gourbi, histoire de femmes... Plus de chicots dansl’entonnoir, histoire de femmes... Mes rides, mes rhumatismes, etc.,etc., histoire de femmes. Des états de service superbes, je peux leprouver, mais des blessures dans toutes les campagnes. Et vous,Marmichet ?

Marmichet ne répondait pas, absorbé par l’étude savante de ses rebus.

- Voilà pourquoi, continuait Fifreloux, j’ai fait, un jour, aprèsquatre mois d’hôpital, le serment solennel de résister à toutes lestentations roses et blondes, aux lèvres qui se tendraient à mesbaisers. La chose était pénible, j’en conviens, cependant, Marmichet,j’ai été à la hauteur des circonstances ; en eussiez-vous été capable ?

Marmichet persistait à ne pas répondre.

Alors, d’une voix sentimentale, les yeux écarquillés, la figureépanouie comme s’il allait chanter une romance idyllique, le trésorierreprenait à mi-voix :

- Tout cela, Marmichet, ce n’est pas le bonheur. Il me manque je nesais quoi qui remplirait ma vie, qui me broderait des pantoufles et quime soignerait. ne le dites à personne surtout, je voudrais me marier,dénicher, n’importe où, une petite fille de vingt ans, toute jeune,toute innocente, toute fraîche... M’écoutez-vous, Marmichet ?

Marmichet se taisait encore, et le capitaine Fifreloux, haussant lesépaules, l’abandonnait enfin à ses paisibles et monotones occupations.

II

Le serment de Fifreloux menaçait de s’éterniser. Les jeunesses luiriaient querelleusement au nez. Les parents lui tournaient le dos sansla moindre politesse, et les officiers composaient des chansonsraillardes qui flagellaient les prétentions surannées du vieuxCassandre.

Mais le trésorier ne se décourageait pas. Quand une porte lui étaitfermée, il sonnait à une autre avec une patience entêtée, et, de porteen porte, il finit par découvrir la perle inconnue qu’il cherchaitdepuis si longtemps.

Mlle Gabrielle Massoulat avait à peine vingt ans, des cheveux d’or finéparpillés comme une frange métallique sur ses larges yeux qu’ilsbaignaient d’une étrange teinte blonde, un amour de petit nezgaminement retroussé et dont les narines roses palpitaient d’un frissontroublant, les lèvres épaisses, rouges comme la bouche d’une bacchanteantique, barbouillée du sang parfumé des grappes mûres.

C’était le portrait cent fois décrit par Fifreloux à son silencieuxcamarade, le capitaine Marmichet. Une petite fille de vingt ans, toutejeune, toute fraîche. Il n’y manquait absolument que l’épithèted’innocente et le précieux certificat qui fit la fortune de Jane May –aux neiges d’antan.

Les méchantes langues de la garnison en racontaient sur ce sujetépineux de quoi remplir quatre romans de Montépin. La gamine savait sonCorneille et surtout les fameux vers :

Chez les âmes bien nées,
La valeur n’attend pas le nombre des années.

On citait entre toutes une adorable aventure de grand cousin apprenantles douces choses d’amour à sa cousine en la tiède saison des vacances,et celle d’un clerc galant qui, maintes fois, avait psalmodié laChanson de Fortunio dans la chambre close de la petite, aux heures oùla maison dormait paisiblement.

Fifreloux ne voulut rien entendre. Les cheveux blonds et les lèvresrouges de Mlle Massoulat avaient détraqué sa pauvre cervelle. Sonserment prolongé l’exaspérait. Il se boucha les oreilles et demanda lamain de la jeune fille.

- Bah ! pensait-il, on ne peut tout avoir en ce monde et l’on ne mangepas souvent des fruits pareils à quarante-cinq ans bien sonnés.

Sa demande fut agréée par les parents avec de très heureusesprotestations de reconnaissance, et la joie radieuse de la gamine,enchantée de cueillir son bouquet de fleurs d’oranger comme les autres,acheva d’idiotiser l’amoureux Fifreloux...

III

Dès lors, bercé de consolantes illusions, rêvant d’être aimé pourlui-même, de faire battre le cœur de sa belle fiancée, il voulutréparer toutes les usures causées par les « histoires de femmes. »

Il acheta une perruque frisée de céladon. Il commanda chez un dentisteun râtelier américain. Il apprit à se maquiller comme un vieux cabotin.Il teignit ses moustaches. Il enserra sa taille en un corset étroit.Plus de front chauve reluisant comme une coquille d’œuf. Plus degencives édentées. Plus d’échine cassée en deux. On eût dit de quelquegâteux de féerie qui change son masque entre deux décors.

Et ainsi métamorphosé, sautillant, pimpant, maquillé de frais, il seprésenta à la mairie, où les invités étaient déjà réunis. La perruqueétait parfaitement attachée au crâne. Le fard et les coups d’estompequi dissimulaient les rides était un chef-d’œuvre. Le râtelier seulinquiétait Fifreloux. C’était en effet la première fois qu’ilaccrochait cette mécanique artificielle entre ses chicots ébranlés. Etil sentait glisser la plaque d’or mal fixée au palais. Mais l’arrivéede la mariée fit tout oublier. Il s’inclina. Il grimaça. Il balbutia unlong madrigal. Des frissons couraient dans tous ses membres et, lesyeux fixés sur la délicieuse créature qui allait lui appartenir pourl’éternité humaine, il se grisait déjà des jouissances futures, il ladéshabillait en pensée, ne lui laissant au corps que sa chevelure fauvedénouée et une chemisette transparente qui la rendait plus charmanteencore.

La mariée bâillait derrière son éventail.

Pendant ce temps, le maire, cravaté de blanc, lisait d’une grosse voixles articles du Code ; et, la lecture terminée, il posa aux nouveauxépoux la question habituelle :

- Monsieur Fifreloux, consentez-vous à prendre pour votre épouselégitime Mlle Gabrielle Massoulat ?

Aussitôt, tous les assistants, le maire, la mariée virent lecapitaine-trésorier haleter, battre le vide de ses deux mains crispées.Il devenait rouge, violet, vert, jaune. Des gouttes de sueur coulaientsur ses joues, emportant des traînées de fard. La perruque, détachée,tombait sur les yeux. Des gloussements inarticulés sortaient de sabouche béante. Et, après des convulsions affreuses, il retomba raidi aupied du fauteuil municipal.

Le malheureux, dans son émotion, avait avalé le faux râtelier.

- S’il avait pu dire oui, au moins, je serais veuve maintenant, gémitsa fiancée.

Et ce fut la seul oraison funèbre du capitaine Fifreloux !

~*~


CHANGEMENT A VUE

Tristement dîné hier sur cette terrasse des Ambassadeurs où nous avonstant ri jadis. Il faisait déjà frisquet. Un vrai soir d’automne piquetéd’étoiles à travers lesquelles éclatait par instants une longue fuséeblanche de lumière électrique. Le grand Max s’est donné une peine detous les diables pour sauver la situation. Mais on se sentait toutchose, et les belles amies – Fanny Love elle-même – oubliaient demontrer leurs dents. Il y avait, en effet, une mélancolie bizarre dansce spectacle en plein vent où les quinquets frissonnaient, mettant desplaques d’or sur l’or rouge des larges feuilles retombantes desmarronniers. Les violons semblaient enrhumés, les pitreries des cabotsétaient lamentables, et sur la scène, les roulures qui servent detapisserie s’emmitouflaient frileusement dans leurs mantilles blanches.Puis les banquettes vides que longent en bâillant des garçons blêmes,la marchande de bouquets qui dort dans un coin, le crieur de romancesqui glapit d’un ton monotone sa réclame accoutumée et cette odeurhumide qui monte des massifs voisins, et qui vous étreint le cœur commeun souvenir nostalgique. Fini jusqu’à l’été prochain, si par miraclenous avons pu traîner notre boulet vers cette date lointaine, malgré leP.-L.-M., les femmes et le reste !

Au retour, Champdoré, qui ramasse toujours d’impossibles histoires,nous a conté la mésaventure comique de cette pauvre Liline Ablette.Cela commence comme la fable du Bonhomme :

    Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
    L’un d’eux s’ennuyant au logis,
    Fut assez fou pour entreprendre
    Un voyage en lointain pays.


Et grand mal lui en prit, si vous vous rappelez vos classiques. Mal enprit aussi à la très blonde Liline de se sauver à Naples avec leshirondelles, aux premières averses de septembre, et d’abandonnerinsoucieusement sa tiède bonbonnière, posée comme un nid sur la lisièrefleurie du parc Monceau, ses invraisemblables bibelots et lesresplendissantes fleurs de sa serre où rayonne d’un éclat mystérieux leventre d’or des Boudhas. Mal en prit à cette bête superbe créée pourêtre aimée et se railler du troupeau prosterné des hommes, de ne pasavoir compris le charme exquis de l’automne, la poésie profonde desallées qui se dépouillent, des brumes qui flottent pareilles à desécharpes de mousseline et la douceur molle du premier feu qui vousretient, qui vous hypnotise devant les chenets, la cervelle perduedurant des heures et des heures.

Elle savait cependant que Pontauvert a, depuis son entrée dans lemonde, oublié de remonter la petite mécanique absurde que lesdictionnaires de médecine appellent le cœur, qu’il se moque desmarchandes de joie aussi effrontément que son maître Don Juan, qu’ilaime toutes les femmes en général, pourvu qu’elles soient blondes,qu’elles aient les lèvres rouges, qu’elles soient stupides et fassentdes fautes d’orthographe. Elle savait que la vie déréglée du marquisest réglée comme les portées métriques du papier à musique et quechaque soir, de minuit à deux heures, il avait pris l’habitudeinvariable de venir faire sa petite partie de bésigue chinois suivie dequelques autres. Elle avait entendu maintes fois des claquements fousde baisers qui sonnaient par toute l’antichambre à l’arrivée de «monsieur. » Elle connaissait l’affriolante frimousse de sa caméristeClaudine, ses grands yeux d’agate pailletés de taches d’or, son bonnetaux rubans roses qu’une chiquenaude distraite eût envoyé au diable, sesjoues trouées de mignardes fossettes et ses dents nacrées de jeunefaunesse dont feue Mlle Samary serait jalouse – un vrai biscuit deSaxe, enfin – une de ces soubrettes trop jolies que Greuze campa aubord des fontaines, la jupe retroussée et les prunelles rêveusementfixées vers quelque chemin où passeront tout à l’heure les robustesgardes-françaises. Elle n’ignorait pas que l’hôtel appartenait aumarquis, qu’elle n’avait pu obtenir encore le moindre bout de contratlui assurant pignon sur rue, ainsi que toutes ses jolies camarades.

Mais quand « l’invitation au voyage » vous bourdonne aux oreilles sonpoème de joies inconnues, ses litanies de promesses, il est biendifficile de résister à la tentation, de réfléchir trois secondes et dese rappeler le vieux proverbe prudhommesque :

    Qui va à la chasse perd sa place !

Liline Ablette partit donc – un soir pluvieux – assoiffée de soleil,heureuse comme une gamine de voir du pays. Les adieux furent touchants.Le couple échangea des serments de fidélité qui n’en finissaient plus.Liline jura sur la perruque de son père – un vieux trombone desBouffe-du-Sud – de rentrer au bercail le mois suivant. Et le trains’ébranla sur cette promesse suprême que scandait un tendre baiserenvoyé du bout des doigts.

L’hôtel, les palmiers, les bibelots avaient été confiés avec mille etune recommandations à la camériste Claudine.

Ce soir-là, le marquis Hercule de Pontauvert s’ennuya prodigieusement.Ce brusque dérangement dans ses habitudes le rendait de fort méchantehumeur. Et vers minuit, après la représentation de l’Opéra, ne sachantcomment tuer les heures lentes, il alla perdre une centaine de louis auclub. Il recommença le lendemain, le surlendemain, – toute la semaine.Puis, lassé de ce genre de distraction, je ne sais quel diable lepoussant, à l’heure accoutumée de sa partie de bésigue, il repritmachinalement le chemin du petit hôtel. Le logis dormait, calme,silencieux, comme une église abandonnée. Pontauvert entrevit unetraînée de lumière qui luisait sous la porte dans la chambre à coucherde Liline. Il ouvrit sans scrupule et trouva la Claudine étendue dansle grand lit à baldaquins de sa maîtresse. Un feu clair flambait aumilieu de la cheminée. Un bouquet de violettes oublié sur un meublediffusait son odeur énervante à travers l’atmosphère attiédie. Lesmules de Liline étaient jetées sur la peau d’ours étendue au pied dulit. Sa simarre de cachemire brodé couvrait le divan de ses plislourds. Son roman favori – une ineptie de Montépin – avait roulé sur letapis. Rien n’était changé dans ce décor familier que l’idole ancienne.Rien, pas même la chemise qui moulait le corps de la camériste, une deces chemises de satin bleuté que Liline Ablette endossait aux grandesoccasions.

Et toute décoiffée, les cheveux éparpillés comme une poignée de rayonsdans l’épaisseur des oreillers de dentelles, la friponne Claudineriait, riait, creusant ses fossettes, entr’ouvrant à peine sespaupières trempées de désirs languissants. Elle jouait si parfaitementson rôle que Pontauvert ne soufflait mot – ébahi – idiotisé parl’aplomb de la jolie fille.

- Je savais bien que Monsieur le marquis reviendrait faire son bésigue! lui dit-elle brusquement.

- Parbleu ! répliqua Pontauvert en l’embrassant sur les yeux, tu parlesd’or, Claudine, et tu mériterais un prix Montyon.

- J’ai déjà été rosière dans le temps... interrompit-elle les paupièresbaissées.

- Et tu ne veux plus recommencer ? Parfait. C’est étonnant comme turessembles à ta maîtresse !

- N’est-ce pas ? Préféreriez-vous... ?

- Allons donc ! fit-il ; est-ce que l’amour d’hier a jamais valu celuid’aujourd’hui ?

La partie de bésigue fut palpitante et, malgré ses austères habitudes,le marquis enchanté la prolongea jusqu’à l’aube. Claudine gagnaittoujours. Elle gagna l’hôtel. Elle gagna les chevaux. Elle gagna lesdiamants. Aussi, lorsque Liline Ablette revint l’autre jour au bercail,selon sa promesse, elle trouva le nid occupé et les portes closes, etsa femme de chambre in partibus lui écrivit moqueusement :

« Je regrette beaucoup d’avoir pris la place de Madame, mais si Madamele désire je lui offre, en compensation la mienne, avec uneaugmentation de gages.

Que Madame réfléchisse et me réponde poste pour poste. Le marquisserait enchanté de ce choix.   « CLAUDINE. »

Liline Ablette a juré de plaider et vient de lancer du papier timbré.

Que de procès sur la planche et que les bons avocats doivent se frotterles mains !

~*~


LA MAIN CHAUDE

I

L’histoire morale que nous allons avoir l’honneur de vous raconter,d’après des documents diplomatiques retrouvés, on ne sait par quellecause, au fond de la fameuse armoire du Val d’Andorre, s’est passéedans la principauté de San-Mocolli, une principauté d’opérette que lesgéographes – des gens consciencieux cependant – ont malencontreusementoubliée dans leurs atlas.

Imaginez-vous,trempant leurs blancheurs dans la nappe paresseuse d’ungolfe bleu, des maisons italiennes, à terrasses fleuries, de vieuxclochetons d’église qui se chauffent au soleil ; des rues étroites oùle soleil apparaît entre les murs comme une bande flottante de soietendre ; des enclos où les pampres luisent sur les feuilles argentéesdes oliviers, et à l’horizon, moirée de lumières, la mer que les voileslatines parsèment de taches claires. Cette aquarelle représente lacapitale de la principauté. Ajoutons, pour ne négliger aucun détail,qu’il serait impossible de tirer un coup de canon sans occasionner un «Casus belli, » que l’armée permanente est composée de cinqcarabiniers, dont un invalide, deux colonels et un général, que lesuffrage universel n’existe pas et que les impôts ont été abolis auquinzième siècle.

Donc, en l’an de grâce qu’il vous plaira, le prince Ascanio XXII ayantfait royalement la fête aux quatre coins du demi-monde, s’aperçut unbeau soir que sa cassette sonnait le creux, que son dernier héritageétait croqué jusqu’au plus petit écu, et que les usuriers les moinsavares ne lui prêteraient pas un sou sur sa couronne fermée.

Il ne pouvait songer à rétablir les impôts. Ses sujets, n’étant pastoujours d’humeur facile, l’auraient reconduit à la frontière sans lesmoindres égards. Il pensa à licencier son armée permanente. Uneéconomie de bouts de chandelle. Et ne sachant plus enfin à quel juif sevouer, le prince décida à faire une fin et à chercher une héritière.

Il n’eut pas à chercher longtemps.

Son voisin, le vieux duc de Lacryma-Christi, avait une fille, un peufanée, ni spirituelle, ni jolie, mais millionnaire à souhait. AscanioXXII n’hésita pas. Il envoya son chambellan au duc. On discuta. Lechambellan fut très éloquent et enleva le consentement après undiscours tellement long que le vieux s’était endormi dans son fauteuilarmorié.

Les fiançailles furent célébrées dans les deux Etats avec une imposantesolennité. Et l’on fixa le mariage à la Notre-Dame d’août.

II

Cependant, Ascanio XXII enterrait joyeusement sa vie de garçon. Ildépensait déjà la dot de l’héritière. Les doublons sautaient à pleinespoignées par les fenêtres ouvertes du palais. Les bouchons de champagnen’interrompaient pas leur bruyante musique. Dans toutes les chambrestraînaient les robes des belles amies revenues pour consoler le prince.On soupait, on dansait. Toutes les folies, tous les caprices étaientexaucés.

Le prince se grisait de fausses tendresses et d’amours artificielles.Les lèvres qui s’offraient, les yeux qui étincelaient, les corsetsroses qui craquaient chassaient loin de lui l’amère vision du suppliceprochain. Et le carnaval du palais détraquait toute la ville, comme cesfarandoles qui passent de maison en maison, entraînant tout le mondedans leur chaîne enlaçante et renversant tout devant elles. Lessérénades empêchaient les maris de dormir. L’armée permanente oubliaitses consignes. On ne rencontrait que des couples aux joues enluminées,aux regards languides, qui processionnaient deux à deux, suivant laguise amoureuse. On en rencontrait à chaque pas, dans les bosquetsobscurs des jardins, au détour des rues désertes, sur les sables d’orde la grève et jusque dans les antichambres du palais.

Et parfois sur le golfe aux eaux transparentes où la lune mirait sonpâle sourire, passait, conduite par des rameurs paresseux, la barqueremplie de bouquets où Ascanio XXII écoutait tranquillement les bêtisesdes Musidoras agenouillées autour de lui et la voix triste d’une divaparisienne qui chantait la mélancolique complainte du grand Théo :

            Ma belle amieest morte,
            Je pleureraitoujours ;
            Sous la tombeelle emporte
            Mon âme et mesamours.
            Que mon sortest amer !
        Oh ! sans amour, sans aller surla mer !

III

Or, tandis qu’on chantait dans la principauté de San-Mocolli, le vieuxduc de Lacryma-Christi, exaspéré par les lamentations de sa fille, quidemandait Ascanio sur tous les tons du clavier, monologuait d’inquiètesréflexions sur l’indifférence de son gendre. Pas de bouquets, pas decadeaux, pas de visites, pas de poulets. Que devait-il penser d’unetelle conduite ?

Et, un jour, curieux de connaître le dessous des cartes, il se grima demerveilleuse façon, prit les lunettes bleues de son conseiller intimeet, ayant fait atteler sa berline, partit pour la principauté.

Il arriva au palais quelques heures après. La chaleur était accablante.Le suisse ronflait sur une banquette.

Il le réveilla sans pitié.

- Le prince peut-il recevoir un ambassadeur de S. M. le duc deLacryma-Christi ? demanda-t-il aussitôt.

Le suisse sortit à lentes enjambées, se frottant les yeux et fort peusatisfait de ce brusque réveil.

Les fenêtres de l’antichambre étaient ouvertes, et l’on apercevait lesallées vertes et les massifs en fleurs des jardins du palais.

Le duc s’était assis et regardait distraitement voler les papillons.

- Ce maroufle se permettrait-il de me faire attendre ? murmura-t-ilbientôt.

Il répétait cette phrase pour la quatrième fois, lorsqu’il entendit,très loin, dans un bosquet, des paroles brèves qu’interrompait letumulte querelleur de rires féminins.

Il reconnut la voix du prince.

- Un ambassadeur de mon beau-père ? disait-il. Qu’on lui dise derevenir au 15 août !

Le duc sauta comme s’il eût reçu une décharge électrique dans lesmollets, et furieux, marmottant entre ses dents des lambeaux demenaces, il courut de corridor en corridor, d’allée en allée, vers lacharmille où les rires continuaient de plus belle.

Dans l’ombre verdissante des feuilles pressées que le soleil lamait deplaques d’or, la diva parisienne, en un déshabillé provocant, étaitassise sur un banc de pierre. Ascanio XXII, agenouillé, avait enfoncéson visage dans les jupes de la belle. Et, groupée autour de lui, touteune bande de jolies filles jouait à la main chaude comme des échappéesde couvent.

C’était charmant.

Le duc crut entrevoir un coin du Paradis perdu.

Sa colère agonisait. La gaieté des autres l’envahissait. Et sansprononcer une parole, le doigt posé sur ses lèvres, profitant de lastupéfaction générale, il gratta d’une chiquenaude légère la paumeimmobile du prince.

- Cette fois, cria Ascanio, c’est Marietta ! Tu me dois dix baisers, machère ?

Et ayant relevé la tête, il aperçut la face imperturbable du duc quiavait jeté ses lunettes bleues.

- Vous ici ? fit-il.

- Moi-même, mon gendre. Exigez-vous les dix baisers ?

IV

Le mariage fut rompu.

Le prince Ascanio ne le regrette plus. Il a installé maintenant dansses Etats une maison de jeux qui enfoncera celle de Monaco. L’ordre duPoisson-d’Or qu’il vend très cher aux financiers véreux et auxmarchands de cochons enrichis lui rapporte, bon an, mal an, cent millelivres de rente.

Et la fête continue à San-Mocolli !

~*~


PLAN DE CAMPAGNE

... Ils avaient marché toute la journée – pas à pas – s’arrêtant àregarder ce va-et-vient de troupes qui remplissait d’une tapageusegaieté les ruelles herbeuses du village. Le tableau était coloré. Etcela amusait beaucoup la marquise d’entendre les chansons d’étape quiclaironnaient aux fenêtres des chaumières, de voir se lever brusquementdevant elle, raides, la main au képi, les soldats qui fumaient leurpipe à l’ombre des treilles. Chantérac lui expliquait tout, prolongeaitla flânerie, heureux de sentir son bras sur le sien, d’écouter sa voixd’enfant et ses rires moqueurs. Ils étaient partis du château sans riendire, laissant le général Thorailles et le marquis remuer leurssouvenirs de l’année terrible et terminer leur interminable partie debillard. Derrière eux, les troupiers s’exclamaient :

- Tiens ! l’aide de camp du général et sa « particulière ! »

Elle en riait comme une folle et l’on n’eût pu rêver vraiment un coupleplus jeune et mieux assorti, comme disent les bonnes gens de province.Chantérac bénissait le hasard qui avait changé les premiers plans ducommandant en chef et envoyé sa brigade à Métivy-le-Sec. Huit jours àpasser chez les La Croix-Ramillies. Il eût presque cru à une providencequi n’aime pas les maris trop confiants. Et, en revenant par le cheminle plus long, malgré la solitude exquise, ils se parlaient presque àvoix basse. Guy lui rappelait l’histoire ancienne – l’hiver passé,quand il était à l’école de guerre et qu’il lui avait été présenté – unsoir – entre deux valses, au bal costumé des Taillemaure. Les moindresdétails de sa toilette papillotaient encore dans ses yeux comme uneinoubliable vision. C’était un costume de paysanne provençale. Uncaprice de coquette qui connaît son miroir. Le chapeau de paille auxlarges ailes dégringolait sur les cheveux blonds éparpillés en mèchesindociles. Sa jolie tête rose semblait plus rose et fraîche encadréeainsi comme d’une auréole ardente. La chemisette de toile finedécouvrait un peu la chair adorable, duvetée de veloutine. Et la robede futaine se gardait bien de cacher les pieds mignons et petits commeil sied aux bergères d’opéra comique. Ses cheveux blonds l’avaientattiré aussitôt, comme une flamme dans laquelle les phalènes viennentse brûler les ailes. Ils avaient dansé ensemble – plusieurs fois. Illui apprenait le boston, cette valse sensuelle qu’on traîne et qui vousdonne le « langoureux vertige » dont parle Baudelaire. Des promessesaprès. On s’était revu un peu partout et chez elle, les jours où Madamene reçoit pas. Il poursuivait les mêmes chimères. Ils aimaient lesmêmes choses. Leurs mains s’étaient unies comme fraternellement. Ellelui contait tout. Il ne lui cachait rien. Et c’étaient des tendressesdélicieuses, une amitié qui ressemblait presque à de l’amour. Unprologue peut-être, mais si doux qu’ils ne pensaient pas au reste. Ill’aimait à en perdre la raison. Elle, se laissait aimer indolemment,bienheureusement. Enfin, Chantérac fut envoyé au diable. Ilss’écrivirent tous les jours, puis toutes les semaines, puis tous lesmois, puis elle oublia son adresse.

Et il la retrouvait maintenant par aventure. Il la retrouvait seule. Lemari comptait-il ?

Il y avait une mollesse parfumée d’alcôve dans l’air tiède. Le soleilse couchait étendant de larges bandes rouges derrière les meulesalignées à l’horizon. Cette fin de jour troublait, énervait. Les fleurssentaient trop bon. Les oiseaux s’envolaient vers les arbres. L’amitiéqui ressemblait presque à de l’amour était loin, bien loin. Chantéracse pencha vers elle. Le bras de la marquise tremblait un peu sur lesien. Elle souriait sans savoir pourquoi et ses narines battaientvoluptueusement de l’aile. Il effleurait ses cheveux blonds de seslèvres.

- Je vous aime toujours, plus que jamais ! murmura-t-il d’une voiximplorante.

Et pour la première fois, il baisa sa nuque ambrée où les frisons desoie avaient une odeur d’iris. Il l’embrassa longtemps et elle n’osaitpas lui dire toute la joie qui la domptait et l’eût jetée sans forcedans ses bras...


Le marquis les attendait à la grille du parc. Il était assis sur unbanc à côté du général, et les deux barbons discutaient avec de grandsgestes, parlant de Jomini, de Napoléon et de Gustave-Adolphe. Leursombres démesurées dansaient le long de l’allée une sarabande grotesque.

- Eh bien, ma chère Renée, dit le marquis, êtes-vous contente de votrepromenade ?

- Enchantée, fit-elle d’un ton imperceptiblement railleur, et je nesaurais trop en remercier M. de Chantérac, qui a bien voulu tout memontrer et tout m’expliquer...

- Curieux, n’est-ce pas, Madame, bougonna le général. L’image de laguerre... en petit. – Et il ajouta : Vous me permettez, marquis, decauser un instant service avec mon aide de camp.

Alors, il fut question de cantonnement, de subsistances, d’ordresexécutés, de travaux préparés. Chantérac répondait imperturbablement,inventant les moindres détails, comme s’il eût entrevu autre chose quela tête blonde de la marquise, comme s’il eût pensé à d’autresturlutaines qu’à son amour. L’explication fut parfaite et le général sedéclara satisfait.

- Je vous admire, Monsieur, reprit le marquis, de n’avoir rien oubliémalgré la présence de ma femme. Savoir être galant et remplir sondevoir ponctuellement, voilà bien le véritable officier français.

Chantérac inclina la tête comme très flatté. Il ne levait pas les yeuxsur la marquise, ayant peur de rire malgré lui, s’ils avaient échangéle moindre regard.

Dans la soirée, il y eut une longue discussion. La Croix-Ramillies, quiavait été zouave de Charrette pendant la guerre, exposait ses idéesmilitaires avec une fougue juvénile. On avait tort, répétait-il, deperdre les vieilles traditions. Lui ne connaissait qu’une tactique, lescharges à la baïonnette, l’élan des masses, la « furia francese. » Legénéral l’arrêtait en plein enthousiasme.

- Mais vous n’arriveriez pas quatre sur la position ennemie,insistait-il.

Et il développa à son tour la façon dont il comprenait la bataillemoderne. Avec les armes actuelles, il était impossible de prendre àl’assaut une position bien défendue. Des surprises et des mouvementstournants. Voilà tout ! Il s’animait, faisait des phrases, comparaitles positions à certaines femmes qu’il importe de ne pas violenter, dene pas attaquer trop promptement. Les feintes et une sorte degalanterie et l’on réussissait toujours. La marquise bâillait,bâillait. Chantérac répondait des bêtises à dormir debout, lorsque legénéral ou le marquis le consultaient et le prenaient à partie. Il nepensait qu’à elle. Il gardait aux lèvres l’odeur d’iris que fleuraientses frisons dorés. Elle ne lui avait rien promis, pourtant il espérait,il croyait avec cette belle confiance des amoureux que peut-être, quisait, elle exaucerait ses désirs passionnés. La marquise songeait. Ellecomparait nostalgiquement son grotesque Cassandre, bedonnant etradotant, au jeune quêteur d’amour qui si longtemps avait aimablementobéi à ses moindres fantaisies et qu’elle rencontrait à nouveau sur saroute.

- Voudriez-vous m’aider à servir le thé, Monsieur ? demanda-t-elle avecune extrême douceur.

Ils allèrent au fond du grand salon, où le samovar chantait, entouré detasses de vieux Sèvres. Elle versa le thé. Une fumée odorante montaitvers le plafond. Et tandis que Chantérac, n’y tenant plus, lui disait :

- Je vous en supplie, Renée. Je vous aime tant et tant...

Elle s’écriait tout haut :

- Le préférez-vous sucré, général ?

Et elle répondait tout bas :

- Soyez donc sage, grand enfant !

Le général Thorailles prouva les jours suivants à l’ancien zouave deCharrette tout le mérite de sa tactique. Il emporta à chaque manœuvrela position ennemie – résultat prévu d’ailleurs dans le programme, etLa Croix-Ramillies a voué une admiration profonde au brillant homme deguerre dont il fut l’amphitryon pendant une semaine.

Est-il nécessaire d’ajouter que l’aide de camp fut aussi victorieux queson général ?

Victoire plus durable et meilleure – entre nous !

~*~


LE MANNEQUIN

I

Il y avait déjà trois grands mois qu’un soir d’octobre - au coucher dusoleil - les escadrons du régiment étaient entrés dans la bonne villede Saint-Martéjoux, piaffant tumultueusement sur les pavés des ruesétroites, poudrés par la poussière grise des étapes interminables etsecouant toutes les vitres de stridentes fanfares, pareilles à unechanson de bienvenue.

Tous les souvenirs mélancoliques qu’on emporte malgré soi d’uneancienne garnison, l’amertume restée aux lèvres des baisers d’adieudont on ne peut se désenlacer, les promesses lentes murmurées dans undernier tour de valse à quelque blonde enfant – la danseuse préférée detout l’hiver, – l’ennui de ne plus revoir les paysages familiers, lecadre auquel on s’est habitué pendant de longs jours, le logis, lesmeubles qui ont entendu tant de douces choses, qui ont vécudiscrètement de la même vie que nous, tout cela peu à peu se mourait,s’évanouissait dans la curiosité du nouveau,  dans l’émoi desaventures inquiètement courues, dans la jouissance attachante derefaire son trou, de s’installer au milieu de ses bibelots, de seslivres, de ce qu’on a aimé et qu’on aime encore. On eût dit que lerégiment tenait garnison à Saint-Martéjoux depuis des siècles. Lesofficiers avaient pris avec une gaillarde philosophie la succession descamarades partis. Les jolies filles étaient revenues frapper aux portesqu’elles connaissaient de vieille date. Puis les romans quis’ébauchent, on ne sait comment, en croquant un gâteau chez lepâtissier, en bavardant cinq minutes dans une sauterie, en ramassant ungant à la messe – ces romans qui commencent par une bêtise et qui nousagenouillent le lendemain, sans volonté, sans forces, les mainsjointes, le cœur blessé, les lèvres implorantes, aux pieds de lapremière venue.

L’amour fleurissait donc, quoique transplanté en terre nouvelle etcomme on le chante dans les rondes tourangelles « chacun avait sachacune » au quarante et unième dragons.


« Chacun avait sa chacune, » hormis pourtant le capitaine Lenfumé, dudeuxième escadron. Cela ne surprenait personne, d’ailleurs. Lecapitaine était laid, d’une laideur drôle de cabotin qui joue lesJocrisses, difficile comme pas un, aimant à choisir ses morceaux et lesmeilleurs, plus timide qu’un écolier lorsqu’il essayait une déclarationtendre, enfin myope, invraisemblablement myope. Il saluait lesréverbères croyant saluer le colonel. Il avait suivi une douairière,persuadé qu’il suivait une gamine effrontée. Mais, aussi amoureux quemyope, il se désespérait de ne pas avoir encore ramassé un clou pouraccrocher son cœur.

Il errait dans les faubourgs comme un pauvre qui mendie n’importe quoi.Il collait sa face rougeaude aux vitrines des boutiques. Il attendaitla procession de trottins qui s’éparpille, ainsi qu’une volée bruyantede moineaux, hors des ateliers, à l’heure vague où le gaz s’allume derue en rue. Et les grisettes lui riaient au nez, lui souhaitaient encourant d’ironiques bonsoirs, le poursuivaient de quolibets joyeux.

Lenfumé s’entêtait, et, honteux de sa mauvaise fortune, il racontait àla pension des histoires galantes à dormir debout, où il se taillaitdes rôles de jeune premier forçant les serrures les mieux fermées etchangeant de maîtresse comme feu don Juan. On ne l’écoutait pas, et lesmoqueries allaient leur train.

II

Or, certain jour que le capitaine longeait le trottoir de la rueCardinale, s’arrêtant à chaque magasin, revenant sur ses pas, examinantles corridors, lorgnant les fenêtres closes des maisons, il aperçutdans l’entre-bâillement d’un rideau à demi tiré comme une silhouetteélégante de femme qui se cambrait en une pose étudiée. Coiffée d’unchapeau Directoire aux larges bords, qui teintaient d’ombre la moitiéde son visage, elle semblait regarder curieusement dans la rue, et tousses traits se figeaient dans une moue bête dont rien ne troublait lasereine fadeur.

Au-dessous des fenêtres, en grosses lettres dorées, s’allongeaitl’enseigne suivante :

Mlles TRINQUEBALLE SŒURS, modistes.

Lenfumé redressa son lorgnon, contempla longuement la fenêtre desmodistes, risqua bientôt un sourire allumé de gourmandes convoitises.La belle ne disparut pas. Elle continuait à regarder la rue et sabouche gardait son immuable pli.

- Parbleu ! se dit triomphalement le capitaine, il n’y a pas cette foisla moindre erreur. Voici l’infante rêvée ! C’est bien sur moi que sefixent ses adorables regards ! Elle est idéale, je suis aimé, ce doitêtre une grande dame, ne la compromettons pas !...

Il ne souffla mot de son aventure aux camarades. Il était déjà jaloux.On eût dit d’un avare qui espère un héritage et veille déjà sur lacassette vide qui renfermera les doublons futurs.

Il retourna le lendemain, à la même place, anxieux, le cœur battantsous sa tunique serrée. L’inconnue attendait comme la veille à lafenêtre dans la même pose et la même toilette. Alors, Lenfumés’attendrit. Il salua jusqu’à terre. Il pencha la tête. Il entr’ouvritla bouche. Il posa la main sur son cœur. L’inconnue ne remuait pas.

- Décidément, je ne m’étais pas trompé ! pensa-t-il. C’est une grandedame qui a peur de se compromettre, et j’ai peut-être été trop loin.

Et, s’étant incliné comme devant une reine, il passa son chemin.

III

Maintenant il ne s’attardait plus après le déjeuner aux parties debesigue en cinq mille liés. Il paraissait tourmenté, distrait, malade.Il négligeait le service. Il ne flânait plus dans les faubourgs. Il necontait plus la moindre blague.

- On nous a changé le père Lenfumé ! disaient les sous-lieutenantsintrigués de cette métamorphose soudaine.

Et flairant quelque cocasse drôlerie, ils surveillèrent le capitaine.On le suivit. On l’épia et l’on découvrit bientôt que le pauvre myopeavait entrepris patiemment la conquête d’un mannequin, de la bonnefemme en cire sur laquelle les sœurs Trinqueballe essayaient leurschapeaux.

Les petites modistes connaissaient les dragons. On les mit dans laconfidence, et, un beau matin, Lenfumé, grisé de bonheur, vit lafenêtre s’ouvrir furtivement et une main féminine lui jeter un billetqui embaumait la violette. Il lut et relut les pattes de mouche de soninconnue :


« Venez ce soir, écrivait-elle, à dix heures, quand les réverbèresseront éteints. Frappez quatre coups doucement ; on vous ouvrira. Soyezmuet comme votre ombre.


« Une femme qui vous adore et qui se perd pour l’amour de vous. »


La signature était illisible.

Lenfumé ne parut pas à la pension. Il n’avait pas faim. Il se sentaitdes ailes. Il rayonnait. Il eût pourfendu le monde entier pour charmersa bien aimée. Il récitait les mots du billet comme une prière magique.Tout le romanesque de son aventure le détraquait, l’idiotisait. Iln’avait pas le moindre soupçon que cela fût un méchant tour joué pardes camarades qui s’ennuyaient. Il croyait aveuglément à son bonheur.

Et quand les réverbères ne piquèrent plus l’obscurité de leurs lueursjaunes, il monta en frissonnant l’escalier des modistes. Il grattaquatre coups doucement à la porte close.

La porte s’ouvrit et, stupéfait, désolé, furieux, il se trouva alors aumilieu d’une chambre déserte, en face du mannequin qu’éclairaient deschandeliers allumés à droite et à gauche.

La figure en cire coiffée d’un chapeau de carnaval, le regardait de sesprunelles mortes et ternes, lui souriait de ses lèvres peinturlurées.En même temps, il entendit des éclats de rire étouffés qui bruissaientderrière une cloison, et comprenant enfin la comédie dont il était lepersonnage ridicule, honteux comme le renard de la fable, il se sauvapar où il était entré, sans détourner la tête.

Depuis lors, il renonça aux amours défendues, épousa une jeune filleaussi laide que lui. Ils s’aiment et ils ont beaucoup d’enfants.

Ainsi soit-il pour ceux qui nous liront.