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MARSAN,Eugène (1882-1936) : Souvenir de l’Exposition.-Paris : A l'Enseignede la Porte Etroite, 1926.- 62 p. ; 17 cm.- (La Porteétroite ; 11). Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.XI.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de laMédiathèque André Malraux (BmLx : 24.532-0). Souvenir del’Exposition par Eugène Marsan ~*~1 L’OUVERTURE MANQUÉE Nous entrions dans un chantier. Rien n’était fini. A peine les murs, etqui ne semblaient pas jolis. On a beau dire qu’une exposition peut et doit être jetée au petitbonheur, comme une gerbe qui se défait en tombant. Le désordre, encorefaut-il qu’il soit voulu, combiné ; surveillé du moins. Voyons mieux.Ce qui nous attriste est en réalité ici moins le désordre qu’un ordremalheureux, un faux ordre. On distingue à première vue les deux grandsaxes du plan général, celui qui traverse le fleuve, celui qui longe larive ; et ce n’était pas un mauvais plan, et même c’était le seul quirépondît à la configuration des lieux. Ce qui péche, c’est le rapportdes parties entre elles et avec l’ensemble, qui ne doit jamais aller àun excès de rigueur, mais qui doit pourtant exister et percer. Et c’estencore l’équilibre des deux axes, l’inégalité vilaine de ces deuxbranches. L’Exposition gauchit comme un arbre mal venu. Grand mystère àélucider. Je suis sûr qu’elle abritera quantité de merveilles, dans quelquesjours. Alors, nous vanterons, avec la gratitude du plaisir, destableaux, des statues, des meubles, des robes, mille chefs-d’oeuvre del’invention et du caprice. Les murs, non ! Il n’y aura pas moyen. Pasles murs principaux. Mais nous ne resterons pas béats devant leurlaideur. Nous en chercherons le pourquoi et le comment. On a manqué à la fois de doctrine et de goût, une erreur portantl’autre. L’erreur de doctrine est ancienne. Pour l’expliquer, il faut que nousprenions les choses de loin, comme Petit Jean. En 1830, nous eûmes encore un style ; pour les meubles, il est vrai,plus que pour les pierres, mais les deux ordres se tiennent. Il n’est plus héroïque, il est même devenu facile de le louer. Il étaitassez pesant, il n’avait plus la grâce souveraine du dix-huitièmesiècle. En se développant, en muant, il pouvait toutefois fournir cestyle simple et solide, conforme aux moeurs nouvelles, à l’habitnouveau, dont le dix-neuvième siècle avait besoin. Le nom du malavisé qui, sous Louis-Philippe, arrêta ce développementnormal, est connu. Il s’appela Chenavard. C’est lui qui a imaginé de copier les anciens styles, en les mariantcomme un sauvage. C’est de lui que date tout ce Louis XV-Renaissance ouce Louis XVI-Henri II qui a infecté l’Europe. En 1900, les deux palaisdes Champs-Elysées sont encore deux monuments de ce goût hétérogène. Déjà, les esprits sensés n’en pouvaient plus. Ils sentaient qu’uneépoque a droit à un style, que nous n’en avions pas, que nous étionsréduits aux pots pourris ou à la reproduction servile, et qu’il étaitaussi étrange de voir un monsieur en jaquette siéger entre les brasd’une bergère que d’imaginer Mme de Pompadour dans une chaire gothique. Ce style nouveau, dont il était raisonnable d’avoir faim et soif, onvoulut autrefois le créer arbitrairement. Sous l’empire d’idéesviolentes et sommaires, on voulut copier la nature, la flore de noschamps, à ce que l’on disait, les tiges, les feuilles, et ce fut l’âgedes nouilles déroulées : nouilles et lassagnes. Ou l’on voulut tenircompte seulement, absolument, de ce qu’on appelait les convenances dela matière ; et ce fut l’âge de la planche à peine équarrie. Onoubliait qu’une forme ne vient ni par décret ni par générationspontanée. Elle naît doucement d’une autre ou d’une nécessité capitale.Le Louis XVI lui-même, partiellement engendré par l’idéologie de lasimplicité, n’oublia pas de se souvenir. Il faut que ce principe de la table rase soit terriblement vicieux etstérile, puisque depuis trente ans qu’on cherche, tout ce qu’il ainspiré avorte. Eh bien ! c’est encore lui qu’on a appliqué, malgrétant d’expériences, à l’Exposition des Arts décoratifs. Les candidatsavaient défense de ressembler à quoi que ce fût. Entrez par la porte d’honneur. Entre les deux palais chenavardesquesque vous savez, vous verrez fructifier une Egypte grêle. Le contrasteest nigaud. Entrez par les Invalides. Vous y verrez, qui offensent lescieux, quatre fabriques de Babel. Et qui osent trancher sur l’admirabledôme ! Devant l’avenue Victor-Emmanuel, c’est une Arabie auxcolonnettes travaillées dans la pâte de guimauve. Vous chercherez oùpeut gîter la danse du ventre. Sur le pont Alexandre, qui déjà étaitassez laid - ayant été chenavardé, lui aussi - défile à présent unedouble Babylone, ouvrée dans un pain d’épices que l’on nomme pierreliquide. Pour afficher l’étonnante souplesse de ce cambouis pas unangle : tout en courbes, mais gauches, exprès. Et si vous battez enretraite du côté de la place de la Concorde, vous y rencontrerez, enguide de portique, huit cheminées d’usine, où rien ne manque, pas mêmeun système de ventilation. Si vous vous enfuyez à la hâte jusqu’àl’Alma, vous découvrirez, qui longe toute la rive gauche, encore uneEgypte : plate et sans suc, creuse et emphatique, précaire et maniérée. A chaque pas, souffrez. Les colonnes les plus minces portent les plus gros bâtiments. Sur lesplus grandes surfaces, les ornements les plus légers ; sur les pluspetites, la décoration la plus lourde. Non pas une fois, par un effetbien calculé ; mais constamment, au petit bonheur, dans un perpétuel etabsurde parti-pris. Voilà une brève pièce d’eau, entre les pavillons deSèvres, assez gentille : vite, quatre gros vases auprès, quatre vasestrop gros - si ce sont des vases - quatre vases gros chacun comme laTarasque. Les portes du Pavillon de Paris ne sont, en haut, ni rondes,ni carrées. Elles sont en pans coupés, parbleu ! comme cela ne s’étaitjamais vu. Bref, toutes les fautes commises depuis un quart de siècle,tous les lieux communs de l’à-rebours et du contre-pied ont ici leurrendez-vous. Et, pauvres gens qui vouliez tout inventer ! Vous avez imité, dansvotre capharnaon, vous avez reproduit, dans votre rage d’innovationimplacable et gratuite, l’Asie, l’Afrique, les cinq continents. Seule,la France a été scrupuleusement suspectée et bannie. Sur les deux rives délicieuses, c’était assez bête ! 2 EXPLICATION DU MYSTÈRE Laideur et beautés. - Plaisir des soirs Les cris d’horreur du premier jour reçurent à l’épreuve assez dedémentis. L’on découvrait à l’Exposition d’indéniables beautés, quel’on était contraint et fier de dénicher. Elle ressemblait à cespersonnes humaines dont le premier aspect n’est pas agréable et quigagnent à être connues. A peine le soleil daignait-il se montrer un peuque la foule s’y précipitait : café turc, sourire des Viennoises, miousic : non seulement les étrangers qui étaient venus tout exprès,mais les Parisiens, qui, malgré tout, malgré les innombrables méfaitsde l’art officiel démocratique, n’ont pas encore perdu leur antiquepouvoir de consécration. Ce qui était laid, par exemple, restait d’une laideur impardonnable.Les grandes lignes de l’architecture, les pièces principales dusquelette. Ce sont elles qui avaient déplu, qui avaient navré, quiavaient indigné. Sur un fond charmant et puissant, sur cette façade desInvalides d’un rythme adorable, à la fois libre et retenu, les quatretours babéliques paraissaient toujours monstrueuses : lourdes sanssimplicité, nues sans ingénuité, obèses. A chaque exploration del’esplanade comprise entre la Seine et le fossé des Invalides, onsentait croître son malaise. Rien ne montait vers le ciel, touts’étalait : une taupinière. Nous devions cette déconvenue à la direction de M. Plumet. Pour fairevaloir les quatre tours hideuses, il avait eu l’idée de tout aplatirautour d’elles. La Cour des Métiers était entièrement manquée, froideet grêle, avec ses fresques d’école primaire. Et si l’on faisait un paspour se donner un peu de recul et pouvoir les considérer, on s’étalaitpar terre : il y avait une marche. Les portes aussi étaient disgraciées: celle de la Concorde, avec ses cheminées pourvues de leur petitchapeau, à l’intention de la fumée ; celle du quai d’Orsay, qui avaitl’air d’un athlète esbrouffeur bandant les muscles avec ostentationpour lever une bulle de savon ; celle de l’Alma, avec ses deux boulesovales, et celle de l’avenue Victor-Emmanuel, avec sa forêt d’asperges; l’une et l’autre d’un orient de bazar. La mieux tournée était encorela porte d’honneur, dans son gris d’argent, avec toute sa délicateferronnerie. Encore s’accordait-elle assez mal avec les deux Palais(lesquels ne sont pas très beaux, ce n’est pas ce que je veux dire). Les deux fortins symétriques des Arts français plaisaient comme unebelle carrosserie automobile. Le cube de Lalique satisfait l’espritcomme une bonne solution provisoire, une solution d’attente. Le petitjardin de Laprade, devant les pavillons de Sèvres, enchantait les yeuxpar sa fraîche et maigre élégance. La hutte de Primavera, que l’onapercevait de là, avec son toit de galets, ne manquait pas d’amuser,elle avait de l’esprit. Mais tout le reste désolait, dans sa platitude,dans son luxe si bête qu’il ne parvenait pas à effacer un aird’indigence en quelque sorte indélébile. Le reste : je veux dire cequ’on découvrait d’abord, ce qui sautait aux yeux en entrant. Nous ensommes aux vases ninivites de Sèvres, qui écrasaient tout leurvoisinage. Quelques pas encore : la Rue des boutiques sur le pontAlexandre mettait en fureur par ses contresens. Bâtie en pierreliquide, elle s’en vantait indiscrètement. Elle avait cherché un airbabylonien, qui lui permît ces frontons infléchis avec une mollesse etune gaucherie pareillement dégoûtantes. Vous vous penchiez sur lefleuve. Tandis que la rive droite faisait un fouillis illisible, sur larive gauche s’ordonnait avec prétention, jusqu’à l’Alma, cette rue duCaire, cette Egypte de papier mâché dont la cime portait un « rail way» grinçant. Je dis tout exprès la chose en anglais, pour traduire dansles mots cette impression de disparate. Chacun a sa tarte-à-la-crème. Voici l’une des miennes. Mais enrépétant, il arrive qu’on précise. Architecture et mobilier, la force créatrice dont il restait quelquechose s’est perdue entre 1830 et 1850. On se mit à mélanger sansdiscernement tous les anciens styles français. La mixtion se faisaitmaladroitement et dans un même objet. Pastiches serviles, contrelesquels une action et une réaction étaient nécessaires. Une réaction,au nom de la pureté. Une action, au nom des moeurs nouvelles, desmatériaux nouveaux. Deux principes sont excellents dans les arts décoratifs : la dérivationsagace, la modification originale d’un type ancien, avec lequel unartiste doué rivalise ; et l’invention, la solution heureuse d’un casinédit. Le romantisme persistant du dix-neuvième siècle a vicié - il ya une trentaine d’années - les origines de ce qu’on appela, à bondroit, l’Art moderne. Il est certain que toute époque est louable quidésire avoir un style. (Représentez-vous encore une fois Mme dePompadour dans une chaire gothique : l’exercice est salubre.) Mais lesrénovateurs de 1890-1900 partirent de deux erreurs, les plusdangereuses qu’il soit possible d’imaginer : la monomanie del’originalité, table rase étant faite de tout le passé, et ladivinisation de la nature. On doit à cette seconde erreur la floremacaronique des premières stations du Métro. On voulait réduire le pluspossible en apparence, réduire jusqu’à l’absurdité, la part du compasde l’homme, de sa géométrie. Cette erreur a presque disparu de nosoeuvres. L’autre a beaucoup pesé, au contraire, sur l’Exposition, dumoins dans sa partie la plus officielle. Elle a dicté l’ordre imbécileinscrit dans son règlement : défense absolue, non seulement dereproduire - ce qui se comprend bien - mais d’imiter. Forgez tout detoutes pièces. Par bonheur, l’absurde commandement est resté sans force contre leshabitudes louables d’un très grand nombre d’artistes, architectures etdécorateurs français et étrangers. Les plus sûrs des novateurs, ceuxqui réussissent, ceux qui produisent des oeuvres belles ou plaisantesont depuis longtemps entièrement abandonné l’idéologie de 1895, pours’en tenir aux deux principes éprouvés et féconds que je disais tout àl’heure. Quelquefois en les mariant. Ils sautent à pieds jointspar-dessus l’affreux magma plagiaire et rondouillard du dix-neuvièmesiècle. C’est pour repartir avec beaucoup de science, de prudence et ungrand esprit de finesse, d’un exemple ancien éprouvé : Louis XV, LouisXVI, 1830, de préférence. Ils veulent en tirer, par les tâtonnements dugoût, une forme nouvelle, adaptée à nos besoins, et généralementcommandée par une idée d’aisance et de confort. D’autre part,considérant avec raison tout l’ensemble des conditions nouvelles, despouvoirs nouveaux, et des moeurs nouvelles qui en résultent, faisantface au nouvel outillage de l’homme, au télégraphe éthéré, à la voituremagique, à la parole voyageuse, à la lumière au bouton, qui ont droit àleurs murs, à leurs meubles, à leurs appareils, ils ne craignent pasnon plus d’innover. Les artistes dont je viens de définir les deux tendances n’étaientpeut-être pas la majorité à l’Exposition. Ils étaient peut-être noyés.L’homme d’un goût à la fois hardi et certain allait toutefois à euxsans courir un grand risque de se tromper. Ne dites jamais que tous les goûts se valent. Le goût a son droitunique. Toutes les grandes époques l’ont reconnu et proclamé. Sesdécisions sont souveraines. Ce sont elles que le temps ratifie. Auxépoques heureuses, elles obtiennent aussitôt un consentement unanime.Aux époques ingrates et flottantes, elles ont l’air de paris, lapostérité étant prise pour arbitre. Nous en étions au bout de la Rue des Boutiques, venant des Invalides. Vous aviez à votre gauche le pavillon de l’Angleterre, un peu tropmignon et tendre pour un si vaste empire. Vous aviez à votre droite lepavillon belge, ouvertement « nouveau », et tout en verticales, par unexcès contraire à celui que… Voilà donc le mystère de l’Exposition tout expliqué, le mystère quinous déroutait, qui nous affligeait tant le premier jour, celui de sondéséquilibre. L’Esplanade rampe et la rive droite surgit. A votre gauche encore, le pavillon d’Italie, la brique et le marbrebien mariés, et riche en réminiscences qui sont même en trop grandnombre, puisqu’elles parviennent à diminuer la formidable carrure del’idée, la majesté vraiment romaine du haut profil qui se découpe dansla nue. Les briques et les tuiles sont touchées d’or. Le pavillon desSoviets, son escalier de guingois, son apparente fragilité, sespanneaux entrecoupés : l’air d’une blague d’atelier. Mais là devant, lepavillon du Tourisme campe sa réelle nouveauté très bien venue. Ilserait à sa place sur la pente d’une colline. Parce qu’il était dominéet un peu terré, on l’a méconnu. Il élevait dans les airs un curieuxédifice fait de deux plans verticaux croisés à angle droit, qued’autres plans coupaient horizontalement vers le sommet ; ni tout àfait une tour, ni tout à fait un mât : un haut lieu géométrique disposépour les signaux. Il est impossible de tout dire. Il va falloir se borner aux exemplesnon seulement les plus heureux, mais les plus caractéristiques. Placéscomme nous l’étions, en portant nos pas sur la gauche du pontAlexandre, nous rencontrions le pavillon hellénique et le pavillonespagnol, deux demeures méditerranéennes harmonieuses et douces, lapremière plus rustique, la seconde plus seigneuriale. Dans le villagefrançais, le beau granit de la Bretagne. Un peu plus loin, le blancpetit Palais de l’Afrique du Nord, merveilleusement simple, avec sestrois parties : Tunisie, Algérie, Maroc. Son balcon faisait battre lecoeur. Je n’aurais garde d’oublier, en contraste avec tous ces modèlesd’imitation fertile et paisible, le pavillon danois, qui semblait unesorte de défi, mais vainqueur. Vous vous rappelez ces deux cubesemboîtés l’un dans l’autre, la haute porte qui les traversait,l’étroite rayure sombre qui zébrait horizontalement les fortesmurailles. Leur plan était celui de la croix de Daneborg. A leur pied,veillait une belle guerrière, qui n’était pas une amazone, puisqu’ellen’avait pas le sein droit brûlé, qui n’était pas non plus une vraieMinerve, puisqu’elle était nue. Il ne déplaît pas que le génie du Nords’inspire aussi de l’Antique, comme en hésitant. Sur cette même rive droite, en remontant et en redépassant le même pontAlexandre, nous rencontrions pour notre plaisir le Palais del’Elégance, quasi Louis XVI, le pavillon rose et vert desAlpes-Maritimes (en dépit d’un bas-relief assez pesant), le délicieuxfronton de la maison Corcellet, puis le Mas de Provence ; la seconde etla dernière de ces fabriques, d’une tradition à peine retouchée. Le masprovençal était à coup sûr une des perles de l’Exposition. Dans laseconde file, plus près de la Seine, nous rencontrions le pavillon deHollande, dérivé, mais très librement, des maisons flamandes à fronton.Le pavillon de Suède, entièrement dicté, semble-t-il, par la nostalgied’une mer chaude, d’une eau bleue, d’une lumière éclatante, aveclesquelles on veut faire rivaliser l’éclat des neiges candides. Puis,le pavillon polonais, ancien et nouveau, avec son curieux clocher deverre et de fer, sa salle aux belles peintures, son atrium à la noblestatue. Les mots sont les mots. Ils traduisent ce qu’ils peuvent. Ilsne dispensent pas de recourir aux gravures, à celles del’Illustration, à celles de l’Art vivant dans son numéro spécial, àcelles de l’album édité par Crès… Conclusion de la promenade : françaises ou étrangères, les réussites del’architecture relèvent de l’un des deux caractères, l’inspiré ou letrouvé. La prudente dérivation d’un type traditionnel ou la solutionhardie mais rigoureuse, subordonnée et conditionnée, d’un problèmenouveau. Tout l’entre-deux a failli. Plaisir d’y voir clair ! Dans le mobilier, les types dérivés dominent absolument. Ici, l’invention n’avait plus le même champ, elle n’avait en sommeaucune question inédite à poser. Après tout, il s’agissait toujours des’asseoir, bien que de plus en plus commodément ; il s’agissaittoujours de dormir, de s’attabler. Comment certains critiques ont-ils pu croire que cette Exposition nousrévélait un style ? Ceux qui suivent depuis vingt ans l’architecture,le mobilier et le décor savaient bien que non. Ils n’ont distinguénulle part aucun Sinaï. Mais cela n’est pas un mal. Un style ne seforge pas dans les six mois d’un hiver pour une exposition deprintemps. Cette hâte a été précisément l’une des tares, l’un des vicesde l’art dit moderne à son début. Il s’en est corrigé, il a patiemmenttravaillé. Et si quelque chose est sûr au monde c’est qu’au terme decet effort d’un grand quart de siècle l’art contemporain est en mesurede nous exposer aujourd’hui, à côté d’un gros tas baroque, un petitnombre d’oeuvres parfaitement conçues. Tantôt il a repris ce mouvement que le dix-neuvième siècle eut lemalheur d’interrompre vers 1830. Par exemple, dans le salon établi parLe Mardelé pour un fourreur du pont Alexandre. Le dos des sièges et ducanapé est gracieusement dentelé. On a reproduit le sérieux et lesolide du Louis-Philippe, en y incorporant toute la grâce qui luimanquait. Même point de départ, même souci de la destination, de lacommodité, et même bonheur, en plus d’un siège de Sue et Mare, étudié àfond. J’en dis autant de la salle à manger du Bûcheron (Jouyr etLeverrier). Le plateau de la table, en loupe d’acajou qui reflète lesobjets comme un miroir, est d’une venue magnifique. Les chaises,agréables et commodes. Mais les cadres et les tableaux jurent, et ilssont tristes. Dans la méridienne et dans le piano de Louis Sognot(Primavera) même transfiguration. Pour la première fois de ma vie, jevois un piano qui ne m’ennuie pas les yeux. Certains étrangers, lesSuédois, par exemple, dans le svelte, dans le délicieux canapé dessinépar Uno Ahren, partis du même point, ont suivi le même cycle. Et tantôt nos constructeurs, jouant une plus grande difficulté,remontent plus loin. Ils repartent des chefs-d’oeuvre du Louis XV, commeGroult dans cette délicate merveille, la chambre en galuchat pour jeuneambassadrice ; comme Sue et Mare dans leur grand bureau aux quatrepieds garnis de bronze, et leurs petites tables galbées ; comme LaMardelé dans son admirable fauteuil vert et feuille morte duGrand-Palais. Ou du Louis XVI, comme Sue et Mare dans le canapé et dansles deux bergères du salon tendu avec les tapisseries de Dufrène. Le plus souvent, les sentiments de plusieurs époques sont fondus dansle même objet, qui a pourtant le caractère irrécusable de la nôtre. Onle reconnaîtra dans les siècles. Ce salon de Sue et Mare, par exemple,tendu par Dufrène, n’a-t-il pas dans sa ligne générale, qui est LouisXVI, l’ampleur du dix-septième siècle ? Tel est l’accent de cesartistes : un grand nombre des meubles qui sortent de leurs mains ontune inflexion Louis XIV. De même, Paul et Eugène Véra, quiappartiennent à la même compagnie et lui ont donné plus d’un dessin.Avez-vous regardé les panneaux de Paul Véra sur les quatre portes desArts français ? Ils sont à la fois majestueux et légers. Dans saboutique du pont Alexandre, Lalique avait des meubles, une table àécrire, des dressoirs et des chaises, dont la source était Louis XVI.Le rustique non plus n’est pas oublié : provençal, il a inspiré lesjolis sièges des Tournon dans la salle et dans les chambres du mas ;breton, l’armoire et le buffet d’Yves Hémar, deux beaux meubles, dontle décor est déduit des broderies de Pont-l’Abbé et des motifstumulaires de Gavrinis. La table suédoise en corbeille, l’une des plusparfaites de ce type assez fréquent, compose la Régence avec leLouis-Philippe. Et, partie du Louis XV, avec un soupçon de rococo dansle médaillon, l’étonnante commode en marqueterie du suisse Bishof, unchef-d’oeuvre, révèle un art forcément postérieur aux écoles de 1830 etau cubisme. Je n’ai pas contredit l’anathème lancé contre Chenavard. Lesréminiscences et la fusion sont bonnes, lorsqu’elles sont saisies etenveloppées par une inspiration vivace, chacune d’elles devenue élémentfortuné d’un tout harmonieux ? Notre temps n’a pas encore abandonné lamonomanie de l’originalité. Voilà pourtant comment procèdent desnovateurs indéniables, si hardis qu’ils ne laissent pas de déconcerter. Si j’avais un château en France, avec les biens de fortune qu’il fautpour y loger, ah ! si j’avais un château… J’en respecterais, à coup sûr, le meuble ancien partout où ilexisterait, en le complétant, en lui fournissant une décoration dignede lui. Mais dans le parc d’abord, j’ajouterais des statues. Jedisposerais contre l’une des façades, pour couronner les allées et leshaies bien taillées, ce groupe charmant de Janniot, des trois déesses àla biche, composite et pourtant uni, ravissant, d’une exquise pureté,tandis que vers mes bornes, à l’orée des bois, je disposerais lepuissant, l’émouvante Del Sarte, le Premier toit, avec le quatrain deMaurras : une plaque de marbre sur le granit. Dans les appartements, s’il y en avait qui fussent vides, je mecomporterais en homme de mon siècle. Je logerais ma T. S. F. et lescigares dans la laque. J’aurais une pièce toute en cuir pour leslivres, fauteuils profonds, merveilleuses boiseries, et lesbibliothèques des Suédois, vrai miracle de sobriété et de grâce ; j’enaurais une autre en ferronnerie de Brandt. Ma salle des fêtes seraitpareille à celle de Sue et Mare au Grand-Palais. Il la faudrait trèsvaste, car elle a du poids. Si j’avais un embarras, dans le choix des meubles nouveaux, ce seraitcelui de choisir. On n’a peut-être jamais vu tant de beaux bois, ni sibien ajustés. Les anciens artisans - contre le préjugé qui court - ontpeut-être excellé par le goût plus que par le fini du travail. Ceux d’àprésent, en tous cas, sont capables de monter un meuble avec la mêmerigoureuse précision qu’exige un bijou. Avez-vous écouté le bruit sifin de leurs tiroirs quand on les ferme ? Il suffit de payer leursheures, qui leur sont coûteuses. Dans la salle à manger, sur la table du Bûcheron, que j’aimeraisbeaucoup, j’aurais le service de Sue et Mare (encore eux) ; et j’auraisdes verres à boire et des flacons de Lalique, roi du verre. Partout,mille merveilles, où la France dominant, il me plairait d’accueillirles réussites de tous les pays. Il y a de jolies verreries en Bohême eten Italie. La Suède rivalise avec Lalique. Je voudrais le coffret deBalsamo Stella, et ses statuettes ; je voudrais un beau bronze deRomanelli. Le grand vase clos de Lalique, si je pouvais ! Dans monantichambre, une statue de Chauvel, un corps entre la Déesse et laParisienne. Je ne pourrais pas me passer de l’un au moins de ces chersmiroirs d’Autriche, eux aussi dérivés du dix-huitième siècle, notammentle blanc et or, sommé d’une flamme, qui est de Dagobert Peché. Leboudoir ou rêvoir, du même pays, est un peu pompeux, un peu sombre,encaissé, opiacé : il y faudrait plusieurs retouches. Ce paravent deCingria, lambeau d’une belle nuit, dans un salon en damas pourpre. Pourl’orfèvrerie, j’en pourrais prendre dans presque tous les pays, enFrance, en Angleterre, en Belgique : d’heureuses pièces côtelées,trahissant leur poids royal, avec de beaux manches ivoirins. Ayantseulement quelques amis, je leur ferais servir le thé dans les sixdélicieuses tasses peintes par ces Lausannoises, Bertha Thapolet etLouise Strasser. Le service est complet en quinze morceaux dont pas unne ressemble à l’autre, et tous vont ensemble, fleurs vivaces etgéométrie spirituelle. L’une des chambres d’enfant serait bien garniepar l’ensemble innocent et gai de Scavini. J’aurais enfin deux de cescages de verre et de fer, l’une sur une terrasse, pleine de planteslégères, l’autre au sommet d’une tour, avec mon étendard. Et peut-êtrele petit théâtre blanc et jaune du Grand-Palais, sûrement le réduityougoslave d’un or si fin, à la coupole travaillée. Il m’amuserait d’observer les signes communs de notre époque, et lessignes qui trahissent la race et la personne. Les décorateurs de montemps m’auraient enseigné le prix d’une belle unité que je poursuivraispartout, sans la pousser jusqu’à une rigueur inhumaine. Dans les tapis, je brillerais : on me verrait rivaliser avec les payset les âges fabuleux. Et je n’aurais pas grand mérite. Presque tous lestapis qui nous sont montrés nous donnent un choc. Expliquez cephénomène. Dans tout ce travail d’innovation ou de renouvellement,l’architecture - triomphe des beaux siècles stables - en est encore auxessais, elle tâtonne. Au lieu que les tapis - cette gloire unique despeuples nomades - sont, au contraire, en plein essor. Ils prennent lesyeux, les enchantent, et se logent avec un air de nécessité. Observezqu’ils doivent probablement leur charme à l’influencecubiste. Lecubisme était fâcheux, parce qu’il était outré et agressif. Le cubismelui-même. Mais son autorité, ses conseils, ses inquiétudes et sonexemple ont enrichi l’art et la décoration. Il a retrouvé le secret deremplir une page, une surface ; par conséquent, un tapis. Il a disparu,ou il faut qu’il disparaisse, en laissant mille traces bienfaisantes. Les Soviets eux-mêmes ont apporté quelque chose à mon château. Ilsm’apportent une faïence. Non pas leur petit marin blanchâtre, flanquéd’une loque rouge. Non plus ce cavalier, dont le cheval cabré voulaitescaler d’un seul bon le Bosphore, et qui paraissait, dans sa lévite etson bonnet pointu, avec son gros sabre, Gengis Khan ou Attila, alorsqu’il n’était qu’un soldat de Trotsky. Les Soviets estiment que toutesles armées doivent se dissoudre, et l’armée rouge enfler comme unouragan. A la face du Gouvernement français, de la Société française,ils menaient leur propagande, ils promettaient la mort… Je n’aurais pasnon plus choisi l’une de ces tasses ou de ces assiettes qui faisaientsonger tantôt au dix-huitième siècle, tantôt au Seize Mai, le toutrelevé d’un peu de Scythie, et quelquefois marqué de la faucille et dumarteau enlacés en forme de piège. Non. Mais la grande paysanne auxcheveux serrés, au torse plein de suc, vigoureuse, odorante, l’une deces femmes qui semblent communiquer avec les veines de la terre, commeles arbres. Et quels beaux lustres, pour finir ! Comme je manierais la FéeElectricité ! Ce clocher de givre, cette fontaine glacée, ce globed’eau qui fait penser au Nautilus, aux profondeurs sous-marines. Larenaissance du cristal et du verre nous permet de fournir auruissellement magique de la lumière sans flamme les canneaux et lesrobes qu’elle voulait, les falbalas et les nappes, les bouquets, lessources… On rêvait ainsi, le jour, à l’Exposition. La nuit on rêvait encore, même au milieu de la foule, qu’on ne peut pasdétester, lorsqu’on n’a pas l’âme pleine d’une noire humeur oud’artisterie affectée. Par les beaux soirs, tout le monde courait au fleuve. On avait fini paroublier le crime de certaines formes impudemment élevées sur ces bellesrives ; on le pardonnait, songeant qu’il était heureusement éphémère.Le charme de la lumière et de l’eau primait et régnait. On ne selassait pas de contempler le perpétuel miracle des fontaines et desjets : les nacres, les perles, les rivières de gemmes, les vapeurs, lespoussières, les fluides. Des deux côtés du pont, les deux chutes, lesdeux voûtes, les deux arcs liquides. Et ce n’était pas assez de toutesles étoiles du ciel, vous aviez celles de la Tour. 3 LA TOUR Elle ne servait à rien, tout d’abord. Elle ressemblait à un monceau derails. Un tour de force inutile, un manifeste emphatique, le défi jetépar les mécaniciens à tous les siècles passés, dans leur pondération. Juchée sur la ville comme un monstre antédiluvien - quatre pattesd’éléphant pour un col de girafe - la foule des imbéciles, répandue surla face de la planète, l’adopta comme le miroir de sa sottise. Lepaysan australien dans sa ferme, le moujik beau parleur dans son isba,adorèrent son image. Un siècle sans goût eut chez Eiffel son Parthénon. Un jour les hommes apprirent à percevoir tous les bruits de la terreaux plus grandes distances. Le globe fut une pelote d’ondes sonores quel’on captait. Jusque-là vacante, jusque-là béante, jusque-là mourantd’ennui, la Tour trouva sa destination. Elle couronna son frontd’antennes, elle devint pareille à un insecte bourdonnant. Elleécoutait un air de Mozart joué à Lille, ou le cri d’un pêcheur ramenantses filets dans l’Océan. La vieille fainéante travaillait. Elle n’avaitplus à craindre la rouille. Les aviateurs, en redescendant, nous révélèrent que là-haut elle leurétait une amie. Et elle parut moins laide. Elle s’allégeamerveilleusement dans le bain de l’espace. La guerre venue, elleallait, par surcroît, se battre, provoquée, bombardée, et qui tienttête. Machine clouée sur place, mais qui jette la parole au loin commeun obus. A présent, elle veut jouer, croyez-vous. Elle veut prendre part auxfêtes que nous avons le courage de nous donner, au milieu desquellestant de fronts soucieux montrent que quelques-uns se souviennent tandisque beaucoup sont inquiets. Elle se comporte comme si la victoire avaitdonné ses fruits. Elle illumine. L’un des rares beaux soirs d’été qu’il y ait eus, je reposais dans unassez bon fauteuil et ne pouvais me lasser de considérer le fleuve quibrillait dans l’ombre. Tout brillait : un vaste étincellement. Jeconsidérais ces deux villes engagées, prises l’une dans l’autre,l’ancienne, dans sa pureté, Notre-Dame, le Louvre, les Invalides ; etla nouvelle, l’éphémère, le pandémonium de carton et de pierre liquide,mais transfiguré. Je me défendais de parler trop mal de cette dernière,je ne voulais pas tomber en misanthropie, et l’Alceste perçait malgrémoi dans mes propos. Lorsque quelqu’un toucha mon coude. Je vis un visage blessé, meurtri, une courte moustache cachant mal lacicatrice. La main posée sur moi découvrait le fer d’un appareil. Lesdeux rubans de la boutonnière, de la minceur que leur modestie a voulue. - Le mal, me dit-il, n’est pas qu’ils dansent. Le mal n’est pas qu’ilsrient, s’ils le peuvent sans arrière-pensée. Les morts sont morts, etles autres ont souffert pour cela : pour que la vie fût encore douce àceux qui étaient alors des enfants. Or, il n’en est rien. La vie estdure. Si l’on rit, c’est pour s’étourdir… Pouvez-vous imaginer sansressentiment, sans colère, ce que seraient, sur les deux rives de laSeine - aujourd’hui - les Fêtes de la victoire, si l’on avait su nousdonner plus vite une victoire moins coûteuse, et dans tous les cas unepaix plus éclatante, une paix de vainqueurs ? Regardez, concevez… Lesgénérations qui n’avaient pas su prévenir le danger, que nous avonsdéfendues, et qui ont repris le pouvoir avec impudence, une fois ledanger passé, n’ont-elles pas enlevé à l’histoire de France sa plusbelle couronne ?... Millions de lumières sur Paris, on voudrait pouvoir vous regarder d’uncoeur sans appréhension. II La première fois, je revenais à travers Paris, le soir, fatigué par unjour de chagrin. J’aperçus une échelle de flamme dressée dans les airs, et l’admiraid’abord sans comprendre. Béat, heureux comme un amateur de l’âgepaléolithique, la première fois qu’un artiste sorcier lui montra, surles flancs de la caverne, l’image d’un bison. - Genre humain, me disais-je, industrieux, ingénieux, infatigable, quite consumes et te dévores, qui escalades les cieux. Non content d’yvoler plus vite que les oiseaux, comme tu le rêvais depuis dix milleans, tu veux établir dans l’espace tes machines et tes signes… Les premières lampes à leur éclosion allumaient au sommet la torcherouge d’un bûcher subtil. Puis, un trait blanc accusait le long quadrilatère - Contemplation d’unflambeau incroyablement léger. Surgissaient, comme des couleuvres, certaines courbes enchevêtrées. Lefeu les parcourait. Elles respiraient. Jusqu’à ce qu’elles se couronnassent d’étoiles. Elles se couronnaient d’étoiles, chacune d’une grosse étoile, puiselles pâlissaient, disparaissaient. Et les étoiles demeuraient seules.Le ciel avait changé. Autour d’elles, les ténèbres. A chacun de ces beaux soleils de blason, venait tout à coup s’ajusterla chevelure d’une comète. Cet escalier de météores ! Il n’est pas défendu de rire en soi-même. Je le nommais à part moil’échelle de Max Jacob. Toutes ces comètes tissées de poudre d’or, nous les sentions dans lamain d’un homme, qui levait des manettes. L’idée de cette dépendancegrisait comme un verre d’Anjou avalé d’un seul trait. Elles oscillaientdonc. Elles tournaient comme les plaques du chemin de fer mues parl’aiguilleur. Et balancées, déplacées, dans leur dernière métamorphoseelles écrivaient, elles composaient le nom d’un homme. Un acte de commerce en féerie. C I T R O E N Les premiers jours, l’une des quatre faces brillait seulement. Lessuivantes furent allumées l’une après l’autre, comme au hasard. Laseconde, la troisième… On était déçu. La beauté de ces tables de lumière tenait en effet au mystère de leursuspension. Orbes, comètes, polygones sidéraux, toutes ces bellesfigures baignaient dans l’immensité. Les fils et les arceaux dontl’homme a encore besoin étaient bus, dévorés. Tandis que le systèmetout éclairé de biais et par-dessous, adieu mystère ! La poutreparaissait. La carcasse. Je répète qu’on était déçu. Il fallut que les quatre côtés fussent prêts ensemble, allumésensemble. Alors, un autre miracle nous ravit. Dans ce totalembrasement, ce n’était plus l’échelle, c’était la Tour de feu. Mais… Mais les hommes ne sont jamais contents. Nous rêvions d’harmonie, etles manipulateurs de la Tour songeaient uniquement à nous surprendre.Nous étions heureux lorsque le même motif, le même dessin paraissaitsur les quatre côtés à la fois, ou deux dessins accordés face à face.Les opérateurs, au contraire, avaient intérêt à multiplier lescombinaisons, c’est-à-dire les coups de théâtre ; ils obligeaient legenre humain (la foule de Paris) à subir l’obsession, à demeurer,espérer, à lever la tête, à ouvrir la bouche. Vous ne trouvez pas qu’on dirait d’une fable ? M. Citroën ressemblaitdans cette affaire à la Providence, dont les desseins nousdéconcertent. Nous n’en voyons pas la raison, et toutefois il estpréférable de penser qu’ils en ont une. Soudain, lorsque nous n’ycomptions plus, lorsque nous n’osions plus croire, lorsque nous allionsnous enfermer dans le silence et l’amertume, il arrive que nous soyonscomblés par une criante merveille, - une fois sur mille. * * * NOTE SUR LE ROMANTISME Nous commençons à oublier de quelles sottises le romantisme a étécapable. Nous oublions avec plaisir qu’il trouble encore beaucoupd’intelligences distraites. Il y en avait à l’Exposition une grandepreuve. C’était dans la cour des Métiers, à l’ambassade, entre les grandsappartements et l’appartement privé. (Le bon et le médiocre étaient mêlés, dans cette ambassade). Quand vous sortiez des salles d’apparat et des bureaux, dans l’espècede galerie où vous pénétriez, à main droite, en contre-bas, vousrencontriez une grande pièce nue et froide à souhait, aux murs blancs,d’une destination incertaine. Elle contenait des lambeaux de sculpturearchitecturale, les fragments et maquettes de Landowski « pour ladécoration d’un temple dédié à la grandeur de l’effort humain. » Il n’y a pas lieu de railler cette idée, qui est belle. Je diraiseulement que dans le Mur de Prométhée une contradiction estinquiétante : sa masse et sa majesté exigent un recul qui effacera laplupart des détails trop menus. Les médiévaux approuvent, lesrenaissants blâment. Mais c’est une autre affaire que j’ai en vue. Cetemple de l’homme est conçu dans un esprit fabuleusement naïf. Voyezseulement l’inscription de la muraille : LES HOMMES AU TRAVAIL SONT GRANDS DES PAS QU’ILS FONT. LEUR DESTINATIONC’EST D’ALLER PORTANT L’ARCHE. CE N’EST PAS DE TOUCHER LE BUT, C’ESTD’ÊTRE EN MARCHE, ET CETTE MARCHE, AVEC L’INFINI POUR FLAMBEAU, SERACONTINUÉE AU DELA DU TOMBEAU. Ce n’est pas de toucher le but… Vous reconnaissez la philosophie,l’idéologie, la marotte, les rengaines d’un siècle. Nos aînés ont ainsidivagué. Ils ont porté aux nues l’effort gratuit, le travail stérile, la mort vaine. A toutes les actions des hommes, uncaractère unique et sans mesure, qu’elles n’ont pas en réalité,qu’elles ont exceptionnellement. Dépouillés de leurs conditionsnaturelles, privés de toute récompense, de tout aboutissement, de toutesanction, même terrestre, le courage, l’héroïsme et la saintetédevenaient en fait impraticables. On en profita. On fut quitte à bonmarché. On s’était payé de mots. On s’était gargarisé. On avait frappésa poitrine pompeusement. Quels alibis dans cet idéalisme ! Le texte précité est naturellement de Victor Hugo. En 1870, Hugodéclarait dans une lettre aux Français : LES PRUSSIENS SONT HUIT CENT MILLE. VOUS ÊTES QUARANTE MILLIONSD’HOMMES. SOUFFLEZ SUR EUX. Et on l’acclamait. Il mettait un képi pour aller se promener en vestonsur les remparts. Telle est l’origine et la tradition, telle est la qualité de l’immensemensonge nommé « bourrage de crânes » par le génie d’un peuple. LesFrançais des siècles classiques en auraient rougi. Rappellez-vous LouisXIV avant Denain et le ton, si simple dans leur grandeur, desinstructions qu’il donnait à Villars. Ce sont les pères de ladémocratie et du romantisme qui ont tout faussé. Ils nous ontdangereusement dégoûté des plus beaux et vrais sentiments à force denous en présenter des images grotesques. |