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MARTEL, Tancrède(1856-1928) : L’Hôtel de la Brigade(1900). Saisie du texte : SylviePestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.IV.2013) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) du numéro 3 daté de décembre 1900 (troisième année) de Lectures pour tous : revue universelleillustrée publié par la Librairie Hachette. L’Hôtel de la Brigade par Tancrède Martel _____ LE colonel Collassier, commandant le 31e chasseurs, àPort-Léon, enpleine Normandie, reçut ce matin-là une lettre du général Bourrasche,l’informant que, favorisé d’un congé de trois mois, il allait passer cecongé à Paris et lui remettait le commandement de la brigade, avecjouissance de tous « les locaux ». Le soir même, le colonel s’installait à l’hôtel de la Brigade, unebonne et massive bicoque de province, qui servit jadis d’évêché, autemps où Port-Léon était un diocèse. Collassier, vieux troupier de la bonne école, ravi d’exercer uncommandement supérieur, et d’avoir sous ses ordres deux superbesrégiments : 31e chasseurs, 37e dragons, s’occupa fort activement desaffaires de la brigade. Mais une fois que le plaisir de la nouveautéfut passé, il commença à se trouver un peu seul dans le vaste hôtel,qui prenait à ses yeux un air et des dimensions de palais. A quoi bon habiter un hôtel aussi vaste ? A quoi bon tant de jolissalons, le piano, la salle à manger Louis XIII, puisque personnen’égayait cela ? Pas de femme, pas de jupe, pas de robe de soie pourfaire frou frou dans ces ravissantes pièces meublées aux frais del’État ! A force de creuser cette situation délicate, le colonel eutune idée. Cette idée, c’était de mander à Port-Léon sa fille unique, Mlle BertheCollassier, que, demeuré veuf de bonne heure, il avait fait élever àParis avec le plus grand soin, et qu’il comptait bien « caser », à laprochaine occasion favorable. Pour le moment, la jeune fille était « en subsistance » – un mot ducolonel – chez son oncle, M. Cyrille Collassier, l’un des receveurs dela capitale. L’oncle avait de son mieux essayé de marier sa jolienièce, mais l’absence de dot nuisit au succès de cette louableentreprise. Et comme Berthe marchait sur ses vingt-trois ans, il yavait urgence. Le colonel, ragaillardi par son idée, griffonna à la hâte quelques motset envoya une de ses ordonnances porter le bout de papier autélégraphe. On devine que la dépêche mandait à Port-Léon le frère et lafille du colonel, l’un conduisant l’autre. Parvenu à destination, le bienheureux papier bleu mit en rumeur lacervelle de la principale intéressée. « Je parie que papa m’a trouvé un mari ! - Voilà qui ne m’étonnerait pas, » répondit l’oncle. Et il relut de nouveau le télégramme : « Pars immédiatement avec Berthepour Port-Léon. Emportez bagages. Vous attends demain midi. » Il s’agissait évidemment d’un mariage, ou l’oncle ne s’y connaissaitplus. Le lendemain donc, on héla un fiacre sur la galerie duquels’entassèrent malles, valises et cartons à chapeaux. Mais en arrivant dans la cour de la gare Saint-Lazare les deuxvoyageurs s’aperçurent qu’ils étaient en avance d’une bonne demi-heure.En outre, Mlle Berthe constata l’oubli de son carton à voilettes, oublifacile à réparer, force modistes ayant élu domicile dans ce coin deParis. C’est ce que Berthe fit remarquer à Cyrille, en ajoutant quecinq minutes lui suffiraient pour ses achats. Pendant ce temps, l’oncles’occupait des bagages et choisirait deux bonnes places pour l’expressde Normandie. Cyrille, convaincu, laissa pour quelques instants sa liberté à lacharmante jeune fille confiée à ses soins ; puis, ayant faitenregistrer ses bagages à grand renfort d’explications afin de prévenirune erreur, – si vite arrivée, – il pénétra sur le quai d’embarquement,examina toutes les voitures du train en formation, calculaapproximativement les chances d’échapper à un accident – toujourspossible – et prit enfin place dans un compartiment dont la solitudel’attira. Il se pelotonna dans la bonne place du coin et « marqua » deses gants et de sa canne la place sise en face de la sienne. Cespréparatifs terminés, M. Cyrille Collassier parcourut un journal,histoire de savoir comment allaient « la santé du chef de l’État, lecours de la rente et les biens de la terre ». Pendant ce temps, Mlle Berthe sortait d’une boutique avec ampleprovision de voilettes, depuis la voilette unie, si propre à fairevaloir de jolis yeux, jusqu’à la voilette à pois d’or, si capabled’impressionner les lointaines provinces. Elle se croisa sur le trottoir avec un passant d’une trentained’années. Poliment celui-ci s’écartait pour laisser passer la jeunefille, quand il fut frappé par la grâce de sa démarche. Levant lesyeux, il croisa un regard si brillant et si doux qu’il lui semblan’avoir jamais vu deux yeux plus beaux dans un plus aimable visage.Mais Berthe s’éloignait rapidement sans prendre garde au passantattardé devant la boutique « Tulles et fleurs ». La jaquette moulant bien le torse, irréprochablement ganté, le haut deforme reflétant les moindres rayons, un léger pardessus sur le bras,canne en main, l’inconnu restait interdit. Il lui semblait qu’il avaitcroisé la femme idéale, la femme de ses rêves ; il lui sembla qu’illaissait échapper son bonheur. Sans raisonner davantage, attiré commepar une force magnétique, le jeune homme prit la même route que lajeune fille. Il la vit entrer dans la gare Saint-Lazare, il y entraaussi ; il la vit traverser la salle des pas perdus, puis la salled’attente du train de Normandie ; il suivit le même chemin. Mais quandil la vit sauter, d’un bond de cabri, dans un compartiment d’oùémergeait la tête moustachue de l’oncle Cyrille, il s’arrêta : « A quoidonc est-ce que je pense ? » se dit-il, et il restait indécis àquelques pas du bienheureux wagon. « Combien as-tu acheté de voilettes ? demanda l’oncle. - Quatorze, dit Berthe, et tout ce qu’il y a de plus chic ! - Voilà de quoi révolutionner Port-Léon. Rien ne m’ôtera de l’idée queton père a trouvé un gendre. » Berthe ne répondit rien. Ce mot de gendre produisit son effet, etpendant quelques minutes la jeune fille entra dans le pays des rêves.... * * * Tout à coup il y eut sur le quai un redoublement de bruits et de pas.La locomotive jeta dans l’air ses gémissements de tonnerre. Une clochesonna. La voix fiévreuse d’un employé criait à tue-tête « En voiture !en voiture ! » suppliants. Une face effarée parut dans le compartimentde nos voyageurs, et un homme y entra, littéralement poussé et hissépar l’employé. Berthe tressaillit. Elle avait déjà aperçu cette silhouette, elle avaitdéjà croisé ce regard.... Soudain elle reconnut le passant poli qui luiavait cédé le pas devant la boutique des voilettes. Le jeune hommes’assit posément dans l’un des coins demeurés libres, non sans avoirjeté au passage un « pardon, mademoiselle, » suivi d’un « pardon,monsieur, » qui dénotaient une éducation soignée. Il se nommait le vicomte Jean Palourd de Pontaubry, galopait vers sestrente ans, n’était pas bon à grand’chose et jouissait de trente millelivres de rente. Oisif et sentimental, le vicomte en était à ce momentpsychologique de la vie d’un homme où un rien peut décider de sadestinée. « Quel singulier hasard ! se disait Mlle Berthe, ce monsieur va aussien Normandie ; il est fort bien, d’ailleurs. » Et elle baissa les yeux. L’oncle Cyrille se contenta de toiser le vicomte des pieds à la tête,puis, satisfait sans doute de cet examen, il se replongea dans lalecture de son journal. Le train filait comme un éclair. A Versailles, la tunique brodée d’uncontrôleur fit irruption dans le compartiment : « Vos billets ! » M. Cyrille Collassier, homme d’ordre, porta la main à son portefeuille,en tira deux bouts de carton qu’il passa au contrôleur. « DeuxPort-Léon, parfait ! » répondit l’homme. Au même instant, le vicomtePalourd de Pontaubry déclarait : J’étais en retard. Je n’ai pas eu letemps de prendre mon billet.... Voulez-vous m’en faire un pourPort-Léon ? » En disant ces mots, il tendait au contrôleur un billet decent francs. Le contrôleur se mit en devoir de zébrer de quelques coupsde crayon un carré de papier jaune et articula machinalement : « Paris,Port-Léon, première, trente-huit francs soixante-quinze ». Il jeta lebillet de cent francs dans sa sacoche et retira de ce gouffre de cuirsoixante et un francs vingt-cinq en espèces sonnantes. « Voilà votrecompte, monsieur, » dit-il à Palourd de Pontaubry. Et il disparut pouraller contrôler le wagon voisin. Mlle Berthe Collassier n’avait perdu ni un mot ni un geste de sonadmirateur. « Il va aussi à Port-Léon ! » pensa-t-elle. Elle étaittoute troublée de cette coïncidence. « Il doit être connu dans cettepetite ville. Je saurai bien au moins trouver quelqu’un qui me dira sonnom. » Et elle se plaisait à imaginer quelque joli prénom qui complétâtcette agréable physionomie. Pontaubry, sage comme une image, gardait dans son coin une attitude desplus correctes. Un peu après Laigle, l’excellent oncle Cyrille, quiavait lu et relu son journal, prit un cigare dans sa poche, se tâta, seretâta et finit par demander à Berthe si elle avait des allumettes, àquoi la nièce répondit négativement. « O Providence ! le vieillard fume, » pensa M. de Pontaubry. Et, trèsobligeamment, il tira d’un mignon porte-allumettes en argent ciselé une« bougie » à tête bleue, qu’il offrit à son compagnon de voyage. En wagon, entre étrangers, une allumette acceptée est le prélude d’uneconversation qui ne tarde guère à s’engager. Le cigare du fonctionnairen’était pas fumé à moitié que le vicomte et l’oncle Cyrille avaientrompu la glace. Ces heureux préliminaires achevèrent de bien disposerMlle Berthe. « Il va à Port-Léon, qui me dit que ce n’est pas là monfutur mari, le futur gendre de papa ? Il nous a télégraphié que nousprenions le train qui arrive à midi : c’est sans doute pour l’entrevue.» Et Mlle Berthe communiqua cette réflexion à son oncle en quelquesmots rapides proférés à voix basse. L’oncle, lui aussi, fut frappé dela vraisemblance de cette supposition. Et tous les deux ils regardèrentle jeune homme d’une manière de plus en plus sympathique. L’express s’arrêta. On était à Port-Léon. L’oncle Cyrille tira samontre. « Midi et demi, s’écria-t-il, la bonne heure pour déjeuner. »Tous trois descendirent sur le quai. Malles, valises et cartons à chapeaux furent hissés sur l’une desvoitures qui guettaient, devant la petite station, l’arrivée du trainde Paris. Quelques indigènes de Port-Léon, la plupart dans le classiquecostume des campagnards normands, dévisageaient les voyageurs. Levicomte, naturellement, mettait pour la première fois les pieds dans cepays perdu. Sa crânerie néanmoins demeurait entière ; et il neréfléchissait pas à ce que sa conduite avait d’insolite et même d’unpeu indélicat, tant il était fasciné par le charme de Mlle Berthe ! Uneidée fixe l’étreignait : ne pas la quitter. « Je ne connais pas la ville, dit-il à l’oncle Cyrille. Y trouve-t-onde bons hôtels ? - Sans doute. Il y a le Soleil d’Or, tenu par Vigoureux aîné, ou plutôtl’hôtel des Trois-Requins, tenu par Le Kordec, un ancien marin del’Etat. Ma nièce et moi nous descendons à l’hôtel de la Brigade. » Le vicomte s’applaudit du succès de sa diplomatie. Il savait quel toitabriterait sa gracieuse compagne de voyage. Vigoureux aîné pouvaittenir, comme il voudrait, le Soleil d’Or et le Kordec lesTrois-Requins. Son choix était fait. Il sourit et, regardant avecintention son interlocuteur : « Moi aussi, fit-il je descends à l’hôtel de la Brigade. » Cette fois, M. Cyrille Collassier heurta du coude le coude de sonexquise nièce. « Ma chère enfant, dit-il à mi-voix, voilà une aventure comme on envoit dans les romans. Mais le doute n’est plus permis, c’est bien làton futur mari. Tu l’as entendu : il descend chez nous, à l’hôtel de laBrigade, chez ton père.... Sois aimable avec lui. Il est charmant,charmant... je vais le prendre dans notre voiture.... - Prenez, mon oncle, prenez ! » répondit en rougissant Mlle Berthe. En cinq minutes, la voiture avait parcouru les principales rues dePort-Léon. On tourna à droite devant la mairie, on laissa le tribunalet la sous-préfecture sur la gauche pour atteindre sans encombre lesbords du Baliveau, la rivière qui coupe en deux la petite cité. * * * L’hôtel de la Brigade se montra blanchi à neuf et flanqué de saguérite. Dix secondes après, le colonel Collassier déposait deuxsonores baisers sur les joues de sa fille. « Enfin ! la voilà, ma Parisienne.... Et ce bon Cyrille ! Arrive,lambin ! Vous avez eu du retard.... Ne t’inquiète pas des bagages, onva se mettre à table tout de suite. Je tremble pour le rôti. » Le vicomte ne bronchait pas. Un peu effarouché d’abord par la croix, le képi, le dolman et lesbottes du colonel, fort étonné aussi à l’aspect de ce singulier hôteldépourvu d’enseigne, de portier et de garçons, il n’avait pas tardé àreprendre ses esprits, et suivit l’oncle, la nièce et le coloneljusqu’à la salle à manger, située au premier étage. L’ameublement luiparut cossu, mais la table d’hôte un peu abandonnée. Le receveur sedéfit de son pardessus et Mlle Berthe de son chapeau. Sur une nappeblanche comme neige, trois assiettes montraient leur bonnet d’évêque. Le colonel, enchanté de revoir sa fille et son frère, paraissaitd’humeur joviale. « Et vous avez fait bon voyage ? - Excellent, repartit Cyrille, grâce à un compagnon de route.... » Cyrille prit un temps, comme pour jouir de son effet, et, désignant levicomte resté dans l’embrasure de la porte, il ajouta : « que je teprésente ». Le colonel marcha droit au vicomte et, lui tendant la main : « Que le compagnon de route de mon frère - et de ma fille, - soit lebienvenu à l’hôtel de la Brigade ! Monsieur déjeune avec nous.... - Si vous le voulez bien, cher monsieur,... colonel,... » répondit levicomte. Le receveur s’approcha de son frère, cligna de l’œil, et, d’un airentendu : « Monsieur est de nos amis. Je te le donne pour un charmant compagnonde route. - A la bonne heure ! s’écria le colonel.... Mariette, ajoutez uncouvert.... Au trot, mon enfant, au trot ! Et maintenant, à table !comme on chante dans les Huguenots. » Le déjeuner fut délicieux, arrosé d’excellent vin blanc, mais un peupromptement mené. Le colonel se montra plein de prévenances pour cetélégant convive, à lui inconnu, qu’il tenait au fond du cœur pourquelque jeune ami de son frère. Le vicomte Palourd de Pontaubry eut lebon goût de ne s’étonner de rien, pas même de l’absence des garçons etdu propriétaire de l’hôtel. « Ce sont les mœurs de la province, pensa-t-il. On est à l’hôtel commechez soi. Enfin ! je sais toujours qu’elle est fille d’un colonel etque... - Pardon, monsieur, dit Mlle Berthe au hardi Pontaubry, papa vousdemande si vous prenez du café ? - Comment donc ! mademoiselle, tout ce qu’on voudra.... Une tasse,...deux tasses.... » Il allait dire trois tasses, mais l’apparition des havanes l’arrêta. Ilen choisit un bien sec dans la boîte que lui tendait le colonel,l’alluma, et, pour dire quelque chose : « Ne vous ennuyez-vous point un peu dans ce pays perdu, mon colonel ? - Moi, m’ennuyer ! s’écria le commandant par intérim de la brigade, onvoit bien que vous ne me connaissez pas,... ni moi, ni l’armée....Tenez, mon jeune ami.... Mais, au fait, cet oublieux de Cyrille ne vousa pas présenté... A qui ai-je l’honneur ?... - Au vicomte Jean Palourd de Pontaubry, cher monsieur, répondit en hâtele jeune homme. - Tiens ! vous êtes vicomte ? » interrogea naïvement Cyrille Collassier. Le colonel toussa deux ou trois fois : Hum ! hum ! cessa de fumer,puis dévisagea froidement son frère, sa fille et son convive inattendu. - Ah ! ça, dit-il, vous voilà ici tous trois comme des ahuris....Cyrille, tu ne connais donc pas monsieur ? - Je n’ai cet honneur que depuis ce matin.... » Ces mots, timidement proférés par l’oncle Cyrille, amenèrent unecatastrophe. D’un bond, le colonel quitta la table et, par unflamboyant regard décoché au vicomte, il força ce dernier à l’imiter. « Comment, monsieur, vous n’êtes pas de nos amis, et vous vous mettez àtable avec nous, et vous vous installez, sans façon, à l’hôtel de laBrigade,... chez moi ! » La colère saisit à son tour le pacifique receveur. Il comprenait enfinque le Pontaubry n’était point le gendre probable, et ne songeait qu’aumoyen de châtier celui qu’il prenait pour un intrigant ou un mauvaisplaisant. Mlle Berthe baissait les yeux. La stupéfaction semblait l’avoir renduemuette. Cependant le vicomte comprenait l’énorme méprise qu’il avait faite.Quoi ! l’hôtel de la Brigade n’était pas un hôtel de voyageurs ! Il nepouvait avouer que le charme de Mlle Berthe l’avait comme grisé. On nepouvait le prendre que pour un imbécile ou un mystificateur. Désespéréd’apparaître sous ce jour fâcheux à l’adorable beauté sans laquelle ilsentait qu’il ne pourrait plus vivre, il balbutiait, pâle et tremblant : « Mon colonel, je vous expliquerai bientôt, et à votre satisfaction,l’étrange méprise. Je m’engage envers vous... je suis engagé.... » Le colonel ne lui donna pas le temps d’achever sa phrase. « Engagé !... Il fallait le dire tout de suite, mon garçon.... C’estcontraire à tous les règlements. Mais puisqu’il y a eu méprise, je veuxbien déroger aux traditions et vous accompagner moi-même. » Il se tourna vers Berthe et vers Cyrille et leur dit d’un tonmajestueux : « Venez ! » Le colonel se coiffa de son képi, se fit apporter son sabre, en bouclale ceinturon par-dessous son dolman, fit passer le vicomte devant luiet sortit de la maison. Berthe et son oncle suivaient, dociles. On sedirigea vers le pont du Baliveau. Tout à coup, le vieux troupier sefrappa le front. « Non, pas aux chasseurs, bredouilla-t-il entre sesdents. Aux dragons. » Ils longèrent la rivière sans dire un mot, sans oser se regarder ; maisle vicomte n’était pas sans inquiétude. Au bout d’une rue déserte, un vaste bâtiment en briques apparut :c’était une caserne, celle des dragons. Le colonel doubla le pas, fit signe aux autres de le suivre. Unesentinelle présenta les armes. Le colonel venait de pénétrer dans lavaste cour du quartier. « Trompette ! » s’écria-t-il d’une voix de tonnerre. Le trompette de garde arriva, casque en tête et tout essoufflé. « Trompette, dit le colonel, sonnez-moi au sous-officier de semaine ! » Attiré par les sons éclatants du cuivre, le maréchal des logis Boullardne tarda pas à se montrer. « Marchal des logis, dit le colonel avec un remarquable calme, voici unengagé volontaire, un bleu.... Vous me ferez visiter ce clampin parle major, me l’habillerez, me l’incorporerez et me le mettrez aupansage tout de suite.... Approchez, mon garçon, approchez.... » Palourd de Pontaubry s’avança, sans nulle appréhension. Il croyaitsimplement à quelque innocente farce. La brusquerie toute militaireavec laquelle le sous-officier Boullard s’empara de lui ne modifia passon opinion. « Elle est bien bonne, » pensa-t-il. La voix du colonel retentit de nouveau dans la cour du quartier. « Vous verserez cet homme au 5e escadron, et qu’on soit sévère pour lui! C’est une pratique.... - Oui, mon colonel. - Pas de permission jusqu’à nouvel ordre. - Oui, mon colonel. * * * Un quart d’heure après, le vicomte Palourd de Pontaubry, qui avait étéexempté huit ans auparavant par le conseil de révision de Paris,comparut devant le médecin-major du régiment et fut reconnu « bon pourle service ». Il passa ensuite par le magasin d’habillement, en sortiavec sabre, mousqueton, étui-musette et sabots, puis, coiffé d’unecalotte, vêtu de la petite veste et du pantalon de treillis, il futmené droit au bureau du major Larnette, le terrible commandant du 5eescadron, l’escadron des bleus. « Ah ! c’est vous, l’engagé ? - C’est moi... Mais... monsieur.... - Appelez-moi mon commandant. Vous n’avez pas l’air bien dégourdi.Enfin nous verrons bien. Voilà votre matricule, 17642. » Terrifié, abasourdi, le vicomte ne trouvait pas un mot. « Eh ! bien ! prenez-vous votre matricule, à la fin ? Et pourquoi cettemine ahurie ? Vous m’avez l’air fait pour être dragon comme moi pourêtre archevêque. Et qu’est-ce que c’est que ces cheveux-là ? Pas àl’ordonnance, les cheveux ! Allez vous faire couper les cheveux.... » Jean, vicomte Palourd de Pontaubry, sortit de là tondu comme un œuf. Dequatre à cinq, il fit du pansage, apprit à tresser les cordons delitière. Le soir, à la cantine, il paya largement sa bienvenue, ce qui nel’empêcha pas d’avoir son lit « mis en bateau ». Le lendemain, pansage,assouplissement, pansage, manœuvre à pied. Au bout de trois jours,équitation, exercice du sabre, garde à l’écurie agrémentée d’un coup depied de cheval. Puis vinrent, dru comme grêle, l’école de peloton etpas mal de réprimandes pour mollesse dans le service. Le vicomte, maigre comme un clou et laid à faire peur, comptait depuiscinquante-sept jours à l’escadron, ayant pour tout adoucissement à sapeine de penser qu’il habitait la même ville que Mlle Berthe, etrespirait le même air qu’elle. Il l’apercevait souvent au cours despromenades du régiment, et il espérait toujours qu’une circonstanceimprévue le rapprocherait de celle qu’il aimait. Sur ces entrefaites, le major commandant le dépôt s’aperçut, en mettanten ordre les écritures du trimestre, que les papiers du bleu n’étaientpas en règle. Il crut devoir en référer au colonel Collassier. « Qu’onle renvoie à Paris et qu’on ne me parle plus de ce gaillard-là ! »répondit le grand chef. * * * Quelques jours après, le 17642 était rendu à la vie civile, et lecolonel recevait le télégramme suivant : « Mon colonel, Mlle Berthe Collassier est charmante et j’ai l’honneurde vous demander sa main. J’ai trente mille francs de rente, sanscompter mes espérances. – Vicomte JEAN DE PONTAUBRY, ancien engagé involontaire au 37e dragons. » « Il n’est pas rancunier, fit le vieux brave. Ce sera un excellentmari. Je peux lui donner ma fille. » |