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MENDÈS,Catulle (1841-1909) : Lanouvelle mariée (1883).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.V.2011)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Monstresparisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10 fascicules en2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
La nouvelle mariée
par
CatulleMendès

~*~

MONSIEUR, dit la nouvelle mariée, avant que vous preniezplace à côté de moi dans ce lit où la loi vous confère le droitd'entrer mais d'où le sentiment de vos intérêts bien entendus devraitvous éloigner à jamais, je me dois à moi-même de vous adresser quelquesparoles qui ne seront pas sans influence, peut-être, sur la nature denotre intimité prochaine.

— Hein? dit le marié.

Et, plein de stupéfaction, les bras en l’air, — ces bras qu'il avaitouverts et levés pour la première étreinte, — il la regarda, bouche bée!

Elle reprit, blonde, blanche, tous les cheveux sur l'oreiller, défaitsen gros tas qui s'enroulent, toute l'épaule avec un peu de gorgesortant de la chemise qui s'en va :

— Si je vous disais, monsieur, que j'éprouve pour votre personne autrechose qu'une répulsion parfaite, vous auriez le droit de me taxerd'hypocrisie. J'éviterai ce reproche. Il est certain que vous m'aveztoujours déplu ; et mon aversion n'a fait que grandir à mesure que serapprochait la journée de notre mariage. Aversion très logiquementmotivée ! Quelle que soit votre bonne opinion de vous-même, vous nepouvez pas ignorer totalement que vous avez la tête chauve et pointue,pareille à un pain de sucre rose, que le derrière de votre crâne reposesur un bourrelet de chair molle et blafarde, que vos petits yeuxjaunes, striés de sang sale, s'égouttent en pleurs de résine, qu'uneespèce de barbe broussaille à l'intérieur de vos narines, que voslèvres grises, —dont la seule vue écarte pour toujours l'idée dubaiser, — sont semblables à celles, presque absentes, des momies dansle caveau de Saint-Michel à Bordeaux. Tandis que moi, à vingt ans, jesuis toute gonflée d'un sang généreux qui bat ! Et la grappe magnifiqueet pleine de ma jeunesse avait rêvé, monsieur, un autre pressoir.

— Oh ! dit le marié, tombé dans un fauteuil, les bras ballants, stupide.

*
* *

Elle continua, la gorge un peu plus nue, en souriant, d'une voix douceet lente :

— Quant à vos qualités morales, j'ai le chagrin de vous avouer que leurexistence ne m'est, en aucune façon, démontrée. Je crois qu'il y a unexcellent moyen de ne pas être entendu, c'est de parler à votreconscience ! Evidemment, vous ne vous faites qu'une idée très vague deces candeurs sublimes : la vertu, l'amour, le dévouement, l'héroïsme.Une fois, je l'ai vu de ma fenêtre, que vous aviez donné une pièce d'unfranc à une mendiante, vous avez patiemment attendu sous la pluiequ'elle vous rendit dix-huit sous de monnaie ! Monsieur, vous êtes monmari, mais vous êtes un pleutre. Vous êtes aussi un imbécile ! Sansdoute, on ne peut pas demander à tout le monde d'avoir du génie ou decomprendre pleinement le génie des autres ; si on dit Tartempion : «Sois Shakespeare ! » il se rebiffe avec raison, et Jocrisse refuse sansridicule de mêler son âme à celle de Lope de Vega. Mais il y a desdegrés dans la bêtise et dans l'incompréhension ! vous avez descendules derniers ; un dimanche, — nous étions déjà fiancés, — un dimanche,chez Pasdeloup, à côté de moi, vous avez écouté le Prélude de Lohengrinavec un air d'ahurissement si ingénu, si complet, si impossible àimiter, que j'en ai eu aux yeux des larmes de méprisante miséricorde !

Il se révolta.

— Puisque je suis laid, vil et bête, cria-t-il, pourquoi m'avez-vousépousé, sacrebleu !

— Monsieur, répondit-elle, c'est parce que vous êtes riche.

*
* *

Elle écarta un peu la malines qui lui chatouillait, inutilement, lebout rose du sein gauche, et suivit son discours :

— Oui, parce que vous êtes riche. L'argent, monsieur, c'est très bien.Vous avez de l'argent, je vous loue d'en avoir. Par quelles usures, parquelles infamies, par quels fils de famille envoyés en correctionnelle,par quelle grand'mère réduite à manger de la panade presque sans pain,avez-vous formé, grossi, grossi, grossi encore votre tas remarquable deliasses et de métal monnayé ? Je ne vous le demande même pas. J'accepteet j'apprécie le résultat, sans m'inquiéter des moyens. L'argent nesent pas les fanges d'où il vient ; il a le glorieux parfum de ce qu'ilsera. Il contient la possibilité de toutes les chimères ! il est ledivin réalisateur ! Orphée, Saint Antoine, Séraphita, — tous lesadorateurs forcenés de l'idéal — doivent se garder de mépriser letransformateur tout-puissant. Il est, l'argent, le metteur en lumièredes diamants, le metteur en beauté des femmes. Sans lui, rien n'existe,nul n'est soi-même. Il m'en fallait, à moi, pauvre belle fille, del'argent, à cause des étoffes superbes et des meubles exotiques et desmiroirs de Venise où la beauté se double, et des chevaux qui piaffentdevant le perron, sur le sable pierreux du parc. J'avais deux moyens del'obtenir : la prostitution, le mariage. J'ai choisi le mariage qui neme déclasse pas. J'aurais pu me faire cocotte, j'ai préféré vous fairecocu.

— Madame ! hurla l'époux.

— Je conçois que ces idées, nouvelles pour vous, vous semblentpassablement étranges ; vous vous y accoutumerez peu à peu. Cependant,monsieur, rendez-moi le service de soulever le rideau de la fenêtre etde me dire si quelqu'un ne se promène pas devant la porte en levant latête vers la lueur de notre croisée ?

Hébété de surprise et de rage, le mari ne bougeait pas.

— Eh bien ? dit-elle.

Il souleva le rideau.

— Oui, quelqu'un en effet, un homme !

- Un très jeune homme, monsieur, aussi beau que vous êtes laid, aussinoble que vous êtes vil, aussi intelligent que vous êtes stupide, aussipauvre que vous êtes riche. C'est lui qui sera mon amant, ce soir même,si vous le voulez bien. J'ai combiné cette nuit de noces. Il attend quevous lui fassiez signe.

C'était trop d'impudence ! l'époux bafoué se précipita sur elle ; il labattrait, la mordrait, l'étranglerait. « Ah! monsieur, si vous me tuez,dit-elle, mon cri sera bien invraisemblable ! » Sous cet exécrablesang-froid, il baissa la tête, s'éloigna, la considéra longtemps, avecdes yeux d'idiot, béants.

*
* *

Elle acheva :

— Je viens au fait. Je vous ai épousé, parce que vous êtes riche, maisje voudrais ne pas être votre femme, parce que vous êtes hideux,physiquement et moralement. Au contraire, un désir éperdu m'attire versle jeune homme qui marche sous nos fenêtres. Situation nette : vous,haï ; lui, adoré. Oh ! je sais bien que vous êtes mon maître, car vousm'avez acquise ! vous pouvez, — tout de suite, — entrer dans ce lit oùl'on m'a couchée, et d'où je vous dédaigne. Je ne me défendrai pas ! jeme soumets. Après le marché fait, libre à vous de prendre possession.Mais considérez, monsieur, que vous n'aurez peut-être pas à vous louerde l'exécution de la clause suprême. Outre que je me garderai bien devous dissimuler mon dégoût, êtes-vous de ceux qu'extasient la beautédes vierges, et l'or des cheveux, et la neige des seins ? Votre âges'occupe à d'autres soucis. Monsieur, l'enlacement serait une corvéepour moi, — et pour vous. Epargnez-nous-la. Et le lendemain seraitterrible. Oui, terrible. Je vous jure que si vous dormez ne fût-cequ'une heure dans cette alcôve, j'en sortirai demain, moi, pour mejeter au cou du premier homme rencontré. Dans l'antichambre, surl'escalier ! Si vous faites de moi votre femme, prenez garde, je seraila maîtresse de tous ! et cela, avec une fureur décidée, sans mystère,en le montrant, en le criant. Renvoyez celui de vos valets qui n'a pasles cheveux gris! En vérité, vous serez moqué, raillé, vilipendé,montré au doigt. Ah ! je vous le promets ! Mais si, discrètement, — eh! quel petit sacrifice, et quelle inquiétude de moins, peut-être ? —mais si vous entr'ouvrez la fenêtre, et frappez trois fois dans vosmains, et vous retirez sans bruit dans une chambre lointaine, enlaissant la porte entr'ouverte pour qu'il entre, lui que j'ai choisi :oh ! alors, tout change. L'offense à votre honneur sera comme si ellen'existait pas, puisqu'elle demeurera à jamais secrète. Vous serezcocu, certes ! mais d'une façon qui n'aura rien de pénible pour votreamour propre ; et vous-même vous pourrez croire qu'il n'en est rien.Réfléchissez, monsieur. Voulez-vous que j'aie un amant, ignoré, ouvingt, avérés ? le premier parti est celui que je vous conseille, enbonne amie ; il vous assurera, d'ailleurs, ma reconnaissance, et même,demain matin, au déjeuner de famille, j'aurai, en vous regardant, depetits frissons comme involontaires, et des rougeurs ingénues, qui vousferont grand honneur.

*
* *

Ce fut, à peu près, tout le discours de la nouvelle mariée. Que fit lemari ? étrangla-t-il l'impudente, comme il en avait eu un instant lelouable projet, ou mourut-il d'une congestion cérébrale dûe à l'émotiontrop violente de la surprise et de la colère ? je ne sais. Ce conte n'apas de dénouement ; pourtant Valentin affirme que, passant cettenuit-là sous les fenêtres des nouveaux époux, il a entendu, de la rue,le bruit de trois coups frappés dans la main, lentement, discrètement.