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MENDÈS,Catulle (1841-1909) : Monstresparisiens. III : La Femme de chambre ; Anne de Cadour ; La Demoiselle noire (1883).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.III.2012)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) des Monstresparisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10fascicules en2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
Monstres parisiens
III
par
CatulleMendès

~*~

LA FEMME DE CHAMBRE

Plus vive que les hirondelles et plus fraîche que les fleurs. A lavoir, tous les madrigaux faciles vous venaient aux lèvres, et le plusprécieux des poètes, ennemi des métaphores banales, n'aurait pus'empêcher de dire qu'elle ressemblait à une églantine. Son nom, Clairede Brezolles, et son âge, seize ans. Il fallait qu'il y eût de laclarté dans son nom, et, dans son âge, le printemps. Ses cheveuxblonds, en frisures légères, lui voletaient sur le front comme desanneaux d'or ailés. Deux lueurs bleues, c'étaient ses yeux ; et sabouche, où fleurissait le rire, était un bouton de rose, déchiré. Néed'une grande race, — et toute petite, — elle serait quelque jourmarquise ou princesse ; en attendant : « Bonjour, bébé ! » Ellemarchait touchant le parquet à peine, presqu'en l'air, avec unsouvenir d'avoir sauté à la  corde. Demoiselle et oiselle, onétait tenté de fermer les fenêtres, de peur qu'elle ne s'envolât ! Rienqu'à la regarder, on croyait deviner d'où soufflait le vent, tant elleavait l'air de quelque chose de léger, qu'il emporte ; et rien qu'àl'entendre, on se souvenait qu'il y a des nids dans les arbres. Ellesemblait d'autant plus mignonne qu'elle habitait avec sesgrands-parents dans un hôtel ancien, tout environné de hauts chênes,sombre, austère, qui était en plein Paris comme un morose château deBretagne, où ressuscitent, la nuit, les légendes. Un pastel dans uncadre noir. Elle éclairait toutes les ombres du vieil habitacle,faisait sourire les grimaces renfrognées des vieux habitants. Ellevoulait que l'on donnât des fêtes, on en donnait. Alors, c'étaitétrange et joli. Graves comme des ancêtres descendus des toiles de lagalerie, le grand-père et la grand'mère, plaques d'ordres sur le reversde l'habit démodé et longues anglaises blanches, se tenaient entre lestentures de la porte du salon et accueillaient les hôtes frivoles avecde cérémonieuses bienvenues. D'ordinaire ils ouvraient le bal parquelque danse de jadis. Décolleté jusqu'aux pointes des seins et legardenia à la boutonnière, le cotillon futur contemplait, un peuintimidé, le menuet. Tout à coup, au beau milieu de la salle, Clairede Brezolles, comme une enfant, pouffait de rire ! Toutes les gravités,toutes les contraintes s'échappaient dans cette envolée de joie ; etc'était jusqu'au matin le bal ardent qui rit et qui danse, ne sachantsi la nuit finira jamais, et qui flirte aux buffets en buvant duchampagne. Mais la petite demoiselle, ingénue et folle, allant, venant,polkant, valsant, avec l'instabilité frémissante d'une libellule,mettait dans toute la joie parisienne l'innocence endiablée d'une fêteà la pension.

*
* *

C'était ainsi qu’elle était adorable — toute grâce et toute candeur —lorsque la grand'mère, dans un mouvement de colère, renvoya lagouvernante attachée au service de Mademoiselle. Une bonne vieille,cette gouvernante, et difficile à remplacer. On agréa enfin une femmede chambre vivement recommandée par la supérieure du couvent où Clairede Brezolles avait fait son éducation.

Anaïs était une personne singulière ; trente ans, maigre, la poitrineplate, le visage terne avec des yeux roux qui flambaient dans le creuxprofond des orbites, — deux tisons enfoncés dans la chair. Presque pasde lèvres. Ses mains longues, pareilles à celles des Paganinisfantastiques peints sur les enseignes des luthiers, s'effilaient,s'étiraient, voulaient prendre, donnaient une illusion de griffesdémoniaques. D'ailleurs, silencieuse. La tête détournée d'ordinaire.Puis, tout à coup, regardant bien en face, avec ses yeux fauves. On nesavait quelle maîtrise dans ce regard de servante.

D'abord, Claire de Brezolles s'accommoda fort mal de cette nouvellecompagnie. Imaginez une linotte confiée à une chouette ! Les yeuxd'Anaïs la gênaient souvent, trop fixes. Elle avait comme un instinctde fuite, quand les mains de sa femme de chambre, s'allongeant, luiremuaient les cheveux, lui nouaient un ruban au cou, lui touchaient lespoignets pour boutonner les gants. Même, un matin — après qu'Anaïsl'eût habillée — elle se sentit si inquiète, d'une inquiétude jamaiséprouvée, qu'elle monta en courant chez sa grand'mère. Elle étaitdécidée. Elle ne voulait pas qu'on laissât cette étrange fille auprèsd'elle. Mais, devant laa porte, elle s'arrêta. Qu'allait-elle dire ?quelle raison fournirait-elle en demandant le renvoi de la domestique? On la traiterait d'enfant, on lui répondrait : « C'est un caprice.»Elle n'avait, en somme, aucun reproche sérieux à formuler. Puis, bonnecomme elle était, cela lui répugnait de faire du tort à une pauvrecréature. « Ce n'est pas sa faute si elle a ces yeux et ces mains ! »Elle redescendit très vite, en glissant le long de la rampe, avec deséclats de rire qui sonnaient de marche en marche comme une cascatellede perles.

*
* *

Peu à peu, — non pas ce jour-là, mais de jour en jour, — son rires'éteignit. L'églantine rose de ses lèvres fut une églantine blanche.Elle ne demandait plus que l'on donnât des fêtes. Elle était comme uneenfant qui ne veut pas jouer et ne dit pas pourquoi les jouets ontcessé de lui plaire. Elle était triste,  —  elle ! On larencontrait sous les chênes du jardin, au printemps, ne courant pasaprès les papillons. Une gravité lui venait. Il y avait dans sonattitude une crainte d'être regardée en face, un désir de se fourrerdans les coins. « Mademoiselle ! mademoiselle ! » Elle était ladernière, maintenant, à s'asseoir à la table du déjeuner. « Qu'as-tudonc, petite ? » Elle ne répondait pas. Elle était presque pâle,Claire, si rose ! Elle devint pâle tout à fait. Il passait de l'ombredans ses yeux ; quelquefois elle avait une toux : c'était cela qu'étaitdevenu son rire. Quel souci l'avait prise ? N'était-elle pas aussiheureuse qu'auparavant ? Comme naguère, ses grands parents l'adoraient,disant : « Que veux-tu, chérie ? » et, si elle sentait le besoin dequelque consolation, n'avait-elle pas auprès d'elle, à toute heure, ledévouement d'Anaïs, attentif, tendre, presque acharné, quil'enveloppait de patientes tendresses ? Les visages sont trompeurs etne révèlent pas les âmes ; cette femme de chambre aux yeux mauvais,presque cruels, avait d'exquises douceurs pour sa petite maîtresse.Toujours là, obéissant au moindre geste, au moindre regard, ne secouchant qu'après l'enfant endormie, éveillée longtemps avant elle etse tenant près du  chevet avec l'espérance d'un ordre. MaisClaire, sans pitié pour les affections dont elle était environnée,s'alanguissait de plus en plus. Maigre, maintenant, avec des désespoirsmuets, qui se tiennent dans l'embrasure des fenêtres et refusent dedire pourquoi. Une nuit, un cri traversa le silence de l'hôtel ! Lagrand'-mère accourut, ses cheveux défaits, secouée d'épouvante. Claire,assise sur son lit, tordant les bras, les yeux fous, hurlait, le cougonflé, comme un chien qui aboie à la lune. « Un médecin ! cria lavieille, tout de suite ! oh ! vite ! un médecin ! » Mais où donc étaitAnaïs ? Elle sortit, à peine vêtue, de la chambre voisine où ellecouchait d'ordinaire. Elle s'excusa en pleurant. Elle aurait dû, lapremière, entendre les cris, venir au secours de Mademoiselle ; ellemaudissait son sommeil tenace, et, à genoux devant le lit, elle baisaitavec des sanglots les mains crispées de l'enfant qui criait toujoursde douloureuses plaintes ! Claire se remit mal de cette crise. Elleavait très souvent, sans raison, des pleurs que secouaient des touxprolongées. Les médecins conseillèrent une saison à Nice. Parmi ceuxqui me lisent, plusieurs se souviennent sans doute d'avoir vu passersur la promenade des Anglais une pauvre petite fille, dix-sept ans àpeine, si blême, qui se traînait, mourante, et que soutenait des deuxbras — comme une mère sa fille, comme un amant sa maîtresse, —une femmede trente ans environ, maigre, la poitrine plate, le visage terne avecdes yeux roux flambant dans le creux profond des orbites , — deuxtisons enfoncés dans la chair.

*
* *

Le soir du jour où elle mourut, — car elle est morte, à dix-huit ans, —il y avait tant de lilas blancs sur la petite trépassée ; on eût dit,en vérité, que tout le printemps avait neigé sur elle. Et la mort,clémente, lui avait rendu l'enfance épanouie. Défunte, elle étaitpresque rose, celle qui venait d'être une si pâle vivante ; son rire,muet hélas ! lui était revenu aux lèvres. Les lueurs des cierges,inclinées vers elle,  rallumaient l'azur de ses yeux.

Anaïs entra, les bras pendants, livide, pareille à un spectre quirendrait visite à une morte.

Pendant qu'elle regardait Claire, deux larmes, lentes comme lesdernières gouttes d'un fruit séché, coulaient jusqu'aux coins de sabouche.

Elle se pencha, baisa la morte longtemps, sur les yeux, et la baisasur les lèvres, longtemps.

Puis, de ses maigres mains qui s'effilaient, s'étiraient, donnaientune illusion de griffes démoniaques, elle dénoua, au cou du cadavre,un ruban bleu où luisait une croix.

Quand on pénétra dans la  chambre, le lendemain, on trouva lafemme de chambre de Mademoiselle, pendue à la muraille, près du lit,déjà froide, un ruban bleu autour du cou, et les pointes des piedstendues vers une chaise renversée.

~*~


ANNE DE CADOUR

LA marquise Anne de Cadour, — Sophie Mucheron sur les registres del'état civil, mais à quoi serviraient les douces syllabes sonores siles belles femmes ne s'en faisaient pas de beaux noms ? et n'était cepas une ingénieuse aumône aux poètes que de leur offrir une rimenouvelle à ces mots presque veufs : jour, Visapour, amour, Adour ? — lamarquise Anne de Cadour est la plus désirable entre celles qui sedonnent. Si blanche, et blonde, — vous n'en doutiez pas ! — elle ajouteà la bonté d'être infiniment jolie et à la clémence d'avoir vingt anstoujours, la séduction d'un luxe tout personnel où les tapissiers n'ontrien à voir, et le charme d'être nue, quand c'en est l'heure, sur dessatins de Mastmaï, où fleurissent des fleurs roses, dans desmousselines de Sirinagor, la Ville du Bonheur ! Plus savante auxartifices des baisers que la plus perverse des Arétines, pluscourtisane que les musiques italiennes, — oh ! les points d'orgues denos duos, madame ! — elle a su acquérir en outre la pudeur, cettechasteté voulue et libertine, oubliée depuis Rhodope de Thrace qui futl'esclave amoureuse du frère de Sappho, retrouvée un instant par MlleAïssé, et que cherchent à imiter, presque toutes en vain, hélas ! lesParisiennes d'à présent. Car si plusieurs hommes ont le triomphe del'avoir conquise et contemplée, entière, presque sans voile, nul nepourrait dire qu'il l'a vue désagrafer son corset ou déboutonner sesbottines ; son cabinet de toilette, c'est le lieu inconnu, chimérique,selon ce principe que la cuisine n'est jamais assez loin de la salle àmanger. Et comme, parmi les bibelots du boudoir, dans les chiffonsbouillonnants d'un tiroir qui s'entr'ouvre, des livres de vers, çà etlà, — Sully-Prud'homme, Coppée, Silvestre ou Léon Dierx, — montrentleurs fines reliures, elle garde dans les yeux et sur les lèvres, mêmependant l'emportement méthodique des baisers, même pendant la ruse descaresses, le long regard qui songe et le sourire qui rêve.

Une fois que, dans sa robe japonaise et des épingles d'or plantées dansle chignon, elle déjeunait en compagnie de son nouvel amant, elle restalongtemps silencieuse, regardant, avec un petit pli du front, lesflammes du foyer qui tremblent dans le cuivre des chenets.

— Chère Anne, ma chère âme, à quoi donc penses-tu ? demanda-t-il,agenouillé.
    
Elle eut comme un frisson de réveil.

— Je te fâcherai, si je te l'avoue.

— Non ! non ! parle, je t'en prie !

— Eh bien, je cherchais à me rappeler avec qui je t'ai trompé cettenuit, dit-elle.

*
* *

Bien qu'il l'adorât, il ne fut pas fâché, non, pas du tout, par cetteétrange parole. Même, il éclata de rire. Fâché ? ah ! bien oui. Elleavait dit une plaisanterie, voilà tout. Est-ce qu'il ne savait pas, —éperdu encore du bonheur récent, et parfumé d'elle, et la lèvre humided'un souvenir de lèvre, — que, cette nuit, il l'avait passée, avec Annede Cadour, tout entière ? Là, dans la chambre voisine, le désordre desdraps heureux et des dentelles déchirées...

Mais elle reprit, suivant sa pensée — Oui, trompé ! Tandis que tut'agenouillais devant moi, ébloui de ton bonheur, tandis que tu baisaismes mains et que tu me serrais dans tes bras, avec des bégaiements, etque tu étais fou et que j'étais folle — trompé, volontairement ! Avecqui ? Avec quel fantôme ? Avec la forme de quel espoir ou de quelsouvenir ? Je ne sais plus ; mais trompé ! Il y a un homme qui, s'ilpouvait voir mes baisers sur ta bouche, aurait le droit de te dire : «Tu me les as volés ! » Joie horrible et délicieuse : se donner deuxfois en même temps, à l'amant présent, à l'amant absent ! Êtrepossédée par l'un, tandis que l'autre vous possède ! L'ivresse qu'onaccepte de celui-ci, la recevoir de celui-là ! Ou, plutôt, non. Cedédoublement de soi-même n'est pas toujours possible. On ne peut pasappartenir au même instant à la réalité par la chair, à la chimère parla pensée. L'un des deux bonheurs triomphe et donne l'oubli de l'autre.Mais, chose extraordinaire et admirable, le désir qui l'emporte, c'estcelui qui n'est pas assouvi : c'est le corps qui obéit à l'âme ! Dansle nom que l'on prononce avec des pleurs d'heureuse rage et des riresdivins qui sanglotent, dans ce nom que l'on prononce en effet — carnous ne sommes pas de ces femmes discourtoises, qui se méprennent, — onentend le nom qu'on ne dit pas. Ta bouche ? la sienne. Et l'on en vientà ce point de fuite hors de soi — connu peut-être des viergeschrétiennes qui sentaient la caresse de Jésus sous la griffe des bêtes— de toucher l'intangible, et, l'invisible, de le voir !
Il la considérait, ébahi. Elle continua, la voix plus haute :

— Enfant, tu ne sais pas les choses ! le mal quitourmente les âmes modernes, c'est le besoin forcené de l'idéal. Noussommes des poètes, tous ! des poètes, peut-être, qui ont transposé lerêve, le mettant, d'en haut, en bas ; mais des poètes. Ne te laissejamais dire que les hommes et les femmes des temps actuels aimentl'existence telle qu'elle est. Niaiserie ! mensonge ! Réclame deromancier naturaliste ! Ce qui nous écœure, c'est ce qui est vrai. Noussommes les affamés de l'impossible, les assoiffés de l'inconnu. Quenotre conception de la chimère soit médiocre ou basse ou coupable, quel'amour du divin se soit réduit à l'appétit de l'extra-humain, — dusous-humain, souvent, — que notre idéal se borne à être ce qui n'estpas, laideur ou beauté, apothéose ou abjection, je l'accorde ! Mais jete dis qu'avoir ce qu'on a, aimer ce qu'on aime, vivre sa vie, en unmot, est pour nous l'horreur suprême, le supplice parfait. Des ailes !des ailes ! il en faut pour descendre dans les abîmes. Est-ce que tuconnais quelqu’un qui soit content, toi ? Est-ce que tu fais à tondésir l'injure de croire qu'il est satisfait parce que, en m'enlaçant,tu as baisé sur la bouche la plus belle des créatures ? Ton rêve, je nele suis plus, puisque tu m'as. Cherche-le ailleurs, qu'il faille monterou qu'il faille descendre ; — ce mot, il est dans le second Faust, lemeilleur des deux, puisqu'on ne l'a pas compris. Mais regarde-doncautour de toi ! Est-ce que les millionnaires ont assez de millions ?Demande à M. de Rothschild s'il est riche. « Peuh ! » —c'est-à-dire :peu ! tel est le mot de l'humanité moderne en présence de toutes lesréalisations. Ce qui désespère les trouveurs d'Amériques, c'est que laterre a si peu de continents. Quand le commandant Roudaire sepromènera, le soir, sur le bord de la Mer Intérieure, il dira : « Tiens! le lac d'Enghien ! » Je te mets au défi d'entendre un homme s'écrier: « C'est ça que je voulais. » Est-ce que le plus heureux — le moinsmalheureux — des êtres vivants ne serait pas couché avant une heure, unpoignard au ventre ou une balle dans la tête, sur les dalles de laMorgue, s'il n'espérait pas que Demain sera la revanche d'Aujourd'hui ?Et nous, nous, les femmes, — tandis que les Alexandre trouvent lesIndes petites dès qu'ils les ont conquises, tandis que les don Juanaprès les Mille et Trois s'écrient : « Quoi ! pas une ? » tandis queles Maharadjas, en remuant à pleines mains les diamants et les rubis,se demandent si on leur prêterait trois francs, au Mont-de-Piété, surce tas de petits cailloux, tandis que Cora Pearl doute s'il y a desimbéciles sur la terre, tandis que Victor Hugo soupire : « Je voudraisécrire un chef-d'œuvre ! » — nous, pendant ce temps, les femmes, en quis'affine et se redouble tout ce qui est en vous, les hommes, nousaccepterions, sans secoûment d'épaules, l'accomplissement banal,quotidien, naturel, prévu, de nos désirs ? Nous serions les bonnesménagères de vos amours, ou de vos débauches ? Il nous suffirait derefaire tous les matins, pour les défaire tous les soirs, vos lits ?Allons donc ! Lequel se vante d'être l'amour définitif qui ne laisseplace à l'ambition d'aucun amour ? Oui, je te voulais, puisque je net'avais pas ; mais je t'ai, je ne te veux plus. « A qui le tour ? »C'est le mot épouvanté et sincère de l'universel désir en quête de lasatisfaction vainement espérée. Messaline avait raison. Elle avait tortaussi ! A quoi bon changer de lit, lorsque, dans un seul, tiennent tousles plaisirs ? Notre pensée, dès qu'on lui fournit un prétexte, le pluschétif suffit, peut s'emparer de l'empire immense des songes. Doncdésespérez à jamais, vous que nous aimons, d'être aimés vous-mêmes !Nous avons bien d'autres lèvres à baiser. Es-tu « Tous » ? Non. Et,quand tu le serais, j'en rêverais d'autres. Pourquoi ? parce qu'ilssont les « autres », c'est-à-dire différents de toi. Que nous nousretournions vers le passé, ou que nous nous élancions vers l'avenir,n'importe, — car le lointain d'hier, qui équivaut à l'inconnu dedemain, reconstitue le rêve, — toujours nous idolâtrons dans celui quiest là celui qui pourrait, qui devrait y être. J'ai crié ton nom !Comme je mens bien. Et, en vérité, je l'affirme, — car il faut osertous les blasphèmes ! — même quand le rossignol chante, c'est le comteParis que Juliette adore, et non pas Roméo !

*
* *

Alors, Valentin — vous avez deviné le nom de l'amant, lecteur familier,comme vous aviez deviné qu'Anne de Cadour était blonde ! — s'enfuitépouvanté. Il jura même de ne jamais revoir l'effroyable femme qui luiavait révélé la profondeur de sa scélératesse. De ne plus la voir, ilsouffrit longuement. Un matin, il est vrai, — le lendemain d'un bal oùAnne de Cadour avait séduit, attiré, emporté un jeune homme venu toutrécemment de sa province, — il reçut une lettre qui disait : « Si voussaviez combien je vous ai aimé, cette nuit ! » Mais Valentin, qui a deségoïsmes, ne jugea pas cette compensation suffisante.


~*~


LA DEMOISELLE NOIRE

I


LES mondains savent son nom, — un des plus illustres noms de France, —mais c'est rarement qu'ils ont vu son visage ; car elle est la sombreet mélancolique passante, qui marche, un peu mystérieuse, à l'écart.Belle, elle ne veut être aimée ; jeune, elle n'aime pas. Aucun plaisirne la tente. Les rubans bariolés, les gais grelots, les grimacesgrotesques du cotillon qui se tort de rire comme un bouffon de reine,le souvenir des orchestres qui éveille, la nuit, et fait valser en rêvetant de jeunes personnes, n'ont pas de quoi la divertir ni de quoi latroubler ; lorsque son père, selon les devoirs de sa situationofficielle, donne une grande fête, elle n'y paraît point, demeure dansson appartement, demande qu'on l'excuse, étant malade. Les femmes dechambre, qui regardent volontiers par le trou des serrures, savent queMademoiselle prie là-haut, ardemment, tandis que l'on danse en bas ;oraisons de sainte Thérèse qu'accompagne un air de mazurka. Oui, trèspieuse, très charitable aussi, dévorée d'un passionné besoin dedévouement et de sacrifice. Elle cherche les misérables et les console,répand sa dot en aumônes. Un matin, dans une allée, au Bois, — elle yva quelquefois, un peu après l'aube, à cheval, toute seule, — desgardes l'ont trouvée étendue sur le sol et serrant éperdument dans sesbras un jeune homme immobile et livide, un cadavre ; c'était un penduqu'elle avait décroché elle-même, et à qui, les yeux sur les yeux,bouche contre bouche, elle tentait de rendre le regard et d'insufflerla vie. On parla de cette aventure toute une semaine ; admirant lacourageuse fille qui avait osé, dans un espoir de résurrection,embrasser la hideuse mort. Puis le monde ne s'inquiéta plus d'elle ;les heureux sont oublieux. Ceux qui la vantent, ceux qui l'aiment, cesont les pauvres, les souffrants, les abandonnés ; ils la voient passersi souvent, les matins et les soirs, la bonne demoiselle, dans lesquartiers tristes où la faim manque de pain, où les fatigues manquentde lit, grande, svelte, toujours vêtue de noir, et grave, ayant dansl'attitude et dans la marche comme la rigueur d'une mission. Son voiletoujours baissé met à cette héroïne une visière de dentelle.


II

Il y a longtemps qu'elle a pris le deuil. Ce fut vers la fin de l'AnnéeTerrible. Presque une petite fille alors, seize ans, tous les éveilsprochains dans la pensée et dans le regard, elle songeait à peine auxtristesses, aux misères, aux devoirs. Ce qui lui aurait plu, c'eût étéde courir en peignoir blanc dans les herbes mouillées, d'écouter lesparoles tendres, chuchotées à l'oreille, de quelque bel amoureux quisera un fiancé. Elle avait l'ingénu égoïsme de la fauvette qui chantesous les cyprès du cimetière. Cependant, comme c'était la mode en cetemps-là d'être sublime, elle soignait les blessés dans l'ambulance queson père avait établie au rez-de-chaussée de l'hôtel. Inquiète, certes,des plaintes et des râles, mais ne pouvant contenir, quoi qu'elle fit,la joie qui était en elle, elle allait de lit en lit, s'efforçant de nepas sourire, avec l'air affairé d'une petite nonne.

Un soir, elle s'assit au chevet d'un jeune soldat qui était sur lepoint de mourir, — qui ne verrait pas le jour prochain, avait dit ledocteur.

Le front blême sur l'oreiller, les yeux clos, les lèvres pâles, ilétait beau, tout blanc. Pareil à un doux visage de cire, inerte, quipourtant vit. Elle le regardait, attendrie, effrayée aussi, avec undouloureux charme. Sincèrement triste pour la première fois, elleconcevait enfin les amères délices de la pitié. Elle pensait quec'était affreux de mourir, jeune, loin des siens, ainsi. Des souvenirsde romans lui tinrent à l'esprit. Il devait avoir une mère, une sœur,une fiancée ? Et personne pour adoucir la suprême minute, pour mentir,pour lui dire : « Tu vivras! » Elle seule, une indifférente.Indifférente ? oh non ; elle se sentait des tendresses au cœur, en mêmetemps que des larmes dans les yeux. Ce qu'aurait éprouvé, si elle eûtété là, la lointaine fiancée, elle l'éprouvait, désespérée, avec unesorte de contentement. Il lui semblait qu'elle était cette fiancéeelle-même ; et c'est une joie que d'être auprès de celui qu'on aime,fût-ce au moment lugubre des adieux. Une heure se passa, puis une autreheure. Plus pâle, plus beau, il dormait encore ; elle, plus émue, leregardait toujours. Et des langueurs étranges, où la pitié, latendresse se compliquaient d'elle ne savait quelle troublanteespérance, la faisaient défaillir par instants, lui mettaient desrougeurs aux joues. Penchée, tremblante, lentement, avec un effroi quidésire, elle effleura des lèvres les lèvres déjà froides du jeunehomme. Alors il sursauta, ouvrant des yeux farouches, où s'allumaittout ce qui lui restait de vie ! Avait-il songé, lui aussi, dans sonsommeil, aux fiançailles interrompues ? Reconnaissait-il l'absente danscette enfant qui lui apportait, comme un plus divin viatique, laconsolation du baiser ? Avec la force de la dernière fièvre, il la pritdans ses bras, et la tint serrée contre les battements suprêmes de soncœur, et sa gorge râlait d'amour autant que d'agonie dans la mortnuptiale. Quand le jour traversa les rideaux de la salle, laconsolatrice, étendue sur le lit, considérait le blême et beau cadavre,avec des yeux fixes, hagards, où s'extasiait l'épouvante.


III

C'est depuis ce temps qu'elle est morne, et qu'elle porte une robenoire. A cause de l'obscure aventure nocturne, la jeune fille de jadisest devenue une morose jeune femme. Pleine de miséricorde parce qu'elleest pleine de mélancolie, partout où l'on souffre, elle y va. Les plusmuettes détresses, de loin elle les entend. Il y a des talismansdivinatoires qui font découvrir les trésors : elle a dans le cœur uninstinct qui la guide vers les douleurs. Tous les escaliers qui montentaux mansardes désespérées, elle les gravit, infatigable, et l'espérances'assied avec elle près du grabat des vieillards, près du berceau desenfants. Mais c'est surtout quand un jeune homme va mourir qu'elleaccourt, qu'elle se hâte. Car elle se souvient de celui qui est mort !Nul dévouement n'égale le sien. Autour d'elle, les mères, les épouses,les sœurs défaillent enfin sous la fatigue des longues veilles. LaDemoiselle Noire ignore les lassitudes. « Allez vous reposer ! allezdormir ! » Seule, elle se tient au chevet des moribonds avecl'obstination sublime du prêtre qui guette un réveil de l'âme pour laconquérir à Dieu. Oh ! que de nuits à côté des agonisants, attentive,courbée, dans les misérables chambres, dont le vent d'hiver faitclaquer la porte, où la bise se lamente et pleure dans la cheminée ;que de tristes aurores éclairant sur le lit défait des paupières d'yeuxclos, qui ne se lèveront plus ! Les pauvres gens, dont l'âme est douce,les pères désormais sans enfants, les mères qui n'ont plus de fils, etles veuves, adorent et vénèrent la frénésie sacrée de sa charité. Quandils rentrent, le matin, dans le taudis où le trépas les a devancés, ilss'interrompent des sanglots et des larmes pour baiser, pleins dereconnaissance, les mains froides de celle qui a veillé le cher défunthélas ! et qui, jeune, belle, riche, a préféré aux joies d'une fête oud'un bal plein de claires musiques, l'angoisse d'entendre durant lesheures sombres les râles d'une gorge où la mort enfonce ses ongles.


IV

Elle ira au bal, cependant, oui, elle ira au bal ! Mais ce ne sera pasdans quelque hôtel illuminé de flammes et de fleurs : ce sera dans lablême contrée où la Camarde, dont les os cliquettent, mène son carnavalmacabre. Là, tandis que les violoneux squelettes, à qui un tibia sertd'archet, font geindre en mesure les nerfs desséchés des rebecs, tandisque gambadent les jambes sans chair et que rient les bouches sanslèvres, elle entrera dans la ronde, la Demoiselle Noire, toujours endeuil comme lorsqu'elle était vivante, mais ayant sur sa robe, partout,les éraillements des mains crispées, les froissements des mourantesétreintes, et du sang de blessures aussi ; et elle ne manquera pas decavaliers, car tous les jeunes hommes dont elle épia l'agonie, tous, enfoule, hideux, joyeux, furieux, reconnaissants peut-être, inviteront àla danse vengeresse et feront danser jusqu'à perte d'haleinel'exécrable aspiratrice de leurs souffles suprêmes !