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MENDÈS,Catulle (1841-1909) : Monstresparisiens. IX : Les Résignées ; Le Mangeur de rêve ; Madame deFleurence (1883).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.V.2012)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) des Monstresparisiens (Paris : chez tous les libraires, 1883.– 10fascicules en2 tomes in-32, 242 + 232 p.)
 
Monstres parisiens
IX
par
CatulleMendès

~*~

LES RÉSIGNÉES

QUELQ'UN dit : « Oui, cela est vrai, cette chose absurde etabominablement infâme existe pour la honte de l'Amour et la joie del'Enfer ! Le regard des épouses convoite le sourire des vierges ; lemonstrueux plaisir rit et sanglote sur l'oreiller des damnées. L'heureprédite par le mélancolique Voyant est arrivée pour d'exécrablescréatures : je ne sais si l'homme a Sodome, mais la femme a Gomorrhe ;tombe le feu du ciel sur la ville adorable et maudite : les ruinesincendiées des boudoirs et des alcôves emporteront dans les torrents debitumes des cadavres d'amoureuses pâles, à peine désenlacées.

Mais la grande poétesse, Caroline Fontèje, celle qui ose tout dire, s'écria, la pourpre de la colère aux joues :

- Mensonge ! folie ! chimère ! L'oisiveté des sots et la malicedes libertins calomnie l'innocence des tendres amitiés ; d'ailleurs, sielles étaient criminelles, - elles ne le sont pas ! – ces tendressesque l'on jalouse, les femmes n'en seraient pas moins presque innocentes; et, c'est l'homme, l'homme d'aujourd'hui, - oui, Erreur ! Référencede lien hypertexte non valide, et tant d'autres, - qui serait coupableen effet de l'abjection féminine !

*
* *

Elle continua :

« Des êtres simples, ayant, malgré les rêves ou les mauvaises penséesacquises, toute la bestialité ingénue de l'instinct, voilà ce que sontles femmes. Jeunes filles, épouses, courtisanes aussi, toutes, par unefatalité commune, sont amoureuses de l'amour, et veulent, éperdument etnaïvement, le fiancé, le mari, l'amant. Ne prenez pas garde aux vainesapparences de nos pudeurs et de nos reculs, de nos froideurs et de nosmensonges, ni, plus tard, de nos mépris fanfarons ; nous sommes, endépit des modesties, des gravités ondes cynismes, vos compagnestoujours prêtes ; celles-là même qu'une ambition virile tourmente etqui, par le génie et la gloire, semblent devenues pareilles aux plushautains d'entre vous, subissent, avec une douceur intime contrelaquelle elles feignent en vain de se révolter, la prédestinationsacrée d'être vos heureuses esclaves ; Corinne, qui vainquit Pindare,n'eut pas refusé d'être vaincue par un beau bouvier aux flancs bruns,ignorant l'art de la lyre. En vérité, sachez-le, ô maîtres indignes devos servantes, nous vous aimons naturellement, avec obstination, commeles roses fleurissent, comme les oiseaux chantent ; et les plus fièrescomme les plus humbles, les plus pures comme les plus déchues,poursuivent avec une candeur passionnée l'éternel et unique rêve dedormir sur un sein mâle qui bat fort et d'être bien étreinte entre desbras robustes !

« Mais, hélas ! le Mâle convoité, le vrai époux, le vrai amant dû ànotre légitime attente, lequel de vous, ô lâches cœurs, lequel de vous,ô corps veules, oserait se vanter de l'être ? Nous avons depuislongtemps renoncé à vous demander la beauté, et c'est sans espoir deretour que nous vous livrons la nôtre, puisqu'il vous plaît d'êtrehideux avec vos cheveux courts pareils à des brosses hérissées et vosmentons bleus comme ceux des vieux pères nobles ; nous avons renoncé,amèrement résignées, aux délices des longs baisers, puisque vos lèvresmêleraient au parfum des nôtres l'âcre et tiède odeur du tabac. Mais,du moins, vous pourriez, étant les hommes, être des hommes en effet ?Vous pourriez, n'ayant pas la grâce, avoir la force, suppléer à lacaresse d'Adonis ou d'Hylas par l'embrassement d'Hercule ? Espéranceabsurde. C'est à toutes les choses fragiles ou brisées que votrevigueur ressemble et vos bras ont peine à se rejoindre dansl'enlacement, qui défaille. Jeunes hommes hélas ! dans quelles précocesdébauches, dans quels boudoirs de filles, où la volupté n'a rien quiressemble à l'amour, vous êtes-vous faits pareils aux vieillards dontla virilité s'abandonne comme une branche morte ? Cependant vous osezentrer dans le lit nuptial où attend, rougissante, avec toutes lesignorances et toutes les espérances, l'épousée qui ne sera pasl'épouse. A l'enfant qui veut devenir la femme, dont la pudeur-    qui tremble exige et redoute une ardente violence,qu'enseigneras-tu, mari incapable de l'entier et soudain baiser, sinonles vaines délices où se déguise ta faiblesse, et dont s'abusera,d'abord, son innocence ? Tremble, car l'heure est prochaine où,devinant ton mensonge, ta victime t'interrogera d'un regard quis'étonne et qui méprise, vierge encore, souillée ! Et, dans l'étreinteaussi des libres amoureuses longtemps suppliées et qui cédèrent enfin,crédules, la méprisable atonie de vos désirs, ô vains amants, demandeau souvenir des libertinages d'hypocrites ressources. Mais notreincomplète joie constate et bafoue vos lâches stratagèmes : nousberçons avec pitié votre faiblesse de femme dans nos bras plus virils !

*
* *

« Eh bien ! puisque vous êtes des femmes en effet, pourquoi n'avez-vouspoint, sous les cheveux dorés qui s'écoulent ou sous l'emmêlement deschevelures brunes, la rondeur lisse des épaules et la palpitation decolombe des deux seins qui s'effarent ? Pourquoi vos lèvres, où nes'attarde guère le baiser, ne sont-elles pas roses comme les églantinesroses et mieux odorantes qu'une éclosion de fleur ? De quel droit, sielles serrent nos mains avec mollesse, les vôtres sont-elles rudes aulieu d'être légères et satinées comme des doigts d'enfant ? Pourquoi,de tout votre corps, n'émane-t-il pas, comme d'un buisson decitronnelle fleurie ou de l'alcôve entr'ouverte d'une jeune fille, unfrais parfum de renouveau ? Pourquoi enfin, puisque vous êtes femmes,n'êtes-vous pas jolis comme les femmes ? O cheveux durs sous lacaresse, ô bouches que le cigare a jaunies, ô mentons bleus où ma jouese pique, ô bras en vain velus, ne serait-il pas absurde de vous subir,sans espoir de compensation, et n'est-il point permis à celles quel'amour a déçues de chercher quelque consolation dans les familiaritésrenouvelées des pures et caressantes enfances ? Qui donc s'étonnera, -en ce temps où ceux qui feignent de nous aimer n'ont de viril que lalaideur, - qui donc s'étonnera que, hier soir, au bal de l'ambassaded'Autriche, madame de Ruremonde ait si longtemps parlé tout bas àmademoiselle Suzanne d'Elys, et que j'aie caché dans les dentelles demon corsage une violette tombée des cheveux de celle que je ne nommepoint? O Amour, ô dieu juste, qui ne tolères pas les manquements, mêmeles plus légers, à tes lois éternelles, nous n'ignorons pas que tut'irrites à cause du chuchotement des lèvres sueurs, redoutant, bien àtort, que le murmure ne se meure en baiser. Mais considère, ô équitabletyran, que la douce et vénielle faute de ces chastes accords ne doitpas nous être imputée tout entière, et que nous ne saurions être puniessans miséricorde d'une erreur où d'abord nous n'étions pas enclines.Veuille ta providence qu'un jour prochain, ainsi qu'au temps desinvasions barbares, une race d'hommes farouches, montée, comme lesanciens madgyars de Hungarie, sur de grêles étalons aux encoluresrases, barbue et chevelue de crins roux, vêtue de peaux de bêtes,puante, atroce, mais géante et puissante, se rue à travers les villesoù s'étiolent nos amants alanguis tu verras si madame de Ruremonde nese hâte pas, pour sourire à la troupe qui passe, de laisser dans uncoin du boudoir la petite Suzanne étonnée, et si moi-même, de lafenêtre, je ne jette pas à l'un des cavaliers sauvages la violettetombée, pendant une valse, d'une chevelure d'enfant ! »


LE MANGEUR DE RÊVE

UNE exception ? Non pas. Ils sont nombreux déjà, etseront bientôt innombrables si l’histoire que je vais raconter, – queje dois raconter, – ne galvanise pas, par l’épouvante et l’horreur, leressort de leur vie énervée, ne fait pas se redresser leur volontégisante.

*
* *

Il s’en va par la ville, le menton sur la poitrine,les bras abandonnés. Cinquante ans sans doute. Mais les plus las desquinquagénaires, ceux qu’a le plus exténués, rompus, avilis l’immondeet laborieuse débauche, n’ont pas cette démarche vague, errante, quichancelle, tâtonne l’air, s’appuie aux murs. Dans ses yeux démesurémentouverts, fixes, dont on ne voit jamais se baisser les paupières, – deuxagates jaunes, sans lueur, – il y a l’hébétude nulle des yeux des vieuxaveugles. En face de tout ils semblent ne rien voir, morts ; c’estcomme la contemplation du néant par le néant. Sa face, d’un jaunelisse, dont la peau très tendue n’a pas un pli vivant, ressemble auvisage d’un cadavre que l’on tarde à inhumer, fait songer aussi à unetête de mort, bien vernie. On dirait que médusée, un jour, par quelqueépouvantable vision, elle garde éternellement la blême immobilitéstupéfaite de la peur. A qui l’interroge, il ne répond jamais ; l’airde ne pas comprendre ; mais il entend, car il tressaille avec lesursaut d’un animal endormi qui reçoit un coup de trique, et ils’éloigne de travers, les mains jointes sous le menton, s’accule dansquelque coin, et s’y resserre, effaré. Sa voix, – car il lui arrive deparler, non pas à d’autres, mais à lui-même, – est quelquefois trèsfrêle, très grêle, presque imperceptible, pareille à une vibration dechanterelle aiguë, comme si elle descendait de très haut, quelquefoisépaisse et lourde, comme si elle émanait de quelque rauque profondeur ;mais, toujours, c’est un bruit de quelque chose plutôt qu’une parolehumaine. Après chaque mot, sa bouche reste longtemps ouverte, et alorssa langue exsangue pend hors de ses dents noires comme celles d’unnègre qui chique du bétel, et, longue, bat un peu ; la langue d’unchien qui lape. Et on le voit partout ! à toute heure ! Dans les ruesremuantes du fracas des roues qui le frôlent, sur les boulevardstumultueux où la foule le roule, il va perpétuellement, vague épave àvau-l’eau. Morne, plein d’un effroi qui effraye, il a l’ai d’unressuscité qui continuerait, à travers la vie et le jour, la lentepromenade commencée dans l’ombre du caveau autour de son cercueilrouvert.

Eh bien ! cet homme n’a pas cinquante ans ! il en atrente à peine ; et naguère il était beau, et naguère la généreusejeunesse lui battait dans la poitrine, lui mettait des rires au lèvres,des flammes dans le regard, et, sur le front, le rayonnement de vivre !Quand il sortait dans les rue pleines de soleil, il sentait monter à sagorge de chaudes bouffées de joie. Car, en même temps que jeune, ilétait heureux, avec emportement, ayant dans son esprit le rêve etl’amour dans son cœur. Artiste, il poursuivait, il allait atteindre,avec la certitude des premières fougues, son idéal hautain ; amant, ilconnaissait le suprême délice d’être l’époux de celle qu’on adore, etde la voir sourire, la nuit, endormie, la tête dans ses cheveux. Ofiertés ! ô douceurs ! bientôt toute la gloire, déjà toute latendresse. La joie et l’espérance activaient éperdument son être ;prodigue de lui-même, prêt à toutes les nobles audaces, loyal comme unserment de vierge, brave comme une épée de héros, il était la jeunesseelle-même, épanouie et triomphante !

Mais un jour, – par une curiosité perverse, ou pourgriser quelque ennui d’un instant, – il entra, comme Roméo chezl’apothicaire de Mantoue, dans la détestable boutique où l’on vend lapâte verte qui contient la Damnation et la Mort ; et il y est revenu,souvent, très souvent.

*
* *

O délicieuse et sinistre drogue ! que tu sois lapâte épaisse, pesante, qui s’agglutine, ou que tu te dérobe,quintessenciée, sous l’argent des pilules, – dawamesk ou haschichine, –tu es terrible, Haschich !

Oui, tu es adorable ; oui, tu donnes la langueurexquise ou la joie effrénée, la paix, comme Dieu, l’orgueil, commeSatan ; oui, par toi, l’on oublie ! Hors des médiocrités de la vieréelle, loin de la sottise rampante et des devoirs étroits, l’homme partoi s’élève, avec les ailes de la délivrance, dans les chimères et dansles victoires. Tu es la fausse clé du paradis ! Si tu ne crées pas, tutransformes. Tu élargis les horizons ; tu fais d’une rose une forêt deroses, d’une masure un palais, un soleil d’une lanterne. Celui quit’appartiens baise la bouche de Béatrix sur les lèvres d’une fille,retrouve, centuplée, dans de sales accouplements, la pure extase dupremier amour. Tu dis, toi aussi : « Vous serez comme des dieux ! » ettu tiens ta promesse ; celui qui convoite l’or entend s’écrouler autourde lui des niagaras somptueux de monnaies ; celui qui aspire à lagloire des Dante et des Shakespeare, voit se précipiter sur son passagel’enthousiasme éperdu des foules ; et pour celui que tente le triomphedes chefs militaires, tu sonnes dans les clairons héroïques et flottesdans les victorieuses bannières.

Mais tu vends cher tes ivresses, Haschich ! Ton cielse retourne en enfer. Un enfer spécial où vous attend cet unique etabominable supplice, le plus insupportable de tous : la désolationimmense, éternelle, l’infini écœurement. Si tu te bornais, ô redoutableSeigneur, à éteindre les regards, à éteindre le sourire, à mettre surles fronts la pâleur des cadavres, à courber les épaules, à faire de lavirilité quelque chose qui ressemble à une loque qui tombe, tesesclaves te remercieraient encore, à cause du souvenir de tes donsineffables ! Souffrir dans son corps, qu’est-ce donc pour ceux à quifurent accordées toutes les extases de l’âme divinisée ? Hélas ! tu esun bourreau subtil. A force d’exaspérer les forces vives des cœurs etdes esprits, tu les brises, ces cœurs, tu les tues, ces esprits. Riende ce qui doit être aimé ne semble plus digne de l’être, rien de ce quipeut être rêvé ne paraît plus digne d’une pensée. A quoi bon vivre ?Est-ce que le ciel vaut un regard ? Quelle femme vaut un baiser ? Unemorne indifférence lasse, on ne sait quel énorme dégoût, passif. Lesentiment du devoir à jamais aboli. On a sous ses pieds le respect desoi-même, ainsi qu’une chose sur quoi l’on peut marcher. La conscience,longtemps surchargée de délices coupables, cède enfin, défaille commeun estomac d’ivrogne, n’a pas même de remords, s’abandonne dans unopaque et mol ennui, comme dans un vomissement.

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* *

L’autre jour, sur le boulevard, le misérable dont jedis l’histoire a été souffleté par un passant qu’il avait coudoyé : ila fui comme un enfant qu’on bat, retournant parfois la tête, craignantd’être poursuivi ! Il ne sait même plus ce que signifient ces motsaugustes : l’art, la gloire, la beauté. Est-il encore un homme ? Non,quelqu’un qui mange, boit, dort, et, réveillé, va droit devant lui,sans but, sans pensée. La femme élue, l’épouse infiniment adorée, dontil baisait les genoux comme un dévot baise l’autel, elle est pour luicomme si elle n’était pas. Il ne voit plus les rayons qu’elle a dansles yeux, la rose qu’elle a sur la bouche. Lasse de ce compagnon moroseet lâche, elle a pris un amant ; il le sait, il ne peut pas l’ignorer :l’amant est là toujours, donnant des ordres aux domestiques, commandantle dîner, tutoyant sa maîtresse devant tout le monde, disant, le soir :« Il est tard, viens te coucher. » Mais lui, il ne s’irrite pas, nes’étonne même pas. Ce qui est, il l’accepte. Jamais de révolte. Commeil a pour lit un canapé du salon, il entend des baisers et des riresdans la chambre voisine, et s’endort. Non seulement imbécile, – maisinfâme. Ne travaillant plus, il est pauvre ; l’appartement où il loge,les habits qu’il porte, le pain qu’il mange, le tabac qu’il fume, c’estl’amant qui les paye. Soit ! il ne dit pas non, il veut bien, ou il nesonge pas à cela. Abject, n’importe. Il s’affaisse de plus en plus dansl’irrémédiable inertie de l’ennui. Et il vivra ainsi, – non vivant, –jusqu’à l’heure où, passant par un beau soir, sur un pont, et voyant semirer dans l’eau bleue les réverbères et les étoiles, – pâles souvenirsdes premières visions splendides du haschich, – il se laissera tomberdans le fleuve, sans désespoir, à cause de l’occasion, comme il eûtcontinué sa route. En fouillant le noyé, on trouvera dans sa poche unpeu de la pâte verte, mêlée de tabac, puante.


MADAME DE FLEURENCE

ON a lu ce fait divers ; on s'est étonné, on a dit : « C'estextraordinaire ! Maurice Lorrain était un des meilleurs d'entre nous ;jeune, beau, élégant, l'âme franche et la parole ardente ; d'unebravoure affirmée par trois duels, d'une probité attestée par une vietrès simple à laquelle suffisait la petite pension paternelle. Pourquoidiantre, - dans quel emportement de folie - a-t-il rompu du poing, auPalais-Royal, la vitrine de Fontana, et s'est-il jeté sur un braceletde perles fines, et l'a t-il emporté en courant, dans sa main crispéequ'il levait triomphalement avec l'air de montrer un trophée ? » Puis,après l'étonnement, l'indifférence, l'oubli. La curiosité parisienne sedétourne vite des mystères trop obscurs ; elle tient à comprendre toutde suite. C'est à peine si l'on sait que Maurice Lorrain vient d'êtrecondamné pour vol à deux ans de prison. Pendant le procès, avant-hier,personne dans la salle, sinon deux ou trois avocats, quelquesrédacteurs de journaux judiciaires, et ces vagabonds de jour,loqueteux, sordides, avec des barbes de plusieurs semaines, un foulardautour du cou, qui dorment sur les bancs de bois, ou se tiennentdebout, tout mouillés encore de pluie, les pieds sur la bouche ducalorifère. Le procès n'était guère intéressant, d'ailleurs. Lecoupable n'a pas cherché à se disculper, n'a fourni aucune explicationde sa conduite. « C'est vrai, j'ai cassé la vitre, j'ai volé le bijou,je n'ai pas autre chose à dire. » Il y avait dans tout son air de lastupeur plutôt que de la honte ; sa parole brève, qui se dépêchaitd'avouer, révélait un besoin d'en finir, de n'être plus là, de setrouver seul dans la cellule où l'on pourra sangloter sans êtreentendu, où il sera possible, si l'on s'est procuré quelque clou, de sependre au mur avec la manche déchirée de sa veste de prisonnier. Et lavraie histoire de Maurice Lorrain, - abominablement invraisemblable,mais vraie, - nul ne l'aurait jamais connue, si Mme Fleurence ne mel'avait racontée. Oui, racontée tout entière, en riant. Car il luifallait ce triomphe ! Sans doute elle a pris soin de changer les noms ;feignant de se rappeler une anecdote ancienne. Mais le moyen de ne pasdeviner dès les premières paroles, qu'il s'agissait de Maurice Lorrain,et d'elle-même !

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Vous la connaissez, cette redoutable mondaine ; chercheuse de tout lenouveau, affamée de tout l'impossible. Ses audaces étonnent Mme deRuremonde et Mme de Portalègre aussi ! C'est elle qui, l'an dernier, àla fête de Saint-Cloud, a réalisé cette fantaisie éperdument absurded'être la femme Torpille et de donner à toucher aux militaires et auxcalicots avinés ses bras nus d'où sortait une secousse et son molletélectrique. « Je suis la belle Irma, dont on vous a parlé àl'extérieur... Approchez-vous, messieurs..., n'ayez pas peur... » Et ily avait, à côté de la baraque, une autre baraque. « Ce sont mes petitsbénéfices. » Elle se trouva plus d'une fois face à face avec des hommesqu'elle reçoit, dans son salon, à Paris ; à ceux-là aussi, - qui pourle seul prix de lui baiser la main auraient sacrifié leur fortune etleur vie, - elle offrait le maillot de ses jambes et la chair de sesbras ; criant dans un gros rire    de faubouriennesaoule : « Vous n'êtes pas les premiers qui me le disent, allez, que jeressemble à une grande dame ! » et elle ajoutait imperturbable,comptant sur l'invraisemblance manifeste du seul soupçon : « Voussavez, il faudra me l'amener cette cocodette. Ça me fera plaisir de lavoir. Justement j'ai cassé mon miroir. Et puis, on rigolera ensemble. »Adorablement exquise et délicate d'ailleurs, Mme Fleurence, qui afailli être ambassadrice, et qui le sera, triomphe comme une reineincontestée dans le monde des luxes et des fêtes. Elle est, pour tantd'autres femmes, l'exemple. L'imiter, c'est une originalité ; luiressembler c'est une gloire. Même, on l'estime. Folle peut-être,vertueuse certainement. Si l'on prenait garde à tout ce qu'on raconte,il faudrait croire à trop de choses. Son honnêteté douteuse est plusprobable que l'excès de son ignominie. Elle se tire d'affaire parl'impossibilité d'être ce qu'elle est en effet. Elle échappe à lamédisance en l'épouvantant ! Et puis, elle est arrivée à un tel pointde subtilité perverse et de monstrueuse ingéniosité qu'elle ne commetplus une seule des imprudences banales où les naïves, les nouvelles,comme dans des pièges, se laissent prendre. Avoir pour amants deshommes de son monde, allons donc, pour quelle niaise la prenez-vous ?où sont les candeurs d'antan? S'il lui arrive parfois de s'abandonner àdes complaisances pour des personnes qu'elle reverra, l'énormité mêmedu crime, en ce cas, lui assure la discrétion de ses complices. Maisquoi ! tout cela est chimérique. Imaginations, rêveries. Purescalomnies, ces chuchotements. Et Mme de Fleurence - ce n'est pas safaute si le roussissement furieux de sa chevelure et la profondeurnoire de ses yeux qui affolent éveillent des souvenirs d'Adonisiadeseffrénées, - Mme de Fleurence est en somme une parfaite femme du monde,belle, noble, intelligente, idolâtrée, respectée, et de qui leséquipages sont les plus beaux de Paris.

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* *

Quand elle fut bien certaine que Maurice Lorrain l'aimait avecfrénésie, était devenu incapable de lui rien refuser en échange d'unefleur où elle aurait mis sa bouche, elle lui dit, dans une valse :

-J'ai vu chez Fontana un bracelet de perles fines. Il est sous lavitrine, tout à côté de la porte. Une grosse améthyste sert de fermoir.Il me plaît. Puisque vous m'aimez, donnez-le-moi.

Il fut étonné. Qu'avait-elle besoin d'un bijou de plus, elle qui avaittous les bijoux ? Il songea aussi que le bracelet devait coûterquelques milliers de francs, qu'il obtiendrait aisément cette somme enécrivant à son père. Il répondit.

- Vous l'aurez.

- Je vous aimerai. Mais je ne sais pas si vous me comprenez bien. Je ne veux pas que vous achetiez le bracelet.

- Comment donc ferais-je pour l'avoir ?

- Il y a un autre moyen.

- Lequel ?

- Volez-le.

*
* *

Après la valse, elle le conduisit, stupide, épouvanté, dans le boudoir voisin.

- Eh bien, oui, je veux que vous le voliez. Vous m'aimez, vous metrouvez belle, vous me voulez ? Soit. Je consens. Je me donne. Mais àune condition. Je vous soumets à une épreuve. Soyez un voleur, vousserez mon amant. Vous entendez ? un voleur. Vous entendez ? mon amant.Prenez le bracelet, je me laisserai prendre. Pourquoi je vous imposecette infamie ? peut-être parce qu'il me plaît d'être aimée un jourcomme le sont les filles qui ont des bandits pour maîtres et pourserviteurs. Non, pas pour cela. Je veux être sûre de votre amour,voilà. Et à vous, qui êtes irréprochable, à qui s'offre un long avenirde probité et d'estime, quelle plus grande preuve de tendressepourrais-je demander que votre déshonneur ? Car je veux que vous soyezarrêté, accusé, condamné, bien avili. C'est le prix que je mets àmoi-même. Eh ! si je réclamais de vous un acte honnête, noble,héroïque, où serait votre effort, je vous le demande ? Toute votrepetite fortune, vous la mettriez, sur ma prière, dans un tronc d’égliseou dans une sébile d'aveugle, je le sais bien ; le beau mérite ! vousavez l'âme généreuse. Vous vous battriez, si j'en avais le caprice,avec les meilleurs tireurs de Paris ; je le crois bien ! vous êtesbrave. Non, de votre part, il ne peut y avoir d'autre sacrificevraiment digne de ce nom, vraiment capable d'enorgueillir une femme etde lui prouver l'infini de votre dévouement, que le sacrifice de votreconscience paisible et de votre bonne renommée. J'exige une mauvaiseaction. Celle-là, ou une autre. Celle-là plutôt, parce qu'elle est bienvulgaire, bien vile, plus rabaissante. Avoir fait de vous une espèce depick-pocket, quel sujet d'orgueil! Donc, en plein jour, ou sous le gazbien clair. La vitre rompue. La main parmi les bijoux. Dites-moi lejour et l'heure. J'irai, pour vous voir faire. Et si vous m'obéissez,je vous adorerai. Oh ! toute la foule vous poursuivant, - vous, parceque je l'aurai voulu, moi ! - avec des tumultes et les cris : « Au voleur ! au voleur ! Merci. Je vous aime. Vous tâcherez de n'êtrepas pris tout de suite. Venez chez moi, - avant d'être traîné au poste.Je renverrai mon mari, je renverrai mes domestiques, je vous garderaidans mes bras, ébloui, extasié, jusqu'au moment où les sergents deville qui vous auront suivi, frapperont à la porte de l'hôtel. Oui,dans mes bras. N'est-ce pas qu'ils sont blancs et gras et qu'ilssentent bon, et que ce ne serait rien d'avoir autour du cou un carcanaprès avoir eu ce collier ? »

*
* *

Maintenant Maurice Lorrain, - qui a été pris tout de suite, qui n'a passu échapper à la poursuite des passants, - est dans une cellule deMazas, rongeant ses poings. Le pauvre lâche ! Mais Mme de Fleurence aacheté à Fontana le bracelet volé, puis rendu ; et pendant qu'elle mecontait, - sans dire les vrais noms, - cette histoire, elle regardaitl'améthyste qui sert de fermoir, en souriant.