D'une paisible ménagère, quin'avait de sa vie lu d'autre livre que son paroissien, estimant quelorsqu'une femme a, tout le jour durant, surveillé sa cuisine, lavé,peigné, habillé ses enfants et ravaudé les chemises de son mari, ellen'a rien de mieux à faire que d'aller reposer son front, dès la nuittombante, sur un oreiller plein de rêves honnêtes ; — d'une excellenteménagère et d'un brave homme, percepteur depuis douze ans à trois millefrancs d'appointements, naquit, une après-midi de juillet, dans unetrès-petite ville du nord de la France, un gros et fort garçon, qui futbaptisé sous les noms de Charles-Anselme-Siméon Charlerie.
— Siméon Charlerie, voilà un nom ! dit la mère avec complaisance. Celasonne comme un gros sou qui tombe sur le plancher.
Siméon, quatrième fruit d'une union régulièrement féconde, fut nourripar madame Charlerie. Elle disait de lui :
— C'est un ivrogne !
— Bon ! répliquait le père, ivrogne de lait, sobre de vin ; Siméon seracomme moi, qui ne bois que de l'eau.
A l'âge de deux ans, Siméon Charlerie était un petit homme qui faisaitle désespoir de sa mère parce qu'il ne pouvait manger une tartine deconfiture sans la partager généreusement avec sa blouse ou sa culotte.D'ailleurs il était joufflu, massif, et restait volontiers dans lescoins, songeur. Ce qui ne veut pas dire qu'il pensât à quelque chose ;mais il avait l'air de penser. Son père le proposait en exemple à sesautres enfants, turbulents et joueurs, et disait : « Ce sera un hommeréfléchi, comme moi. »
Il y avait un petit jardin derrière la petite maison du ménageCharlerie. La mère y cultivait des artichauts, des carottes et autresplantes potagères. De roses, il n'y en avait point ; cela tient de laplace inutilement. Les enfants jouaient parmi les légumes. Le soleil etles papillons, du reste, font un parterre somptueux du plus morose coinde terre. Il importe peu que l'on coure à travers des plants d'oignonsou à travers des reines-marguerites, pourvu que l'on coure, et lesépines des artichauts, lorsqu'il s'agit de déchirer des robesd'enfants, ne le cèdent en rien aux épines des rosiers. Siméon semêlait peu aux joies vives des autres garçons. Il était doux, timide ;il n'était point sournois cependant. Quand il regardait les papillons,de loin, sans oser courir après eux, il avait l'air de les trouver tropbeaux pour lui.
Un soir, entre les deux parties de dominos qu'il avait coutume de joueraprès dîner dans le café situé en face de sa maison, M. Charlerieannonça à ses amis qu'il commencerait le lendemain l'éducation de sonfils Siméon. « Il a six ans, il n'y a plus de temps à perdre ! » Lelendemain donc, l'honnête percepteur, ayant, placé sur une table, unpetit volume, une ardoise et un bâton de plombagine, appela son fils,lui dit gravement : « Approchez, Siméon! » et en relevant ses lunettespar-dessus ses sourcils, ajouta : « Voulez-vous apprendre à lire,monsieur Charlerie ? »
Le résultat d'une vingtaine de leçons qui toutes commencèrent comme lapremière, et, comme la première aussi, finirent toutes par ces mots : «Mais, monsieur Charlerie, vous ne saurez donc jamais lire ? » fut chezle jeune Siméon un ahurissement tel et une si grande répulsion pourl'Alphabet, que la simple vue d'un livre sur une table ou d'uneenseigne au-dessus d'une boutique suffisait à lui remplir les yeux delarmes, tout au moins à lui faire prendre la fuite.
Dans ces moments, il allait se réfugier parmi les jupes de sa mère,qui, la bonne femme, ayant un peu désappris ses lettres depuis sapremière communion, avait une sorte de reconnaissance à son fils d'êtresi attaché à une ignorance qui leur était commune. Il lui semblait queSiméon, quand il saurait lire, ne serait pas à elle comme auparavant.
Cependant, M. Charlerie, au dessert d'un dîner de famille, annonça queson élève lirait une fable dans la soirée.
Le moment venu, l'enfant prit le livre, chercha la page où il avaitcoutume d'épeler et lut la fable promise. Il lut ? Non. M. Charlerie,en se penchant, reconnut que Siméon récitait
La Grenouille et le Bœufdevant
Les Animaux malades de la peste.
Mais, dans son orgueil de père et de professeur, il garda pour lui sadécouverte et s'en consola en pensant : « Il aura du moins de lamémoire. »
Quand Siméon eut douze ans, le ménage Charlerie résolut de l'envoyerdans une institution.
— Ce sera une grosse dépense, dit le père, et je ne sais si nouspourrons y suffire, car l'éducation des ainés coûte beaucoup déjà.
— Nous pouvons renvoyer Marianne, fit observer la mère.
— Moi, dit le père, en approuvant la mesure proposée, je jouerai auxdominos chez moi, tout seul.
Siméon fut expédié. Blond, gros, niais, aux grands yeux ronds, au nezplat, avec son air taciturne et bon, sous des vêtements qui avaientété, deux ans auparavant, ceux de son frère aîné, il fut singulièrementtourné en dérision dans l'institution, où, moyennant une somme annuelleassez médiocre, on s'était engagé à le fortifier, comme il convient, dusuc de la science. Il supporta patiemment les impatiences des maîtresqu'irritaient parfois son défaut presque absolu de facultéscompréhensives, et avec douceur les duretés de ses camarades, qui, letrouvant ridicule, ne lui cachaient point leur opinion.
Morose pendant les classes et s'efforçant de deviner pourquoi on leforçait à lire des livres où il ne comprenait rien, seul pendant lesrécréations, car, maladroit de corps comme d'esprit, il eût rompu lesjeux où il aurait tenté de se mêler, il grandissait en s'hébêtant.
Il avait naturellement l'air étonné. Il semblait qu'il se demandaittoujours ce qu'on lui voulait. Il y avait entre les choses du dehors etson esprit une épaisseur qu'il était malaisé de percer. Il fallaitdonner aux idées une forme tangible ou visible pour qu'ellesl'affectassent. Il ne comprenait pas ce qu'on lui démontrait, mais cequ'on lui montrait. Lui-même, il résumait en images ce qu'il voulaitpercevoir. Très-longtemps il eut deux visions singulières : quand ilétait d'humeur satisfaite, il voyait devant lui, à peu de distance,entre ses deux yeux, dans un cadre grand comme celui d'unportrait-carte un filet d'eau rond et égal, qui coulait doucement ettournait sur du sable très-uni ; quand il était en proie à quelquepensée fâcheuse, il voyait, à la même place, de même dimension, unepetite cascade ébouriffée qui s'enchevêtrait péniblement dans desbroussailles. Il jugeait de son calme à la placidité plus ou moinslente du filet d'eau, et de son trouble à l'éparpillement plus, oumoins hérissé de la cascade.
Ainsi, il ne pouvait pas regarder en soi-même ; il fallait, pour laconcevoir, qu'il projetât sa pensée et la matérialisât. Cependant iln'était point bête. Il apprenait difficilement, mais, ce qu'il avaitappris, il ne l'oubliait pas. Ses impressions étaient rares, maisineffaçables. Tout petit, il avait vu un chat croquer un oiseau ; celalui était resté, comme on dit ; s'il voyait un chat, il avait lefrisson. Quand il rêvait (cela lui arrivait peu fréquemment), il rêvaitpresque toujours d'un oiseau qui croquait un chat, car il y avait enlui un très-vif sentiment de la justice.
Au collège, il eut un compagnon, disons mieux, un tyran : RémondPichard.
Rémond Pichard était le fils d'un marchand de vin. Il avait été envoyéen pension, non pour faire ses humanités, mais pour apprendre la tenuedes livres et autres sciences indispensables à l'industrie et aucommerce. On vit, quand il arriva, un garçon de treize ans, aux cheveuxroux, au nez aigu, à la bouche grosse. Ce petit homme était hardi, beauparleur et mauvais pour le plaisir d'être malin. Tout d'abord, ilremarqua Siméon Charlerie, et, selon son expression, il lui mit la maindessus. Il avait flairé un souffre-douleur résigné ; il l'empoigna.
Le matin, en se levant, il disait à Siméon : « Fais mon lit. » Pendantle repas, il prenait les morceaux qui lui plaisaient dans l'assiette deCharlerie. Quand celui-ci recevait de sa mère des confitures ouquelques tablettes de chocolat, Rémond s'en emparait, les distribuaitparmi les élèves, en disant : « C'est mon père qui m'envoie cela, » etajoutait, en se tournant vers Siméon : « Tu n'en veux pas, toi ? »Enfin, lorsque Rémond Pichard avait commis quelque faute dont onrecherchait l'auteur, il disait à sa victime ; « Va dire que c'est toi! » et il était obéi.
Charlerie n'aimait point son despote ; il l'admirait. Inventeur de jeuxbruyants et compliqués, diseur de bons mots, conteur d'histoiresmondaines, Rémond lui apparaissait comme un être à part. Lui, candide,il considérait avec étonnement les allures viriles et la corruptionprécoce de son camarade. Il ne les enviait pas parce que,instinctivement, il sentait qu'il y avait en elles quelque chose derépréhensible ; mais il en subissait l'influence dominatrice. Un jour,en entendant Rémond Pichard raconter avec maints détails qu'auxdernières vacances, près d'un lavoir, il avait pincé le bras d'uneblanchisseuse, Siméon rougit considérablement ; mais, levant les yeux,il regarda, comme on regarde l'Arc-de-Triomphe, l'être qui avait oséfaire cela.
Cependant, Rémond Pichard quitta bientôt le collège où il avait peuappris et beaucoup enseigné. Il avait seize ans.
— Adieu, dit-il à Siméon, tu es mon ami ; je t'ai aidé de monexpérience ; si nous nous retrouvons dans le monde, je t'aideraiencore. En toute circonstance, tu me trouveras prêt à te soutenir demes conseils. Tu n'es pas fort ; tu auras besoin de moi. Maintenant jecrois que tu as dix francs dans une tirelire ; va me les chercher.
Siméon courut et apporta les dix francs.
— Très-bien, dit Rémond. Si tu avais donné cet argent à un ingrat, iln'aurait pas manqué de te dire : « Je vous le rendrai, » et il tel'aurait peut-être rendu : mais moi je te dis : « Tu ne le reverrasjamais, » parce que je suis ton ami. Seulement, viens m'embrasser.Voilà comment j'entends l'amitié.
Siméon, en pleurant de tendresse, embrassa son camarade, puis ils seséparèrent.
Siméon fut stupéfait d'être libre. Il en fut gêné aussi. RémondPichard, qui lui évitait la peine de penser, lui manqua. Il proposa àchaque élève tour à tour de lui faire son lit. Tous les élèves,naturellement, consentirent ; mais ils consentaient, ils n'ordonnaientpas. Il n'y avait rien d'obligatoire pour Siméon dans ce qu'il faisait.Il n'obéissait pas, il rendait service. Sans concevoir pourquoi, iln'était pas satisfait. Pendant le repas il offrait sa part, avant d'ytoucher, à son voisin, mais celui-ci, en acceptant d'ailleurs, luidisait merci. Jamais Rémond Pichard ne lui avait dit merci. Siméon,dont les idées étaient obscures, répétait, souvent dans la solitude deson indépendance : « C'était mon ami, celui-là ! »
Peu à peu, à force de compulser patiemment des volumes d'histoire etdes dictionnaires, il était parvenu, non pas à comprendre ce qu'ilscontenaient, mais à l'apprendre par cœur. La géographie eut mêmequelque attrait pour lui, à cause de la mappe-monde et des cartes. Là,il concevait parce qu'il voyait. Il en arriva à dessiner de mémoire,avec tous leurs détails de versants et de fleuves, de forêts et desables, des régions très-compliquées, sans omettre la plus petite villedont le nom, tracé d'une écriture méticuleuse, enjambait de sa dernièrelettre, comme d'un pont, la mince ligne blanche et noire qui figuraitun fleuve.
En ce qui concerne les choses littéraires et philosophiques, il semaintenait dans une stupéfaction perpétuelle.
Néanmoins, vers la fin de sa dix-neuvième année, il savait à peu prèsde quoi être reçu bachelier. Il subit l'examen et fut admis, aveccompassion.
C'était, à cette époque, un grand garçon extraordinairement gras, auxyeux de veau, au nez large, sans front sous des cheveux jaunes. Ilavait la lèvre inférieure pendante, mais sans bassesse, étant faible etbon. Il marchait d'un pas sourd et craintif, comme on marche dans lachambre d'un malade. Ses bras, presque toujours appliqués verticalementà son corps, ne se hasardaient qu'à des gestes rares, et, une foisosés, les maintenaient plus longtemps qu'il n'était nécessaire, ce quiproduisait de burlesques désaccords entre le geste et la parole ; maiscet inconvénient n'était pas grave, parce que Siméon parlait peu. Ensomme, il avait l'air pesant et excellent.
Bachelier, Siméon Charlerie retourna auprès de sa famille qui, àl'occasion de l'examen glorieusement subi, donna un dîner où furentinvités tous les personnages importants de la ville. Prié de montrer unéchantillon de sa science par les bonnes gens qui se souvenaient, leslarmes aux yeux, de l'avoir entendu autrefois dire
la Grenouille et leBœuf, il récita, non sans rougir, quelques pages de Malebranche sur lavision de Dieu. Ce petit divertissement fut très-goûté. Une vieilledame qui tenait le bureau de poste s'écria :
— C'est une belle chose que de parler latin !
Enfin, Siméon eut un succès. M. Charlerie disait modestement :
— C'est moi qui ai commencé son éducation.
— On le voit bien, chuchota un gros homme qui faisait la chroniquelocale dans le chef-lieu,
— Hein ! que dites-vous ? demanda brusquement madame Charlerie,
— Je dis, madame, qu'avec de pareilles dispositions, monsieur votrefils, un jour ou l'autre, pourrait bien devenir ministre.
— Il le sera avant vous, toujours ! dit la mère, qui avait mieuxentendu que le journaliste ne le pensait.
Ce petit incident n'eut pas de suite. On servit le café. Siméon récitaquelques vers de l'abbé Delille sur cette aimable liqueur.L'enthousiasme ne connut plus de bornes. M. Charlerie, penché versl'oreille de sa femme, dit tout bas :
— Je crois, ma chère, que le garçon ira loin ; il plaît.
Les jours suivants, tandis que Siméon considérait avec une émotionprofonde les choux et les carottes que madame Charlerie n'avait pascessé de cultiver, il fut grandement question entre le père et la mèrede la voie où diriger les facultés surprenantes de leur fils.L'excellente femme aurait voulu que l'enfant demeurât auprès d'eux.Avec son intelligence et sa figure, car elle le trouvait beau, il nemanquerait pas d'épouser la fille de quelque propriétaire, et feraitainsi une bonne maison, que madame Charlerie d'ailleurs conduirait,parce que les nouveaux épousés n'entendent rien aux choses du ménage.Mais le percepteur objecta :
— Y pensez vous, ma chère ? Notre fils aurait appris le latin, le grecet la géographie pour devenir une espèce de fermier ? Après avoirallumé la lumière, nous la mettrions sous le boisseau ? Jamais ! Ilfaut que Siméon aille à Paris : Paris est la seule ville où lesdéveloppements d'aucune force ne rencontrent d'obstacles. Là il setrouvera à l'aise. Dans les premiers temps, sans doute, il ne gagnerarien, et il faudra nous résigner à quelques nouveaux sacrifices ; mais,bientôt, il fera son chemin, et, par une juste rémunération, il rendranotre vieillesse riche et glorieuse.
— Qu'il aille donc à Paris, dit la mère.
Cette résolution, communiquée à Siméon, l'ahurit.
— Paris, capitale de la France, dit-il. Mais il ne fit pas d'autreobjection.
Madame Charlerie s'occupa immédiatement des vêtements qu'ilemporterait. Un frac noir, dont le percepteur se servait peu, futsavamment accommodé à la taille du jeune homme. Douze chemises de belletoile, un peu jaune, à côté de quelques vieilles jaquettes ravaudéesavec génie et d'un costume tout neuf, qu'avait taillé et cousu unecouturière à la journée d'après un habillement prêté par le notaire quil'avait rapporté de Paris, cinq ans auparavant, s'entassèrent dans unelongue malle recouverte de bandes de poils gris alternant avec desbandes de bois noir, et bordée de cuir rouge découpé.
De sa part, M. Charlerie s'occupait de son fils. Il s'efforçait deretrouver dans sa mémoire les noms des personnages influents qu'ilconnaissait à Paris. Il avait été assez lié autrefois avec unindustriel, aujourd'hui gérant d'une administration gouvernementale.Cet ami, à coup sûr, ne l'avait point oublié. Il dit à Siméon : « Tuiras le voir dès ton arrivée à Paris et tu lui remettras cette lettre ;» lettre dans laquelle le bon percepteur recommandait son fils à sonami et le lui confiait.
Enfin, ayant été embrassé par un nombre considérable de personnes dontles larmes gâtèrent les épaules de son bel habit, Siméon monta enwagon. Il avait trois cents francs dans une poche et, dans un petit sacde cuir, une moitié de saucisson avec un peu de pain, et trois pommes.
Dès que Siméon Charlerie eut mis le pied dans une rue de Paris, il futinstantanément dévoré par une irrésistible ambition, celle de voir laterre s'entre-bâiller sous ses pas. La ville lui apparaissait comme unefourmilière de géants. Il lui semblait que les passants avaient desbottes de sept lieues. Les maisons l'épouvantaient comme des montagnes; il avait le vertige en regardant le balcon d'un quatrième étage.Après celui d'être englouti, qui ne s'était pas réalisé, son premierdésir fut de repartir immédiatement pour sa petite ville ; mais iln'osa point, à cause de son père. Il rôda, hésitant et poltron. Ildemandait pardon aux gens qui le coudoyaient. Il ne savait que devenir.Il avait très-faim et aussi très-soif, parce que le saucisson altère :mais il ne mangea que fort tard, dans un petit hôtel où il se décidaenfin à entrer après l'avoir considéré pendant plus d'une heure, dutrottoir opposé, son sac à la main. Le lendemain, l'ami de son père lereçut assez bien.
— Ah ! ah! dit-il, vous voulez un emploi ? C'est bien naturel ; mais,des emplois, est-ce que vous croyez que j'en ai dans ma poche ? Si vousétiez avocat, une place dans les bureaux du contentieux, cela pourraitse trouver ; en cherchant, on verrait ; mais vous n'êtes pas avocat. Jesuis l'ancien ami de votre père ; qu'est-ce que cela prouve ? Que j'aiété son ami autrefois, il y a très-longtemps. Enfin, voulez-vous que jevous dise ? Faites votre droit.
Siméon employa trois longs jours à s'efforcer de comprendre les parolesde son protecteur. Il résolut, en définitive, de les écrire, tellesqu'elles avaient été prononcées, car il avait une excellente mémoire,et de les transmettre à M. Charlerie, percepteur. Celui-ci répondit àson fils : « Mon ami s'est fort bien expliqué, et il t'a donné unexcellent conseil. »
De sorte que, sur les indications de son père, Siméon prit sa premièreinscription à la Faculté de droit.
Pendant trois ans, Siméon traversa la vie sans la voir et sans s'ymêler. Il allait, venait, travaillait. Les robes d'organdi, le long deshaies d'aubépine, n'habitèrent jamais ses songes inquiets de là besognedu lendemain. Il ne connut pas les tendres péchés. D'autres s'enallaient dans le plaisir et dans les bois ; il les voyait passer,rencogné. Il résista à des tentatrices compatissantes qui, le voyantseul, venaient lui dire que c'était dimanche, et qu'il faisait dusoleil. Rougissant, il répondait :
— Vous vous trompez, mademoiselle ; c'est mardi, et je croisqu'il pleuvra.
Et il les regardait s'éloigner comme il regardait autrefois lespapillons dans le jardin de sa mère.
Il rencontra un jour Rémond Pichard. Celui-ci, alors, jouait à laBourse. Il avait gagné, il avait perdu.
— Bonjour, Siméon, dit-il, tu vas bien ? Tu es très-gras. Prête-moivingt francs. Nous dînons ensemble.
Après le dîner, Rémond conduisit son ami dans un petit théâtre. Onjouait une féerie, où figuraient des dames peu vêtues.
— Oh ! oh ! dit Siméon.
— Eh bien, quoi ? dit Pichard.
— Rien, dit l'autre.
Mais il sortit en prétextant qu'il avait oublié son mouchoir aurestaurant, et il ne donna point son adresse à Rémond Pichard.
Cependant il étudiait le droit romain. Il apprit le Digeste par cœur.Il tenta plusieurs examens, et fut admis, avec miséricorde.
Il retourna chez l'ancien ami de son père.
— C'est moi, je suis avocat.
— Hein ? dit l'administrateur, je ne vous connais pas. Qui êtes-vous ?
— Siméon Charlerie, balbutia le jeune homme.
— Ah ! ah ! oui, je sais, Siméon Charlerie. Eh bien ! qu'est-ce quevous me voulez ?
Siméon, épouvanté, chercha ]a porte des yeux.
— Je devine, un emploi ? Vous croyez qu'il suffit d'être avocat pourobtenir un emploi? C'est une erreur, mon jeune ami. Enfin, j'essaieraide faire quelque chose pour vous. Voulez-vous une placed'expéditionnaire ? Il y a une vacance, profitez-en.
Siméon en profita, et fut dès lors le plus heureux des hommes.
Il ne lui était pas nécessaire de penser. Il était un des milleressorts d'une mécanique. Né automate, il se mouvait avec la joie de nepoint avoir à préméditer ses mouvements. Le métier d'expéditionnaireétait précisément celui qu'il lui fallait : copier, c'est une façond'obéir.
Dès le jour, il quittait le lit. Après avoir arrêté le réveille-malinqui lui avait enjoint de se lever, il nettoyait lui-même sa petitechambre, faisait cuire deux œufs à la flamme d'un fagot, achevaitquelque besogne pressée qu'il avait apportée des bureaux afin de nepoint demeurer oisif, puis, confortablement vêtu, un parapluie à lamain, il sortait content. Il n'avait pas une seule fois soulevé lerideau de sa fenêtre pour voir s'il y avait du soleil dans le ciel. Enchemin, lorsque l'heure du travail n'était point venue encore, illisait les affiches, non pas celles des théâtres, mais celles où ilétait question de ventes d'immeubles. Dès qu'il y trouvait un mot dontjusqu'à ce moment l'orthographe lui avait paru douteuse, il se hâtaitde le copier sur une page de son portefeuille, afin de pouvoir àl'occasion l'écrire correctement. La journée était tranquille ; il secomplaisait dans l'ornementation des lettres capitales. On lefélicitait souvent de sa belle écriture ; il était très-sensible àcette congratulation. On lui promit de l'avancement. Le dimanche ils'ennuyait et se promenait dans les rues en lisant les affiches, nonloin du bureau fermé.
Un jour (il n'était plus expéditionnaire, mais employé), M. Fauvel, sonsous-chef, l'invita à dîner.
C'était une faveur. Siméon s'enorgueillit justement, et ne manqua pasde revêtir le frac noir de M. Charlerie, percepteur. Ce sous-chef étaitun sexagénaire qui venait d'épouser une toute jeune femme assez jolie.Il reçut Siméon avec paternité, lui prédit un bel avenir dansl'administration, le recommanda à la sympathie de madame Fauvel, et lecontraignit à manger trois fois de chaque plat.
— Oui, mon jeune ami, disait-il, un jour, vous serez sous-chef commemoi. Clémence, je crois que M. Charlerie reprendrait volontiers un peude poulet ?
Siméon était repu, tant il avait consenti aux instances de sonsupérieur ; mais il eut crevé dans sa peau plutôt que de refuser uneaile de volaille offerte par les petits doigts roses de madame Fauvel,qui lui souriait.
Dès ce jour-là, Siméon Charlerie fut amoureux. Il était temps ! Mais ilfut amoureux sans le savoir. Si quelqu'un était venu lui dire : Vousadorez madame Fauvel, il eût été prodigieusement surpris.
Pourtant il se serait fait tuer pour elle. Il ne rêvait plus d'un chatcroqué par un moineau ; il voyait chaque nuit madame Fauvel, souriante,lui offrir une aile de volaille. Il se souvenait des moindres parolesde la jeune femme. « Julie, vous servirez le café dans le salon »,était une phrase qu'il avait incessamment dans les oreilles.
Le sous-chef, vantant sa femme, avait dit qu'elle s'entendait fort bienaux choses de la cuisine, et qu'elle excellait surtout dans l'artd'apprêter les macaronis à la napolitaine. Siméon dîna tous les joursdans un restaurant italien, et ne mangea plus que du macaroni.
Le matin, avant d'aller au bureau, il se promenait sous les fenêtres deson sous-chef. Le dimanche, il ne s'ennuyait plus, guettant madameFauvel à l'heure de la messe, puis à l'heure des vêpres. Il la suivaità l'église, mais il ne l'y regardait pas, parce qu'il était très pieux.
Quelquefois il dînait chez son supérieur. Ces jours-là, il sortait detable ébloui et repu : il se croyait ivre.
Pendant qu'il travaillait au bureau, il se berçait dans des rêveriesmoins informes. Un jour, il écrivit le mot : « Clémence » en copiant unrapport ministériel ; il l'orna si magnifiquement de paraphesmulticolores et de traits délicats que, lorsqu'il remit le rapport à M.Fauvel, celui-ci s'écria :
— Voilà un mot superbement écrit! C'est justement le nom de ma femme.Je montrerai cela à madame Fauvel.
Mais, en agissant ainsi. Siméon agissait instinctivement. L'idée qu'ilaimait la femme de son supérieur ne lui était pas même venue. Il nesongeait pas à se demander pourquoi il faisait maintenant ce qu'il nefaisait pas auparavant. Incapable encore de discerner les choses de lapassion d'avec celles du devoir, il suivait madame Fauvel à l'église,méthodiquement, comme il allait au bureau.
*
* *
Quelques années s'écoulèrent. Siméon fut nommé commis principal. M.Fauvel mourut tout à coup d'une fluxion de poitrine. Sa veuve n'avaitpas plus de vingt-cinq ans. Un jour, elle pria Siméon de lui offrir lebras pour aller à l'église. Elle était très-jolie. Elle avait unepetite figure blanche et rose qui avait l'air d'une pomme.
Siméon endossa le frac précieusement conservé de son père. Il osademander à Mme Fauvel si elle ne se remarierait pas un jour.
— Le défunt était sous-chef, dit-elle.
Siméon, dès lors, fut ambitieux. Il entrevoyait vaguement dans l'avenirun inappréciable bonheur. Etre sous-chef, être le mari de la jolieveuve, ces deux rêves le hantèrent.
Après plusieurs années d'attente, le premier se réalisa ; quant ausecond, Siméon tremblait. Les yeux de Mme Fauvel semblaient quelquefoislui demander : « Eh bien ? » mais il n'avait garde de leur répondre.
— Allons, lui dit-elle un jour, je crois que vous me rendrez heureuse.
Le jour du mariage à l'église, le trouble de Siméon fut tel que, aumoment où sa femme prononçait : oui, il s'évanouit, parce qu'il avaitentendu : non.
Le bonheur, ce royaume divin, est aux pauvres d'esprit. Siméon vécut àgenoux, dans l'extase. Il regardait sa femme et riait. Il lui prenaitla tête, et disait : C’est à moi ! Il ne comprenait pas comment ilpouvait se faire qu'il fût le mari de cette grâce et de cette beauté.Quand il sortait, il lui volait des gants ou un mouchoir pour lesrespirer en chemin. Il était devenu si bon que Mme Charlerie étaitobligée de s'opposer à ce qu'il emportât de l'argent : il donnait toutaux mendiants des rues. Il ne savait qu'imaginer pour la divertir. Ilpensait qu'il n'était pas beau et qu'il fallait la rendre très-heureusepour qu'elle ne s'ennuyât pas de vivre, elle si charmante avec lui sivilain. Il devenait ingénieux ; il apprit le langage des fleurs afin delui apporter chaque jour un bouquet symbolique.
Mme Charlerie le regardait faire, avec douceur. Elle l'embrassaitchaque fois qu'il revenait du bureau et l'appelait : « Mon bon Siméon !»
Siméon lui disait :
— Que veux-tu ? je suis plus heureux que les saints du paradis. Si tuas envie de quelque chose, il faut me le dire. Tu ne me trouves pastrop laid, ni trop bête ?
Il ajoutait :
— Tiens, je t'ai apporté des boucles d'oreille en corail.
Et, pendant qu'elle les admirait, lui, à genoux, la tête renverséecomme un ours câlin, il baisait le dedans d'une jolie main potelée.
Leur appartement était petit et bien clos. On voyait luire l'acajoufrotté des meubles. Tout était neuf et gai. Sur une pendule de bronzedoré, deux pigeons se becquetaient, les ailes entr'ouvertes. En lesregardant, Siméon se frottait les mains. Les fenêtres aux vitresclaires aimaient le soleil et laissaient par instants courir sur leparquet l'ombre de quelques branchages, car non loin d'elles sebalançaient les arbres d'un grand jardin. Des oiseaux quelquefoispépiaient sur le rebord d'une croisée. Paris, dans ses vieilles rues, ade ces coins rieurs où le printemps séjourne.
Mme Charlerie aimait beaucoup la maison où ils logeaient, parce que lesescaliers avaient les murailles lisses et qu'ils étaient toujours biencirés. Quant à Siméon, il était ravi des nombreuses glaces quidécoraient les chambres : il pouvait voir sa femme de plusieurs côtés àla fois. Peu à peu, pour qu'elle s'y plût, il avait orné l'appartementde mille babioles. On voyait sur les cheminées de petits paniers encoquillages, des pots en porcelaine blanche, peinte de papillons, etdes coupes d'onyx, où il planta des oignons de tulipe. Enfin toutsouriait : il y avait de la bonne humeur dans les tentures de persefleurie, du bien-être dans les canapés bien rembourrés, de l'appétitdans les plats de ruoltz qui scintillaient sur le dressoir de la salleà manger. Siméon disait, en prenant sa femme par la taille : « C'est unnid. »
Le dimanche, quand il y avait du soleil, ils allaient à la campagne.Elle avait une robe de mousseline comme une jeune fille, et un chapeaurose sur des bandeaux plats. Il lui demandait : « M'aimes-tu ? » Ilsprenaient le train pour Meudon ou Ville-d'Avray. Comme elle adorait leslilas, il en cassait des branches qui dépassaient les murs. Ilsdéjeunaient sous un arbre. Il lui racontait des histoires qu'il avaitlues autrefois dans les livres. Il lui expliquait, afin de paraîtretrès-savant, qu'il y a des rivières dans les plus hautes montagnes.Puis, quand il ne passait personne, il lui prenait les mains, et, enlevant les yeux, il s'écriait :
— Tu es belle comme le ciel !
Ensuite ils allaient dans l'épaisseur plus profonde du bois. Ilspartageaient par la moitié les fraises qu'elle trouvait. Il luimontrait les oiseaux ; il lui nommait ceux dont il connaissait l'espèce.
Un jour, elle vit une chèvre blanche avec une barbe noire.
— Qu'elle est jolie ! dit-elle."
Il avisa un homme qui faisait paître la chèvre et la lui acheta. Toutle jour, en tirant la bête par un foulard que Siméon lui avait mis aucou, ils coururent avec elle dans les fougères. Le soir, ils furentbien embarrassés, parce qu'ils ne savaient que faire de la jolie bête.Siméon en fit présent à une petite fille dans le cabaret où ilsdinèrent.
C'était ainsi qu'ils étaient fous. Son enfance, sa jeunesse, les jeux,les gaietés qu'il n'avait pas connus, il faisait tenir tout cela dansson amour. Il lui suffisait de voir sa femme incliner la tête vers luipour éviter un fil d'araignée tendu d'un coté à l'autre d'un petitsentier, ou de l'entendre dire : « Comme les branches ont bonne odeur,» pour qu'il adorât Dieu d'avoir fait le printemps ; et, le soir, enrevenant de Meudon ou de Ville-d'Avray, il songeait avec délice, enserrant parmi les plis de la jupe la petite main de sa femme : « Nous yretournerons dimanche prochain. »
Il leur naquit un fils. Ce fut un ravissement sans pareil. Siméonpendant trois jours, répéta : « Un garçon ! un garçon ! » Pour lapremière fois depuis quinze ans, il demanda un congé, parce qu'il nelui suffisait pas d'entendre crier l'enfant toute la nuit. Il leregardait, il le berçait, il disait : « Clémence, je trouve qu'il teressemble. » Quelquefois il se dressait tout à coup, et, se regardantdans une glace, il s'écriait : « Le père, c'est moi ! »
Ce brave homme était ridicule et exquis.
Un malin, son fils entre les bras, il se précipita vers le lit demadame Charlerie encore malade, mais souriante, et demeura immobile, labouche ouverte. Evidemment il voulait dire quelque chose, et lesparoles lui faisaient défaut pour émettre la joie qui était en lui. Safemme le regardait, étonnée. Lui, remuait ses lèvres muettes, cherchantdes mots. Tout à coup, après un effort visible de réflexion, il éleval'enfant vers la malade, et s'écria, du ton dont on appelle au feu : «
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem ! Sa mémoire d'écolierétait venue en aide à son amour de père, et il avait trouvé cela enfin.
— Lui aussi, dit-il après cette expansion, lui aussi apprendra le latin.
C'est ainsi que tout ce brave cœur, longtemps inexprimé, s'épanouissaitdélicieusement en tendresse.
Quand le moment fut venu, il sevra lui-même son fils. Il excellait àl'emmailloter. Il supportait les petites colères du baby avec despatiences de nourrice. Madame Charlerie disait en riant :
— Tu aimes trop Fernand ; je suis jalouse.
Il répondait :
— Lui, c'est toi !
Cependant Fernand, qui grandissait, traversa un jour la chambre sur sespetits pieds incertains ; le père n'en crut pas ses yeux. Il disait àtout le monde : « Mon fils marche, c'est extraordinaire ; il n'a pasencore deux ans : cela ne s'est jamais vu ! »
Bientôt le nouveau Charlerie fut en mesure de se promener dans la rue,comme un homme.
Ce jour-là, qui était un jour d'avril, Siméon acheta pour l'enfant unpetit habillement de zouave, l’en vêtit lui-même, et dit à sa femme : «Je trouve qu'il a l'air d'un général. »
Au-delà des villes, en des pays lointains, les forêts sont très-belles;mais, à Paris, les jardins sont charmants. Sans eux, nous ne saurionsplus si la nature existe ; en refleurissant, ils nous avertissent derevivre, et ils sont pleins de joie, dès avril, car Paris met tout cequ'il a d'enfants dans tout ce qu'il a de soleil. La lumière rit dansles branches encore sans feuilles qui s'enchevêtrent sur le bleu duciel comme d'immenses toiles d'araignées. Les passereaux piaulent envoletant ! l'un d'eux veut se poser sur l'épaule d'une petite fille quia peur ; d'autres marchent familièrement sur les plates-bandes ou surle sable qui parait très-blanc. Aux premiers jours du printemps, lesoleil est si faible qu'il pâlit ce qu'il éclaire, comme la lune.Quelquefois, de la cime d'un marronnier, une colombe s'envole, effaréepar le tapage des enfants joueurs, et bientôt se fond dans le ciel,bleue comme lui. C'est une heure bénie. Les choses sont satisfaites.L'air est confiant, il y a de l'espoir dans la clarté ; l'enfance et leprintemps font une double aurore.
Dans cette joie des jardins renouvelés, on voyait passer fièrementSiméon Charlerie, donnant le bras gauche à sa femme qui riait, blancheet rose, la main droite à son fils habillé en zouave ; et dans les yeuxsincères de ce brave homme éclatait le double orgueil honnête d'être lemari de cette jolie femme et le père de ce bel enfant.
Mais il rencontra Rémond Pichard, un matin, en allant au bureau.
— C’est lui ! s'écria Pichard, le chapeau incliné, un gros jonc à lamain. C'est lui-même ! Bonjour, Siméon. Toujours gros, Charlerie ? Tut'es marié, je crois ? Je parie que ta femme est très-jolie.Embrasse-moi donc, grand niais.
Et Rémond secoua son ami d'une telle accolade, que des passants crurentqu'ils se battaient.
— Cette fois, sauvage, tu ne m'échapperas pas, continua Pichard. Est-ceque tu as déjeuné ? Oui ? Eh bien, nous dînerons ensemble. Ce soir, àcinq heures, chez Bonvalet. Ne manque pas. Prête-moi cinquante francs.Merci. Tu sais, je suis un ami, c'est toi qui payes. Ce brave Siméon !toujours le même. Plus gras seulement. A ce soir, hein ? J'y compte.
— Oui, dit Siméon, vaincu.
Certainement, depuis plusieurs années, depuis son mariage surtout, lesidées de Siméon s'étaient éclaircies ; muni de quelque expérience, ilavait passablement changé d'opinion sur le compte de Rémond Pichard. Ils'avouait que son ancien camarade, avec sa grosse voix et ses gestesturbulents, devait paraître peu recommandable aux gens qui ne leconnaissaient point. Madame Charlerie, d'ailleurs, avait coutume dedire : « Cheveux roux, gare aux coups ! » Mais, en présence de Pichard,le bon Siméon était incapable d'éprouver autre chose qu'un grandétonnement mêlé d'admiration. Il redevenait l'enfant qu'il avait àpeine cessé d'être. Pesant, aux gestes rares, à la parole lente, ils'extasiait des bras levés, des cercles de canne, des crâneries dechapeau été et remis, dont Rémond ponctuait les heurts de ses phrasestorrentielles, « Quel homme ! pensait-il, il avait raison, il esttrès-fort. »
Tout le jour, cependant, Siméon fut morose. Il regardait souvent par lafenêtre le joli square récemment planté où madame Charlerie venaitchaque soir, avec Fernand, l'attendre à la sortie du bureau. Ilsongeait : « Que dira ma femme, quand elle saura que je dîne hors de lamaison ? J'aurais dû refuser. Refuser à Pichard ? c'était impossible.Si j'avais pris, comme à mon ordinaire, par la rue de Bourgogne, je nel'aurais pas rencontré. Pourquoi donc ai-je suivi la rue du Bac ? Ah !parce qu'on creuse un égout, place du Palais-Bourbon. Enfin, je nepouvais pas dire non à Pichard, qui est mon ami. »
Et quand madame Charlerie, selon sa coutume, vint s'assoir sur un desbancs du petit square, et fit un signe d'amie à son mari, pendant queFernand, d'une pelle de bois, creusait le sable d'une allée, Siméon nesut lui répondre que d'un sourire assez penaud.
Cependant il dina avec Rémond Pichard. Madame Charlerie lui avait dit :« C'est tout naturel : un ancien ami vous invite à dîner, il n'y a riende plus simple ; et puis tu travailles beaucoup, il faut bien que tut’amuses un peu. Va, va, mon ami. » Siméon avait répondu : « Tu es unange! » Et il avait ajouté : « Donne-moi de l'argent, parce que jecrois que c'est moi qui paierai le dîner. »
— Vois-tu, mon cher, dit Rémond Pichard après boire, les coudessur la table, le bordeaux est bon, mais le bourgogne est meilleur. Levin, c'est comme les femmes : il y a le mâcon et le médoc, il y a lesblondes et les brunes ; le mâcon, c'est les blondes ; les brunes, c'estle médoc. Moi, je préfère les blondes, — et le mâcon. C'est un goût.J'espère bien que ta femme est blonde ?
— Non, dit Siméon, elle est brune.
— Tant pis ! Tu as épousé une brune ? c'est extraordinaire. Je ne saispas pourquoi, mais cela me contrarie. Moi qui justement voulais tedemander de me présenter à madame Charlerie. Car tu me connais, je suisun bon camarade. Ce qui est à mes amis est à moi.
— Oui, oui, dit Siméon, je te connais.
— Enfin, je ne puis pas t'en vouloir, Je n'étais pas là, tu as agi à tafantaisie. C'est égal, une brune, c'est bien contrariant !
Et, là-dessus, Rémond Pichard ayant vidé dans son verre le fond d'unetroisième bouteille de bourgogne, sonna pour en demander une quatrième.
— Ah ! les femmes, reprit-il. Toi, tu as toujours été sage, tu ne lesconnais pas. Mais moi, je suis un chenapan, comme on dit. Pour ce quiest des femmes, personne ne peut m'en remontrer. Eh bien ! veux-tu queje te dise ? la meilleure ne vaut pas la corde pour la pendre. Aucommencement, elles sont douces comme des agneaux. Des Agnès, desSainte-n'y-Touche. Mais il ne faut pas s'y fier.
— Il y à des exceptions, dit Charlerie.
— Pas une! S'il y avait au monde une seule exception, est-ce que je nel'aurais pas rencontrée ?
— C'est vrai, dit Siméon.
— Tu comprends bien que je ne veux pas t'enlever tes illusions. Lesillusions, mon ami, — et, en disant ces mots, Rémond Pichard poussa unprofond soupir, — les illusions, c'est ce qu'il y a de meilleur dans lavie. Garde les tiennes ! tu feras bien. C'est utile en ménage. Maisenfin, il ne faut pas être trop jocrisse. Je sais bien ce que tu vas medire. Tu as rencontré ta femme dans sa famille, une famille bienhonnête, bien dévote, du Marais ou des Batignolles. Tu lui as fait lacour pendant longtemps, tu as appris à la connaître avant de l'épouser.Tu es bien sûr que jamais, lorsque tu es arrivé, elle n'avait encorelevé les yeux sur aucun homme. Bien ! bien ! je connais la chanson.Vous êtes tous les mêmes, vous, les hommes mariés, et il n'y en a pasun d'entre vous qui ne soit prêt à jurer qu'il a trouvé la pie au nid.Vas-t'en voir s'ils viennent ! Tiens, veux-tu que je te dise ? Lesfleurs d'oranger, au fond, c'est des boutons de rose, et jolimentépanouis encore !
— Mais, objecta Siméon, il n'y a pas eu de fleurs d'oranger dans monmariage, puisque, j'ai épousé une veuve.
— Une veuve ! eh bien ! il ne manquait plus que cela. Si tu m'avaisconsulté, c'est moi qui t'aurais empêché de faire une pareille sottise.Mais voilà comment sont les amis ! Ils font à leur tête, sans consulterceux qui ont plus de raison et d'expérience qu'eux, et quand le mal estfait, quand il n'y a plus de remède, ils viennent se plaindre par ci,pleurnicher par-là : « Ah ! mon pauvre Rémond, je suis bien malheureux; si tu savais... tu ne peux pas t'imginer... » Eh ! grand dadais, ilest trop tard ; qu'est-ce que tu veux que j'y fasse maintenant ?
— Mais sapristi ! s'écria Charlerie, qui jurait pour la deuxième outroisième fois de sa vie. Je ne me plains pas le moins du monde. Mafemme est une créature du bon Dieu, et je suis le plus heureux deshommes.
— Heureux avec une veuve ! avec une veuve qui est brune ? Allons donc !Après tout, c'est possible, Tu es un homme simple, toi, un espritgrossier. Tu ne réfléchis pas ; tu prends les choses comme elles fontsemblant d'être, sans demander le comment ni le pourquoi. On te dit: «C'est blanc ; » tu réponds : « C'est blanc, » Moi, c'est autre chose.J'y vois clair. Puis, j'ai des sentiments qu'un rien peut froisser. Monmalheur, c'est la délicatesse. Je ne suis pas un homme, je suis unesensitive. Si j'avais épousé une veuve, je passerais ma vie sur descharbons ardents. Tu n'as jamais pensé à cela, toi, qu'une veuve qui aconvolé en secondes noces peut quelquefois se souvenir de son premiermari ? Oh ! à ta place, je serais dévoré de jalousie. Ne pas pouvoirêtre regardé amoureusement par la femme qu'on aime, sans se dire : «Elle a regardé l'autre avec ses mêmes yeux ! » Songer, quand elle vousappelle : « Mon chéri ! » qu'il y a eu un homme autrefois qu'elleappelait ainsi ! Tiens, rien que d'y penser, j'ai le frisson. Il estvrai que tout le monde n'est pas taillé sur mon patron. Je te l'ai dit,j'ai un malheur : la délicatesse. Il y a des gens — tu en es un exemple— qui ont épousé des veuves et qui vivent tranquilles. Des niais ! Maisils sont heureux, surtout quand ils n'ont pas d'enfants.
— Heureux quand ils n'ont pas d'enfants ! Qu'est-ce que tu me dis là,Pichard ? C'est depuis que mon petit Fernand est né que la vie est pourmoi un véritable paradis. Il a quatre ans : c'est un petit ange,spirituel comme un diable. Je l'habille en zouave, le dimanche, lorsquenous allons aux Tuileries. Tu ne peux pas imaginer comme il est jolidans ce costume-là.
— Un enfant ! dit Rémond Pichard ; il a un enfant !
Après ces paroles, il se leva, — avec lenteur, car le bourgogne avaitquelque peu alourdi ses jambes, — fit le tour de la table, s'approchade Siméon, qui le suivait d'un regard étonné, lui prit amicalement latête entre ses mains, et, en le balançant de droite à gauche, puis degauche à droite d'un air paterne et miséricordieux, il reprit avecattendrissement : « Un enfant ! il a un enfant ! pauvre ami ! »
— Ah ! ça, qu'est-ce qui te prend ? s'écria Cbarlerie en dégageant satête. Oui, j'ai un enfant, et j'espère eu avoir un autre, et un autreencore. Quel malheur y a-t-il là-dedans, et pourquoi me regardes-tuavec cet air désespéré ?
Rémond Pichard regagna sa place et s'assit lourdement en répétant toutbas : « Pauvre ami ! pauvre Siméon ! »
— Tu m'ennuies à la fin ! Que veux-tu dire avec ton « Pauvre ami ? »
— Oh ! rien, rien du tout.
— Voyons, tu dois avoir une idée. Je te connais, tu as toujours desidées.
— Cela, c'est vrai, dit Pichard.
— Eh ! bien, explique-toi.
— Non, c'est inutile. Qu'est-ce que je veux, moi ? ton bonheur ; tu esheureux, je suis content. Parlons d'autre chose, cela vaudra mieux.J'en ai déjà trop dit, je te demande pardon. Tu sais, quelquefois on selaisse aller à penser tout haut, et puis on a du regret, parce que,sans y prendre garde, on a fait de la peine à un ami. Je te le répète,parlons d'autre chose. D'ailleurs, ce n'est pas vrai peut-être. Je l'aientendu dire, voilà tout. Il est prudent de ne croire que ses propresyeux, et encore, malgré cette précaution, on se trompe bien souvent. Jesuis un saint Thomas, moi. Quant à ce que je pensais, je ne sais mêmeplus qui me l'a raconté. Tu vois que ce n'est pas bien sérieux. Ah !si, je me rappelle, c'est un chasseur qui m'a expliqué la chose. Ne tefie pas aux chasseurs ! Ils ont toujours tué une demi-douzaine delièvres avant d'avoir fait quatre pas dans la plaine. Ajoute que lechasseur en question est né en Gascogne. Les Gascons, je te conseillede ne jamais t'inquiéter de leurs hâbleries. Il avait une chienne,celui-là, une magnifique bête, ma foi! une épagneule toute noire. Tujuges s'il veillait sur elle ! Mais, bah ! elle avait une intrigue avecle chien d'un métayer, un affreux roquet à poils ras. Si mon chasseurtordit le cou aux petits, je n'ai pas besoin de te le dire. Et desurveiller son épagneule, et de lui donner un compagnon de la race laplus pure, ah ! bien oui, il perdit sa peine. Bien que la mère n'eûtjamais revu son premier amoureux, tous les nouveaux petitsressemblèrent à s'y méprendre à l'affreux roquet du métayer. Monchasseur était furieux, mais les paysans lui affirmaient que le faitétait tout naturel, et que la chose se passait toujours ainsi. Tu voisque c'est un conte à dormir debout. Et puis, qu'est-ce que celaprouverait ? Quel rapport y a-t-il entre une épagneule et une femme ?Voilà une bonne folie de s'imaginer, lorsqu'on a épousé une veuve, queles enfants qu'on a ressemblent à son premier mari. Je te reconnaisbien là. Tu cherches, tu fouilles, tu te travailles, tu questionnes, etquand on te répond, par bonté d'âme, qui est-ce qui est attrapé? C'esttoi.
Siméon Charlerie s'était levé, très-pâle, et montrant le poing à sonami.
— Tu es un mauvais cœur, Rémond Pichard, cria-t-il en balbutiant. Je net'ai rien demandé, je n'ai rien voulu savoir, et voilà une heure que tuessayes de me mettre dans l'esprit de mauvaises pensées et de matorturer. Je te connais maintenant. Tu ne m'as jamais aimé. Je suisheureux, cela te fait de la peine. Tu es envieux. Mais je ne te croispas, et Je ne veux plus te voir, méchant, méchant, méchant homme !
Et Charlerie, brusquement, prit sa canne et son chapeau, ouvrit laporte, et s'enfuit comme quelqu'un qui a peur. L'autre le suivit, en seretenant au mur, et cria dans l'escalier : « N'oublie pas de payerl'addition, en passant, puisque tu m'as invité ! »
Siméon rentra dans son bonheur et dans son repos. L'été vint. Ce fut lemoment de renouveler les escapades adorables à Meudon et àVille-d'Avray. Maintenant ils étaient trois. C’est charmant d’être mari; être mari et père, c'est divin. Il y a des liqueurs quintessencéesdont une seule goutte suffit à développer extraordinairement lessaveurs latentes d'un breuvage ; un enfant qui s'ajoute à un coupleproduit un effet analogue. Ils étaient moins fous, moins rieurs, maisils étaient plus heureux. Leur joie, plus intense, était plus paisible,comme une eau, plus profonde, est plus calme. Ils parlaient moins, pourentendre bégayer l'enfant. Ce silence attentif des parents se retrouveen partie dans la nature : les femelles des oiseaux, qui couvent lesnids bavards, ne chantent pas. Ils écoutaient gazouiller leur vierecommencée dans, cette enfance. Siméon grimpa aux arbres afin d'amuserFernand encore trop petit pour le suivre. Il se faisait le joujou deson fils. Si l'enfant avait voulu ouvrir sa grande poupée pour voir cequ'il y avait dedans, il se serait laissé faire. Une fois, on racontadevant lui l'histoire du pélican qui se déchire les entrailles pournourrir ses petits ; il n'admira même pas : mourir pour ses enfants luiparaissait aussi naturel que de vivre pour eux.
Au retour des promenades à travers champs, c'était lui qui portait dansses bras le petit homme endormi. Il se plaignait des cahots de lavoiture, parce qu'ils secouaient Fernand et lui faisaient ouvrir sesjolis yeux, après que le « marchand de sable » était passé. Rentré, ille couchait, bordait le lit, lui faisait répéter une prière, le baisaitau front, sur les yeux, sur la bouche, et ne pouvait point quitter cecoin du paradis où son ange reposait. Puis il venait, timidement, — iln'avait jamais cessé d'être timide, — dans la chambre où madameCharlerie l'attendait en se déshabillant. Il lui prenait les mains, illa regardait avec un air de profonde reconnaissance. Tout son bonheur,c'était d'elle qu'il le tenait, il craignait toujours qu'elle ne sûtpas assez combien il avait pour elle d'amour et de gratitude. Quelquestemps après la naissance de Fernand, il avait imaginé, lui si naïf, sisimple, si niais même, il avait imaginé une chose exquise : iln'appelait plus sa femme Clémence, il l'appelait Fernande.
Une nuit, c'était vers le commencement de l'hiver, Siméon s'éveillabrusquement. Ces sursauts, qui agitent quelquefois les personnesnerveuses, étaient tout à fait inconnus au lymphatique Cbarlerie. Il adit depuis qu'il avait cru recevoir deux petits coups sur la tempe,comme si quelqu'un avait frappé à la porte de son esprit. Il se dressasur son séant et regarda dans l'ombre. L’obscurité étant parfaite, ilne pouvait rien voir, il distingua quelque chose pourtant : devant lui,à très-peu de distance, presque entre ses deux yeux, dans une sorte decadre grand comme celui d'un portrait-carte, une petite cascadeébouriffée s'enchevêtrait péniblement parmi des broussailles. Il yavait très-longtemps qu'il n'avait eu celte vision. « Oh ! se dit-il,est-ce que je suis malade ? » Il replaça sa tête sur l'oreiller ; latoile lui sembla brûlante. Il tourna plusieurs fois dans le lit,espérant trouver à droite le sommeil qu'il n'avait pas trouvé à gauche.Il ne sentait aucune douleur précise. Un serrement de cœur, lent,progressif, continu, une grande chaleur au front, c'était tout. Il nepensait pas à son fils, et cependant il s'entendit répéter deux outrois fois, sans raison « Fernand. Fernand. »
Madame Charlerie, avec un peu d'humeur, lui dit :
— Tiens-toi donc tranquille, tu m'empêches de dormir.
Il fit alois des efforts inouïs pour demeurer immobile. Il tendaitsolidement les bras et les jambes, et pensait : Je ne bougerai point.Mais vainement il tournait encore. Qu'était-ce donc qu'il avait ? Il nesongeait à rien, et il était comme s'il eût été en proie à un soucidévorant. Sans avoir aucun sujet de chagrin, il était envahi par undésespoir intense. Chose explicable dans cette nature où les idées seformulaient obscurément, lentement, il éprouvait l'effet avant d'avoirdémêlé la cause. Une fois, il s'écria : « Mais il est parti pourl'Amérique ! » Et il ajouta : « Qui donc est parti ? » Il ne se rendaitpas compte qu'il pensait à Rémond Pichard qui était allé, en effet,chercher fortune à Philadelphie.
Tout ceci, d'ailleurs, avait lieu dans le vague d'un demi-sommeilfiévreux.
Le matin, il était très-fatigué. « Ne va pas au bureau, » lui ditmadame Charlerie. Il répondit : « Il vaut mieux que je n'y aille pas,tu as raison. » Il s'assit dons un fauteuil, et demeura sans mouvement.Ses idées étaient un peu moins troubles qu'elles ne l'avaient étépendant la nuit ; il comprenait qu'une mauvaise pensée lui était venueen songe, et l'avait éveillé. Mais il ne se rappelait son rêve que trèsconfusément. Sûrement il s'agissait de Rémond Pichard et de Fernand.Que pouvaient avoir de commun Fernand et Rémond Pichard ? Au déjeuneril mangea peu, et ne parla point d'abord, mais tout à coup, madameCharlerie ayant par hasard, en racontant une histoire de sa jeunesse,prononcé le nom de M. Fauvel, son premier mari, le bon et gros visagede Siméon s'épanouit en une large grimace de joie.
— Ah ! ah ! s'écria le brave homme en se renversant sur le dossier deson fauteuil, je comprends ! je comprends !
Et il poussa un éclat de rire si joyeux, si bruyant, si sincère quemadame Cbarlerie et Fernand ne purent s'empêcher de faire comme lui.
— Je me rappelle maintenant, continua Siméon en s'interrompant à chaqueparole pour rire à gorge déployée, j’ai rêvé de ce que m’a dit RémondPichard. Faut-il que je sois bêle pour m'être souvenu des paroles de cegredin, la nuit, en dormant ? C'est égal, je suis bien heureux desavoir à quoi m'en tenir. Je me croyais malade. Ce bon M. Fauvel ! jel'aimais de tout mon cœur. C'est que, véritablement, Pichard, avec sesbêtises, aurait pu me faire beaucoup de mal si j'étais un espritfaible. Mais, Dieu merci, j'ai du bon sens. Viens m'embrasser, mon fils! embrasse-moi, Fernande ! Et puisque je ne vais pas au bureau, nousallons prendre une voiture et nous irons nous promener au bois deBoulogne !
Cette journée fut une des plus heureuses de Siméon Cbarlerie. Il riaità tout propos. Au milieu des Champs-Elysées, il sauta au cou de safemme et la baisa sur les deux joues devant le monde. Quelquefois il sesurprenait à regarder son fils, trop longtemps, trop fixement. « Ah !ça, disait-il alors, est-ce que je perds la tête, moi ? Quel gredin quece Pichard ! » Et il riait à se tordre.
— Mais enfin qu'est-ce que tu as donc ? lui demandait madame Charlerie.
Il répondait :
— J'ai ma femme et mon fils !
Et il était très-content.
Ce fut son dernier jour de bonheur complet. La mauvaise pensée était enlui. D'abord elle ne lui revint qu'à d'assez longs intervalles ; le maln'était alors qu'intermittent. Mais ces retours, quoique peu fréquents,répandaient de la tristesse sur les moments mêmes où il ne songeait pasà cela. Il parlait moins, jouait plus rarement avec Fernand ;quelquefois le soir, avant de s'endormir, il oubliait d'embrassermadame Charlerie.
— Comme tu es devenu sérieux ! lui disait sa femme.
— C'est que je prends de l'âge, répondait-il.
Il n'avait que quarante ans.
Lui-même, à vrai dire, il ne s'imaginait pas qu'une idée pût avoir tantd'influence sur un homme, et il était sincère en disant qu'il étaitdevenu sombre parce qu'il était devenu vieux. Quand ce qu'il appelaitune « marotte » lui venait à l’esprit, il était ennuyé, non effrayé ;il murmurait : « N’y pensons plus ; » et il croyait qu’il n’y penseraitplus.
Jusqu'è présent, d'ailleurs, l'idée ne s'était pas faite sienne. Elletenait encore à Rémond Pichard, et l'aversion que lui inspiraitmaintenant son ancien camarade l'aidait à résister plus vivement àl'obsession dont Pichard avait été la cause première.
Il se répétait souvent : « Le menteur n'a pu dire qu'un mensonge. Il avoulu me faire de la peine, mais je ne suis pas assez idiot pour luidonner le plaisir de m'avoir rendu malheureux. Ce qu'il m'a conté n'apas le sens commun. Il est impossible que Fernand ressemble à M. Fauvel; je consulterai un médecin. Les médecins en savent plus long que leschasseurs, je suppose. Et puis, où serait le mal ? Quand même Fernandressemblerait à M. Fauvel, il n'y aurait pas là de quoi se pendre.Est-ce que cela empêcherait ma femme d'être ma femme, et mon filsd'être mon fils ? C'était un très-brave homme que le premier mari de mafemme, — et puis il ne lui ressemble pas le moins du monde, je le saisbien peut-être, puisque c'est à Clémence qu'il ressemble ! » Il nedisait plus Fernande.
D'ailleurs, il n'avait pas cessé d'être amical pour sa femme, tendrepour son fils. En apparence, c'était le même homme, plus graveseulement. Madame Charlerie ne remarquait pas les regards qu'il jetaitquelquefois, à la dérobée, sur Fernand.
Un dimanche, il n'était pas sorti, madame Charlerie, entrant dans lesalon pour lui dire qu'elle allait rendre une visite à une amie, lesurprit qui refermait vivement une armoire.
— Que cherches-tu donc? lui demanda-t-elle.
— Rien, un livre, dit-il.
Il rougit, parce qu'il mentait. Mais elle ne s'aperçut pas de sonembarras, et, prête à sortir, elle lui offrit son front à baiser.
— Tu n'emmènes » pas Fernand ?
— Non.
— Tant mieux.
— Pourquoi?
— Parce que nous jouerons ensemble.
Elle sourit et s'en alla.
Ce n'était pas un livre que Siméon cherchait. Il se souvenait qu'ilavait vu autrefois, il ne savait où, un portrait de M. Fauvel. Ilvoulait le revoir. Il se rappelait très-bien les traits de son anciensous-chef : il était convaincu qu'il n'y avait entre eux et ceux deFernand aucun point de ressemblance ; pourtant, il n'aurait pas étéfâché de s'en assurer mieux encore. Ainsi il en était à avoir besoin depreuves ! Mais, ce portrait, où pouvait-il être ? Il fureta dans tousles coins, sans succès, il demanda à la domestique :
— Madeleine, est-ce que vous n'avez pas vu un tableau avec un cadrenoir ? Il n'osait pas dire un portrait.
— Qu'est-ce qu'il représente, votre tableau ?
— Un vieux Monsieur, qui est décoré.
Il n'osa pas nommer M. Fauvel, que Madeleine avait connu cependant.
— Je ne l'ai pas vu, dit Madeleine.
Elle retourna à ses fourneaux.
— C'est le portrait de papa Fauvel que tu cherches ? demanda Fernandqui jouait sur le tapis, dans un coin du salon.
— Quoi? Qu'est-ce que tu dis ? Qu'est-ce que le pape Fauvel !cria Siméon en bondissant vers son fils.
— Papa Fauvel, tu sais bien, c'est le mari de maman.
Siméon se laissa tomber sur un fauteuil ; il avait tout le visage ensueur. Il se rappelait que c'était lui-même qui, naguère, avait coutumede dire « papa Fauvel ; » que l'enfant ne faisait que répéter ce qu'ilavait entendu dire ; malgré cela, ces quelques mots lui bouleversèrentJe cœur, et il s'écria :
— Il faut absolument que je trouve ce portrait !
— Il est dans ma chambre, sur la planche au-dessus de mon lit, ditl'enfant ; il doit joliment s'ennuyer tourné du côté du mur.
Quelques secondes après, Siméon Charlerie, assis sur le tapis, devantla fenêtre, tenait son fils d'une main, et de l'autre le portrait de M.Fauvel.
— Aucun rapport ! aucun... Ah ! ah ! est-ce que mon Fernand a le nezrond comme une pomme de terre ! Pas du tout. Viens, mon fljs, que jet'embrasse ton nez. Fernand est blond, d'ailleurs. Gredin rie Pichard !Et cette bouche ! pas la moindre ressemblance, rien, rien !
Le regard de Siméon ne cessait d'aller du visage jaune du portrait à laface rose de Fernand.
— Dans la forme des yeux, peut-être, il y a quelque chose. La couleur,par exemple, est tout à fait différente. Mon fils a les yeux bleus,comme Clémence, et les yeux du portrait sont... Ah ! ça, on dirait queles yeux du portrait sont bleus, maintenant ? Non, c'est le jour qui metrompe. Je me souviens que M. Fauvel avait les yeux gris. Quant aufront, je ne sais gue penser. Les bosses au-dessus des sourcils, est-ceque Fernand les a ? Oui, il les a ! C'est singulier, tout à l'heure, jene trouvais aucune ressemblance, et puis, en observant mieux...
Le pauvre homme, à force de regarder, en était arrivé à ne plus voir.
— Mais je suis fou ! je suis fou ! cria-t-il en se prenant la tête àdeux mains ; puis, attirant son fils sur sa poitrine, il sanglotalongtemps dans les cheveux de l'enfant étonné.
Trois mois s'écoulèrent ; Siméon maigrissait ; il n'avait plus cevisage gras et doux où aucune inquiétude n'avait jamais tracé de rides! Depuis quelque temps il parlait peu ; il en vint à ne plus parler dutout. Madame Charlerie remarqua enfin la façon étrange, presquemauvaise, dont il regardait Fernand quelquefois, il dormait mal. Il sefit établir un lit dans salon. Une nuit, madame Charlerie, à travers lacloison, l'entendit pleurer et crier à plusieurs reprises : « Frappant! c'est frappant ! » Elle se leva et accourut. Siméon, debout, enchemise, marchait à grands pas. Dès qu'il la vit, il se précipita versun coin du salon et se tint, comme pour le cacher, devant un objetcarré qui était appuyé au mur.
— Va-t'en ! Va-t’en ! cria-t-il ; mais va-t'en donc, madame Fauvel !
La pauvre femme eut peur. C'était la première fois qu'il lui parlaitavec dureté.
— Pourquoi m'appelles-tu madame Fauvel ? dit-elle en pleurant. Ilcourut à elle et la prit dans ses bras.
— Je suis un méchant ! Clémence ! Fernande, pardonne-moi !
Elle le crut guéri ; mais le lendemain, de tout le jour il ne prononçapas une parole.
L'idée fixe, dans cet opaque et paisible esprit, c'était comme, surl'eau d'une mare, une grosse araignée qui se débat, patauge ets'enfonce.
D'autres malheurs survinrent. Un jour, madame Charlerie décacheta, sansprendre garde à la suscription, une lettre adressée à son mari. Cettelettre venait du ministère. Siméon y était informé que, par suite deses absences d'abord trop fréquentes, et maintenant continuelles, onavait été obligé de pourvoir à son remplacement. Comme madameCharlerie, stupéfaite, achevait sa lecture, elle entendit dansl'escalier le pas de son mari, et s'élancant vers la porte qu'elleouvrit brusquement :
— Est-ce que c'est vrai ? dit-elle en lui montrant le papier.
Siméon devint affreusement pâle ; il n'osa dire ni oui ni non, se prità trembler de tous ses membres, puis redescendit, sortit en courant, etne rentra que lorsqu'il supposa sa femme couchée et endormie.
Depuis longtemps, en effet, Siméon n'allait presque jamais à sonbureau. Assis devant sa table, immobile, il ne pouvait résister àl'envahissement toujours plus intime de la mauvaise pensée. Enmarchant, il réfléchissait moins et, par conséquent, souffrait moins.
Après sa destitution, il resta peu à la maison parce qu'il craignaitles reproches de sa femme ; des courses sans but, d'un bout à l'autrede la ville, occupèrent toutes les heures de sa journée. Il marchaitdroit devant lui, heurtant les passants, n'évitant les voitures que parinstinct. Ses lèvres remuaient et il se parlait tout bas. « Ce n'estpas mon fils. Je n'ai pas de fils. C'est le fils de l'autre! » Une foisun coup de vent lui emporta son chapeau, il ne s'aperçut même pas qu'ilavait la tête nue. « Je n'aurais jamais cru que cela fut possible, maisc'est vrai. Les savants doivent pouvoir expliquer cela. Hier, surtout,il lui ressemblait affreusement. Quand il est venu m'embrasser, j'ai eupeur. » Le sentiment qui était en lui demeurait obscur. Il ne démêlaitpas bien pourquoi cette ressemblance le faisait souffrir, mais ilsouffrait. Quand il rentrait, le soir, il marchait à pas de loup,espérant qu'on ne l'entendrait pas, et il essayait de se glisser sansêtre vu dans le salon où était son lit. Mais madame Charlerie leguettait.
— Voyons, Siméon, parle-moi, tu es malade, qu'as-tu ?
Il répondait :
— Oui, oui, j'ai la migraine, mais cela se passera.
Et il se mettait à marcher à grands pas dans l'appartement. Sa femmeinsistait.
— Ne veux-tu pas voir Fernand avant de te coucher ?
Il marchait plus vite, et disait :
— Je le vois ! je le vois toujours !
Ou bien il s'arrêtait et fondait en larmes. Quand il pleurait il setrouvait moins malheureux.
L'argent manqua bientôt. Ils ne possédaient rien. Ils avaient vécu desappointements de Siméon ; la place perdue, ils restaient sansressources. Madame Charlerie hasarda quelques remontrances ?
— Tu devrais, dit-elle, aller voir le ministre, il lui répondit :
— Si M. Fauvel vivait encore, il me recommanderait.
La pauvre femme, bien qu'elle fût très-loin de soupçonner la nature dumal qui rongeait Siméon, sentit qu'il y avait dans cette réponsequelque chose qui rendait toute réplique inutile. Elle se tut et serésigna. D'ailleurs, elle éprouvait devant son mari cette sorted'étonnement qu'inspirent les fous et qui est plus voisin qu'on nepense de l'admiration. Elle était impressionnée par l'étrangeté deSiméon, bien plus qu'elle ne l'avait été par sa candeur et par sabonhomie. Elle devenait silencieuse. Aussi, entre le père qui neparlait pas et la mère qui parlait peu, l'enfant se fit taciturne. Ceménage, si joyeux naguère, était lugubre.
Ces trois personnes allaient, venaient, sortaient, rentraient sanss'adresser une parole ou un regard. Fernand, d'ordinaire, seblottissait sous une table et ne bougeait point, surtout quandCharlerie était là. Il comprenait instinctivement qu'en présence de sonpère, il devait exister le moins possible. Il avait fallu renvoyerMarianne parce qu'on ne pouvait plus la payer. Il y avait un bureauauxiliaire du Mont-de-piété dans la rue qu'ils habitaient ; les voisinsvirent entrer madame Charlerie dans le long couloir où naguère, enpassant, elle n'osait pas jeter les yeux. Les armoires, en peu detemps, furent vides. Un jour, madame Charlerie emporta sous son châleun objet assez volumineux qui faisait bosse ; c'était la pendule enbronze doré, où deux pigeons se becquetaient les ailes entr'ouvertes.
Siméon ne remarqua même pas la disparition de cette chose jadis aimée,et qui, longtemps, lui avait semblé le symbole de son bonheur. Ilassistait avec indifférence à la ruine de tout ce qui avait été sonorgueil et sa joie. Il ne voyait pas que l'appartement se démeublaitpeu à peu ; que madame Charlerie portait une vilaine robe sombre demolleton à carreaux, elle jadis si coquette et si pimpante, et queFernand, qu'il n'habillait plus en zouave, avait des culottes déchiréesau genou, qu'on ne reprisait pas. Lui-même, qui prenait autre foisgrand soin de sa personne, il était pauvrement vêtu ; il avait un habitd'été, usé et sale, pour courir sous la pluie d'hiver. Il y avaitquatre mois qu'il ne s'était rasé. Cette barbe qu'il laissait pousserpour la première fois, et qui était grisonnante et dure, ses cheveux endésordre, ses yeux jadis si placides, où s'allumait maintenant unregard fixe et farouche, ses joues creusées, à la peau jaunie par labile, lui donnaient un air qui souvent effrayait madame Charlerie.
D'ailleurs, il devenait brusque. Un jour, sans raison, après l'avoirlonguement regardé, il prit Fernand par l'épaule, et, de l'autre main,lui donna un soufflet. Dans la maladie morale de Siméon, la criseapprochait. Une chose qui étonna beaucoup madame Charlerie, c'est qu'unjour en cherchant dans une armoire une paire de draps qu'elle voulaitvendre, elle trouva le portrait de M. Fauvel, déchiré, déchiqueté, enpièces ; elle crut voir des traces de dents dans les lambeaux de toilequi pendaient çà et là. D'abord elle éprouva quelques inquiétudes à cesujet. Puis, indifférente aussi, elle se dit : « Ce sont les rats. »
Un matin, ils reçurent une lettre : on les invitait à dîner.
— Nous n'irons pas, dit madame Charlerie,
Siméon ne sortit point ce jour-là. Il resta assis au coin de lacheminée sans feu. Il paraissait méditer profondément. Comme le soirvenait :
— Eh bien, partons, dit-il. Il ajouta :
— Ce sont d'anciens amis : je rencontrerai chez eux quelqu'un qui m'apromis une place.
Ces paroles décidèrent madame Charlerie ; elle crut un instant que sonmari avait honte de son oisiveté. Elle essaya de composer une toiletteavec de vieux chiffons dont le Mont-de-piété n'avait pas voulu ; maisquand elle fit mine d'habiller Fernand, Siméon lui dit :
— Non, les gens chez qui nous allons n'aiment pas les enfants.
— Il y a donc des gens, dit-elle, qui n'aiment pas les enfants ?
— Oui, et qui ont des raisons pour cela.
Fernand se laissa coucher sans rébellion. La tristesse au milieu delaquelle il végétait avait tellement abattu sa vitalité, qu'il n'avaitpas même songé à se faire une fête d'aller dîner en ville.
A table, Charlerie fut singulièrement gai. Il mangeait, buvait,souriait à sa voisine, et même fit un calembour. Au dessert, il proposade chanter une chanson. Madame Charlerie ne savait que penser.
— L'affaire marche donc très-bien ? lui demanda-t-elle quand on quittala table.
— Oh ! très-bien, admirablement bien.
Il s'approcha de la maîtresse de la maison, lui annonça qu'il étaitobligé de s’absenter quelques instants, qu’il ne manquerait pas derevenir avant dix heures, et qu’il la priait de l’excuser. Sa femme leregardait tout étonnée. Il la baisa au iront, et lui dit :
— Attends-moi.
Et il sortit en sifflant un air de danse.
Dans la rue, il marcha en se dandinant comme un bon vivant qui sort detable. « Ils ont du fameux vin dans celte maison, » se disait-il. Ilavait le chapeau sur l'oreille, et faisait le moulinet avec sa canne.Il y avait quelque rapport entre ses allures et celles de RémondPichard, son ancien camarade. Il arriva sur les boulevards et se mêlaaux promeneurs, en souriant. Une femme passant près de lui, il s'arrêtapour la regarder, et pensa : « Eh ! eh ! il faut se donner du bontemps. » Il était véritablement de la meilleure humeur du monde. Ilparaissait décidé à se divertir. Il entra dans un café, et comme legarçon lui demandait : « Que faut-il servir à Monsieur ? » il répondit: « Donnez-moi ce que vous avez de plus fort. » Le garçon fut surpris.Charlerie éclata de rire.
— Bon, pensa le garçon, en voilà un qui n'engendre pas la mélancolie.
On lui servit un verre de rhum.
— Ce qu’il y a de mieux à faire, se dit-il, c’est de prendre un parti.Quand on passerait sa vie à se désespérer, cela ne servirait à rien. Ilfaut en finir avec les choses qui vous ennuient. Depuis que je suisdécidé, je me sens gai comme un pinson. Broyer du noir, c’est absurde.Ce n’est pas Rémond Pichard qui se serait fait de la bile comme je m’ensuis fait. Rémond Pichard, voilà un homme fort.
Quand il eut avalé le verre de rhum, il songea qu’il n’avait pointd’argent de quoi payer. Ce n’était point qu’il eût oublié ou perdu sabourse ; il n’y avait pas d'argent à la maison depuis vingt-quatreheures.
— Oh ! oh ! ce sera très-amusant ; je vais me disputer avec le garçon,on ira chercher la police, et la police me conduira au poste. C'esttrès-drôle le poste.
Et il se prit à rire d'un rire si bruyant qu'une fille rousse, quiétait assise à son côté, lui dit pour entrer en conversation : « Vousêtes bien gai, monsieur ? » Il ne répondit pas, il avait une idée. Ilprofita d'un moment où le garçon qui l’avait servi était occupé dansune autre salle, ouvrit la porte et se mit à courir en riant comme unfou.
— La bonne farce ! Je parie que Rémond Pichard serait content de moi.C'est le garçon qui va être attrapé, quand il s'apercevra que je nesuis plus là. Ce que j'ai bu, cela doit coûter au moins dix sous.C'était très-bon. J'ai volé dix sous, c'est très-drôle.
Quand il fut un peu loin, il cessa de courir.
— Maintenant, reprit-il, il faut songer aux affaires sérieuses. Jem'amuse, je m'amuse, c'est un à-compte que je prends ; mais je seraibien plus content tout à l'heure.
Il s’orienta, et suivit la rue de Richelieu. Il parlait tout haut enmarchant.
— Je suis bien résolu à me rendre heureux. Jusqu'à présent j'ai été unimbécile. Pichard avait raison. La vie de ménage, d’abord, c'estennuyeux. Je gagnerai de l'argent, j'irai au théâtre, j'aurai unemaîtresse. Ce doit être très-gai de souper dans les restaurants, jesouperai. Il faudra que je tache de retrouver Pichard quand ilreviendra d'Amérique. Nous ferons nos fredaines ensemble. Ah ! ah ! ilfaut bien que jeunesse se passe.
Il était arrivé devant sa maison, il entra. La porte de la loge étaitouverte, il vit sa concierge qui mangeait des marrons et buvait du vinblanc en compagnie de quelques voisines.
— Bonsoir, madame, dit-il ; vous donnez une soirée à ce que je vois.Fort bien. Il n'y a pas de mal à prendre du plaisir. Les gensrenfrognés sont des imbéciles, voilà de très-beaux marrons, savez-vous ?
— A votre service, monsieur Charlerie.
— Je ne dis pas non. Ils ont une odeur qui tente.
— Vous accepterez bien un verre de vin aussi ?
— Et pourquoi pas ? Peste ajouta-t-il après avoir vidé le verre qu'onlui offrait, il est bon, votre vin !
Puis il se retira et monta ses quatre étages en chantonnant :
Gai !gai ! la Faridondé. Il ouvrit sa porte, la referma, et alluma unepetite lampe placée sur une table dons l'antichambre.
— Il y a longtemps, dit-il, que je n'ai été si joyeux en revenant à lamaison.
Il avait l'air d'être très-content en effet. Ses yeux brillaientdoucement. Il faisait mille gestes inutiles, comme les enfants quis'amusent ; pour un peu, il eût sauté à cloche-pied. Pour gagner lesalon, où il couchait, il fallait traverser la salle à manger ; il s'yarrêta un instant, chercha quelque chose dans le buffet, — du vinpeut-être, — et se remit en marche. Il chantait :
Tant qu'on le pourra,
Larirette,
L'on se damnera,
Larira.
Dans sa joie, il essayait de se rappeler toutes les chansons qu'ilavait entendues. Mais il n'alla pas jusqu'au salon. La lampe à la main; il ouvrit la porte de la chambrette oh était couché son fils. C'étaitune sorte de grand cabinet avec une seule fenêtre donnant sur la cour ;il entra et s'approcha du lit, à peine plus grand qu'un berceau.L'enfant dormait, ses cheveux blonds et longs couraient çà et là surl'oreiller.
— Comme c'est joli un enfant qui dort ! J'ai toujours adoré lesenfants. Il y a bien longtemps que je n'ai pas dormi, moi, mais jedormirai tout à l'heure... Voyons, il ne faut pas perdre de temps, caril me semble que j'ai sommeil déjà...
Il se rapprocha encore, et tenant toujours sa lampe d'une main, ilécarta de l’autre la couverture de Fernand. La petite poitrine grêle etpale de l'enfant apparut toute nue.
— Comme il a la peau blanche ! dit-il.
Et il se pencha, sans doute pour embrasser son fils. Il avait tiré desa poche quelque chose qu'il tenait à la main ; c'était un couteau detable.
— Tu comprends bien, petit Fauvel, dit-il d'une voix très-basse, que jesuis désolé d'en venir à cette extrémité, mais enfin je ne puis pasm'en tirer autrement. J'ai été malheureux assez longtemps. Ce n'est pasagréable, vois-tu, d'avoir fait un enfant qui se trouve être l'enfantd’un autre, et justement de cet autre qui, avant vous... Mais tu estrop petit pour comprendre cela, et, d'ailleurs, je te l'explique fortmal. Si Rémond Pichard était là, il te l'expliquerait, lui... Ce qu'ily a de certain, c'est qu'il faut que cela finisse. Je veux dormir et medonner du bon temps. Tant que tu es là, c'est impossible. Aussi, jevais te tuer. J'en suis bien
Et Siméon, l'œil brillant, avec un rire malicieux, abaissait lentementson couteau vers la poitrine pale de l'enfant.
— Charlerie ! Charlerie ! es-tu rentré ? Oh es-tu donc ?
Lasse d'attendre son mari, madame Charlerie était revenue seule. Agitéede je ne sais quelle inquiétude, elle traversa rapidement la salle àmanger, et entra dans la chambre de Fernand. Siméon, au bruit, s'étaitretourné. Devenu tout à coup d'une pâleur mortelle, les yeux hors de latête, la bouche béante, il regardait sa femme stupidement.
— Que fais-tu là ? dit-elle, prise d'une horrible épouvante.
Alors il eut peur, il se mit à pousser des cris d'effroi, et, comme unebête prise au gîte, il courait en tous sens dans la chambre, cherchantune issue. L'enfant s'éveilla. L'enfant réveillé mit le comble à laterreur de Charlerie.
— Fauvel ! Fauvel ! cria-t-il.
Il sauta vers la fenêtre, l'ouvrit brusquement, et, d'un bond, s'élançadans le vide, la lampe à la main.
Quelques instants plus tard, quand les voisins, accourus aux cris demadame Charlerie, allèrent le ramasser sur le pavé de la cour, il étaitmort. Heureusement.