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MÉRY,Joseph (1797-1866) : Héva(1844).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.IX.2010)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 4855) des Romansdu jour illustréspubliés par Gustave Havard, 15 rue Guénégaud à Paris (ca1849).

Héva
par
Joseph Méry

Héva (6,46 Mo)


I

Le festin.

Sur la côte de Coromandel, non loin de Madras, dans les terresautrefois désertes, on trouve un paysage si beau, que les voyageursn’en ont jamais parlé, car les phrases leur manquent, et ils aimentmieux laisser dans l’Inde une omission qu’une injustice.

M. Sonnerat est le seul qui ait hasardé cette exclamation :

« Que la nature indienne est belle dans la solitude de Tinnevely (1) ! »

Puis il a fait la statistique des factoreries de Madras.

J’ai sur mes devanciers un avantage considérable pour peindre cepaysage : je ne l’ai pas vu.

Si je l’avais vu, je ne le peindrais pas.

Voici donc mon tableau, dont je garantis la ressemblance : il y a unlac, bleu comme une immense cuve d’indigoterie, qui perce une infinitéde petits golfes dans une longueur de six lieues ; sur trois côtés,l’horizon de ce lac est fermé par une haute montagne, et par descollines vertes en formes capricieuses, ressemblant assez à unesuccession de dos gigantesques de dromadaires.

Du côté de la plaine, le rivage est comme un vaste jardin de tulipiersjaunes, jalonnés par intervalles de hauts palmiers, les uns groupésétroitement comme les membres d’une famille bien unie, les autresisolés, comme des égoïstes ou des misanthropes qui fuient la société.

De même que le lac a creusé des baies dans la terre, ainsi la terre,par imitation, a jeté dans le lac de petits promontoires aigus commedes aiguilles de clochers qui flotteraient sur l’eau ; ces terrainsambitieux sont couverts de touffes profondes de verdure ardente, où semêlent les ébéniers, les naucléas, les caquiers, les érables, que lanature a prodigués pour favoriser les tigres qui veulent venir boire aulac, la nuit, sans être vus des pâles humains.

Maintenant, si vous prenez la peine de regarder au pied de la montagne,vous trouverez un chattiram délicieux (2).

Ses quatre colonnades d’érable rappellent un peu l’ordre Poestum, adoréà Londres, et ne le font pas regretter ; sa toiture fort élevée laisseun vaste passage à la circulation de l’air ; son escalier de bois desantal a vingt-deux marches, et la dernière se baigne dans le lac, àcôté d’un troupeau de jeunes et candides éléphants qui boivent l’eau etle soleil.

Dans la position où vous êtes, la chattiram vous cache une ravissantemaison de campagne, comme Adam la rêvait dans le paradis terrestre,après sa faute, quand la terre maudite se hérissa de chardons.

Cette demeure voluptueuse appartenait, en 18.., au plus riche négociantde Madras. Son nom était Mounoussamy ; il naquit Indien et idolâtre, etil n’avait pas trop changé de religion, en se faisant méthodiste, pourépouser la plus belle Hollandaise de Batavia, laquelle avait reçu,comme don d’amitié, du riche Palmer, une dote d’un million de piastres.

Palmer aurait fait l’aumône au Pérou.

Héva était le nom de la belle Hollandaise, épouse de Mounoussamy.

A la date nébuleuse que j’ai citée plus haut, elle avait vingt-quatreans.

Si vous n’avez jamais été dans l’Inde, vous ne pouvez vous faire uneidée de la fascination qu’exerce une jeune femme du beau sang européendans ces climats qui brûlent le corps et l’âme.

Malheur à l’étranger qui venait s’asseoir un instant sous le péristylede la maison d’Héva, pour admirer le lac de Tinnevely ! un des nombreux domestiques de l’Indien avaitordre de l’inviter à dîner, et ce repas, accepté avec tant de joie,empoisonnait moralement le pauvre voyageur : il voyait Héva, et iloubliait son pays, sa famille, et même sa femme et ses enfants, s’il enavait.

Le mari d’Héva était à cet âge heureux où les passions doivent laisserl’homme en repos ; d’ailleurs on disait qu’il ne connaissait pas lajalousie, vice des pays froids, ignoré sur la côte de Coromandel ;aussi, dans sa richesse, sa solitude et ses ennuis, il ne demandait pasmieux que d’avoir toujours nombreuse compagnie à sa maison ; mais cettesociété de voyageurs, de savants, d’artistes, de parasites des quatreparties du monde, était toute composée de jeunes gens épris de safemme, et se surveillant si bien les uns les autres, que le maripouvait fermer les yeux et compter, en pleine confiance, sur laperpétuité de son honneur conjugal.

Si Pénélope n’avait eu qu’un seul poursuivant, Ulysse aurait étéMénélas ; elle eut cent amoureux, et elle garda vingt sans sa vertu,nuit et jour, sa broderie à la main.

Héva ne comptait que vingt poursuivants, et elle se plaignaitquelquefois à son mari de ce qu’elle n’avait pas autant de bonheur quePénélope ; le sage Indien lui disait alors :

- Charme de mes yeux, belle Héva, nous n’avons que vingt couverts ànotre table et vingt chambres dans notre maison. Règle-toi là-dessus.

En ce temps là parut sur le lac de Tinnevely un jeune savant que M. deLacépède avait envoyé dans l’Inde pour chercher un touraco blanc(turracus albus).

Le muséum naturel de Paris, malgré ses richesses universelles, étaitincomplet ; il lui manquait cet oiseau, dont Saavers avait porté ledessin à Londres.

M. de Lacépède n’en dormait pas.

Le voyageur envoyé à la découverte du touraco blanc se nommait Gabrielde Nancy.

Il avait des lettres de crédit pour tous les comptoirs de l’Inde, etdes lettres de recommandation pour tous les savants.

Les dernières lettres restèrent en portefeuille, mais les premières n’yfirent pas long séjour.

Il avait déjà dépensé soixante mille francs des deniers descontribuables, et le touraco blanc n’était pas découvert.

Ayant épuisé quelques presqu’îles, trois continents, deux côtes et unefoule d’archipels, Gabriel attaqua le Tinnevely.

M. de Lacépède attendait toujours l’oiseau, la paille à la main.

Le soleil, après avoir brûlé l’Inde, descendait sur l’Océan, lorsqueGabriel arriva devant la demeure de Monoussamy.

Héva était assise sous un manguier, et elle écoutait nonchalamment lesdoux propos de ses adorateurs, rangés en cercle autour d’elle.

L’époux tournait les épaules à la société ; et, par vieille habituded’Indien, il comptait les grains du chapelet nommé Poitah.

Gabriel, quoique savant, avait un costume élégant, une figurespirituelle, et il montait fort bien à cheval.

Deux nègres affranchis, et plus esclaves que jamais, prirent leschevaux de Gabriel et de son domestique. Monoussamy se leva et dit aujeune Français :

- Soyez le bienvenu dans mes domaines ! que mon lac vous soit doux !

Les adorateurs d’Héva firent un assez triste accueil à Gabriel.

Héva salua le nouvel arrivant avec son éventail de plumes de bengalis.

Gabriel exposa l’objet de sa mission scientifique en peu de mots.

Mounoussamy fit un geste qui désignait les bois et les montagnes dunord et du midi, comme s’il avait voulu lui dire qu’il mettait sesdomaines à sa disposition.

On sonna le souper.

Les vingt adorateurs se levèrent comme un seul homme pour offrir vingtbras à la belle épouse, qui prit le bras de son mari, selon l’usageindien.

La salle à manger frappa Gabriel.

Elle était toute à claire-voie, et décorée de colonnettes en bois desantal, style pagode.

Aux quatre angles, quatre fontaines coulaient dans des bassins degranit d’Elora ; douze nègres, juchés sur des piédestaux d’ébénier,agitaient dans l’air de larges éventails de plumes de paons ; lessiéges des convives étaient formés de bahuettes de naucléas ; desmasses fraîches et veloutées de feuilles d’acanthe servaientd’escabeaux ; les noix de bétal fumaient dans une cassolette d’ambregris ; et aux deux bouts de la table jaillissaient, de la gueule dedeux dragons de porcelaine japonaise, d’immenses panaches de fleurs etde rameaux d’arbres odorants, des aigrettes où s’entremêlaient tous lescaprices de nuances et de parfums de la puissante nature indienne : lespondias, surnommé la fleur de Cythère ; le wampi, originaire de laChine ; le lavantera du Cachemire, le rima, le falsé, le marsana, quisecoue ses fleurs rondes et jaunes comme des grelots d’or.

Mais rien ne décorait cette salle de festin comme la jeune Héva, lamaîtresse de la maison. Elle embaumait, elle éclairait, elle ravissaitles convives ; on ne regardait qu’elle, et elle ne regardait rien.

- Sita, la déesse, épouse du Dieu-Bleu, assise nonchalamment sous unmanguier ; Lackmé, la déesse du plaisir, née dans le jardin Mandana, nesont pas plus belles qu’Héva dans le temple de Ten-Tauly, disaitl’Indien Mirpour, négociant retiré des affaires, et l’une desmeilleures maisons de commerce de Madras ; et son voisin, M. Goulab,ex-banquier à Calcutta, et natif du village de Kioula, lui disait :

- Si j’étais le Dieu-Bleu, je m’incarnerais pour elle une dixième fois.

Et les yeux noirs de Goulab lançaient des flammes d’une lueur sinistre.

Le jeune Français Gabriel disait à son voisin, sir Edward Klerbbs deLondres :

- Si je pouvais emmener cette femme à Paris, seulement pour la fairefigurer dans Fernand Cortez, je ferais la fortune de M. de Jouy.

Le mari d’Héva mangeait comme un tigre à jeun, et buvait comme boit laplaine altérée de Tchoultry, quand il pleut après une sécheresse detrois étés.

Les autres convives ne disaient rien, et ils avalaient des soupirs.

On servait des plats étranges et à profusion ; les vins de Constance,de Lalia, de Kerana, coulaient à flots dans ces belles coupes quetaille le Jémidar sur la roche de Thcaomok.

Les savants buvaient comme des ignorants.

Héva mangeait du bout des lèvres, à la pointe d’une aiguille d’or, desparcelles d’un jambon de Labiata, l’ours superbe qui désole l’île dePanay.

Elle semblait faire une concession à l’humaine nature, pour laisserdouter encore de sa divinité.

Il fallait voir avec quel geste de nonchalance dédaigneuse ellerefusait une brochette de troupiales rouges ou une aile de péomerops,dont la queue a douze plumes.

Par intervalles, elle aspirait quelques gouttes de cette boisson queles Indiens composent avec du poivre, du tamarin et du jus de wampi.

Alors, tous les yeux s’attachaient sur son bras, qui se repliait commeun cou de cygne, en agitant les grelots de pierreries d’un braceletd’ambre jaune sur une coupe de lapis-lazzuli : et toutes les mainsrestaient immobiles, la fourchette levée sur les assiettes chinoises,de peur que les regards ne laissassent échapper une seule des grâcesadorables qui éclataient en ce moment au bout de ses doigts, auxfossettes de ses joues, et même dans les plis du crêpe nankin, noué surle corsage de son sari indien.

L’époux imperturbable affectait de ne pas regarder sa femme, et cetteimpudence de bonheur irritait les convives. Mounoussamy semblait leurdire :

- Je vous permets de la dévorer des yeux à mon festin.

Le jeune Français Gabriel, lorsque la conversation devenait générale,disait à son voisin :

- Dans quelle espèce classez-vous ce mari indien ?

- Il y a trois mois que je cherche son chapitre dans l’Histoirenaturelle de Sonnerat, et je ne le trouve pas, répondait sir EdwardKlerbbs.

- Croyez-vous qu’il aime sa femme ?

-Peut-être non, peut-être comme tous les convives à la fois.

-Croyez-vous que sa femme l’aime ?

- Sa femme n’aime personne de la société, c’est positif ; maispuisqu’il faut qu’à son âge, et dans ce climat, elle aime quelqu’un,nous sommes désespérés d’admettre que ce quelqu’un est son mari.

- C’est désolant, disait Gabriel ; peut-on aimer un homme qui a leteint bronzé comme la porte d’une pagode, qui a une mâchoire de dentsd’éléphant, des lèvres de mandrille, des yeux de tigre noir, un cou derhinocéros ? Un homme qui s’est composé son corps en volant quelquechose à chacun des monstres de l’Asie ? Oh ! c’est impossible, cettefemme n’aime pas son époux.

- Ah ! les femmes ! les femmes ! disait Klerbbs mélancoliquement.

- Allons donc ! y pensez-vous, monsieur Klerbbs ? Si cet Indien venaità Paris, dans le monde, avec madame, au bout de trois jours, on luiferait voir qu’un Indien est un sot.

- C’est possible, mais il n’ira pas à Paris. Voulez-vous que je vousdonne un bon conseil, mon voisin ?

- Donnez, monsieur Klerbbs.

- Vous pouvez vous sauver encore, il en est temps : demain, à la pointedu jour, remontez à cheval et partez.

- Je ne partirai pas. J’attends une lettre de M. de Lacépède, que letélinga de Madras doit m’apporter ici. Les intérêts de la science avanttout.

- Eh ! mon Dieu ! moi aussi je suis venu explorer le Tinnevely dans lesintérêts de la science. La Société royale de Londres m’entretient àgrands frais pour découvrir un ouvrage inédit sur la religion desmalabars, dont parle le Carnatic. J’ai déjà dévoré deux mille livres,et je n’ai rien découvert. En ce moment, je suis censé me promener surles rives du fleuve Triblicam, ayant sous les pieds du sable à cuireles oeufs d’autruche, et, sur la tête, du soleil à rôtir ma cervellesous mon crâne ! Et je mange au frais à cette table depuis trois mois!... Oh ! je rougis de ma lâcheté ! J’attends ici des lettres deTranquebar : on attend toujours des lettres dans ce monde.

- Vraiment, monsieur Klerbbs, je n’ai jamais vu une femme plusséduisante ; sa beauté attend une expression dans toutes les langues ;elle a des cheveux d’un noir indien qui ont des reflets adorables et unluxe tropical de végétation ; elle a des yeux d’un velours limpide quirayonnent parfois comme deux flammes de Bengale sur l’ivoire rosé desjoues ; elle a surtout...

- Arrêtez-vous là, mon cher monsieur le nouveau venu ; vous en savezdéjà trop pour votre malheur. Suivez un conseil d’ami ; partez.

- Oh ! c’est impossible, monsieur Klerbbs ; il faut que je côtoie lelac de Tinnely...

- Vous ne côtoierez rien...

- Mais monsieur de Lacépède...

- Ah ! monsieur de Lacépède est à trois mille lieues d’ici, et vousvous moquez de lui et de tous ses oiseaux empaillés.

- Monsieur Klerbbs... avez-vous, comme moi, surpris au passage lesourire qu’elle a lancé à son mari ?

- Certainement.

- Ce sourire m’a fait frémir ; je ne sais pourquoi.

- Ah !

- Quel sourire ! j’ai cru voir le soleil se lever à Ceylan sur un bancde perles et de corail !... Est-ce qu’elle aimerait ce mari, monsieurKlerbbs ?

- Vous vous ferez à vous-même cette question vingt fois le jour, etvous ne vous répondrez jamais.

- Oh ! mon Dieu !... à Paris... un mari de cette allure !... Oh !...

- Mon cher monsieur Gabriel, si tous les maris étaient de la trempe decet Indien, il n’y aurait pas tant de malheurs en vaudevilles... Il sefait respecter d’une lieue à la ronde, celui-là... Je vais vous citerses deux derniers traits. L’autre jour, au bord du lac, il tua d’uncoup de pistolet, à cinquante pas, un indri de la grosseur d’unécureuil ; l’animal resta sur la branche du caquie, où il mangeait desfruits rouges dont il est friand. - Vous ne l’avez pas tué, lui dit sonex-associé Goulab en ricanant. Mounoussamy fit un de ses sourires à la Boudha-Çoura, un sourire du mauvais esprit des nuits (excusez monérudition) ; puis d’un bond il s’élança comme un tigre du Bengale surl’arbre, pour saisir l’indri mort et le montrer à Goulab ; mais aumoment où sa main s’allongeait à l’extrémité du rameau flottant,l’animal tomba dans le lac. Mounoussamy se suspendit à la branche d’unemain, de l’autre il ramassa l’indri sur le lac, et, se repliant surlui-même comme un serpent, il remonta sur l’arbre sans avoir mouillé unpli de son pantalon blanc. Un clown, à notre théâtre d’Athsley,gagnerait cent livres par soir pour exécuter ce tour. - Voici l’autrefait : hier, le père de ce troupeau d’éléphants, que vous avez vu surles bords du lac, donna de grandes inquiétudes à toute notre société :ce monstre fut atteint tout à coup d’un violent paroxysme, il s’avançavers nous la trompe levée et les oreilles tendues ; il mugissait commeun volcan avant l’éruption. La belle Héva poussa un cri de terreur.Mounoussamy coupa tranquillement une forte tige d’aloès, comme vouscouperiez un chalumeau de riz, et, se précipitant sur l’éléphant, il leforça de prendre un bain dans le lac, comme s’il eût été un caniche.Allez maintenant plaisanter avec des maris de ce genre-là, quand mêmevous seriez éléphant. L’Indien Goulab, qui est fou d’Héva, et quiconnaît Mounoussamy mieux que personne, tremble comme la feuille ducassier à l’idée de réussir dans ses amours. L’autre soir, un de cesconvives me disait en pâlissant : - Je suis un homme perdu ! je croisqu’Héva m’a souri.

- Quel diable de conte bleu me faites-vous là ! dit Gabriel, et queljeu étrange jouez-vous donc tous ici ? Vous êtes vingt à vous cotiserpour faire la cour à une femme et pour trembler devant son mari ! C’estde l’indien tout pur ; je n’y comprends rien.

- Ah ! monsieur Gabriel, si vous croyez trouver dans le Tinnevely lesmoeurs et les usages de la vie parisienne, vous êtes dans une graveerreur. Vous avez changé de planette. Les Parisiens sont singuliers :ils voudraient retrouver partout le boulevard de Gand, les salons de laChaussée-d’Antin et les maris de Molière. Eh, mon Dieu ! si l’eatou  west India s’habillait et parlait à l’instar de Paris,autant vaudrait rester chez soi au coin de son feu ; ce serait unegrande économie de boeuf salé, de tempêtes, de naufrages et de maux decoeur.

En ce moment, la conversation, excitée par les boissons du tropique,devint générale, et l’Indien même parla.

- Ecoutez ce qu’on dit autour de vous, monsieur Gabriel, dit Klerbbs,et vous verrez que vous n’êtes pas dans un hôtel de la rue de Provence,ou dans un castel normand.

En effet, la conversation était sortie complétement des habitudesnauséabondes de cette vie absurde et constitutionnelle qu’on mène àLondres et à Paris.

Il semblait que chacun racontait un rêve, une histoire qu’ils’attribuait, et qui ne pouvait appartenir qu’aux personnages destapisseries chinoises, ou aux bas-reliefs des temples souterrainsd’Elora.

Quoique les convives parlassent tous anglais, du milieu de cette languesourde et si anguleuse, à cause de ses doubles V, s’élevaient à chaqueinstant des syllabes des belles appellations indiennes, harmonieusescomme les désinences du grec et du latin.

Quelquefois le bruit des paroles s’éteignait subitement, car toutes lesoreilles s’ouvraient pour recueillir la mélodie qui s’échappait deslèvres de la reine du festin.

Héva contait un épisode de son enfant aventureuse : tantôt c’était uncombat de buffles et de tigres que son protecteur Palmer lui avaitménagé à grand frais, pour l’amuser un instant ; tantôt elle parlait dela merveilleuse fête de son mariage, lorsque Palmer changea unemontagne en volcan d’artifice, versa toute une indigoterie sur uneforêt d’érables et d’ébéniers élevés en bûcher jusqu’aux nues, etl’incendia pour parfumer l’air à trente milles à la ronde, et faireluire, dans la nuit, un jour bleu sur le lac et les collines deTinnevely.

Elle disait aussi le galant caprice de l’Indien, son mari, qui, aprèsavoir semé l’or pour enlever à la côte de Coromandel tous ses pigeonsblancs et verts, les plus beaux pigeons du monde, leur fit attacher auxpattes des clochettes d’argent, selon l’usage indien, et les fitéchapper comme un nuage harmonieux, par le kiosque de sa chambrenuptiale.

Les nouveaux venus à ce festin, à quelque nation qu’ils appartinssent,comprenaient que l’Asie seule avait été de tout temps le pays de lafière opulence, depuis Darius jusqu’à Palmer, et que partout ailleursla richesse même du millionnaire est étriquée et liardeuse ; qu’elles’emprisonne dans les sépulcres numérotés de ses villes, qu’elle peintà la détrempe de la pluie de ses fêtes de campagne, fêtes sablées,peignées, tirées au cordeau avec le compas de l’ennui ; queNorthumberland à Londres, et Rothschild à Paris, croient être arrivés àl’apogée du faste lorsqu’ils ont lancé une meute de trois cents chiensaboyeurs à la piste d’un renard, ou qu’ils ont écroué dans une bicoquede la Chaussée-d’Antin, pleine de sueurs au-dedans, transie de pluie oude neige au dehors, mille pauvres invités qui entendent un duo bouffe,en s’écrasant mutuellement les orteils dans des souliers de satin.

L’opulence n’a jamais été comprise que dans ces régions splendides oùle riche sait faire avec le soleil un magnifique échange de rayons etd’or.

Lorsque le dessert pyramidal cueilli dans les vergers de l’Inde vintembaumer la nappe, Mounoussamy se permit un sourire, et dit :

- Demain matin vous serez prêts à l’aube, milords, mes convives, tous àcheval, et je vous recommande de choisir de bons chevaux.

- Mille remerciements, nabab Mounoussamy ! vous êtes grand commeAureng-Zeb, premier roi marate ! s’écria l’Indien Goulab, quiressemblait à un éléphant déguisé en homme et mugissant l’amour.

- De quoi le remercie-t-il, ce monsieur ? demanda Gabriel à Klerbbs.

- Mounoussamy a tenu sa parole, répondit Klerbbs ; il nous avait promisdepuis deux mois une chasse pour demain, et nous l’aurons.

- Une chasse !... A quoi chassez-vous ?

- Au tigre... Nous ne connaissons pas d’autre gibier ici.

- Monsieur Gabriel, dit Mounoussamy d’un bout de la table à l’autre, etd’une voix qui vibrait comme un tam-tam, monsieur Gabriel, êtes-voussûr de votre cheval ?

- Oui, répondit Gabriel à tout hasard ; et il ajouta tout bas : - Moncheval n’est pas plus fort sur les tigres que moi.

L’Indien fit un signe de tête, et, haussant la voix, il ajouta :

- Mes amis, à la dernière étoile qui se couche sur le mont de Goala(des Bergers), nous partirons. Mes écuries seront ouvertes toute lanuit ; ceux qui ne se fient pas à leurs chevaux choisiront parmi lesmiens... Maintenant, à votre liberté, mes amis.

Il se leva, et tous les convives se levèrent.

Héva, debout et nonchalamment appuyée au bras de son mari, distribuaune vingtaine de sourires à toute la société ; chacun savoura le sien ;il n’y eut pas de jaloux.

Klerbbs et Gabriel sortirent les derniers de la salle du festin.

Gabriel suivait langoureusement des yeux la séduisante étrangère, quipassait sous des arches de néfliers du Japon, et lutinait avec leursbelles fleurs flottant sur son visage et ses épaules.

Son mari lui lançait des regards de lion amoureux, des regards quifaisaient trembler les hommes.

Les deux Indiens Goulab et Mirpour, escortant de près les deux époux,essayaient de continuer la conversation du repas ; mais le maître, sansse retourner, ne leur jetait, par-dessus sa tête, que des monosyllabessecs et désespérants.

Les autres convives se dispersaient par groupes, selon leurs habitudeset leurs amitiés.

- Vous êtes un homme perdu, dit Klerbbs à Gabriel ; ils ont touscommencé comme vous, et Circé les a changés tous en pourceaux ; il esttemps encore de vous sauver, lorsqu’il vous reste un peu de formehumaine. Sauvez-vous ! Demain, quand vous vous regarderez, commeNarcisse, au miroir du lac, vous serez tenté de manger des glands et deprendre vos deux mains pour deux pieds.

L’arrivée du télinga, ou facteur de la poste de Madras, suspendit leconseil amical de Klerbbs.

Le messager indien laissa tomber le bâton aux plaques de fer flottantesqui éloignent le terrible serpent cobra-cappell, et distribua seslettres, enfermées dans une boîte de fer-blanc.

Il y en avait une pour Gabriel ; M. de Lacépède lui envoyait le rapportqu’il avait lu à l’Académie des sciences, et qui se terminait ainsi :

« ... Tout nous fait espérer que les efforts de notre jeune et savantvoyageur Gabriel de Nancy seront couronnés de succès ; nous auronsbientôt un TURRACUS ALBUS à montrer à la jalouse Albion, et la plusbelle collection ornithologique dont l’Europe s’honore ne sera plusdéparée par une lacune indigne du muséum français. »

- C’est bon, c’est bon ! dit Gabriel qui s’était mis à l’écart pourlire sa lettre.

Il chercha Klerbbs, mais il avait disparu. Resté seul, il s’appuyacontre un pilier du chattiram, et se soumit à un examen. Ce qu’ilaperçut au fond de son âme le fit trembler : c’était un amour chauffé àquarante degrés Réaumur.

- Au bout de quelques heures j’en suis donc là ! s’écria-t-ilmentalement ; mais comment finissent les amours qui débutent ainsi ?

Et il froissa la lettre de M. Lacépède dans ses mains.

Autour de lui les hommes avaient fait silence ; mais la nature étaitpleine du fracas solennel des nuits de l’Inde : sous le ciel étoilé duTinnevely tout prend des dimensions colossales ; dans nos campagnesd’Europe il y a des chants de grillons sous les herbes, et descoassements sous les roseaux des marais ; mais dans ce coin de l’Indeles nuits retentissent du rugissement des tigres qui se disputentl’abreuvoir : ce sont les grenouilles du lac de Tinnevely.

- Oui, se dit Gabriel, cette nature doit donner un amour puissant commeelle ; un amour qui éclate et grandit dans une nuit comme la tige del’aloès !... Je chasserai le tigre demain... et la tigresse au retour.

En rentrant dans la maison, il remarqua les deux Indiens Goulab etMirpour qui se parlaient mystérieusement.


II

La chasse au tigre.

A l’heure où les bengalis s’éveillent et chantent sous la haute feuilledes tennamaram, douze péons à cheval et la carabine en bandoulièreétaient déjà échelonnés sur la route déserte qui mène à la montagne deGoala.

Les chasseurs européens arrivèrent ensuite, tous armés comme desforteresses et vêtus de blanc ; puis les deux Indiens Goulab et Mirpour; le dernier venu fut Mounoussamy.

A la clarté des candélabres qui brûlaient sur la terrasse del’habitation, Gabriel ne reconnut qu’à peine l’heureux époux d’Héva,tant il était changé à son avantage.

Mounoussamy avait pris le costume de Kouwéra, le dieu des richesses ;il était nu jusqu’à la ceinture, et son pantalon de cachemire rouge,semé de fleurs, tombait en se rétrécissant sur la cheville, quepressait un anneau d’or : il montait aussi, comme Kouwéra, un chevalblanc d’ivoire, dont l’extrémité de la queue avait une teinte écarlate,et qui agitait trois colliers de perles à son poitrail.

L’Indien et le cheval semblaient ne composer qu’un seul être lorsqu’ilspassèrent devant la troupe des chasseurs.

Le cavalier emportait son cheval à la pointe de ses genoux, et,laissant flotter la bride rouge comme un ornement inutile, il agitaitd’une main sa carabine, et de l’autre il jetait des pièces d’or auxmendiants, nommés vingadassan, qui apaisent par leurs prières les shaktis, divinités terribles redoutées des chasseurs indiens.

Le chef des péons distribua aux siens une provision de feuilles debétel mêlées avec la noix d’arec, et saupoudrées avec de la chaux decoquillages.

Les péons mâchent cette drogue comme nos marins le tabac.

Un porteur d’eau du Gange passa en criant : Gangaï-Tirtam ! Leschasseurs indiens, restés fidèles au culte de Siva, et dont le frontétait marqué de la poudre blanche, trempèrent leurs cheveux et leursdoigts dans l’eau apportée du fleuve saint, et regardèrent de traversleur maître apostat, qui ne touchait pas l’eau du Gange.

Mounoussamy ne remarqua pas cet incident.

Enfin le fauconnier donna le signal du départ au son du ridoudi,espèce de tambour qu’on bat avec une seule baguette, et, comme un vold’hippogriffes, les chasseurs s’élancèrent du lac vers les montagnes dunord.

Quand l’aurore versa dans le ciel ses teintes safranées, la caravanemodéra l’ardeur de sa course, et les chevaux allèrent le pas.

Un silence profond régnait dans ces solitudes, où rien n’annonçait lepassage de l’homme ; le velours épais des hauts gazons amortissait mêmele bruit des pieds des chevaux.

C’était en ce moment un spectacle magnifique.

Quarante cavaliers, muets comme des statues équestres, traversaient uneprairie vierge toute émaillée de fleurs agrestes que la Flore indiennene mentionne pas.

En tête se pavanait gracieusement le mari d’Héva, qui ressemblait àWichnou visitant ses pagodes ; les douze péons l’escortaient, touscoiffés du turban rouge, la lèvre chargée de la moustache noire, lacarabine au dos, la peau de tigre flottant sur le cheval.

Les voyageurs et les savants européens fermaient la marche, chevauchantdeux à deux, et jetant par intervalles quelques regards en arrière,pour découvrir le lointain et bienheureux horizon où dormait, sous undôme de palmiers, la belle et blanche reine du Tinnevely.

En sa qualité de Français et de savant, Gabriel ne s’accommoda paslongtemps de ce silence forcé qui était une des rigueurs de cetteterrible chasse ; il se rapprocha, jambe contre jambe, de son ami de laveille, le philosophe Klerbbs, et engagea une conversation à lasourdine avec lui.

- Ma parole d’honneur, dit-il, il faut être fou comme ce mari de pagodepour quitter sa femme et courir après un tigre fabuleux !... Quant àmoi, je ne crois pas aux tigres, à moins qu’ils ne soient dans descages ou empaillés. Ce que je vois de plus clair dans cette chasse,c’est un soleil qui se lève là-bas sur un rocher noir, et qui va nousbrûler la cervelle avant midi. Mon cher monsieur Klerbbs, je suis tentéde battre en retraite ; voulez-vous retourner avec moi à l’habitationdu Lac ?

- Y pensez-vous, mon cher monsieur ? Vous oseriez donner votredémission de soldat en face de l’ennemi ! Un Français ! Oh ! que diraitle Madras Review ?

- Mais, quand l’ennemi n’existe pas, il n’y a pas de déshonneur à seretirer devant lui.

- Cela est vrai, mon cher monsieur Gabriel ; mais ici l’ennemi existe,croyez-le bien. Regardez Mounoussamy qui tient sa carabine en arrêt.Nous sommes dans les tigres jusqu’au cou ; cette prairie est émailléede tigres, je le crains.

- Je vous crois, sir Klerbbs ; mais je comptais si peu sur le gibier,que je n’ai pas chargé ma carabine et mes pistolets d’arçon. Avez-vousde la poudre et des balles ?

- Voici ma provision ; prenez... et ne mettez pas une charge de Touraco.

- Oh ! voyez, sir Edward, une charge affreuse ! je crains plus pour majoue que pour le tigre... Hélas ! je suis obligé de bourrer mes armesavec une moitié de lettre de M. de Lacépède. Si le Journal dessciences savait cela !

- C’est bien, vous voilà prêt, monsieur Gabriel ; le tigre peut venir.

- Mais encore une fois, sir Edward, concevez-vous cette rage de M.Mounoussamy ?

- Certainement je la conçois ; cet Indien est un fin drôle qui a unprojet, et qui ne serait pas fâché de donner en pâture aux tigres unebrochette de quelques amoureux de sa femme ; il travaille à cela en cemoment. Mais je connais des gens qui sont encore plus fins que lui...

- Vraiment, sir Edward ?

- Chut ! parlons beaucoup plus bas, monsieur Gabriel. Il y a desmystères qui chevauchent avec nous... vous êtes le dernier venu, etvous ne savez rien... je suis des anciens, moi.

- Il y a des mystères, sir Edward ?

- Eh ! cela vous étonne ! il y en a partout des mystères. Dans nos paysfroids, où le soleil ne brille que par son absence, il y a de petitsmystères de boudoir et de coin du feu qui sont clairs comme le jour, etqui se ressemblent tous. Dans ces régions splendides et ardentes il y ades mystères ténébreux que la passion invente et qui ne se ressemblentpas... Vous ouvrez de grands yeux, monsieur Gabriel... Quand vous lesouvririez davantage, vous ne verriez rien.

- Sir Edward, vous piquez singulièrement ma curiosité avec vos énigmes.

- Oh !vous en trouverez bientôt le mot vous-même, et vous m’épargnerezune indiscrétion.

- Il faut vous dire, sire Edward, que je n’ai jamais deviné une énigmede ma vie.

- Vous commencez aujourd’hui.

- Un peu de complaisance, sir Edward Klerbbs, mettez-moi sur la voie.

- Vous y êtes, mon cher compagnon ; vous y êtes à cheval... Dites-moi,que voyez-vous autour de vous ?

- Un désert et des cavaliers.

- C’est tout ?

- Oui, il me semble, sir Edward Klerbbs... c’est tout.

- Vous ne voyez pas qu’il y a des passions ardentes, inexorables, quirugissent autour d’un homme ! Vous ne voyez pas que les tigres ne sontpas ceux que nous cherchons ?

- Je ne vois pas cela.

- Ah ! mon Français volage et léger, vous avez étudié le coeur del’homme dans Corneille et la Bruyère, n’est-ce pas ?

- Quelle diable de question me faites-vous là, sir Edward ?

- Oui, mon cher compagnon ; nous avons, vous à Paris et nous à Londres,deux ou trois observateurs à lunettes qui ont étudié le coeur de l’hommedans le département de la Seine et dans le comté de Middlesex, et quine se sont jamais doutés que le monde était habité, au-delà deMontmartre et d’Amstead, par des millions de coeurs humains qui neressemblaient nullement à ceux qu’ils avaient étudiés dans le Misanthrope ou le Scandals-School ! Le sot qui a dit : Tutto ilmondo è fatto come nostra famiglia, était un Italien paralytique deFlorence, qui n’a jamais quitté son troisième étage de la place duMarché-Neuf.

- A la bonne heure, sir Edward Klerbbs ; mais où voulez-vous doncarriver avec vos éternelles préfaces ?

- Je veux arriver à plusieurs choses, mon cher monsieur ; avant tout jeveux vous prouver que, dans cet ouragan d’amour qui mugit autourd’Héva, je suis le seul qui garde son sang-froid et son coeur libre...Hier je vous ai trompé... je ne suis pas amoureux.

- Vous n’êtes pas amoureux !

- Je ne le suis jamais ; c’est mon principe. J’ai quitté Londres parcequ’Addison m’ennuyait avec son livre d’observations qui n’observe rien.J’ai voulu étudier le coeur humain dans l’Asie indienne, monde à part,où les fleurs sont des arbres, où les canaux sont des fleuves, où lesfleuves sont des mers, les fontaines des cataractes, les chiens deslions, les chats des tigres, les chevaux des éléphants. Le hasard m’apoussé dans l’habitation de ce nabab, et j’y vois représenter depuistrois mois une comédie auprès de laquelle le Misanthrope estl’alphabet de l’intrigue et de l’observation. Chez nous, avec nosvisages blancs, rasés et grêles, nous trahissons à chaque instant nospetites luttes intérieures, mais ici, avec leurs faces d’airain, leshommes se dérobent à l’exploitation de l’oeil le plus intelligent ; iln’y a jamais un pli sur leur chair de métal. Je suis obligé d’êtresorcier pour deviner une seule parole de mon voisin. Aussi queltriomphe lorsque je surprends une pensée sous ces épidermes de bronze !Je me voterais volontiers une statue et des autels.

Gabriel fit un signe d’impatience très-significatif, et Klerbbs,s’apercevant que ses longs préambules fatiguaient son interlocuteur,parla plus clairement.

- Je vois, poursuivit-il, je vois, mon cher compagnon, que vous êtes unde ces hommes qui ne devinent rien. Le temps presse, il faut vous fairetoucher les choses du doigt. Dans un instant peut-être je puis avoirbesoin de votre courage et de votre bras.

- Ceci est clair, sir Edward Klerbbs ; comptez sur moi.

- Oh ! le danger n’est pas pour ma tête ; il ne menace que l’Indiennotre amphitryon.

Gabriel arma sa carabine et ses pistolets, et se raffermit sur cesétriers.

- Mon très-cher compagnon, poursuit Klerbbs mystérieusement,Mounoussamy joue depuis trois mois une partie d’échecs avec Goulab etMirpour ; c’est aujourd’hui qu’il doit être mat. De part et d’autreles pièces sont habilement poussées ; je suis leur jeu et je juge lescoups.

- Ils veulent assassiner le mari d’Héva ?

- Vous n’y êtes pas. Ils ne veulent pas l’assassiner : ils son tropreligieux, trop lâches, trop fins, pour verser du sang à la mode desEuropéens, qui se font empoigner sottement par des procureurs du roi...Ils ont livré Mounoussamy aux tigres, et les tigres ne craignent ni lescours d’assises ni l’échafaud.

- Et les vingt péons qui lui servent de gardes du corps ? et nous ?

- Nous !... nous ferons ce que nous pourrons... Quant aux vingt péons,ils ne feront rien ; ils sont vendus à Goulab. Ils appartiennent commelui à la secte intolérante de Siva, et ils ne pardonnent pas sonapostasie à Mounoussamy.

- Et Mounoussamy connaît-il tous ces horribles projets ?

- Le rusé coquin les soupçonne, mais il veut les voir s’accomplir à sesrisques et périls. D’ailleurs il compte sur son courage, sur sa force,sur son cheval. Vingt fois j’ai ouvert la bouche pour lui faire part demes observations, mais il me l’aurait fermée avec ses mains de bronze ;je connais mon Indien. Maintenant assez causé. L’oeil aux tigres, qu’ilsaient quatre pattes ou deux pieds.

Le paysage qui s’étalait en ce moment devant la caravane était plein degrâce et de fraîcheur.

Il était impossible qu’une pensée de mort et de sang osât s’élever aumilieu de cette nature virginale et tranquille qui semblait ne serevêtir de tous ses attraits que pour les oiseaux et le soleil. Lapetite rivière de Lutchmi, ornée de deux épaisses franges de gazon,s’échappait des profondeurs d’un vallon mystérieux, et descendait avecun bruit charmant vers un horizon de collines où elle se perd dansl’abîme nommé le Gouroul. C’est une des merveilles de l’Inde.

La rivière de Lutchmi arrive par une pente insensible à la gueuleénorme du Gouroul ; elle se détache en nappe verticale d’azur, et tombedans un gouffre d’une profondeur inconnue.

Aucun bruit n’accompagne cette immense chute d’eau qui éteint sonfracas dans les entrailles de la terre, et ne le fait pas remonter auxoreilles humaines.

Seulement une trombe de fumée s’élève de l’abîme, et semble plutôtappartenir à un soupirail des feux infernaux qu’à l’écume d’unecataracte brisée dans de ténébreuses horreurs.

C’est avec une sorte d’épouvante qu’on découvre cette prodigieuse massed’eau qui s’écoule en silence et ne réveille aucun écho, ni dans satombe ni sur les flancs escarpés du mont Goala.

A l’autre bord du gouffre, le terre, n’étant pas tourmentée par letranchant de la cataracte, se hérisse d’un incroyable luxe devégétation : elle jette horizontalement des arbres sauvages quisemblent vouloir faire par imitation une cascade de verdure, et comblerleur moitié d’abîme avec des masses flottantes de rameaux échevelés.

Le signal de halte fut donné sur les bords de la rivière de Lutchmi. Lacaravane avait fait environ dix lieues.

Les péons préparèrent le repas, et mirent le couvert sur le gazon.

Mounoussamy détacha trois éclaireurs habitués à flairer le tigre, commeles chiens le cerf ; et, la première faim assouvie, on plaça dessentinelles, comme en pays ennemi, et chaque chasseur, s’abritant dansune fraîche alcôve de verdure, usa de la permission qui lui étaitdonnée de se reposer ou de dormir en attendant le cri indien du réveil.

Le soleil avait fait un peu moins des deux tiers de sa course lorsqueles chasseurs remontèrent à cheval.

C’était l’heure que les Indiens jugent la plus favorable pour la chasseau tigre.

Les éclaireurs venaient d’arriver, et Mounoussamy, après avoir écoutéleur rapport, établit son plan d’attaque.

Il donna ordre à dix péons d’envahir, par un long détour, les gorges deRavana, toutes peuplées de tigres, et de pousser le formidable gibierdans le vallon opposé de Lutchmi, où les autres chasseurs devaients’embusquer derrière un épais rideau de cocotiers.

Les péons lièrent leurs chevaux à des arbres, et, après avoir frottéavec des fleurs de tulipier leurs pieds nus, durs comme du bronze etsouples comme des griffes d’aigle, ils s’élancèrent de la plaine auxcorniches saillantes des gorges de Ravana.

De ces hauteurs inaccessibles les yeux du péon plongeaient sur lesépais buissons de lianes et de houx qui recélaient la famille desmonstres du Bengale ; et, quand une tête énorme de tigre effarouchés’allongeait, avec des contractions de rage, par-dessus les feuilles etflairait l’air où passait quelque ennemi, aussitôt d’énormes blocs derochers pleuvaient en mille éclats sur l’alcôve révélée, et la famillebondissait à découvert en poussant un rugissement d’alarme quipénétrait les plus secrètes tanières des gorges de Ravana.
 
Les tigres, comme tous les animaux d’un naturel intraitable, viventseuls et ne frayent jamais avec leurs voisins.

Les mâles se font une guerre acharnée à l’époque de leurs amours ;mais, dès qu’ils sont établis convenablement, ils s’accordent unetrêve, et se contentent de se saluer de loin par une effroyablecontraction de narines, lorsqu’ils vont à la curée ou à l’abreuvoir.

L’instinct de la conservation et de la propriété les obligeant àveiller sur les domaines que la nature leur donna, et qu’ils doiventtransmettre intacts à leurs enfants, ils suspendent soudainement leursinimitiés pour repousser l’ennemi commun, lorsque l’homme les menaced’une expropriation.

Alors ils forment une alliance momentanée, qui finit avec le danger.

Telles sont les moeurs des tigres du Bengale, les plus beaux animaux dela création, n’en déplaise à l’homme orgueilleux, habillé par Humann.

Klerbbs et Gabriel, embusqués comme les autres chasseurs à l’entrée duvallon de Lutchmi, sentirent frissonner leurs chevaux comme si un accèsde froid polaire les eût saisis brusquement.

- Voilà les tigres ! s’écria Mounoussamy.

Une pâleur mortelle couvrit une douzaine de visages européens.

Gabriel et Klerbbs soutinrent dignement l’honneur de leurs nations :ils caressèrent leurs chevaux, dont les oreilles s’allongeaientdémesurément, et qui soufflaient un ouragan par les narines ; ilsexaminèrent l’amorce de leurs carabines, et coururent se placer à côtéde Mounoussamy.

- L’Indien leur tendit la main et les félicita par un geste sur leurbonne contenance.

- Je ne reconnais pas mes chevaux de chasse, dit Mounoussamy ; ilstremblent comme des gazelles.

Goulab et Mirpour gardèrent un visage impassible, et ne parurent pasremarquer le regard accusateur que leur lançait l’Indien.

- Est-ce vous, Goulab, qui avez choisi les chevaux ? dit Mounoussamy.

Goulab fit un signe négatif.

- Est-ce vous, Mirpour ?

Même signe négatif.

Klerbbs lança un coup d’oeil rapide à Gabriel.

Les yeux noirs de Mounoussamy rayonnèrent comme deux tisons quis’enflamment : il ne soupçonnait plus la trahison, il la tenaitévidente dans ses mains.

Malheureusement, il fallait songer à se défendre contre des ennemisbien plus terribles que les deux Indiens.

Un tigre énorme, vomi des gorges de Ravana, traversait la plaine, quine lui offrait aucun abri, et se dirigeait vers la vallée de Lutchmi.

Il traçait dans l’air, à chaque bon, une ellipse immense, et l’oeilfasciné du chasseur, qui embrassait à la fois vingt de ces bonds, tantils étaient rapides, croyait voir un pont de tigres à vingt arches seformer et disparaître à l’instant.

Le monstre s’arrêta tout à coup à cent pas du rideau de verdure quicachait les ennemis, et poussa un miaulement sourd, semblable au sonprolongé de l’orgue qui s’éteint dans les tons graves.

Sa peau, d’un fauve doré, rayonnait au soleil comme un manteau debrocart vénitien veiné de bandes d’ébène ; ses quatre pattes, tenduesau raccourci, se balançaient sur leurs jointures ; sa queue horizontaleondulait comme un serpent, et le rude peau de son mufle, retirée versles yeux par une contraction furieuse, laissait à découvert ses dentsd’ivoire, aiguisées comme des poignards.

Les hennissements que poussaient les chevaux ressemblaient à desplaintes articulées sortant de poitrines humaines ; leurs crinièress’agitaient comme des tresses de couleuvres vivantes ; les cavaliersluttaient avec eux pour les retenir immobiles sur le terrain ; mais ducôté des hommes la force s’épuisait, et du côté des animaux la terreur,arrivée au comble, n’écoutait plus l’ordre muet de la bride et de lamain.

La carabine de Mounoussamy s’abattit et fit feu.

Le tigre poussa un cri rauque ; il se dressa sur ses pattes dederrière, et avec ses pattes de devant il saisit son mufle et le secouavivement comme pour en arracher la balle qui venait de l’atteindre.

Puis il s’étendit à plat ventre et rampa comme un boa en frottant avecrage son mufle contre le gazon, et, se relevant encore de toute sahauteur, il se lança par bonds désespérés vers les roseaux de larivière de Lutchmi.

- Blessé ! blessé ! s’écria Mounoussamy ; et il précipita son chevaldans la direction du tigre, ses pistolets à la main.

Au même instant, deux autres tigres tombaient au vol des gorges deRavana.

Les cavaliers européens ne purent maîtriser davantage leurs chevaux ;ils furent emportés sur la route de Tinnevely avec toute la furied’élan que le délire et l’effroi donnaient aux pieds de ces animaux.

Klerbbs et Gabriel sautèrent courageusement à terre pour ne pasabandonner Mounoussamy.

Goulab et Mirpour suivirent au galop les Européens, et tous cesdéserteurs disparurent en un clin d’oeil dans les bocages de l’horizonméridional.

Gabriel et Klerbbs passèrent la rivière de Lutchmi, nageant d’une main,et tenant de l’autre au-dessus du niveau de l’eau leurs carabines etleurs pistolets.

Ils mettaient ainsi la petite rivière entre eux et les tigres, etpouvaient secourir avec leurs armes l’Indien isolé sur l’autre rive, etengagé avec ses formidables ennemis.

Emporté par son ardeur, Mounoussamy courait toujours sur le tigreblessé, et il l’atteignit à peu de distance du Gouroul ; le monstrereçut là le coup de grâce ; il expira en déchirant le gazon avec sesdents.

Mounoussamy se retourna et se vit seul.

Gabriel et Klerbbs, privés du secours indispensables que donne lecheval dans cette terrible chasse, n’avaient pris conseil que de leurcourage en se faisant piétons pour venir en aide à l’intrépide nabab ;mais en suivant la rive gauche du Lutchmi, ils rencontrèrent dans lesaccidents du terrain marécageux et entrecoupé de ravins des obstaclesinsurmontables ; en cet endroit, la rivière était profondémentencaissée et si rapide, qu’ils ne pouvaient la traverser sans s’exposerà une mort certaine ; d’ailleurs, quels secours auraient-il pu donneren se replaçant sur l’autre rive, lorsque de nouveaux et de plusterribles rugissements, multipliés par les échos, leur annonçaient queles gorges de Ravana semblaient vomir toute la population féline enBengale ?

Nos deux voyageurs, excités par une curiosité poignante, grimpèrent surun arbre qui dominait ces solitudes, et Klerbbs, arrivé le premier audernier échelon de l’observatoire végétal, dit à Gabriel, en luimontrant un horrible troupeau de monstres fauves veinés de noir :

- Eh ! mon ami, croyez-vous aux tigres, maintenant ?

- Ils passeront la rivière, dit Gabriel en plaçant sa carabine et sespistolets en affût dans les branches de l’arbre.

- Je les en défie. Là, devant nous, la rivière paraît calme ; c’est untorrent... Mais l’Indien ! l’Indien ! où est-il ?

- Sir Edward, regardez là-bas... au midi... ce sont les péons qui ontrepris leurs chevaux cachés dans le bois et qui nous abandonnent aussicomme les autres.

- Eh ! mon Dieu ! je l’avais prévu. Ils ont déchaîné les tigres contreMounoussamy, et maintenant leur métier est fait... Les lâches !

Un cri de désespoir, un cri surhumain et corrosif comme un tam-tam, uncri impossible à noter, et qui semblait sortir de la poitrine d’uncolosse de bronze animé dans un rêve, remplit ces solitudes, et leurdonna soudainement un caractère inexprimable de désolation.

L’Indien avait poussé ce cri : il venait de voir se consommer latrahison dans la fuite des péons, ses domestiques ; il se trouvait seulavec trois coups de feu dans sa main, devant une meute de tigres quitombaient des montagnes en bondissant, comme un torrent animé dontchaque vague aurait eu des yeux de flammes, des dents d’acier et unetempête de rugissements.

Klerbbs et Gabriel découvrirent alors le malheureux Indien qui sortaitd’un massif d’arbres et poussait vigoureusement son cheval vers desrochers sombres qui fermaient l’horizon comme un rempart.

- Oh ! s’écria Gabriel, il faut le secourir à tout prix !

Et il allait s’élancer au pied de l’arbre ; Klerbbs le retint d’un brasvigoureux.

- Mon ami, lui dit-il, voici la nuit ; il nous faut une heure pouratteindre Mounoussamy, en passant sur les corps de vingt tigres.Voulez-vous tenter le coup ? Dites oui, et je tombe de l’arbre avantvous.

Gabriel prit ses cheveux noirs à deux mains et ne parla plus.

La nuit, qui descend toujours si vite dans ces régions équinoxiales,arrivait avec ses horreurs.

A la deuxième teinte du crépuscule, nos deux voyageurs assistèrent auxefforts suprêmes de l’Indien.

La meute des tigres le suivait au vol ; et lui, arrivé au rempart derochers, se dressa debout sur son cheval comme pour l’escalader àl’aide de ses ongles de fer.

Retombé sur sa selle, il lança de nouveau son cheval sur le cheminescarpé qu’il avait parcouru, et, profitant d’un moment d’effroi quedeux coups de pistolet tirés sur les tigres venaient de leur donner, illes sillonna comme un vent, et atteignit sans blessure les rives dufleuve ; aussi lestes que son cheval, les plus agiles tombèrent en mêmetemps sur les roseaux de Lutchmi ; l’Indien désarmé sentit bientôt leursouffle ardent à ses pieds nus ; debout comme un écuyer du Cirque surle dos de son cheval, il lutta quelque temps encore, en meurtrissantavec le bois de fer de sa carabine les mufles béants allongés vers lui.

Le cheval ensanglanté bientôt, et déchiré sur sa croupe par des dentsfurieuses, emporta son maître du côté de l’abîme du Gouroul.

Les tigres se réunirent tous pour donner un dernier assaut.

Le cheval chancela sur ses jarrets brisés ; l’Indient vit douze gueulesenflammées s’entr’ouvrir, et du haut de sa salle qui s’écroulait souslui, il s’élança dans le Gouroul, au milieu des ténèbres de la nuit etde l’abîme.


III

Après la chasse.

Gabriel et Klerbbs avaient seulement entrevu, à la lueur des premièresétoiles, l’effroyable drame qui venait de se dénouer dans les abîmessans fond du Gouroul.

Quelque temps encore, ils entendirent une plainte lugubre etintermittente qui attestait l’agonie du cheval ou du cavalier ; lesrugissements avaient cessé, mais des râles stridents et prolongésannonçaient que la furie des bêtes s’exerçait contre un cadavre.

Enfin la rive du Lutchmi devint silencieuse : les tigres avaientregagné les gorges du Ravana.

Nos deux voyageurs descendirent de l’arbre, et ils ne perdirent pas detemps à se communiquer leurs impressions ou à prendre un parti.

Les yeux fixés vers les étoiles du midi, ils s’éloignèrent avec lenteuret précaution des rives de ce fleuve de mort.

A chaque frémissement de feuilles, ils s’arrêtaient le cou tendu,l’oreille au bruit, courbés comme des chasseurs qui craignentd’effrayer le gibier ; la main droite à la détente de la carabine, lagauche allongée sur le canon : mais, cette fois, c’était le gibier quichassait le chasseur. Puis ils se disaient par un signe de tête :

- Ce n’est rien, il faut poursuivre notre marche !

Et ils cheminaient encore à tâtons, d’un pas de funambules, larespiration supprimée, les yeux au bout des pieds, craignant toujoursde réveiller un tigre endormi, de rouler dans un lit d’hyènes, detroubler quelque puissant hyménée de panthère ou de serpent.

Quelquefois, lorsqu’une arête vive et tortueuse de broussailles,comprimée sous leurs talons, se relevait en se roulant autour de lajambe, un frisson mortel glaçait leurs veines, car ils se croyaientpiqués par le terrible cobra-cappell, qui siffle sur les grèves de laTriplicam au brûlant milieu du jour, et qui, la nuit, s’engourdit dansla mousse des collines, et se replie en trois cercles comme un braceletoublié au désert par la belle Svahâ, épouse d’Agni, le dieu du feu.

Ces angoisses dévorèrent les deux voyageurs tant que les étoilesbrillèrent au ciel. A l’aube, les objets se dessinèrent et reprirentleur forme naturelle.

Gabriel rompit le premier le silence en disant :

- Béni soit le jour ! je suis comme Ajax, fils de Télamon, je suispoltron la nuit.

- Etes-vous bien sûr, dit-il à Klerbbs, que nous avons marché dans ladirection du lac de Tinnevely ?

- Moi ? je ne suis sûr de rien ! Nous avons marché au hasard ; il mesemble qu’il y a dix nuits que nous marchons, et je ne serais pasétonner de me trouver en Chine au lever du soleil.

- Voilà pourtant bien la constellation de la Croix du Sud aveclaquelle nous nous sommes dirigés.

- La Croix du Sud, mon cher Gabriel ? Le diable me caresse si j’airemarqué une seule fois les étoiles, à moins qu’elles n’aient roulésous mes pieds ! j’avais l’oeil au tigre et au serpent.

- Tenons conseil, Klerbbs.

- Soit, tenons conseil, je vous écoute ; commencez ; la séance estouverte.

- Attendons le lever du soleil ; dès que nous connaîtrons l’Est, nousconnaîtrons les autres points cardinaux.

- Adopté ! La séance est levée.

- Asseyons-nous et causons.

- Nous pouvons même dormir un peu. Je crois que nous sommes sur lesommet d’une montagne ; on ne risque rien ici... dormons ; je suisbrisé.

- Dormir ! Etes-vous fou, Klerbbs ? Ne craignez-vous pas de vousréveiller dans le ventre d’un lion ?

- Gabriel, je suis comme vous pour les tigres, je ne crois pas auxlions, à moins qu’ils ne soient en cage ou empaillés.

- Ce pauvre Mounoussamy !

- Ah ! nous avons assez pleuré sur lui... c’est un malheurconsommé..... Les maris qui ont de trop belles femmes font toujoursmauvaise fin. C’est une leçon dont je profiterai.

- Oh ! sir Klerbbs, ne plaisantons pas sur cette horrible catastrophe.

- Gabriel, ne faites pas trop le vertueux ; on dirait que nous sommesen Europe. Nous sommes dans l’Inde, du moins je le suppose, car jecrains furieusement, au lever du soleil, de rencontrer un Chinois...Or, en faisant la part de la douleur que vous cause, ainsi qu’à moi, latriste mort de Mounoussamy, vous devez trouver, après vos larmes, unesecrète et honteuse consolation dans le veuvage de la belle Héva. Vousêtes jeune, vous êtes Français, vous avez la grâce et l’esprit de votrenation, vous êtes pauvre aussi, en votre qualité de savant ; eh bien !avec tous ces avantages vous devez l’emporter, après le deuil, sur tousvos rivaux. Voyons, parlez-moi franchement, Gabriel ; avouez que mesparoles ne sont que l’écho de votre pensée. Gabriel, vous avez déjàfait votre plan...

- Mais quelle fureur avez-vous de plaisanter ainsi ?... Moi ? j’aiencore dans la tête tous les tigres du Bengale qui me rongent lacervelle... Comment diable voulez-vous que je songe ?...

- Vous y songez, Gabriel ; je connais le coeur humain !... Cependant jen’insiste pas... j’attends demain... à moins que nous ne soyons dans unautre pays..... Parole d’honneur ! je crois que cette montagne est unbastion de la muraille de la Chine...

- Klerbbs, ouvrez les yeux... je m’aperçois que vous parlez enrêvant... levez-vous donc ; voici le jour... allons, debout !

- Vive le jour ! je fermais les yeux pour ne pas voir la nuit... Oh !quel admirable point de vue ! quel grand et magnifique paysage ! il mesemble que je suis à Richmond, au balcon de Star and garter, premièreauberge du monde !... Mais tout ce paysage indien ne vaut pas undéjeuner... je meurs de faim... je mangerais un lion !

- Eh bien ! mon cher Klerbbs, levez-vous, et doublons le pas ; nousdéjeunerons...

- Et où ?

- Parbleu ! à la maison de Mounoussamy !

- Ah ça ! vous croyez donc que la veuve continuera à tenir auberge pourles passants ?... Nous trouverons la maison vide ! La veuve ne recevrapersonne dans son désespoir... notre déjeuner est très-compromis...N’importe ! il faut continuer notre chemin... D’abord,orientons-nous... le soleil va se lever là... l’habitation de la belleveuve est donc dans cette direction, en face au midi... Oui ! voilà lenord, je crois, le Mont-des-Bergers, où nous avons fait une si bellechasse !... Il faut descendre dans la plaine et marcher droit devantnous... allons !... nous arriverons toujours quelque part.

Le soleil n’était pas levé, mais la campagne déjà s’inondait de cettelumière qui resplendit avant l’astre à l’horizon de l’aurore.

On voyait dans le lointain se glisser rapidement au carrefour des bois,ou au gouffre des vallées, d’horribles formes de monstres indiens,ivres de sang, qui se hâtaient de regagner leurs tanières, comme si lanature eût défendu de troubler par leur présence la douce sérénité dusoleil levant.

Les arbres gigantesques, disséminés sans nombre sur une plaine sanslimites, paraissaient comme des courtisans immobiles et silencieux quiattendent le lever d’un roi.

Sous quelques-uns de ces merveilleux aspects, la campagne ressemblait àune belle femme qui se pare pour recevoir son époux : elle déroulait sachevelure de rizières blondes ; elle pendait à son cou un petit fleuvesinueux comme un collier d’argent ; elle faisait saillir du milieu dedeux collines charmantes de superbes tiges d’aloès épanouis comme unbouquet de fiancé ; elle se voilait d’une prairie comme d’une robe decachemire à mille fleurs.

Quand le soleil qui se lève sans ennui, depuis six mille ans, pour sedonner à lui seul le spectacle de ce paysage inconnu et sublime, quandle radieux époux de cette nature se révéla sur la montagne Bleue, commeun oeil d’or qui s’ouvrirait tout à coup au front d’un géant, toute lacampagne sembla tressaillir sous les embrassements du ciel ; uneharmonie, formée de toutes les voix des arbres, des fleuves, descascades, des oiseaux, des torrents, des fleurs, des vallées, descollines, éclata partout, comme l’hymne premier chanté à l’aurore de lacréation.

Nos deux voyageurs oublièrent longtemps la fatigue et la faim devant cespectacle merveilleux ; mais ils rentrèrent bientôt dans les réalitésde la vie, en s’apercevant avec effroi que cette nature si belle étaitremplie d’embûches, et que son éclat ne donnait que l’aveuglement.

Rien dans tout ce qu’ils voyaient ne leur rappelait un seul des sitesparcourus la veille avec la caravane des chasseurs ; ils marchaient surune terre inconnue, et leurs yeux, qui interrogeaient des horizonsinfinis, ne rencontraient aucun arbre isolé, aucun accident de terrain,aucune forme saisissante de colline déjà salués par eux, en sortant del’habitation de Tinnevely.

Décidément, ils avaient été séparés par une chaîne de montagnes de lacôte de Madras, et leur course haletante et aveugle de la nuit lesavait entraînés sous un autre ciel et vers les rivages d’une autre mer.

Le pays qu’ils traversaient les épouvantait par moments à cause de sabeauté singulière ; rien du premier coup d’oeil n’annonçait le désert :ce n’était pas la plaine du Nil ou la forêt vierge d’Amérique, ouquelque autre de ces paysages qui se couvrent des horreurs de lasolitude, et avertissent le voyageur de ne pas s’aventurer dans cesdomaines de la désolation.

Sur cette partie de l’Inde, la terre semble cultivée avec soin, arroséeavec amour ; on s’attend à chaque pas à voir arriver les laboureurs etles bûcherons, et à surprendre derrière les massifs d’arbres un clocherde village ou une vaste métairie animée par une famille joyeuse defermiers.

L’effroi vous saisit enfin lorsque vous avez reconnu que toute cetterichesse n’appartient à personne ; que ces arbres se découpentgracieusement, ces collines s’arrondissent, ces petits fleuves coulentavec amour, ces prairies se couvrent de fleurs pour les tigres, leshyènes, les lions et les éléphants, seuls maîtres souverains de cetterégion splendide, fille aînée de la mer et du soleil.

Les fruits sauvages qui pendaient aux arbres dans ce grand verger de lanature ne donnaient qu’un soulagement passager à la faim de nos deuxvoyageurs.

L’horizon se déroulait toujours devant eux dans la même uniformitéd’étendue infinie ; six heures de course ardente ne les rapprochaientpas d’une coudée : toujours des montagnes après les collines, desplaines après les montagnes, des forêts après les plaines, des prairiesaprès les forêts, des roches nues après les prairies ; toujours unecampagne inépuisable, écartelée de verdure et d’aridité puissantestoutes deux.

Après un silence fort long, qui ressemblait à la sombre méditation dudésespoir, Klerbbs, qui marchait le premier, s’arrêta et dit à soncompagnon :

- Je vais vous effrayer en vous annonçant qu’il est trois heures :encore quatre heures, et nous voilà retombés dans les ténèbres de lanuit et les gueules de tigres.

Gabriel croisa les bras et secoua la tête mélancoliquement, les yeuxfixés sur le soleil qui descendait du zénith avec une rapiditédésespérante.

- Ah ! dit Gabriel, je me rappellerai cette chasse aux tigres !

- Parbleu ! mon cher ami, je voudrais bien être dans le cas de me larappeler ! Mais il faut commencer par arriver à quelque gîte où il noussoit permis de nous rappeler quelque chose. Quant à moi, je suis aubout de ma science topographique, et je n’ai plus le courage de faireun pas. Voyons, il faut prendre un parti. Nous sommes brisés, nousnageons dans nos sueurs ; nos vestes blanches et nos pantalons éclatenten lambeaux ; nous en avons laissé des échantillons à tous les buissonsde l’Asie ; nous ressemblons à des parias, et nous risquons d’êtretraités comme tels par le premier Indien de bonne maison qui nousrencontrera. Ce serait une insigne folie de continuer notre route dansun pays où il n’y a pas de route. Arrêtons-nous ici, passons à l’étatde naufragés, bâtissons une cabane, fondons une colonie ; le pays estbeau et fertile ; nous avons des armes et des munitions : voilà undélicieux verger de cocotiers et d’arbres à pain ; voilà de l’eauclaire comme le cristal : Romulus n’en avait pas autant, et il aréussi, c’est incontestable. Il n’y a pas au monde une plus bellevégétation, un plus beau soleil. Ici on rit de pitié quand on songe quequatre pieds carrés dans le West-Kent se vendent cent livres. Dieunous vend l’Asie pour rien. Quelle admirable spéculation de terrain !Je l’achète à ce prix, et je partage avec vous.

- Sir Edward, parlez-vous sérieusement ?

- Oh ! très-sérieusement ; d’autant plus que je crois que, cette nuit,à notre départ du théâtre des tigres, nous avons tourné le dos à lavéritable route de Tinnevely, et que nous nous écartons ainsi, depuisvingt heures, du point où nous voulons nous rendre.

- Serait-ce possible, Klerbbs ?

- Je suis sûr de mon fait maintenant ; nous sommes à trente lieues aumoins du lac de Tinnevely ; ainsi, il n’y a pas à balancer ; bâtissonssur ce terrain deux tentes, une pour vous, une pour moi, et commençonspar dormir. Je suis accablé de sommeil ; c’est le cas, cette nuit, demettre en action le Midsummer night’s dream de Shakspeare, nous nemanquerons pas de personnages pour le rôle du lion.

- Hélas ! mon ami Klerbbs, il faut donc renoncer à voir cette étoile duTinnevely, cette reine des roses du Bengale, cette divine Héva !...

- Mon ami Gabriel, quand nous serons un peuple puissant, nousenlèverons les Sabines. Pour le moment, songeons à nous établir engarçons.

Et Klerbbs, sans perdre de temps, coupa de longues branches d’érable,les dépouilla de leurs feuilles, en fit des pieux solides, et lesenfonça dans la terre, selon le procédé de Robinson.

Gabriel, voyant que son compagnon prenait son projet au sérieux, vint àson aide, et posa des pieux.

- Très-bien ! très-bien, Gabriel, avant le coucher du soleil nousaurons une maison... Vous soupirez, Gabriel ; voyons, quelle noire idéevous traverse l’esprit ?

- Ah ! mon ami, je soupire en songeant qu’en ce moment il y a d’heureuxmortels qui passent sur les trottoirs du boulevard Italien, à Paris,qui prennent des sorbets chez Tortoni, qui lisent les affiches au coindes rues, qui dînent au rocher de Cancale !... et nous ! nous !

- Nous ! nous, Gabriel ? Oh ! je ne prendrais pas leur place pour leurcéder la mienne ! Les villes m’ennuient à la mort... et puis il est sidoux de fonder une ville !

Gabriel poussa un éclat de rire qui, pour la première fois depuis Adam,fit rire les échos de l’Asie-Majeure.

Les deux voyageurs laissèrent tomber les pieux de leurs mains, etrirent avec les échos.

Cet accès de gaieté folle se fût prolongé indéfiniment entre les hommeset la nature, si les oreilles des deux amis n’eussent été frappées aumême instant par les sons clairs et distincts d’un instrument quiressemblait à une mandoline.

Klerbbs et Gabriel saisirent leurs carabines et gardèrent uneimmobilité de statues.

Les sons se rapprochaient, et ils paraissaient se mêler à un chantmélancolique et nasillard.

Bientôt, à quelques pas, se montrèrent deux Indiens, vêtus d’une longuetunique blanche, et portant devant eux, en sautoir, une espèce demandoline au manche démesuré.

C’étaient deux chanteurs ambulants, appelés dans l’Inde sarada-caren.

Les chanteurs ne firent paraître aucune émotion en apercevant lesjeunes gens ; ils s’avancèrent et leur tendirent la main pour leurdemander une aumône.

- Pour le coup, nous sommes sauvés ! s’écria Gabriel rayonnant de joie; ces gens-là connaissent le pays.

Et il leur donna une piastre.

Les chanteurs, pour reconnaître une si noble largesse, commencèrent unecomplainte sur la bataille de Rama et de Ravana.

Au second couplet, Klerbbs les arrêta par un geste brusque de la main,et leur dit, en anglais, de lui montrer la route jusqu’à la prochainehabitation. Les Indiens ne le comprirent pas.

- Savez-vous un peu d’indoustani ? dit Klerbbs à Gabriel.

- J’ai remporte trois prix d’indoustani au collége de France, j’aitraduit l’Adavapyrâm, mais dans l’Inde on ne me comprend pas.

- Et moi, s’écria Klerbbs en se frottant le front, j’ai traduit, àCambridge, le grand poëte Azz-Eddin-el-Mocadessi, et si un Indien ne meparle pas anglais, je ne le comprends pas. Si jamais je rentre àCambridge, je destitue mon professeur. Heureusement, je parle la langueuniverselle ; ils me comprendront, ceux-là.

Klerbbs plaça les deux chanteurs côte à côte, prit le bras de Gabriel,et, se plaçant derrière les Indiens, il leur fit signe de marcher viteen leur montrant le soleil à l’horizon du couchant, et contrefaisant lecri du lion.

Les Indiens sourirent et se mirent en marche.

Klerbbs et Gabriel allongèrent joyeusement le pas ; et l’Anglais, seretournant vers ses pieux délaissés, les salua de la main, en disant :

- Il est bien pénible d’abandonner ainsi une ville au berceau.

Les deux sarada-caren marchaient sans hésitation, et de ce pas résoluqui annonce la connaissance exacte du terrain.

Parfois ils se retournaient pour donner un sourire de consolation auxvoyageurs qu’ils remorquaient à travers plaines et collines.

Klerbbs répétait à chaque instant, sous diverses formes, un anathèmecontre le professeur d’indoustani de l’université de Cambridge.

Gabriel était absorbé dans une seule pensée, et il disait parintervalles ce monologue :

- Je parierais volontiers que nous sommes à quarante lieues de lamaison d’Héva.

Le soleil avait disparu derrière une longue crête de montagnes, que lesvoyageurs côtoyaient dans le vallon, et qui leur dérobait totalement lacampagne et l’horizon du midi.

Quelques signes de culture commençaient à se révéler çà et là, et l’onvoyait comme de légères aigrettes de fumée se détacher de la cimelointaine des arbres.

Bientôt Klerbbs et Gabriel virent avec joie un sentier tracé par despieds humains, et des laboureurs, nommés dans l’Inde tottakarers,descendirent d’une côte sur ce sentier, portant leurs instruments detravail sur leurs épaules.

Gabriel n’aurait pas été plus transporté de bonheur s’il eût vu ladivine Héva passer avec sa grâce de créole et son châle de crêpechinois.

- Je conçois, disait Klerbbs, qu’il y a des moments où je pourraisembrasser un laboureur indien.

Enfin, le bras d’un sarada-caren s’allongea vers un massif d’arbres,et nos voyageurs saluèrent une maison de brahmane, peinte en rouge parlignes verticales.

La nuit tombait.

Aux dernières lueurs du crépuscule, ils reconnurent que cette maisondevait être habitée par un brahmane des premières castes.

Elle n’avait point de fenêtres ; une toiture de joncs et de feuillessèches de palmiers la défendait contre la pluie et le beau temps, et unenclos de maçonnerie contre les bêtes fauves.

Devant la porte s’élevait une sorte de treille nommée pandel,couverte de paille et de branches vertes ; un peu plus loin dormait unpetit étang destiné aux ablutions de famille.

A l’angle méridional de la maison, un grossier piédestal supportait lastatue informe de Ganesha, dieu pénate du foyer domestique indien.

Le brahmane Syaly habitait cette maison ; il reçut avec une affabilitégrave nos deux jeunes voyageurs, et les conduisit d’abord devantl’image de Ganesha, qui fut honorée des profondes révérences deKlerbbs.

Gabriel ne se prosterna pas.

Syaly les introduisit ensuite dans la salle de réception, et leuroffrit du lait caillé nommé dhuy, deux flacons de jus de palmier, etde la liqueur fermentée nommée sourà.

Klerbbs et Gabriel s’assirent à l’indienne sur la natte fraîche, et ilsprirent leur repas frugal.

Le brahmane parlait assez bien le français et l’anglais ; mais il eutla politesse de n’adresser aucune question aux deux étrangers : il secontenta d’échanger avec eux quelques paroles sur des sujetsindifférents.

De leur côté, Klerbbs et Gabriel n’osèrent faire aucune interrogation.

Après souper, la conversation prit une tournure intéressante.

Le brahmane Syaly était fort instruit, et surtout il était doué d’unorgueil national digne d’un Anglais.

Il ne laissa pas échapper l’occasion de placer l’Inde au-dessus de tousles pays du globe.

Il se moqua d’Homère, qui avait inventé une mythologie dépourvued’imagination, et touchant par tous ses points à la réalité.

Il attaqua l’architecture religieuse grecque, qui rasait la terre avecle chapiteau de ses colonnes, et s’était copiée elle-même à l’infini.

Alors il cita les mille poëmes de la mythologie de l’Indoustan, dontles titres seuls sont plus longs que les oeuvres d’Homère ; puis ildéroula l’éternel chapitre des métamorphoses de Brahma, et ils’apprêtait à décrire l’architecture idéale et merveilleuse des templessouterrains d’Elephanta et d’Elora, cette architecture de rêves et devisions sublimes, lorsqu’il s’aperçut que ses deux auditeurs, vaincuspar le sommeil, dormaient profondément.

Le brahmane n’avait pas souvent l’occasion, dans sa solitude, d’exercerson érudition religieuse, et il s’était jeté avidement sur ces deuxvoyageurs comme sur une proie de controverse que la Providence luienvoyait.

Le devoir de l’hospitalité lui prescrivit pourtant de respecter leurrepos ; mais il n’en fut pas moins piqué de deux choses, du sacrilègecommis par Gabriel, qui ne s’était pas incliné devant sa statuedomestique, et de l’irrévérence avec laquelle les voyageurs avaientaccueilli son discours sur les incarnations.

Le soleil était levé depuis assez longtemps, lorsque Gabriel et Klerbbsse réveillèrent après un sommeil réparateur.

Comme ils rajustaient les délabrements de leur toilette, ilsentendirent des voix qui chuchotaient au dehors, mêlées à despiétinements de chevaux.

Ils se rapprochèrent de la persienne qui voilait la porte, et furentsaisis d’un étrange étonnement, lorsque la conversation suivante arrivaà leurs oreilles.

Une voix forte disait en anglais :

- Ce sont deux chanteurs ambulants que nous avons interrogés ce matin àl’habitation de Mounoussamy, et qui nous l’ont dit.

- Ils ne vous ont pas trompés, répondait le brahmane, je leur ai donnél’hospitalité hier au soir.

- Je vous ordonne donc de les livrer au nom du king’s-proctor deMadras, disait l’autre voix.

- Je ne refuse pas de vous les livrer, disait le brahmane ; mais ilsdorment encore, et la loi de l’hospitalité me défend de troubler leursommeil. Ces deux jeunes gens ne m’inspirent aucun intérêt : ils sontcouverts de haillons comme des ravageurs de jardins ; ils sont leurschaussures en lambeaux, et tout en eux annonce qu’ils ont fait unmauvais coup. De plus, je suis convaincu qu’ils n’ont aucune religion.

- Oh ! pour le coup, ceci est trop fort ! s’écria Gabriel dans lamaison. Et, soulevant la persienne, il s’élança sous le pandel, suivide Klerbbs.

Les deux amis trouvèrent là six cavaliers cipayes et un officieranglais.

- Je vous arrête au nom de la loi ! dit l’officier.

- Nous ? s’écrièrent à la fois Klerbbs et Gabriel.

- Et qui donc ? dit l’officier : n’êtes-vous pas les nommés Klerbbs etGabriel de Nancy, sans profession ?

- Oui... Mais pourquoi nous arrêtez-vous ?

- Voici l’ordre d’arrêt du king’s-proctor.

- Mais de quoi sommes-nous accusés ? dit Gabriel.

- Vous le saurez à Madras.

- Voilà qui est singulier, dit Klerbbs... Eh bien ! nous vous suivrons,capitaine ; allons à Madras.

L’officier fit un signe : on amena deux vieux chevaux pour Klerbbs etGabriel : les prisonniers furent placés au centre de l’escouade, etl’on partit.

Tout ce monde suivit un sentier escarpé qui coupait la crête de lamontagne auprès de laquelle était située la maison du brahmane, et,lorsqu’on fut parvenu au sommet, Klerbbs et Gabriel découvrirent àgauche dans la plaine le lac de Tinnevely.

Une exclamation de surprise échappa simultanément aux deux prisonniers.

- Un seul mot, capitaine, dit Klerbbs ; est-ce que nous ne nousarrêterons pas à cette habitation là-bas ?

- Vous vous arrêterez à Madras, dit l’officier, et pour longtemps.

- Ceci est plus fabuleux que les dix incarnations de Brahma ! ditGabriel.


IV

A Madras

Après une longue route dans la campagne, Klerbbs et Gabriel arrivèrentà Madras, et furent enfermés dans la prison du fort Saint-Georges.

La justice est toujours plus expéditive dans les colonies que dans lesmétropoles.

Les deux prisonniers ne tardèrent pas à paraître devant leurs juges ;ils s’étaient épuisés en conjectures sur la cause de leur arrestation.

Klerbbs répétait toujours qu’on les accusait sans doute d’avoir essayéde fonder une ville au désert, crime prévu peut-être dans un codeindien à eux inconnu.

- Ce sont les deux chanteurs qui nous ont dénoncés ! disait Gabriel.

Je comprendrais parfaitement cette accusation, disait Klerbbs, siMadras était encore administré par le code indou, comme la vieille Tchina-Patnam ; mais depuis l’avénement de lord Cornwallis àl’administration suprême du pays, nous n’avons à rendre compte de nosactions qu’à des juges anglais.

- Et des juges anglais, ajoutait Gabriel, ont trop de bon sens pournous condamner parce que nous avons coupé dans l’East-India quatrepieux d’érable pour passer la nuit.

- Ce serait probablement un exemple qu’ils voudraient donner auxnaturels du pays, remarquait Klerbbs avec beaucoup de sagacité.

- Préparons notre plaidoyer en conséquence, disait Gabriel.

Comme ils s’entretenaient ainsi, l’attorney général entra dans leurcachot suivi d’un secrétaire.

Le magistrat s’assit, et, s’adressant aux deux prisonniers, il leur dit:

- Klerbbs et Gabriel de Nancy, vous êtes accusés d’assassinat sur lapersonne de l’Indien Mounoussamy, sujet de la Grande-Bretagne ;avez-vous quelque chose à répondre à cela ?

Les deux amis poussèrent un cri en élevant leurs mains au-dessus deleur tête.

- Qu’avez-vous à répondre à cela ? répéta l’attorney général.

- Tout et rien, dit Klerbbs, à notre choix !

- Il y a contre vous des témoignages accablants, dit le magistrat.

- Oh ! c’est une horrible dérision ! s’écria Gabriel.

- Prenez garde, jeune homme ! dit l’homme de loi, vous prenez del’irritation, vous vous emportez ! donc...

- Oui, interrompit vivement Gabriel, les innocents qu’on accuse sonttoujours dans une position étrange ; prennent-ils la chose froidementcomme Klerbbs, on dit : - Oh ! s’ils étaient vraiment innocents, quelcri de vérité sortirait de leur poitrine ! Se livrent-ils à un justemouvement d’indignation et de colère, comme moi, ont dit : - Oh !l’innocence est calme et sa parole tranquille, car elle n’a rien àredouter. Si je suis coupable parce que je m’indigne, Klerbbs estinnocent parce qu’il ne s’indigne pas.

- Vous vous êtes distribué vos rôles, dit le magistrat ; mais l’oeilexercé de la justice ne s’y méprendra pas. Faites des aveux, etpeut-être la clémence...

- Nous ne voulons point de clémence, nous voulons la justice, ditGabriel, s’il y en a à Madras.

- La justice, dit le magistrat, est sur tous les points du globe oùflotte cette devise : Dieu et mon droit.

Et il se leva en lançant un regard sévère sur les deux prisonniers.

Dès ce moment, Klerbbs et Gabriel furent séparés ; toute communicationentre eux leur fut interdite jusqu’au jour des débats.

La vieille ville, la ville noire, la ville européenne, la villechinoise, toutes ces villes qui forment Madras s’étaient beaucoup émuesà l’annonce de ce procès ; les Indiens riches et les pauvresattendaient avec anxiété son issue pour juger la justice des Anglais,leurs maîtres, et pour savoir s’ils auraient la sage impartialité desacrifier un homme de leur nation, un homme souillé du sang d’un Indien.

A l’aurore du jour des débats, toutes les avenues du palais oùs’installa le tribunal étaient inondées d’un peuple de toutes couleurs,mosaïque humaine qui ne pave que les rues de Madras.

Les juges étaient au nombre de cinq, présidés par le criminal juge ;l’attorney général était à son banc.

On amena les prisonniers.

Ils portaient le costume dévasté de leur malheureuse chasse ; cependantles dames de la haute société blanche et cuivrée de Madras trouvèrentque ces jeunes gens étaient fort bien, et qu’ils ne ressemblaientnullement à des assassins.

Après avoir interrogé les prévenus sur leur âge, leur profession, leurpays, leur domicile, le juge criminel fit appeler les témoins.

Quatorze témoins déposèrent comme un seul : Mirpour et Goulab, et lesdouze péons de Mounoussamy.

Ils affirmèrent tous que Gabriel et Klerbbs avaient assassiné leurmaître et leur ami entre les rives de Lutchmi et les gorges de Ravana,et que, pour se dérober à leur poursuite, ils s’étaient jetés à la nageet perdus dans la vallée de Lutchmi, où les arbres sont aussi touffuset serrés que des épis dans les rizières.

Après eux, vint déposer le brahmane Syaly ; il dit que Gabriel etKlerbbs étaient arrivés dans sa maison le soir du lendemain del’assassinat ; que leurs physionomies étaient sinistres, leurs mainsensanglantées, leurs habits en lambeaux, comme ceux d’assassins quiauraient lutté longtemps avec leur victime ; et il versa des larmes surla mort de Mounoussamy, qui était, disait-il, son ami et son voisinderrière la montagne.

Enfin les deux sarada-caren déposèrent aussi.

Ils dirent qu’ils avaient vu les deux prévenus occupés à tailler despieux dans le désert pour construire une cabane, et que l’un deux leuravait donné une piastre pour acheter leur discrétion.

Alors l’attorney général se leva et parla ainsi :

« S’il est un crime évident, palpable, clair comme le soleil qui nouséclaire, c’est celui qui est soumis à ce tribunal. Vous avez entendules foudroyantes dépositions des témoins, qui sont tous dignes de foi,plutôt à cause de leur caractère plein de candeur et d’ingénuité qu’àcause de leur position sociale ; mais, comme dit Blakstone, regardezle visage du témoin et non son habit. Je vois d’un côté douze péons,honnêtes et laborieux serviteurs, qui certes ne se sont pas accordéspour déposer unanimement contre les prévenus, et qui, tout en pleurantla mort de leur maître, ne voudraient pas la venger par la mort de deuxinnocents à eux inconnus. Je vois ensuite deux riches négociants, filsde ces heureux climats, deux Indiens qui se sont retirés des affairescommerciales pour prendre un peu de ces doux loisirs que le poëte deMantoue a célébrés dans ses vers harmonieux. Goulab et Mirpour ontperdu un ami, un véritable ami, et la perte d’un ami est irréparable :c’est un trésor qu’on ne trouve qu’une fois.

« Parlerai-je des deux chanteurs ambulants, dont la déposition,insignifiante au premier abord, n’en est pas moins accablante lorsqu’onl’examine de près ? Que vous ont dit ces naïfs enfants de la nature ?Ils ont vu Klerbbs et Gabriel perdus dans les solitudes, où le remordset la crainte du châtiment les retenaient, se construisant à la hâteune informe cabane, pour y ensevelir désormais une vie qui n’appartientplus qu’à la main de l’exécuteur. Ces deux hommes, élevés dans lamollesse et les plaisirs, séparés violemment de la société par labarrière du crime, s’étaient déjà condamnés eux-mêmes à subir un exilperpétuel au milieu des bêtes fauves, dignes émules de leur forfait !

« Et maintenant, me sera-t-il permis de dire toute ma pensée ? Oui, etaucune considération humaine ne saura m’écarter de la ligne de mondevoir. Je dirai tout : je ne cacherai rien.

« Une chose, sans doute, vous a frappés, honorables juges : vous vousêtes demandé quel intérêt si grand a pu porter ces deux prévenus àcommettre un crime atroce ? car, selon la morale du savant légisteMakerson : « tout crime suppose un intérêt ; » axiome qui n’est que lecorollaire d’un autre plus connu : is fecit cui prodest. Icil’intérêt qui a porté deux hommes au crime, ce n’est ni la vengeance nila soif d’un vil métal ; c’est une passion adultère, ou, pour mieuxdire, c’est l’association de deux amours infâmes ! On a tué le maripour... Je m’arrête, honorables juges ! je craindrais moi-même desouiller l’air pur de cette enceinte, si j’achevais une parole que monsilence exprime bien mieux. C’est pour arriver à ce but odieux queGabriel et Klerbbs se construisaient un repaire dans les bois, à dixmilles du lac de Tinnevely, afin d’y cacher l’innocente victime de leurinfernale passion. Insensés ! vous espériez donc que rien dans cetasile solitaire ne troublerait vos nuits et vos jours ? Ah ! tous lestorrents qui viennent de la montagne Bleue ne peuvent laver une gouttede sang ! toutes les fleurs de ces sauvages jardins de l’Inden’auraient pu donner un adoucissement à vos remords ! vous vous seriezécriés sans cesse, comme lady Macbeth : « Il y a toujours là une odeurde sang ! tous les parfums de l’Arabie n’embaumeront jamais cette main! » (Here’s the smell of the blood still : all the perfumes of Arabiawill not sweeten this hand !)

« D’autres témoins appartenant à diverses nations européennes n’ontassisté que de loin à l’assassinat du malheureux nabab. Nous ne lesavons pas appelés dans cette enceinte. Ils disent qu’ils n’ont rien vu,et qu’ils ne peuvent rien affirmer ni en faveur ni contre les prévenus.Eh bien ! j’affirme, moi, que le silence de ces Européens, unis par delongues relations avec les prévenus, est plus accablant que letémoignage de quinze Indiens. Silent ! clamant ! « Ils se taisent,ils crient, » comme dit Cicéron dans sa première Catilinaire. Silent !clamant !

« Je ne puis passer sous silence une autre déposition terrible,quoiqu’elle soit exprimée dans un langage concis, aimé des lettrés del’Indoustan. Le savant et sage brahmane Syaly vous a dépeint en termesfrappants la dégradation physique et morale dans laquelle étaienttombés les prévenus, lorsqu’ils vinrent dans les ténèbres lui demanderl’hospitalité ! Quoi ! ces hommes, qui connaissaient parfaitement leslieux, ont évité l’habitation du lac ! Quoi ! ils ont mis une hautemontagne entre la maison de Mounoussamy et la maison du brahmane ! Ets’ils étaient innocents, pourquoi ne se sont-ils pas présentés laveille, comme les autres, chez la veuve de l’Indien !... Mais ils onterré à travers les plaines pour éviter des visages accusateurs ; et sila justice ne fût pas tombée à l’improviste sur les coupables, ilsauraient gagné Pondichéry, ils auraient traversé les mers pourensevelir leur forfait et leurs noms dans quelque asile lointain, où leglaive de notre loi n’a pas d’action sur les criminels !

« Le crime est donc prouvé jusqu’à l’évidence. Il faut montrer à noscompatriotes les Indiens que la justice est égale pour tous. Noussommes heureux de reconnaître qu’en cette occasion la justice estd’accord avec une sage politique. Je vous livre donc sans crainte,honorables juges, ces deux hommes ; votre sentence ne peut êtredouteuse. Et toi, infortuné Indien, toi qui as trouvé dans les désertsdes chrétiens plus féroces que les monstres de l’Asie, que tes mâness’apaisent, ton sang répandu sera vengé ! »

Ce plaidoyer était un mélange de mauvais goût, d’emphase, de rhétoriquebanale et de traits heureux ; mais il produisit une vive impression surle tribunal et sur l’auditoire.

Les deux prévenus gardèrent une attitude de dignité, qui futgénéralement regardée comme l’expression de l’impudence et del’endurcissement du coeur.

Le juge criminel, dont la conviction était déjà faite, prit un visagebénin, et dit aux prévenus :

- Avant d’accorder la parole à votre défenseur, je veux vous demandersi vous n’avez rien à dire dans l’intérêt de la cause.

- Rien, murmura Gabriel.

Klerbbs croisa les bras, jeta nonchalamment sa tête en arrière, et dit :

- Pour la rareté du fait, je voudrais me voir pendre demain matin... Etle jeune Anglais fit un de ces sourires auxquels les yeux ne donnentpas un rayon, un sourire de fou.

Le président, après une légère pause, reprit :

- La parole est au défenseur des accusés.

L’avocat se leva, en secouant les immenses flocons de sa perruqued’emprunt, étendit verticalement son bras vers le plafond, pour ramenerau coude les plis de la manche de sa robe, et dit :

- Honorables juges de la cour criminelle, la cause...

Gabriel se leva vivement sur son banc, et, imposant silence à l’avocat,il s’écria :

- Nous ne voulons pas être défendus. Une défense est une insulte pournous ! Assez, monsieur !... Klerbbs approuva tranquillement par unsigne de tête ces paroles de son ami.

Le juge criminel prit un ton solennel, et, s’adressant à l’avocat, quidéjà s’asseyait, il dit :

- Obéissez au tribunal ; défendez les accusés, monsieur.

L’avocat se leva de nouveau, et commença ainsi :

« Messieurs, je ne me dissimule pas la pénible tâche que la cour m’aconfiée. Je prends la parole après un magistrat dont la voix éloquentea ému nos âmes, mais je puiserai dans mon coeur la force nécessaire pourremplir dignement mon devoir d’humanité.

« Vous voyez devant vous, honorables juges, deux jeunes gens quiappartiennent aux classes élevées de la société, deux voyageurs avidesde science, et qui viennent chercher, à la sueur de leur front et aupéril de leur vie, un peu de cette gloire que recueillaient les Colombet les Vasco de Gama : l’étude est leur seule passion, la gloire leurseule récompense. L’un est envoyé par la Société royale de Londres pourdécouvrir l’Histoire des Malabars, écrite avant Aureng-Zeb, ce tyranqui fit décapiter son frère : l’autre remplit une mission non moinsimportante : il voyage dans l’Inde pour compléter la collectionornithologique du Musée de Paris, ce pandemonium de tous les êtres dela création.

« Je demande à la cour qu’il me soit permis de lire la moitié d’unelettre que M. de Lacépède...

- Avocat, les lettres de M. de Lacépède ne sont pas en cause. Venez aufait.

« Honorables juges, poursuivit l’avocat, le respectable attorneygénéral est tombé dans une grave contradiction. Il a dit, dans unpassage de son éloquent discours, que les deux prévenus avaient vouluconstruire dans le désert, avec une intention criminelle, et il aétabli sur cette conjecture la base fondamentale de l’accusation. Ehbien ! honorables juges, le respectable attorney a dit, en finissant,que l’intention de Klerbbs et de Gabriel était de fuir le désert pours’embarquer à Pondichéry. Je vous le demande, honorables juges, commentconcilier ces deux choses ? Quoi ! Gabriel et Klerbbs veulent fonder unétablissement dans le Tinnevely, et ils courent chercher un vaisseausur la côte de Coromandel ! Au nom de Dieu ! que l’accusation soitplausible ! L’affaire est grave, très-grave ; il s’agit de la vie dedeux innocents. » (Murmures dans l’auditoire.)

Le président, d’une voix perçante :

- Au moindre signe d’approbation ou d’improbation, je fais évacuer lasalle.

L’avocat, élevant la voix au diapason de la menace du président :

- oh ! non ! non ! vous ne les condamnerez pas, parce que la scienceréclame leurs services, et que l’Europe a les yeux sur eux ! Vous neles condamnerez pas, parce que les témoignages qui se sont élevéscontre mes clients sont vagues, et semblent tous dictés comme une leçond’écoliers à des.....

L’attorney se leva furieux et s’écria :

- Les témoins sont placés sous ma protection, ils ont parlé selon leurconscience, et je ne souffrirai pas qu’il soit porté atteinte à leurhonneur !

- Vous ne les condamnerez pas, parce que vous n’avez entendu aucuntémoignage à décharge.

- Produisez-en ! produisez-en ! reprit l’attorney.

- Que j’en produise ? Eh ! mon Dieu ! envoyez une assignation auxtigres des gorges de Ravana !

- Bravo ! s’écria Gabriel.

- Il a fini par trouver cela, dit Klerbbs ; c’est très-beau !

Le président frappa sur la table et dit :

- La cause est suffisamment instruite. Les prévenus ont-ils quelquechose à ajouter à la défense de leurs avocats ?

- Oui, dit Klerbbs, une chose bien simple, une seule : nous sommesinnocents.

- Voilà tout ? demanda le juge.

- Oui ! Il nous semble que c’est suffisant.

- La séance est suspendue, dit le juge.

Klerbbs se pencha à l’oreille de Gabriel et lui dit :

« - Oh ! je suis bien tranquille. Je connais les juges anglais descolonies ; ils jouent très-bien leur jeu. Ce procès qu’ils nous font est une concession aux naturels du pays.Voilà leur politique. Nous sommes absous. »

La législation qui régit la métropole ne s’introduisit que fort tarddans les colonies.

A cette époque, Madras ne connaissait pas le jury.

Des magistrats spéciaux jugeaient les crimes, et d’une façon fortexpéditive toujours.

La délibération ne dura pas un quart d’heure.

Le président débita un long préambule, qui n’était que la répétition dudiscours de l’attorney, et à la fin il prononça une sentence de mort.

Klerbbs et Gabriel s’inclinèrent comme pour remercier.

Le président se leva et dit :

- Klerbbs et Gabriel, la loi vous donne vingt-quatre heures pour vouspréparer à la mort... Qu’on emmène les condamnés.

Quatre soldats cipayes escortèrent Klerbbs et Gabriel à la prisonvoisine.

Un pasteur de la communion d’Augsbourg et un missionnaire de lapropagande attendaient les deux condamnés sur le seuil de leurscachots, et ils y entrèrent avec eux.

La ville indienne célébrait dans ce jour le Raous-Jatreh, la fête desamours de Kistna, bacchanales du Coromandel.

Un heureux hasard faisait concourir la mort de deux chrétiens avec lesréjouissances publiques ; aussi la foule épuisait ses démonstrationsd’allégresse et dansait au son du bin et du sitar sur la place duGouvernement, où les potences et le bourreau étaient attendus.


V

La justice humaine.

La nuit qui suivit le jugement rendu contre Klerbbs et Gabriel ne vitpas un seul homme endormi dans Madras, depuis le pont des Arméniensjusqu’à l’édifice neuf, nommé le Panthéon.

Il y a aussi un Panthéon à Madras !

Depuis que les hommes s’efforcent de supprimer Dieu, ils bâtissent desPanthéons partout.

L’exécution devait avoir lieu le lendemain, à l’heure où le béraidjeattelle les boeufs au tandijel de voyage, où le batteur de riz descendà la plaine de Tchoultry pour gagner le pain de son jour.

Dans ce torrent animé de visages de démons qui se ruaient vers la placedes potences, on n’apercevait aucune trace de lassitude, quoique lesorgies infernales de la nuit dernière eussent été dignes du dieu Kistna: chez nous, peuple à face blême, la chair souffrante révèle àl’extérieur l’épuisement des forces ; mais ces carnations de bronze queboucane le soleil indien ne trahissent aucun secret : on croirait voirdes liasses de damnés, dont les corps se sont colorés aux flammes del’enfer, et qui, revenus sur la terre, n’ont repris à l’homme que sespassions, en lui laissant sa faiblesse.

A chaque centre de ces tourbillons d’êtres surnaturels, quis’élançaient à la cime de leurs bambous et pirouettaient avec eux ensifflant comme des boas, on aurait pu voir, se multipliant partout,deux Indiens gigantesques, dont les yeux semblaient lancer des gerbesde feu du Bengale, et dont la voix tartaréenne excitait ce monde endélire, ivre du feu de la débauche et des liqueurs.

Ces deux êtres surhumains savaient les paroles qui crispent les piedsde l’Indien et le font bondir comme un tigre de la tannière au vallon.

L’un était ce Goulab, qu’on aurait pris pour Wichnou incarné, uneonzième fois, en éléphant ; l’autre, ce Mirpour, qui avait sur soncorps la souple ondulation de la panthère, et sur sa face lescontractions rudes et nerveuses du lion.

Un intérêt mystérieux avait mêlé ces deux monstres humains auxsaturnales de cette nuit ; il étaient sortis dans un costume indigentde leur superbe habitation de la rivière Triplicam, sur la routed’Elora, et ils avaient entraîné tout le peuple de la ville noire àtravers les rues et les places de Madras, poussant avec lui deformidables cris de réjouissance en l’honneur des juges qui vengeaientsur deux Européens la mort du nabab de Tinnevely.

Le soleil vint éclairer la fête de ces démons, qui remplissaient, commeles flots orageux d’un lac de bronze en fusion, la vaste place où lebourreau attendait les condamnés.

A quelques pas des potences, Goulab et Mirpour dominaient les têtesindiennes, et attachaient les yeux sur le carrefour lointain, où lefunèbre cortége, sorti de la prison, devait se montrer à chaque instant.

Les heures pourtant s’écoulaient, et les criminels ne paraissaient pas.

Le bourreau, debout sur une haute estrade, donnait des signesd’impatience, et promenait ses regards de l’horloge publique au soleil.

Parfois apparaissaient deux cavaliers de la milice, à l’extrémité de laplace, et les Indiens trompés saluaient cette avant-garde par uneexplosion déchirante de râles aigus, semblables à une symphonie detigres.

Puis le silence retombait sur cette multitude, et la soif du sang quila dévorait ne se manifestait plus que par des ondulations de têtesd’airain qui semblaient excitées par le vent du golfe de Coromandel.

Enfin, un roulement de tambours annonça l’arrivée de la milice, et lescanons de la batterie du fort s’allongèrent sur les créneaux.

Un cavalier, lancé au galop, passa entre les deux haies des miliciensindous et remit un pli au bourreau de Madras.

Celui-ci lut avec lenteur l’ordre qui lui était envoyé et fit unsourire stupide et féroce, un sourire qui ne se forme que sur deslèvres de bourreau.

Puis il souleva une liasse de cordes, la posa nonchalamment sur lesépaules d’un de ses valets, et descendit de son estrade.

Il donna un regard mélancolique d’adieu à ses potences, comme s’il eûtété désespéré de voir que de si beaux instruments, si fièrement poséspar sa main, allaient rentrer sous le hangard sans avoir fonctionné,comme deux indolents laboureurs qui s’en reviendraient du sillon, enlaissant les épis debout.

Goulab fit un bond de sa place au pied des potences et interrogea lebourreau ; celui-ci ne répondit qu’en montrant la lettre et haussantles épaules de l’air d’un homme qui accusait d’injustice lesdispensateurs du pardon.

Des murmures stridents s’élevèrent aussitôt dans la populace.

On enlevait une proie à cette armée de tigres !

Cette injustice, exercée effrontément contre un pauvre peuple affamé dechair humaine et chassé de la table du festin, allait amener uneinsurrection ; mais il ne fallut qu’un mouvement de soldats et unelueur de mèche dans la batterie du fort pour mettre en déroute ceshideux convives avant le premier cri de révolte.

Goulab et Mirpour se perdirent dans les tourbillons de la foule ; uneterreur de mort les glaça tous deux ; des pressentiments sinistres leséclairèrent confusément sur la scène mystérieuse dont ils venaientd’être témoins.

Ces deux hommes fauves, que la fortune avait élevés de la tanière aupalais, et de la nudité sauvage au luxe du nabab, s’estimèrent heureuxde se retrouver dans leur costume primitif, avec cette différencepourtant que leurs larges ceintures recélaient une somme énorme enquadruples espagnoles : n’osant plus rentrer à leur habitation, de peurd’y rencontrer quelque révélation accablante, ils s’enfoncèrent dans ledésert qui mène aux solitudes sacrées des temples d’Elora, résolus d’yattendre les événements à la faveur d’un espionnage qu’il leur seraitaisé d’établir et de trouver parmi les frères Indiens, fanatiquessectateurs de Siva.

A l’aube de ce jour, un riche Indien, surnommé Talaïperi ou grandprévôt, et frère de Mounoussamy, s’était présenté chez l’attorneygénéral pour une communication qui ne souffrait aucun retard.

Le magistrat fut réveillé en sursaut par les cris de désespoir quepoussa l’Indien, lorsque les domestiques refusèrent de l’introduiresous prétexte que l’audience ne commençait qu’à midi.

L’attorney sonna, et, apprenant que le solliciteur était sonprédécesseur avant la colonisation anglaise, il lui fit ouvrir saporte, et, dans le plus simple des négligés, il voulut bien luiaccorder, hors l’heure, une audience extraordinaire.

Talaïperi, revêtu d’un costume européen des plus élégants, se précipitadans la chambre de l’attorney avec un visage dont la pâleur semblaitpercer sous sa couche de bronze.

- Justice ! justice ! s’écria l’Indien ! honorable attorney ! justice !

- Vous la trouverez toujours ici, dit le magistrat.

- On va exécuter Klerbbs et Gabriel ?... demanda Talaïperi avec uneinquiétude fiévreuse.

- Dans quelques heures.

- Ils sont innocents ! innocents !

- Ils sont condamnés !

- Ils ne sont pas morts, honorable attorney ; ils ne sont pas morts !

- Ils sont morts aux yeux de la justice...

- Alors ils vivront, s’écria l’Indien... J’ai exercé quinze ans, dansla ville noire, les fonctions de grand prévôt, et mon nom a toujoursété salué comme juste. Je suis le frère de Mounoussamy, et, lorsque jeviens vous arracher deux têtes innocentes, deux jeunes gens accusés dumeurtre de mon frère, je mérite d’être écouté.

- Monsieur, dit l’attorney, vous perdez votre temps ; Klerbbs etGabriel sont innocents, dites-vous ?... Avez-vous entendu mon plaidoyerd’hier ?

- Non, your worship.

- Ah ! si vous l’aviez entendu, vous ne viendriez pas me faire un drameà la pointe du jour... Tenez, je vous prie de jeter un coup d’oeil surce journal, c’est l’Evening-Chronicle de Madras ; vous y lirez mondiscours.

- Mais, honorable attorney, si, malgré votre discours, mon frèreMounoussamy venait en personne vous dire que Gabriel et Klerbbs nel’ont point assassiné !...

Le magistrat recula de trois pas, et laissa tomber le journal.

- Mounoussamy, votre frère, n’a pas été assassiné ? s’écria l’attorneydu ton de l’homme qui redoute plus une blessure à travers sonamour-propre, qu’il ne souhaite la résurrection d’une victime pourlaquelle il a plaidé.

- Ah ! malheureusement, your worship, mon cher frère est mort... Maisvoici une lettre qui décharge complétement Klerbbs et Gabriel, et faitretomber sur d’autres la responsabilité du crime.

- Et qui a écrit cette lettre ?

- Mon frère Mounoussamy.

- Celui qui est mort ?

- Oui, honorable attorney.

- Etes-vous fou, notre ancien grand prévôt ?

- Voici la lettre. Ayez la bonté de la lire, honorable attorney. Hier,en mettant de l’ordre dans les papiers de mon frère, j’ai trouvé cettelettre exposée, bien en relief, pour être découverte à la premièreperquisition. Elle est à votre adresse comme à la mienne. Le tempspresse, lisez cette lettre, au nom de Dieu !

Le magistrat haussa les épaules et lut la lettre de Mounoussamy.

Cette lettre était datée de la veille du jour qui vit disparaîtrel’Indien dans les ténèbres mystérieuses de la rivière de Lutchmi ; elleétait ainsi conçue :

« Mon bien-aimé frère,

« Nous partons demain matin pour chasser le tigre, entre le mont desBergers et les gorges de Ravana. Depuis un an, je vis avec deux hommesqui veulent me perdre, et qui jouent avec moi un jeu plein de ruses etd’embûches : j’attends un hasard heureux qui les dévoile, et je lesécrase sous mes pieds comme deux serpents. Je ne connaismalheureusement qu’une partie des mille piéges dont ils m’entourentdans ma propre maison, mais je veux enfin leur fournir l’occasion de sedéclarer nettement mes ennemis. Ils parlent depuis trois mois d’unechasse au tigre avec tant d’obstination, qu’ils me font présumer queleur plan d’attaque ouverte est attaché au jour de cette chasse. Jeveux donc en finir avec eux. La chasse aura lieu demain. Il y a dansnotre caravane beaucoup de poltrons ; ceux-là ne m’inquiètent guère ;je n’en attends ni hostilité, ni secours. Je compte d’abord sur moi,et, après moi, sur deux jeunes voyageurs, un Anglais et un Français quipour l’honneur de leur nation, ne se feront jamais les complices de mesdeux scélérats. Quand aux péons, ce sont des esclaves indiens ; le feud’une amorce les mettra sur les ailes du vent.

« Mes brigands se nomment Goulab et Mirpour. L’un est épris de mafemme, l’autre a commis un vieux crime à Calcutta, de complicité avecson ami, et ils continuent mutuellement à se servir pour exploiterd’autres horreurs. Si, demain, je succombais dans cette chasse, il nefaut pas que la justice s’égare ; les assassins ne seront pas impunis ;je les dénonce d’avance sous les noms de Goulab et Mirpour. Adieu, moncher frère ; je désire, en écrivant cette lettre, que vous ne la lisiezpas.

                       « MOUNOUSSAMY.
                       « Al’habitation du lac. »

Lecture faite, l’attorney retourna la lettre en tous les sens, et,ramassant l’Evening-Chronicle, il relut son discours, confronta lesdeux pièces, et, après avoir balbutié quelques monosyllabesentrecoupées de pauses, il s’éleva jusqu’à la phrase complète :

- Mon grand prévôt, dit-il, êtes-vous bien sûr que cette lettre soit devotre frère ? Reconnaissez-vous sa main ?

- Si je la reconnais ! Tenez, honorable attorney, voici cent lettres demon frère dans ce portefeuille. Appelez vingt négociants de Madras,montrez-leur l’adresse de cette lettre, et vous verrez si, du premiercoup, ils ne nomment pas Mounoussamy.

- Ah ! c’est qu’il faut agir avec précaution dans ces sortes de cas !Je connais mon devoir... la chose jugée !... Ah !... Je vais mandersur-le-champ les banquiers et les négociants du voisinage...

- Mais avant tout, honorable attorney, faites suspendre l’exécution...

- Oh ! il n’y a rien à craindre !... Nous avons encore plusieursheures...

Il sonna ; deux domestiques parurent, et il leur donna ses ordres.

En attendant les banquiers et les négociants, l’attorney relut encoreson discours, et, frappant le journal du revers de sa main, il disait :

- C’est pourtant bien clair et de tout point victorieux, ce que j’aidit là... mes arguments sont indestructibles !... mes remarquessubsistent !...

- Oui, disait le frère ; mais la lettre....

- Oh ! la lettre ! la lettre !... ne précipitons rien... Il y avaithier cinq juges, et moi... six magistrats unanimes d’opinion !... nousne sommes pas six aveugles !... Vous n’avez pas assisté aux débats,vous... mille personnes distinguées y assistaient... il n’y a eu qu’unevoix.

- Et les accusés ont-ils avoué leur crime ?

- Non, certes, ils ne l’ont pas avoué... La belle raison !... envoyez-vous beaucoup des criminels de cette espèce ?... Ils se fontpendre avant d’avouer... c’est le coeur humain.

Les chefs des principales maisons de commerce de Madras arrivèrentbientôt en toute hâte, obéissant à l’ordre qui leur avait été envoyé àdomicile. Tous, sans hésiter, reconnurent la main de Mounoussamy.

- Appelez ici toute l’Inde commerçante, dit l’ex-grand prévôt, et vousentendrez la même chose, honorable attorney !

- C’est possible !... c’est possible ! dit le magistrat... Mais il peutse faire encore que Mounoussamy se soit trompé sur le compte de Goulabet Mirpour... C’était un mari jaloux, qui peut-être...

- Eh bien ! honorable attorney, appelez ici Goulab et Mirpour...Appelez la veuve de Mounoussamy, vous serez toujours obligé de convenirqu’en tout état de choses il ne faut pas exécuter aujourd’hui Gabrielet Klerbbs, et qu’une nouvelle procédure doit commencer. La lettre deMounoussamy, lue hier à l’audience, aurait sans doute été de quelquepoids dans la balance de la justice... c’est incontestable !

- Non ! non ! cette lettre n’aurait pas détruit l’effet de mondiscours... Oh ! il y a un passage tiré de Macbeth : Tous les parfumsde l’Arabie... si vous aviez vu l’auditoire ! quelle pâleur sur lesvisages !... Non ! non ! la lettre de Mounoussamy... Cependant il nefaut rien précipiter : je vais envoyer mes ordres au domicile de Goulabet de Mirpour... je veux voir aussi la veuve du nabab, votre frère...Il n’y a pas de concession que je ne fasse pour vous satisfaire dansvos justes susceptibilités... Mais croyez-le bien, Gabriel et Klerbbssont coupables.

- Honorable attorney ! s’écria Talaïperi avec une émotionextraordinaire, ils sont innocents ! Je garantis leur innocence sur matête ! Prenez-moi pour otage, enfermez-moi dans le fort, et, si ceshommes sont coupables, faites-moi pendre avec eux !

Talaïperi avait un accent si persuasif en disant ces paroles, quel’attorney fut ému lui-même, et qu’il déposa l’Evening-Chronicle surson bureau.

Le magistrat fit ensuite deux ou trois fois le tour de son cabinet,sans dire un mot et les yeux fixés sur le parquet, puis il prit unefeuille de papier, la doubla lentement, égalisa les feuillets avec lesongles du pouce et de l’index, et, après avoir essayé plusieurs fois saplume, il écrivit trois lignes dont il avait l’air de méditer chaquemot.

Un baillif fut introduit : le magistrat lui remit un billet pour legouverneur.

Deux sheriffs officers reçurent aussi de secrètes instructions !

- Monsieur Talaïperi, dit l’attorney, des ordres vont être transmispour faire suspendre l’exécution à demain... Je vois clair dansl’affaire maintenant... il y a d’autres coupables... quatre au lieu dedeux !... J’en tiens deux, je vais saisir les autres dans l’instant.Vous pouvez vous retirer : la justice vous remercie de votre zèle. Jevous recommande la plus grande discrétion. Il ne faut pas donnerl’éveil aux deux complices de Klerbbs et Gabriel.

Et il fit un signe de tête et de main pour congédier Talaïperi.

- Honorable attorney, dit celui-ci en sortant du cabinet, je ne quittepas votre maison, je reste dans le vestibule, toujours à vos ordres...mais souvenez-vous bien que Gabriel et Klerbbs sont innocents.

L’attorney dit un signe d’impatience et tourna brusquement le dos àl’Indien.

Une demi-heure après, l’exécuteur des hautes oeuvres descendait de sonestrade, et rentrait en ville, sans avoir travaillé, ainsi que nousl’avons vu.

L’habitation de Goulab et de Mirpour fut bientôt cernée par uneescouade de soldats, ayant en tête quatre sherrifs officers.

Les deux Indiens avaient flairé le danger comme des bêtes fauves plussubtiles que les attorneys ; mais on trouva trois péons, de ceux quiavaient déposé dans le procès.

Ils furent conduits chez l’attorney général, qui était en conférenceavec le juge criminel et le gouverneur, lord Cornwallis.

Là, les trois péons, intimidés par les menaces des magistrats et parl’imposante figure du chef suprême de la colonie, firent des aveuxdécisifs ; ils dirent que leurs autres compagnons s’étaient embarqués,le matin même, sur un kattamaram qui faisait voile pour Pondichéry,et qu’ils avaient reçu des largesses de Goulab. Ils racontèrent lesévénements de la chasse aux tigres tels qu’ils s’étaient passés, etdéposèrent contre leurs propres dépositions ; ils s’avouèrentcoupables, en s’efforçant d’atténuer leur crime, et le rejetant surGoulab et Mirpour, qui les avaient séduits avec de l’or et despromesses brillantes.

L’attorney général leur adressa plusieurs questions tendant à établirla complicité de Gabriel et Klerbbs ; mais les péons ne connaissaient,dirent-ils, ces deux jeunes Européens que par le courage qu’ils avaientmontré sur les rives du Lutchmi, lorsqu’ils s’élancèrent, seuls, ausecours de Mounoussamy, dans le plus terrible des moments.

- Mais, dit l’attorney, c’est sans doute alors que Gabriel et Klerbbsauraient pu assassiner le nabab, puisqu’ils restaient seuls avec lui ?

- Eh ! ils n’étaient pas seuls ! dirent les péons ; il y avait entrel’Indien et les deux Européens quarante tigres assez forts pour dévorer Tchina-Patnam !

- Avez-vous vu aujourd’hui Goulab et Mirpour ? demande le juge criminel.

- Nous les avons suivis toute la nuit, dans les rues de la ville, et,ce matin, sur la place du Gouvernement. Ils ont disparu lorsque lebourreau s’est retiré ; nous croyions les retrouver à leur habitation,mais ils n’y étaient pas.

- Il est clair comme le jour, dit l’attorney, que ces deux Indiens sontcoupables ; mais l’innocence des deux autres n’est pas établie... J’aidit hier, dans mon discours...

Lord Cornwallis interrompit le magistrat par un léger mouvement de lamain, et lui dit, après avoir fait retirer les péons sous bonne escorte:

- Mon cher attorney, votre zèle est louable, et je l’honore ; maisl’oeil le plus clairvoyant peut s’égarer une fois. Ecoutez-moi : j’aireçu ce matin la visite de la veuve de Mounoussamy ; j’ai vu les deuxprisonniers ; j’ai vu le vieux missionnaire catholique qui a passé lanuit auprès de Gabriel ; j’ai vu Talaïperi, l’ex-grand prévôt, quijouit à Madras de l’estime générale ; je connais, de plus, les moeurs deGoulab et de Mirpour, sur lesquels j’exerce depuis longtemps unesurveillance particulière. Eh bien ! d’après tout ce que j’ai appris,tout ce qui m’a été confié, tout ce que j’ai vu, tout ce que je sais,je n’hésite pas à déclarer que Gabriel et Klerbbs sont innocents, etque cependant hier un tribunal a pu les croire coupables. Les annalesde la justice offrent cent exemples de ce genre. Il faut se résigner àla légère contrariété de reconnaître l’erreur.

Le juge criminel approuva par un geste non équivoque les paroles dunoble lord.

L’attorney fit un mouvement de bras et de tête qui signifiait tout cequ’on voulait, mais on aurait pu voir, un instant après, à lacontraction de son nez vulturnien, qu’une violente colère avait étérefoulée au fond de son coeur, par la suprême parole de lord Cornwallis,ce roi du Coromandel.

Une bonne heure après cet entretien, Talaïperi, muni d’un ordre du jugecriminel, également revêtu de la signature du gouvernement, se rendit àla prison, où déjà deux sherrifs officers avaient signifié au geôlierla sentence d’élargissement.

Klerbbs et Gabriel, rendus à la liberté, furent conduits par Talaïperichez le gouverneur, qui leur adressa de nobles paroles.

- Croyez bien, messieurs, leur dit-il à la fin de leur entretien, queje suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous faireoublier vos cruelles angoisses de ces derniers jours. Venez souvent àmes soirées de réception, je veux vous serrer la main affectueusementdevant la haute société de Madras ; et souvenez-vous que je seraiheureux de vous rendre un service de quelque nature qu’il soit,aujourd’hui ou dans l’avenir.

Les deux jeunes gens, émus jusqu’aux larmes, se confondirent en actionsde grâces, et sortirent du palais avec Talaïperi.

Un palanquin élégant, un tandigel, traîné par deux boeufs blancs, dela race de ceux qui franchissent en quinze heures les trente-troislieues de Madras à Pondichéry, stationnait sur la place avec les deux boués ses conducteurs. Talaïperi montra le palanquin aux deuxEuropéens, en les invitant à y prendre leur place.

- Où nous conduisez-vous, notre noble ami ? demanda Klerbbs.

- A notre habitation de Tinnevely, répondit l’Indien.

- C’est passer de l’enfer au paradis, dit Gabriel.

-Vous vous trompez, dit l’Anglais à l’oreille de Gabriel ; je crois quevous ne ferez que changer d’enfer.

Gabriel soupira profondément et ne répondit que par un silenceexpressif.

Comme le palanquin traversait le pont des Arméniens, Talaïperi montral’habitation de Goulab aux deux amis ; elle était toujours cernée pardes soldats, et, malgré l’éloignement, on pouvait distinguer, par leslarges croisées ouvertes, des groupes d’officiers de police quicontinuaient leurs perquisitions.

- Oh ! dit Talaïperi en allongeant le bras hors du palanquin, cherchez,cherchez l’éléphant, vous ne le trouverez pas ; il faut d’autres yeuxpour le voir et d’autres mains pour le saisir !

Gabriel et Klerbbs, bercés par le palanquin, et vaincus par le sommeil,après plusieurs nuits d’insomnie brûlante, s’étaient endormisprofondément.


VI

L’habitation du lac.

Dans cette vie, il ne faudrait jamais revoir ce qu’on a vu avec plaisirune première fois.

Le retour est fatal.

L’homme le plus heureux serait celui qui marcherait toujours devantlui, à travers les neuf mille lieues qui cerclent notre petit globe, endisant des adieux éternels à tous les bonheurs de surprise qu’ilrencontrerait.

Rentré à l’habitation du lac, Gabriel n’y avait rien trouvé de ce qu’ilattendait.

Héva était absente ; elle passait dans une modeste maison de Madras lespremiers mois de son veuvage, et ne recevait d’autre visite que cellede son beau-frère Talaïperi.

L’opulence qui éclatait dans la maison de campagne de Mounoussamy avaitdisparu avec le maître.

Plus de grands festins, plus de convives, plus d’amour, plus de gaieté.

Un silence de mort régnait aux appartements inférieurs ; les oiseauxpassaient entre les lames de persiennes ; des guirlandes de fleursdesséchées tombaient des kiosques comme des chevelures de désolation ;les gerbes d’eau ne dépassaient plus le marbre des bassins.

L’Eden avait perdu son Eve.

Gabriel et Klerbbs, grâce aux bontés de Talaïperi, auraient pu secroire les maîtres de cette maison.

Le sage Indien voulait, par la plus large hospitalité, leur faireoublier des nuits et des jours bien cruels, et honorer, en même temps,le courage qu’ils avaient montré sur les rives du Lutchmi, quand ils seprécipitèrent héroïquement au secours de son frère.

Le nombre des domestiques attachés au service de l’habitation n’avaitpas été diminué ; mais presque tout le personnel en était changé :quelques Indiens, d’une fidélité éprouvée, avaient échappé seuls àcette épuration.

Des serviteurs anglais remplaçaient les péons douteux ou traîtres.L’intelligence qui avait présidé à l’établissement de cette domesticiténouvelle témoignait assez de l’intérêt qu’Héva portait encore à cettemaison, et Gabriel en concluait que la belle veuve quitterait lesennuis de Madras lorsque les convenances le permettraient.

Les deux amis, servis par une vingtaine de domestiques, menaient unevie assez monotone, la seule qui ressemble au bonheur.

Klerbbs songea sérieusement à remplir le but de sa missionscientifique, et il consentit à visiter, assis dans un fauteuil, lavaste bibliothèque de Mounoussamy, pour y découvrir l’Histoire desMalabars.

Gabriel allait à la chasse au touraco, dans la vaste forêt quis’étendait de la terrasse de la maison à la montagne.

Souvent le jeune savant, aventuré sur les hauteurs de Tinnevely, jetaitun regard mélancolique sur la double haie de grands arbres quiombragent la route de Madras, et dans chaque plainte du vent il croyaitreconnaître le bruit sourd des roues du tandigel qui devait ramenerHéva sous les douces et flottantes arcades de ses néfliers du Japon, etdevant les volières aux treillis d’argent, où mille oiseaux dorésappelaient leur jeune maîtresse au lever du soleil et au tomber du jour.

Un matin, Klerbbs descendit de son appartement en habit de voyage, etfit ses adieux à Gabriel.

Il partait, disait-il, pour visiter la province de Carnatic et passerquelques jours à Tranquebar.

D’après de nouveaux renseignements, il comptait découvrir dans cetteexcursion le manuscrit de l’Histoire des Malabars.

Gabriel ne pouvait accompagner son ami : son destin était lié désormaisà cette habitation solitaire, que la présence d’une femme devaitpeupler bientôt de toutes ses grâces, de tous ses enchantements.

- Mon voyage ne sera pas long, dit Klerbbs en serrant les mains deGabriel, et, pour l’abréger encore, je ne me donnerai aucune peine pourtrouver ce que je cherche.

Malheur à qui cherche ! il ne trouve jamais. Je me laisserai découvrirpar l’Histoire des Malabars. Adieu, et ne chasse jamais aux tigres.

- Adieu, Klerbbs, dit Gabriel ; reviens-moi bientôt, et écris-moi. Aton retour, tu me trouveras peut-être fiancé.

- Mon cher ami, dit Klerbbs en montant à cheval, je crains que la belleveuve ne se soit brûlée incognito sur le tombeau de son mari selonl’usage indien.

Les mains des deux amis s’agitèrent quelque temps encore pour échangerde loin des saluts, et Klerbbs disparut au galop dans des massifsd’ébéniers.

Gabriel recommença une vie d’isolement qui ne pouvait lui donner aucunedistraction salutaire.

Chaque jour il se préparait à voir lever à l’horizon de Madras l’étoiled’amour attendue, et chaque soir, lorsque les ténèbres couraient avecles bois autour du lac, comme un rempart d’ébène, et que lessolennelles harmonies des nuits indiennes s’élevaient dans demystérieux lointains, il sentait que l’espoir conçu à l’aurore, sousdes nuages de rose, s’échappait avec le dernier reflet du crépuscule,éteint à l’horizon de la mer.

 Le jeune homme comprenait qu’il y avait autour de lui uneatmosphère de doux poisons et devant lui un avenir assombri de toutesses incertitudes ; mais il n’avait pas la force de fuir.

Il était opprimé par un souvenir d’amour contre lequel il n’y avaitplus de résistance secourable.

Voir une jeune et belle femme dans quelque bourgeoise et froiderésidence d’une ville d’Europe, dans une étroite cage de maison, laquitter par un escalier gluant ; penser à elle sur le pavé pluvieuxd’une rue bruyante, et l’oublier le lendemain, c’est là ce qu’il estaisé de faire, et ce que tous les hommes ont fait.

Mais il renaît de lui-même, comme le foie de Prométhée, l’amour quiéclata dans un festin, un soir, sous des étoiles sereines, dans leravissement d’un paysage inconnu, au milieu des parfums qui montent dela terre au ciel, au milieu des fleurs qui jouent dans les cheveux dela femme, au milieu d’une fête qui vous enlève à la réalité de cemonde, et vous fait toucher votre plus beau rêve.

Un pareil souvenir ne s’évapore plus.

Toujours, dans les ennuis qui sonnent avec les heures, on revoit cefestin, ces étoiles, ces fleurs, cette fête, tout ce cortége étincelantqui s’unit à la femme aimée, et fait corps avec elle, et l’élève sihaut dans le délire de la passion, que toute autre femme semble n’êtreplus que l’ombre dérisoire de cette reine, qui porte avec elle toutesles joies du ciel et de la terre.

Gabriel, seul maître de cette maison, retrouvait à chaque pas devantlui la femme absente et adorée.

Il y avait partout de délicieuses négligences, de charmants capricesqui attestaient le passage d’Héva : et le lori familier, qui déployaitses ailes peintes sur le perchoir d’érable, trompé lui-même par toutesles brillantes fantaisies amoncelées au salon sur les laques et lesémaux de Chine, entonnait un chant de joie, et secouait gracieusementsa jolie tête pour demander un baiser à des lèvres de corail.

C’était partout un éblouissant chaos de toutes les futilités heureusesqui s’embaument aux mains de la femme : des éventails semés d’oiseauxbleus, s’échappant d’un kiosque chinois ; des nuages de broderies,délaissés avec une adorable nonchalance ; des vases du Japon, surlesquels une main folâtre avait noué, au couvercle, un noeud de rubanssur la vénérable tête de Brahma ; des cristaux, à vives arêtes, dont lagueule évasée laissait tomber des tulipes flétries ; des dieux deporcelaine à demi brisés ; un échiquier avec toutes ses piècesrenversées dans un accès de colère enfantine, sous le coup d’un mattrop précoce.

La main d’Héva était partout ; absente, elle habitait sa maison.

Le beau-frère d’Héva, le sage Talaïperi, quand il revenait de Madras àl’habitation du Lac, disait quelquefois à Gabriel :

- Nous sommes vraiment désolés de ne pas pouvoir vous donner quelquesdistractions, quelques amusements de campagne ; mais vous comprenezmieux que personne notre position : l’habitation est en deuil.

Cependant le temps, ce dieu qui console, vous fera, j’espère, demeilleurs jours au sein de notre famille et de quelques bons amis.

Gabriel répondait que cette solitude était pour lui pleine de charmes ;qu’il pouvait y exercer royalement sa passion favorite, la chasse, etqu’ensuite il trouvait deux excellents remèdes contre l’ennui, l’étudeet la méditation.

Sur ces entrefaites, Gabriel reçut une lettre de Klerbbs ; elle étaitainsi conçue :

                       « Tranquebar,juin 18...

« Mon cher Gabriel,

« Je n’ai pas encore eu le bonheur de trouver l’Histoire des Malabars; il est vrai que j’ai eu le malheur de la chercher. J’ai fouillé laprovince de Carnatic, et la pagode de Vilnour, qu’on m’avait désignéecomme une bibliothèque d’histoires indiennes. Fiez-vous auxrenseignements ! la pagode de Vilnour est en ruine ; ce n’est plusqu’un recueil de serpents. Décidément, je ne cherche plus. L’autre jour, une société de jeunes Anglais m’a proposé de faire leseptième dans une chasse aux tigres, sur les bords du fleuve Caveri. Ily a, tout près de Tranquebar, disaient-ils, un vieux fort ruiné, quiest un club de tigres. J’ai fait mille remerciements à ces messieurs.Assez de tigres ! n’est-ce pas Gabriel ?

« Je puis recevoir une lettre de vous, à Tranquebar, et, votre lettreécrite, ne m’écrivez plus, nous parlerons de près ; cela vaut mieux.

« Votre bien dévoué,

                       « EDWARDKLERBBS. »

La réponse que fit Gabriel à cette lettre est le récit de quelquesévénements survenus la veille à l’habitation du Lac, la voici :

« Mon cher Klerbbs,

« Votre lettre m’a porté bonheur ; une chose heureuse n’arrive jamaisseule : Héva est ici.

« Hier, au retour de la chasse, à quatre heures du soir, deux piqueursont fait trembler sous leur galop la grande allée de naucléas.

« Voici madame ! ont dit les domestiques. Talaïperi est descendu sur laterrasse pour recevoir la reine du Tinnevely.

« Moi, je n’ai su quel poste m’assigner ; il me semblait que j’étaisdéplacé partout ; j’aurais voulu être sur les arbres, avec les oiseaux.

« Deux palanquins se sont arrêtés devant le chattiram. Dans lepremier, il y avait les femmes d’Héva ; je n’ai pas vu l’éblouissanteforme qui descendait du second : mes yeux se sont fermés.

« Quand je les ai rouverts, Talaïperi me présentait à Héva ; j’ai sentila terre onduler sous mes pieds : ma poitrine s’est gonflée ; ma langues’est desséchée d’amertume ; mon front a brûlé les racines de mescheveux.

« J’ai balbutié une de ces phrases de présentation qui sont admisescomme ne devant rien signifier ; la mienne était tissue d’anglais, defrançais, de malais et de hollandais. Je n’ai pas entendu ce qu’Hévam’a dit ; mes oreilles sont trop grossières pour recueillir la mélodieangélique descendue des lèvres de cette femme !
« Cependant, je me suis révolté contre moi-même et j’ai fait unénergique appel à mon courage, comme si j’eusse été en face d’unextrême péril.

« Oh ! j’ai senti que ma destinée était invinciblement liée à cettefemme, que ma vie était dans elle. On n’a qu’une fois despressentiments aussi lumineux ! elle a été faite pour moi ; un autrel’avait prise contre mon droit : il est mort, elle est veuve ; l’ordreest rétabli.

« Heureusement, dans ce monde qui l’entourait, personne n’a remarquémon émotion ; tous les yeux ne regardaient qu’elle ; les plus vilesesclaves ennoblissaient leurs visages en regardant le sien.

« Les autres m’ont enhardi ; j’ai levé mes yeux sur elle, et je n’airien vu qu’elle après. Elle portait une robe de deuil, plus rayonnanteque la plus belle parure de bal ; une gaze transparente essayait decouvrir ses bras ; son cou, dépouillé de ses ornements, s’élevait blancet pur, encadré par l’ébène fluide des cheveux et le noir du corsage.Une légère teinte de tristesse semblait lutter sur son visage contre lesourire près de poindre. Ses yeux n’annonçaient pas trop de larmesrépandues ; ils avaient l’éclat velouté de l’iris et la limpidité dudiamant. Lorsqu’elle a paru dans la première salle, il y a eu dans lesvolières une furie de chants de joie et un frémissement d’ailes quil’ont fait tressaillir de bonheur.

« Décidément sa tristesse de veuve n’était pas désespérante pour moi.

« J’attendais qu’elle me parlât, j’avais soif de ses paroles, etpourtant je désirais me confondre parmi ses serviteurs qui se sontarrêtés sur le seuil de la salle, et son rentrés dans leurs ténèbres etleur néant.

« Elle s’est assise ; elle a dénoué le madras à la créole quicouvrait le haut de sa tête ; elle a pris un éventail et nous a priésde nous asseoir à côté d’elle, son beau-frère et moi.

« J’ai obéi machinalement. Un miroir voisin m’a dit que j’étais affreuxde pâleur. Je n’ai pas eu le temps d’analyser mes sensations ; je lessubissais, en renvoyant mon autopsie morale à de plus calmes moments.

« Monsieur, m’a-t-elle dit, j’attendais cette occasion pour vousexprimer combien je vous suis reconnaissante de votre noble conduitesur les bords du Lutchmi, et combien j’ai souffert en apprenant lafatale méprise qui vous a donné tant de tourments !

« La confusion de Babel est retombée sur ma langue. Aucun interprèten’aurait pu traduire ma réponse : j’étais jaloux de ces oiseaux quiavaient pu lui répondre, des concerts dignes d’elle, et qui sepressaient aux treillis des cages, pour se suspendre à son coud’ivoire, comme un collier d’émeraudes vivantes et de rubis ailés.

« Heureusement, elle a cru que je lui avais répondu quelque chose, etelle a ajouté :

« Votre ami, sir Edward Klerbbs, nous reviendra-t-il bientôt ?

« Bientôt, ai-je répondu, comme un écho sec qui ne rend exactement quece qu’on lui donne.

« C’est un jeune homme digne de toute estime, a-t-elle dit en appuyantsur chaque mot ; sir Edward a l’esprit français fondu dans le flegmebritannique. Mon mari l’aimait beaucoup.

« Je sentais que je reprenais mes esprits, et deux mots, deux mots biensimples que je dois, hélas ! entendre souvent, m’ont de nouveaubouleversé. Vous ne sauriez croire tout ce que j’ai souffert d’aigu etde glacé à ces deux mots mon mari ! ils emportaient avec eux tant depouvoir d’un côté, tant de soumission de l’autre ! Je n’aurais jamaiscru que, dans de certaines conditions, ces deux mots fussent aussidésolants.

« L’arrivée de deux étrangers, qui suivaient de près le palanquind’Héva, m’a soulagé quelques instants. Ce sont les avocats, ou hommesd’affaires, qui viennent s’établir ici pour débrouiller le chaos d’uneimmense succession.

« Ils étaient à leur aise, ceux-là ; ils sont entrés comme ils entrentchez eux ; ils ont salué Héva, ainsi qu’ils auraient salué une femmeordinaire. Comment se fait-il que tout homme qui la voit pour lapremière fois ne tombe pas à ses pieds ?

« Le plus âgé de ces hommes d’affaires a ouvert deux croisées pourmieux examiner la salle, car le jour baissait.

« Ceci est très-beau, a-t-il dit, très-beau !... Toute la maison est demême sans doute : c’est du vrai luxe anglo-indien ! Le mort avait dugoût. Mais, dans ce désert, tout cela ne vaut pas dix mille piastres ;nous en aurions cinquante mille aux portes de Madras ! Dans un immeublela position est tout.... Les dépendances s’étendent-elles bien loin,madame ?

« Monsieur, a répondu Héva, il est tard, je suis un peu fatiguée, vouscauserez de ces choses ennuyeuses avec mon beau-frère. On va sonner ledîner dans l’instant.

« Elle nous a gracieusement salués, et je l’ai suivie des yeux, tantqu’elle a été visible, à travers les salles et les galeriesqu’éclairait encore le rayon horizontal du soleil couchant.

« Excusez-moi, Klerbbs, de vous raconter minutieusement tous cesdétails ; je sais, en les écrivant, que chacune de mes phrases estaccueillie par votre sourire railleur ; mais je vous pardonne votreesprit : j’aime mieux que vous l’exerciez contre moi que contre unautre ; parce que vous avez échappé par miracle aux yeux de cettefemme. Vous avez une fierté intolérante ; un peu de pitié, je vousprie, pour l’ami moins heureux que vous.

« Au dîner, nous étions cinq. La conversation s’était établie entreTalaïperi et les hommes d’affaires sur la prééminence commerciale quel’avenir réservait à Calcutta, aux dépens de Madras. Les hommes nesavent jamais ce qu’il faut dire devant une femme. Je suis sûr que monsilence, pendant cette conversation, a été favorablement remarqué parHéva. Une femme nous distingue souvent pour la plus mince nuance deconduite et d’à-propos. C’est une erreur de croire qu’il faut gagnerdes batailles et se faire couronner de lauriers pour plaire à une femme; il faut quelquefois se taire et rester immobile, quand les autresparlent et s’agitent à ses côtés.

« Klerbbs, vous devez me trouver bien vain, n’est-ce pas ? mais il netenait qu’à moi de garder mon orgueil au fond du coeur, à l’exemple deceux qui s’appellent modestes. J’ai mieux aimé vous envoyer ma penséela plus secrète, tout en relief sur une feuille de papier. Au reste, jeme trouve si absurde, depuis l’arrivée d’Héva, que j’ai besoin, pour nepas me désespérer, de me savoir gré de la moindre chose qui puisse merelever à ses yeux.

« Je vous écris au milieu de la nuit, ma lettre devant partir à lapointe du jour. La maison est calme, à cette heure, mais cettetranquillité ne ressemble pas à celle de l’autre nuit. On sent que ladéesse est rentrée au temple ; on sent que cette vaste habitation amaintenant une âme, que ce silence est bruyant, que ce désert estpeuplé. Il y a un souffle enivrant qui agite les fleurs des kiosques etle clavier des persiennes ; il y a une animation divine qui circuledans l’air et l’embaume ; il y a même dans la nature une expansion demolles extases qui semblent ne venir du ciel que pour moi.

« Adieu, Klerbbs, adieu, mon vieux compagnon de deux jours. Arrivez !arrivez ! je serai plus fort quand je serai deux.
                     
 « GABRIEL N***

« P.S. Goulab et Mirpour se sont dérobés aux poursuites de lajustice. On les a vus se pavaner, en costume européen, sur le port àPondichéry. D’autre part, on affirme qu’ils se sont embarqués pourBatavia. N’acceptez aucune chasse aux tigres ; ne vous laissez pasentraînerpar ces graves fous, vos compatriotes. Oui, vous avez raison, assez detigres ; le nom seul de ces animaux me zèbre la peau de lames de feu.Mon touraco blanc est sans doute perché sur le volume de votre Histoire des Malabars.

                       « G. »

Gabriel plia cette lettre, et la déposa sur la table à côté de son lit,pour ne pas oublier à son réveil de la donner au télinga.

Puis, il voulut respirer quelques instants l’air de la nuit et lafraîcheur du lac, et s’accouda sur le balcon de sa croisée, à demivoilée par des réseaux de fleurs grimpantes à clochettes.

Les nuits indiennes ont des attraits incomparables ; elles ont l’éclatdes jours septentrionaux, et elles vous invitent à les contempler.

Gabriel se laissa mollement entraîner à cette séduction de la nature ;il s’oublia devant cette autre reine invisible qui lui parlait avec sesharmonies, et le caressait avec son souffle embaumé.

Des gerbes de lumière douce pleuvaient des étoiles, et couvraient,comme une rosée de gouttes d’opale, la cime déliée des montagnes et desbois : le lac copiait le firmament et lui renvoyait ses constellations; mais, sur un côté de ses rives, il semblait garder les ténèbrescompactes de la nuit, dans des massifs de plantes fluviales et dans lesabîmes de ses grottes.

Le regard, qui ne rencontrait partout que l’enchantement et la grâce,s’arrêtait avec une sorte de terreur sur ce coin sombre et mystérieuxdu divin tableau d’une nuit du Tinnevely.

Gabriel détournait ses regards de cette perspective effrayante, enaccusant la nature qui jette toujours quelque point noir dans son plusbel azur, et se complaît dans l’imperfection, lorsqu’il lui serait siaisé d’être parfaite ; puis, il laissait encore retomber ses yeux surce côté du lac, avec cet instinct dépravé qui pousse l’homme à tout cequi l’afflige, et l’arrache à ce qui lui sourit.

A force de sonder ces abîmes de ténèbres, Gabriel crut découvrirquelques mouvements de feuillages qui n’étaient pas excités par lesimpulsions brutales des animaux, et annonçaient au contraire laprécaution calme d’un être intelligent.

Un bruit d’eau sourde accompagna un craquement de branches, et une têtehumaine se détacha sur la limite des ténèbres, dans un fond d’azurlumineux et étoilé.

Gabriel retint son souffle et s’imposa l’immobilité d’une statue, lesyeux fixés sur cette étrange apparition.

La nuit donne aux objets une grandeur indéterminée ; aussi, la tête quise leva d’entre les noires feuilles parut énorme à Gabriel ; un instantil eut l’idée qu’elle appartenait à un éléphant, et son espritpréoccupé de la crainte d’un danger vague se rassura.

De tous les animaux qui se cachent la nuit, avec une pensée, le plusredoutable, c’est l’homme.

Gabriel avait admis l’éléphant, et il se retirait de la croisée pourgagner son alcôve, lorsqu’il entendit distinctement une voix humainequi sortait de cette monstrueuse tête, et qui, réprimée par la prudencejusqu’au ton le plus bas, arrivait encore distincte et terrible danscette atmosphère transparente qui semble faire vibrer la moindreplainte de l’insecte sous une immense coupole de cristal.

Gabriel vit ensuite, dans le petit golfe des massifs ténébreux, leseaux se troubler, perdre leurs teintes lumineuses et se hérisser depetites tiges vagues, comme si des corps agiles et vigoureux lestraversaient à la nage pour gagner un rivage invisible.

Les rameaux sombres que l’apparition avait agités au bord du lacreprirent leur immobilité de rempart d’ébène.

Quelque chose de menaçant et de mystérieux venait de s’accomplir là,mais il n’était donné à personne de le comprendre ; ce secret s’étaitplongé dans les abîmes de la nuit et du lac.

Gabriel ne détacha plus ses yeux de ce coin du tableau.

Il se posa comme une sentinelle vigilante pour garder le sommeild’Héva, et cette pensée lui donna des frissons de joie.

A l’aube, il descendit sur la terrasse, dès qu’il vit les jardinierssortir de la ferme, leurs instruments sur l’épaule : il aborda lepremier qui passa devant lui, et, après lui avoir fait quelquesquestions insignifiantes, il lui demanda des nouvelles de ce troupeaud’éléphants privés qu’il avait vu autrefois sur les bords du lac.

Le jardinier répondit que la veuve de Mounoussamy les avait donnés augouverneur, qui les avait placés au jardin zoologique de Madras.

La nuit et le lac gardèrent leur mystère.

Gabriel examina de près les massifs de feuillages, d’où s’était levéeune tête humaine, il vit beaucoup de rameaux brisés à hauteur d’homme,et de larges vestiges sur les gazons d’alentour.

Il avait eu d’abord l’intention de tout dire à Talaïperi et à Héva pourattirer leur surveillance sur ce coin de ténèbres et d’embûches ; maisil craignit que la belle veuve ne reprît le chemin de Madras si lacampagne ne lui offrait aucune sûreté dans ses nuits.

Il adopta l’avis contraire.

Il résolut de ne pas révéler cette effrayante apparition, et de veillertoujours, dans l’ombre, ses armes à la main, prêt à s’élancer vers lelac au moindre signe de danger, à la tête des domestiques.

Cette idée lui en suggéra une autre ; il regagna sa chambre, rouvrit salettre à Klerbbs, et ajouta cet autre post-scriptum :

« Mon cher Klerbbs, oubliez tout ce que viens de vous écrire, et nepensez qu’à ces derniers mots : - ARRIVEZ, NON PAS EN VOUS PROMENANT,MAIS AU VOL DE LA VOILE ET DU CHEVAL. J’AI BESOIN DE VOTRE AMITIÉ. »

Il remit sa lettre au télinga, et, trop ému des scènes de la nuit poursonger au repos, il attendit le lever d’Héva sous la colonnade du chattiram, ouverte aux rayons de l’aurore.

Feinte ou vraie, la douleur qui commence avec le veuvage subit chaquejour une décroissance notable, manifestée au moral par des velléités desourire, et au physique par des noeuds de rubans de couleur modeste.

Arrive un jour où quelque parole de gaieté tombe à l’improviste sur uneveuve : soudain un violent effort suspend la douleur, et la sombre damehasarde un premier sourire d’essai.

Une résolution s’opère dès ce moment.

Il n’y a que le premier sourire qui coûte.

La robe est chargée de continuer le deuil.

Dans l’Inde surtout, une veuve est si enchantée de ne plus monter surle bûcher de son mari, grâce à la conquête européenne, qu’elle doitêtre moins inconsolable que partout ailleurs, les épitaphes exceptées.

Nous ne serons donc point étonnés de trouver la belle veuve duTinnevely dans une phase de consolation assez prononcée quelques joursaprès sa rentrée à la maison du Lac.

Cependant elle aimait, disait-on, beaucoup son mari.

Cela se conçoit encore ; elle s’aimait encore plus elle-même, et unejolie femme, quelque grande que soit sa désolation, craint toujoursqu’une douleur trop prolongée ne la vieillisse avant l’âge et n’altèreson teint.

Elle ne se console pas par indifférence envers le défunt, mais par unetendresse bien naturelle pour sa beauté.

On pouvait donc admettre qu’Héva aimait son mari.

Gabriel avait organisé un plan d’attaque assez habile, dans un de cesmoments lucides où la passion peut raisonner.

Il n’était pas homme à brusquer une déclaration, dès les premiersjours, à une veuve qui aurait pu la regarder comme une insulte à sarobe de deuil.

Certainement il pouvait trouver Didon, mais il craignait Andromaque.

Avant tout, notre jeune homme s’était décidé à étudier le caractèred’Héva, en supposant qu’elle eût un caractère, chose rare chez unefemme belle, opulente, ennuyée, étourdie, enivrée par un hymne éterneld’adorations. Il voulait aussi laisser supposer qu’il était arrivégraduellement à une passion extrême, et que son amour n’était pas uneimprovisation d’écolier qui s’éprend de la seule femme rencontrée dansun désert avant de la connaître, et l’oublie à la première distraction.

Aussi il adopta une tactique savante qui consistait à voir Hévaseulement aux heures obligées, à l’éviter sans affectation, à larencontrer toujours comme par hasard, à lui parler avec cette gaietédouce et naturelle qui fait rechercher un homme sans redouter unprétendant.

La scène effrayante et mystérieuse que Gabriel avait entrevue, la nuitde l’arrivée d’Héva, ne s’étant plus renouvelée, le jeune homme sepersuada bientôt qu’il avait été dupe de quelque vision, et savigilance s’endormit.

Un matin, Héva descendit au déjeuner avec une robe qui n’était plus ledeuil, mais qui n’était pas encore la parure.

Elle reçut ce jour-là quelques visites de ses anciens adorateurseuropéens, convives ordinaires des festins de Mounoussamy.

Ces voyageurs sédentaires furent accueillis gracieusement ; Héva leurfit comprendre qu’ils pouvait rentrer chez elle dans leurs ancienneshabitudes de commensaux et d’amis ; ils n’étaient pas aussi nombreuxque du vivant de l’époux ; c’est que la plupart, se croyant compromis,au moins par leur lâcheté innocente, dans l’affaire de la chasse auxtigres, n’osaient plus rentrer sur les domaines de l’Indien.

Gabriel n’avait pas de rivaux bien redoutables dans cette pléiade dedésoeuvrés amoureux ; cependant il les revit avec peine.

Ces hommes apportaient beaucoup d’ennuis avec eux ; ils gâtaient lesalon et le paysage ; ils passaient comme un nuage lourd dansl’atmosphère d’azur où rayonnait Héva.

Heureusement Klerbbs arriva pour animer la scène.

On était à table vers le milieu du jour ; les convives parlaient bas.

Gabriel causait avec Talaïperi sur les avantages qu’on retirait de lacoupe des bois d’érable à la lune de juin : Héva causait avec saperruche de choses plus importantes. On entendit un galop de chevaldans l’allée, et l’ombre d’un cavalier passa comme le vent sur laterrasse de la maison.

- C’est sir Edward Klerbbs, s’écria la belle veuve.

Et, comme tous les convives se levaient pour le recevoir, le jeunehomme entra, tenant d’une main sa cravache et de l’autre une boîted’acajou.

On s’aperçut qu’il comprimait un mouvement de surprise en voyant Hévaparée d’un sourire charmant et d’une robe de couleur inconsolable.

Klerbbs baisa respectueusement la main de la jeune veuve, et accepta degrand coeur la place offerte à son côté.

Gabriel ne sut comment expliquer une douleur froide qu’il ressentit àla poitrine, et un accès de chaleur qui lui tordait les muscles du cou; il aurait mis volontiers cette double sensation sur le compte duretour de son ami ; mais il y avait quelque chose de trop poignant aufond d’une pareille secousse pour l’accepter dans un sens consolateur.

Klerbbs arrivait de Madras dans un costume de dandy achevé.

Il s’excusa gracieusement de se présenter ainsi en habit de voyage, etpromit de reprendre l’uniforme des campagnards indiens avant le soir.

- Oui, madame, dit-il en répondant à la première question d’Héva, j’aifait un voyage délicieux, surtout à la fin, en arrivant. On ne partjamais que pour goûter le plaisir du retour.

- Et la science, sir Edward Klerbbs, où est-elle ? dit Héva en souriantet présentant son joli doigt au bec de la perruche.

- La science est en bon chemin, madame : j’ai découvert qu’on peutaller en dix heures de Pondichéry à Madras.

- Avec un bon cheval.

- Avec un mauvais cheval... Voilà la beauté de la découverte.

La conversation s’établissait sur un ton de frivolité joyeuse quimettait Klerbbs à son aise.

Le veuvage était âgé de six mois ; c’est un an dans les pays chauds.

Klerbbs jugea la position et le terrain du premier coup.

Il adopta des allures lestes et fringantes ; il se mit au niveau de ladouleur modérée qui régnait au logis, et ne fut nullement déconcertépar la présence du frère de Mounoussamy, qui lui-même avait un visageconsolé.

Pourtant la conversation prit bientôt une tournure étrange, surtout auxoreilles de Gabriel ; Héva s’y révéla sous un jour tout nouveau, quijeta notre jeune amoureux dans de singulières perplexités.

Héva se renversa nonchalamment sur le dossier flexible de son fauteuil,et fit cette question :

- Où en êtes-vous de l’Histoire des Malabars, sir Edward Klerbbs ?

- Je l’ai, madame, je la tiens.

- Vous l’avez enfin trouvée ?

- Non, je l’ai faite.

- En langue indienne ?

- Non, traduite de l’indoustani sur l’original.

- Qui n’existe pas !

- Est-ce ma faute, madame, s’il n’existe pas ? Peut-on forcer unoriginal à exister ? Soyons raisonnables... Ah ! madame, je m’aperçoisque vous êtes constante ; voilà toujours Sliga, votre perruchefavorite...

- Toujours, sir Edward ; elle est adorable ! elle mord comme un ange !

- Tout votre peuple se porte bien dans les volières, madame ?

- J’ai perdu Liza !

- Ah ! cette pauvre bête !... Liza ! qui chantait si bien, et quicaressait comme un démon !

- Morte ! sir Edward.

- A propos, j’ai vu vos éléphants à Madras, ils maigrissent à vue d’oeil; ils m’ont reconnu. Ils veulent revoir votre lac : l’un d’eux m’amontré de sa trompe six pieds d’eau bourbeuse, et il a secoué la tête :- Hélas me disait-il, voilà maintenant notre beau lac de Tinnevely ! Jeleur ai promis d’écrire au gouverneur pour leur faire creuser unbassin... Vous voyez, madame, que dans mon voyage toutes les branchesde la science ont été cultivées par moi avec quelque succès.

- Comment donc ! mais c’est merveilleux tout ce que vous avez fait ensi peu de temps ! La traduction de l’Histoire des Malabars, et unevisite à mes éléphants !

- Et trente-trois lieues en dix heures !

- Ah ! j’oubliais cela ! pardon, sir Edward, vous avez fait tant dechoses qu’il est permis d’en oublier une à la tables des matières. Parle serpent Ananta ! comme disent les Indiens, je ne suis pointétonnée que votre départ ait été si précipité et votre court voyage silong. Eh ! mon Dieu, vous aviez le Gange à boire.

- Non, madame, plaisanterie à part, ce petit voyage aura quelquerésultat ; vous verrez.

Héva, sur cette phrase, hasarda le premier éclat de rire de sonveuvage. Gabriel sourit du bout des lèvres. Les convives étaient ébahis.

- Avez-vous eu quelques aventures amusantes ? dit Héva revenue ausérieux.

- J’ai failli en avoir deux. La première à Bangalore : j’ai eu leprojet d’enlever Lakemi, la statue de la déesse de la beauté ; j’enaurais fait don à la galerie nationale de Londres ; mais sir Walesl’avait achetée et laissée sur place dans sa pagode de Bangalore, où ilva la saluer deux fois par jour ; fantaisie d’Anglais ! J’ignoraiscette circonstance, et, croyant que Lakemi appartenait au publicvoyageur, je l’avais descendue de son piédestal, et placée sur un garri traîné par deux boeufs. Je me votais déjà des remerciements aunom de la science, lorsque sir Wales, qui venait faire sa premièreadoration à Lakemi, m’a rencontré triomphant comme Pâris enlevantHélène. Nous avons eu une discussion fort vive et un duel au pistoletdans la pagode déserte de Bangalore. J’avais pour témoin la statue deVarahavataram, incarnation de Wichnou en sanglier ; le témoin de sirWales était Matsyavataram, l’incarnation en poisson. Sir Wales a reçuune balle dans le gras de son épaule, qui est heureusement fort gras.Touché de son malheur, je lui ai replacé Lakemi sur son piédestal ; ilm’a exhibé ses titres de propriété, je me suis excusé : nous noussommes quittés bons amis.

- Et votre seconde aventure, sire Klerbbs ?

- La seconde est un secret.

- Ah ! vous avez des secrets pour vos amis, sir Edward ! ce n’est pasbien.

- Moi ! je n’ai pas de secrets. Je suis tombé dans le secret d’unautre, voilà tout.

- Quelque belle brahmanesse, au teint d’érable, que vous avez conduiteà Madras ?

- Oh ! vous serez à mille lieues de mon secret tant que vous nesortirez pas des brahmanesses !

- Sir Edward, dit Héva en se levant, donnez-moi le bras, et allonsrespirer un peu de fraîcheur sous les arbres ; on étouffe dans cettesalle.

On se divisa deux à deux ; Gabriel seul ne prit aucun compagnon depromenade : il voulait méditer sur ce bizarre entretien, si frivole enapparence, et qui semblait cacher au fond une intimité significativeentre la belle veuve et sir Edward Klerbbs.

Héva et le jeune Anglais se promenaient d’un pas négligent, et ilsavaient l’air de continuer la conversation de la table.

Héva marchait avec sa gracieuse nonchalance de créole, son brassuspendu au bras de Klerbbs ; et, par intervalles, les boucles de sachevelure superbe s’agitaient, sous un accès de gaieté triste, comme depetites vagues d’ébène sur l’ivoire velouté des épaules.

Klerbbs abattait, comme Tarquin, du bout de sa cravache, la tête desfleurs agrestes qui dépassaient le niveau du gazon.

Des éclats de rire mélodieux, que les femmes, dans certaines occasions,puisent à la source des pleurs, retentissaient sous le portique sonoredu chattiram.

Gabriel suivait de loin tous leurs mouvements, et ses lèvresconvulsives semblaient vouloir exprimer un monologue de désespoir quimourait sur elles ; devant ses yeux, tous les objets avaient changé deforme et de couleur.

Le lac, d’un vert limpide, était plombé comme le Cocyte ; les arbres sedéguisaient tous en cyprès ; un crêpe sombre éteignait les rayons dusoleil ; la campagne prenait l’aspect d’un cimetière, et l’airmurmurait des plaintes confuses comme les paroles souterraines desmorts.

Enfin Gabriel éprouva la sensation de l’âme du purgatoire soudainementamnistiée, en voyant le bras d’Héva se détacher de Klerbbs.

L’entretien mystérieux était sans doute épuisé.

La veuve marchait vers son beau-frère Talaïperi, et Klerbbs versGabriel.

Avec une étourderie brusque et feinte, Klerbbs serra les mains de sonami qui se les laissa serrer, et lui dit :

- Enfin, mon cher Gabriel, nous voilà l’un à l’autre. C’est pour vousque j’arrive, et j’ai failli voir tomber le jour sans vous parler... Ehbien ! quelle étrange figure avez-vous ! Vos mains sont froides, avectrente-trois degrés Réaumur !... Voyons... parlez... Pourquoi m’appelerdu fond du Coromandel pour me tendre une main glacée et garder unsilence de fantôme ?

- Sir Edward, êtes-vous mon ami ? dit Gabriel d’une voix qui cherche larespiration à chaque syllabe.

- En doutez-vous ?

- J’en douterai si vous me refusez ce que je vous demande.

- Demandez, demandez.

- Il faut que vous partiez sur-le-champ.

- Ah ! pour le coup, laissez-moi rire un peu... C’est pour cela quevous m’avez appelé ?... Pour me congédier !... Mais songez que j’aifait cent vingt lieues tout d’un trait ! Etes-vous fou, Gabriel ?

- Oui.

- Mon Dieu, quel oui ! Comme vous avez dit ce oui ! Je voudraisprendre ce oui et l’empailler pour le donner à Talma.

- Sir Edward, voudriez-vous avoir la bonté de parler une minutesérieusement ?

- Je le veux bien.

- Savez-vous que j’aime cette femme, sir Edward, que je l’aime d’unamour effréné, comme on doit aimer dans ce pays et avec ce soleil ?d’un amour qui s’est formé de toutes les passions que le ciel de l’Indea versées dans ce désert, et qui n’ont trouvé, depuis leur création,que moi pour les recueillir et m’en incendier le coeur ?

- Après, Gabriel ?

- Consentez-vous à partir maintenant, sir Edward ?

- Où voulez-vous que j’aille, Gabriel ? J’ai épuisé l’Inde...Voulez-vous me forcer à fonder une seconde ville ? Vous savez que celaporte malheur...

- Sir Edward, il y a des limites à la raillerie, entre amis !... ditGabriel avec une dignité menaçante.

- Donnez-moi votre main, Gabriel, dit Klerbbs affectueusement ; vous mecroyez votre rival, n’est-ce pas ? Vous êtes dans l’erreur. Un jour, unjour solennel... souvenez-vous-en... je vous dis que je n’aimais pasHéva... C’était un de ces jours où l’on ne peut mentir... D’ailleurs,je vous connaissais à peine... Aujourd’hui je ne l’aime pas plusqu’alors...

- Vrai ? bien vrai, Klerbbs ?

- Sur mon honneur de gentilhomme, je n’ai jamais aimé cette femme !

- Les apparences sont bien trompeuses alors !

- Comme elles le sont souvent dans les affaires de la vie, comme ellesle sont toujours dans les passions.

- Et pourquoi ne l’aimez-vous pas, cette femme ?

Gabriel fit cette question par étonnement et par curiosité ; mais aufond de ces deux motifs il y avait un sentiment étrange et inexplicable.

Gabriel voyait quelque chose de vaguement injurieux pour lui et pourHéva dans cette froide indifférence de Klerbbs.

On sent quelques grains d’estime dans la provision de haine que l’onporte à un rival : on lui sait gré d’abord  de la préférencedonnée à la femme qu’on aime, et après on le déteste cordialement.

Klerbbs recula de deux pas devant cette question de Gabriel. Celui-cila répéta.

- Bien ! voilà maintenant qu’il va s’irriter contre moi parce que jen’aime pas son Héva, dit Klerbbs en riant.

- Oui : pourquoi ne pas l’aimer puisqu’elle vous aime ?

- Elle m’aime ! elle m’aime ! dit Klerbbs avec accompagnement d’éclatsde rire ; où diable avez-vous découvert cela ?

- Il faut être aveugle pour ne pas le voir.

- Vous étiez aveugle quand vous l’avez vu, mon ami !

- Klerbbs, vous me trompez avec une adresse infernale ; vous avezl’esprit français et le génie anglais.

- Gabriel, ayez confiance en moi. Votre esprit français parle desfemmes légèrement et à tout propos ; notre génie anglais a plus deréserve. Doit-on, parce qu’une femme est dix fois millionnaire, laruiner dans sa réputation ? Voilà donc ce que vous exigeriez de moi !Heureusement Héva ne peut être ruinée ni dans sa fortune ni dans sonhonneur. Remarquez bien, Gabriel, mon visage et ma voix sont sérieux...Vous doutez encore ?... Quelle méfiance acharnée !... Voyons, quefaut-il faire pour vous mettre à votre aise et vous calmer l’esprit ?

- Il faut partir.

- Je partirai... Quand ?

- Aujourd’hui.

- C’est bientôt... Gabriel... Si vous remettiez mon exil à demain ?

- Ce diable d’homme ! on ne sait jamais s’il parle sérieusement ou non !

- Gabriel, il faut vraiment que nous ayons été dévorés tous deux pardes tigres et des attorneys pour que je me résigne à subir lestortures que vous me donnez depuis une heure ! Mon amitié montre unepatience à toute épreuve... Gabriel, je vous jure, foi de gentilhomme,que je partirai demain !

- C’est impossible demain !... Si je vous revois encore une fois...deux minutes... votre bras au bras de cette femme... elle riante oumélancolique comme tantôt... vous familier, comme un homme heureux...elle, avec cette grâce d’enfer qui damnerait un ange du paradis ! vous,avec ce visage calme qui ne désire rien... Si je vous revois ce soir àtable, votre coude touchant le sien, votre pied sur la frange de sarobe ; si je vous revois à la nuit tombée, elle et vous regardant lesmêmes étoiles, foulant les mêmes gazons, cueillant les mêmes fleurs,respirant les mêmes parfums, je sens que ma pauvre raison ne lutterapas contre mon désespoir ; je sens que mon front se brisera, et quemalgré moi mes pieds emporteront ma tête jusqu’à vous deux, ma têteavec des yeux sanglants, des lèvres d’écume, des sourires de fou !Klerbbs, sauvez-moi de cette désolation ! Partez ! partez !

Klerbbs prit les mains de Gabriel.

- Je partirai... dit-il d’une voix dont l’émotion garantissait lasincérité... je partirai, Gabriel... mais, avant de partir, je voudraisau moins savoir pourquoi je suis venu... Vous aviez sans doute un motifquand vous m’avez appelé... Quelque grand danger ?...

Gabriel mit ses mains sur son front comme pour recueillir sessouvenirs...

- Voulez-vous que je vous montre votre lettre, Gabriel ?

- Ah ! je me rappelle !... oui... il y avait un danger !... je lecroyais, du moins...

- Je l’ai cru aussi, moi... je suis arrivé avec ma boîte de pistoletset en costume de bataille, en habit de bal, pour ne pas être enterrécomme un paria, en cas de mort. J’entre, et je vous trouve à table ! àtable avec Héva ! avec Héva que je ne croyais plus revoir... quelquejour vous saurez pourquoi... car, puisqu’il faut tout dire, lorsque jesuis parti, Gabriel, c’était sans projet de retour... je comptais neplus vous rencontrer qu’à Paris. J’allais à Tranquebar pour une affairequi m’occupe depuis mon arrivée dans l’Inde...

- L’Histoire des Malabars ?...

- Bah ! cette histoire est un conte !... Je vais vous dire mon secret.Ce n’est pas mon habitude de dire des secrets... J’allais à Tranquebarpour me marier.

Gabriel fit un bond comme un tigre frappé au front d’une balle.

- Oui, Gabriel, poursuivit Klerbbs, j’épouse la fille du consulanglais, une jeune demoiselle charmante avec laquelle on m’a fiancé àLondres. Je me désennuyais en courant l’Inde pour attendre la majoriténuptiale de miss Erminia, ma belle prétendue, dont je suisraisonnablement fou. Cette ancienne passion m’a sauvé d’Héva.Maintenant vous savez à peu près tout. Etes-vous content ? Non, pasencore ?... Voulez-vous voir vingt lettres de mon futur beau-père, sirDouglas W..., consul à Tranquebar ? Voilà mon portefeuille... lisez...Voulez-vous voir le portrait de ma femme à douze ans ? une miniature deSwift ; la voilà sous mon jabot de baptiste, en épingle : un portraitpas plus grand qu’un half-crown. Voulez-vous voir miss Erminia, maprétendue ? venez à Tranquebar ; ce n’est qu’à trente lieues dePondichéry ; vous connaîtrez une ville curieuse : les Indiens lanomment Tarabanboure, la ville des ondes de la mer ! Voulez-vousdanser à mes noces ? venez le 24 juillet prochain, vous signerez aucontrat.

- Klerbbs, dit Gabriel profondément ému, s’il y a au monde une amitiésainte, c’est la nôtre ; elle a été contractée dans une nuit formidable; elle fut écrite en caractères d’étoiles dans le ciel ; elle étaitvieille d’un siècle le lendemain. J’ai foi dans cette amitié. Excusezmes doutes, ils sont le triste fruit d’un amour qui, dans son délire,méconnaît l’amitié... J’ai été injuste... oui, vous avez besoin derepos... vous partirez demain...

- Bien ! vous me donnez un sursis... je vois que je n’ai encore gagnéque la moitié de votre confiance...

- C’est elle ! c’est elle maintenant que je crains !... une femmejeune, vive, capricieuse, passionnée, libre, maîtresse de ses actions...

- J’entends : vous redoutez une scène à la Putiphar... eh bien ! nousne nous quitterons plus jusqu’à demain... Vraiment, vous avez un visaged’agonie ; je veux vous ménager comme un convalescent ; je veux mettredu luxe dans la complaisance de mon amitié. Je ne verrai qu’avec vosyeux, je ne marcherai qu’avec vos pieds, je ne dormirai qu’avec votresommeil. Est-ce assez !

- Non.

- Ah ! Gabriel, vous mettez du luxe dans votre exigence.

- Mon Dieu ! est-ce ma faute à moi si je sens toujours bouillonner monsang au souvenir des regards qu’elle vous a lancés ! au souvenir de soncri de joie qui saluait ce matin votre arrivée... Klerbbs, donnez-moila vie, accordez-moi une dernière faveur : rompez violemment avec cettefemme ; je veux que vous ayez le courage d’être son ennemi.

- Donnez-moi un plan d’attaque.

- Vous savez combien elle aime Sliga, sa jolie perruche...

- Oui... elle n’aime que cela...

- Je vais la tuer sur son perchoir...

- Pauvre bête !

- Et quand Héva désolée demandera l’auteur de ce crime, vous direz :C’est moi.

- Gabriel, c’est votre dernière exigence, n’est-ce pas ?

- Oui, Klerbbs.

- Je dirai : C’est moi !... mais, pour ne pas mentir, je vais moi-mêmetuer l’oiseau.

Et Klerbbs fit quelques pas résolus dans la direction de la maison ;Gabriel le retint vivement.

- Je suis content, dit-il ; je tiens votre dévouement pour accompli.Laissons vivre Sliga.

- Avouez, Gabriel, que vous êtes aussi un peu jaloux de la perruche....

- Je suis jaloux de tout ; jaloux de la fleur qu’elle touche, del’arbre qu’elle regarde, du hamac qui la berce, de l’air quil’environne, de la brise qui joue avec ses cheveux, de l’indri quilutine avec elle ; jaloux de tout ce qui lui donne un sourire, unelarme, un bonheur !

- Alors, mon cher Gabriel, remerciez les tigres ! Eh ! quedeviendriez-vous, mon pauvre ami, si son puissant mari vivait encore ?Avec un peu de raison, Gabriel, on se console de la jalousie del’arbre, de la fleur, de la brise, de l’oiseau ; mais un mari ! un mari!... vous seriez mort étranglé par le désespoir.

- Mort !

- Que les tigres soient bénis !... Maintenant, Gabriel, il faut que jevous donne le secret de mon dévouement pour vous, car ce dévouementvous paraîtrait fabuleux si vous aviez votre sang-froid. Il n’est sortede service que je ne sois prêt à vous rendre. Si j’aimais Héva, je vousl’aurais sacrifiée ; jugez de mes dispositions à votre égard. Vousm’avez tantôt rappelé la terrible nuit qui commença notre amitié ; vousn’avez oublié qu’une chose, un cri, un seul cri d’héroïsme, un criélancé de votre poitrine avec un accent de vérité sublime qui vibreencore dans mon coeur. Vous l’avez oublié, vous ?

- Probablement...

- C’est bien esprit français de l’oublier, c’est bien génie anglais des’en souvenir. Toujours donc je me rappellerai cette scène de l’arbredu Lutchmi, lorsque vous vous écriâtes, les mains dans vos cheveux etles yeux étincelants de courage : Oh ! il faut le secourir à toutprix !... Celui que vous vouliez secourir... c’était le mari d’Héva.

- Encore aujourd’hui, s’il vivait, j’irais le secourir dans le mêmedanger. Il me semble que tout cela est fort naturel... N’avez-vous pasfait la même chose, vous ?

- Moi ! je vous ai retenu ! Je ne me sens pas assez d’héroïsme pouraffronter tous les tigres du Bengale au bénéfice d’un mari indien.J’adore à genoux celui qui le fait, mais je ne l’imite pas. Or,maintenant, s’il y a un homme digne d’Héva, c’est vous ; oui, vous avezgagné ce paradis.

- En attendant je suis en enfer.

- Patience ! mon cher damné, tout finit dans ce monde, même lemalheur... Assez de lamentations aujourd’hui... notre absence seraremarquée... rentrons, Gabriel... Me permettez-vous, mon ami, deproposer une partie d’échecs à votre Héva ?

- Non.

- Quel non sec ! C’est l’élixir du despotisme en trois lettres... Ah! je vois qu’il vous reste encore au coeur une ombre de défiance... Jeveux l’effacer... Gabriel, vous croyez qu’Héva m’aime... vous lecroyez... Eh bien ? Héva me déteste ; en voici la raison : je suis leseul homme qu’elle n’a pas enchaîné à son palanquin. Elle m’a prodiguéles agaceries en pure perte ; elle m’a donné de ses regards qui fontmourir, et j’ai vécu ; elle a chanté à mes oreilles des mélodies desirène, j’étais sourd. Si j’eusse donné dans le piége, elle aurait, lemême soir, mêlé mon nom aux éclats de rire qui réjouissaient son mari.Je n’ai pas voulu donner ce plaisir à l’un et à l’autre ; mais Héval’orgueilleuse a regardé ma froideur étudiée comme une insulte à sescharmes toujours victorieux ; elle n’avait point d’amour à me donner,elle m’a donné de la haine. Ce matin, elle a cru que mon retour étaitun repentir : mon langage l’a détrompée : Enfin, elle m’a retiré sahaine pour me donner son estime, là, tantôt, en tête-à-tête sous lesarbres, lorsque je lui ai dit mon secret, en lui annonçant mon mariageet mon ancienne passion pour miss Erminia. Cela donnait pleinesatisfaction à son amour-propre de coquette, et elle m’a quittéjoyeusement avec ces mots : Ah ! sir Edward, si votre coeur eût étélibre, vous m’auriez aimée ! Adorée à genoux ! lui ai-je dit. Et vousl’avez vue courir comme une gazelle vers son beau-frère Talaïperi.

Le rayon du sourire et l’éclat de la jeunesse reparurent sur le visagede Gabriel. Les deux amis échangèrent encore quelques parolesaffectueuses, et se dirigèrent vers l’habitation.

Comme ils traversaient la terrasse, un des amoureux espagnols, dont lenom avait quatre noms et trois Y, les aborda tristement, et leur dit :

- Vous ne savez pas la nouvelle, messieurs ?

- Nous ne savons pas la nouvelle, répondit Klerbbs.

- La voici : les deux hommes d’affaires de madame arrivent à l’instantde Madras, et ils annoncent la décision du conseil colonial. Toute lafortune de Mounoussamy appartient au frère. Héva n’aura rien, pas mêmesa dot !

- Héva est ruinée ! s’écria Gabriel transporté de joie ! Oh ! tous lesbonheurs m’arrivent aujourd’hui !

- C’est un coup de politique anglaise, dit l’Espagnol, qui ne fitaucune attention au cri joyeux de Gabriel ; c’est un coup de jugeanglais. On a voulu assurer la plus grande fortune de l’Inde contre lescaprices d’une femme, et la maintenir sur la tête d’un Indien dévouéqui sera naturalisé Anglais au premier jour. Quelle injustice ! même ladot !... On dit qu’il n’y a pas eu de contrat.

- C’est sagement jugé, dit Klerbbs, j’approuve la décision.

L’Espagnol regarda Klerbbs fixement et courut annoncer la nouvelle àses compagnons d’infortune amoureuse.

- Maintenant, dit Gabriel à Klerbbs, je suis à mon aise vis-à-vis de labelle veuve. Ma délicatesse est en bonne position. Je tremblais àl’idée qu’elle me prît mon amour pour une spéculation d’aventurier. Cesoir même, je brusque ma déclaration. Qu’en pensez-vous ?

- Oui, le moment est favorable. Si elle vous ménage un tête-à-tête,prenez l’occasion aux cheveux.

En entrant dans le vestibule, ils trouvèrent Talaïperi et les deuxhommes de loi qui s’entretenaient à voix basse de l’affaire del’héritage ; Héva, nonchalamment étendue sur un divan, souleva sa têteet leur dit :

- Messieurs, voilà une heure que vous murmurez des phrases ennuyeuses àmes oreilles. Allez dire aux juges coloniaux qu’ils sont des sots, etque tout soit fini.

Puis, s’adressant aux jeunes gens, elle leur dit, d’un ton de gaietécharmant :

- Messieurs, félicitez-moi, je viens de perdre dix millions...Voulez-vous jouer aux échecs, sir Edward ?

- Madame, dit Klerbbs, je ne suis pas assez riche pour faire votrepartie ; il vous reste votre grâce et votre beauté. Si j’étais lePérou, je me jouerais contre ce reste de votre fortune.

- Et le Pérou perdrait ! sir Edward.

- Tant mieux pour le Pérou ! il serait bon à quelque chose, au moins.Je ne refuse pas de faire votre partie, madame, mais vous gagnez avecune promptitude désespérante pour moi. J’ai l’honneur de vous proposerun adversaire plus digne de vous... mon ami Gabriel. Il a joué avecDeschapelles à Paris, et avec le brahmane Tiéki à Djagrenat.

- Et j’ai perdu, dit Gabriel en s’avançant de quelques pas avec unevivacité déguisée en nonchalance.

- Ah ! dit Héva, monsieur a joué avec Deschapelles ! quel avantage vousfaisait-il ?

- J’en rougis, madame, il me donnait la pièce.

- Mon oncle, le grand juge de Batavia, recevait de M. Deschapelles le pion et deux traits. Ils ont joué à Anvers. Voulez-vous bien placervos pièces, monsieur Gabriel... Vous mettez votre Reine noire sur lacase blanche !... vous êtes distrait... vos pions ne sont pas enligne... bien maintenant !... à vous le trait, monsieur Gabriel, jesuis chez moi... ah ! le gambit de la Reine ! c’est du nouveau dansl’Inde.

- Mais vous n’intéressez pas la partie ? dit Klerbbs.

- Oui, c’est juste... voyons, prenons un enjeu...

- L’honneur ? dit Gabriel.

- Quelque chose de moins, dit Héva, et qui ne coûte pas si cher.

- Me permettez-vous de faire votre jeu, madame ? dit Klerbbs.

- Faites, sir Edward.

- Si Gabriel perd, il vous écrira un madrigal dans cette languefrançaise que vous aimez tant ; si vous perdez, vous lui donnerez votreperruche qu’il aime tant.

- Accepté ! dit Héva.

- Je vais préparer une cage pour Sliga, dit Klerbbs.

- Oh ! dit Héva, sir Edward, ne faites pas le fanfaron pour le compted’autrui... Echec au roi.

- Déjà ! dit Klerbbs, au quatrième coup, vous avez, madame, desprétentions au mat ?... c’est le coup du berger !... il n’est pasneuf !..... c’est un berger indien qui l’a inventé.

- J’ai perdu ! dit Gabriel.

- Mais c’est une surprise ! dit Héva, recommençons.

- Je ne sais pas jouer, dit Gabriel en riant ; vous le voyez !

- Alors payez, dit Klerbbs ; voici mon crayon et du papier de Chine.

Gabriel écrivit alors ce sonnet :

               A UNE BELLE VEUVE.

    Partout j’ai promené ma fortune inconstante !
    J’ai franchi du cap Horn aux glaces des Lapons,
    Les mers sur les vaisseaux, les fleuves sur lesponts ;
    Bien des nuits j’ai dormi sous l’arbre et sous latente.

    Polaires océans où tombent les harpons,
    Blancs déserts sablonneux, solitude éclatante,
    Tout m’attire et me plaît, toute zone me tente ;
    Dès qu’un pays lointain m’appelle, je réponds.

    J’ai vu l’Américain noir et nu dans sa case ;
    Cent fois, comme d’habit, j’ai changé de climat ;
    J’ai bu l’eau du Niger, du Nil et du Takase.

    J’allais chercher l’amour aux harems du Caucase ;
    La reine de ces lieux, me fixant sur ma case,
    Avec ses beaux yeux noirs m’a fait échec et mat !

- C’est charmant, monsieur Gabriel, dit Héva en prenant le papier ;laissez-moi le relire.

- Ce serait assez bon à Drontheim, dit Klerbbs, chez l’évêqued’Islande, qui est le premier joueur d’échecs des pays froids ; mais,au coeur de l’Inde, ce n’est pas assez brûlant, mon cher Gabriel.

- Taisez-vous donc, sir Edward, dit Héva en le frappant au visage avecune tige de réséda fleuri ; vous êtes un vilain jaloux. Ces vers sontcharmants ; sir Edward n’en a jamais adressé de meilleurs à missErminia.

- J’attends sa majorité ; je respecte les mineures. On esttrès-médisant à Tranquebar.

- Monsieur Gabriel, dit Héva, j’allais vous offrir votre revanche auxmêmes conditions ; mais voilà mon cher beau-frère qui a son sixièmesecret d’aujourd’hui à me dire à l’oreille ; je comprends son signe.Peut-être veut-il me rendre mes dix millions... Je suis désolée de vousquitter, messieurs, pour dix millions.

Héva se leva et présenta sa main à Gabriel avec une grâce de jeunereine.

Le jeune homme, ivre de joie, oublia qu’il avait des lèvres, et baisala main avec le front.

- N’avez-vous pas encore une main, madame, dit Klerbbs en se baissant.

- Allez vous marier ! lui dit Héva, et elle sortit.

Le rayon qui éclairait la salle s’éteignit devant Gabriel.

Héva ne reparut plus dans cette journée.

Le dîner fut triste ; elle n’y était pas.

On se disait à l’oreille qu’un Indien de la campagne avait annoncé queMirpour et Goulab, arrêtés à Calcutta, venaient d’arriver prisonniers àMadras, et que leur jugement aurait lieu dans deux jours.

Cette nouvelle replongeait Héva dans de tristes souvenirs etrecommençait pour ainsi dire son veuvage.

Ce soir-là, on éleva quelques doutes sur la sincérité de la gaietéd’Héva.

On joue la joie comme la douleur.

Klerbbs et Gabriel se retirèrent dans leur appartement d’assez bonneheure.

Gabriel s’était emparé de Klerbbs, et, sous prétexte de causer avec luiet de fumer jusqu’à minuit, il fut son geôlier.

La nuit était sombre et orageuse.

Le tonnerre grondait vers le sud, les éclairs illuminaient le lac commeun miroir ardent.

L’horizon envoyait des rugissements sourds et des échos de foudre.

Les deux amis s’accoudèrent au balcon, derrière le rideau flottant defleurs pariétaires, plongés tous deux dans ce mystérieux silence qui sefait aux demeures de l’homme, quand le ciel indien parle aux déserts.

Tout à coup, Gabriel se rapprocha de Klerbbs avec précaution, mit sesyeux dans ses yeux, et détournant la tête, puis s’inclinant du côté dulac, il sembla lui dire :

- Regarde !


VII

Une nuit de terreur.

Le souffle s’arrêta sur les lèvres de Gabriel, Klerbbs appuya sa têtesur la rampe du balcon, et, à travers le réseau des fleurs, il suivitla direction donnée par le signe de Gabriel.

Sur un coin des bordures ténébreuses du lac, et à la lueur rapide d’unéclair, on vit se détacher un profil humain dans un fond lumineux.

En Europe, et dans nos campagnes, presque peuplées comme les villes,une semblable apparition n’exciterait aucune défiance ; mais sur unpoint reculé de la province de Madras, à cette époque de lacolonisation, la présence d’un être humain, à minuit, dans un désert,était effrayante.

L’habitation n’avait pourtant rien à redouter d’un ennemi isolé ; elleétait même défendue contre les attaques des hommes et des animaux : saseule porte roulait son bois de fer, à triple couche, sur des gonds debronze comme la porte d’une pagode.

Les légères persiennes des croisées inférieures cachaient des panneauxde métal, semés de clous, comme les comptoirs des banquiers, à la citéde Londres.

Ce système de fortification domestique suffisait pour décourager lesIndiens marrons et les péons infidèles.

Au reste, aux heures du milieu de la nuit, personne n’osait s’aventurerautour de l’habitation.

Souvent les tigres, attirés par l’odeur des chevaux et des boeufs,venaient bondir sous les étables et disparaissaient, comme des oiseauxde proie, devant l’immobilité menaçante des portes, qui semblaient lesregarder avec leurs soupiraux ronds et illuminés.

Les tigres noirs, plus hardis que les autres, s’accroupissaientquelquefois comme des sphinx sur les marbres de la terrasse, etpromenaient autour d’eux des regards tranquilles et insolents, commesi, pendant la nuit, l’univers leur appartenait.

Ces monstres sont les plus effrayants que l’Asie ait inventés : ilsregardent l’homme avec une attention étrange, et attachent sur sa faceleurs grands yeux, dont les orbes sont d’ébène, avec un cercle devif-argent.

Klerbbs recula dans la chambre sur la pointe des pieds, ouvritdoucement sa boîte à pistolets, et revint, armé des deux mains,reprendre sa place au kiosque, après avoir éteint la lampe.

A chaque rayonnement de l’éclair, la sombre et mobile silhouette sedessinait toujours par-dessus les masses ténébreuses, et dans cemoment, rapide comme la pensée, on pouvait même voir s’agiter desboucles de cheveux sur le front du fantôme du lac.

Klerbbs mit ses lèvres sur l’oreille de Gabriel, et lui dit, d’une voixsi basse qu’elle était presque le silence :

- Un ami ne vient pas, tête nue, dans une nuit d’orage, dans uneménagerie de tigres, prendre cette position au bord du lac.

- C’est juste, dit Gabriel, sur le même ton.

- Donc, c’est un ennemi, dit Klerbbs... Il y a cinquante pas à peu prèsd’ici au lac... Qu’en pensez-vous ?

- A peu près.

- Je vais les mesurer avec une balle.

- Attendez, Klerbbs... j’entends du bruit dans l’allée de la ferme...les feuilles sèches remuent... c’est ce pauvre Çourà qui a peur del’orage, et vient demander asile !... Ce chien est intelligent ; il aflairé quelque chose dans l’air... il s’arrête !... il allonge sonmuseau vers le lac... il se rapetisse, et marche à plat ventre du côtéde l’apparition...

Klerbbs, le pistolet tendu, pressa la détente au premier éclair. Lecoup de feu retentit comme un éclat de tonnerre dans cette solitude auxmille échos. Puis un silence de mort retomba sur les rives du lac.

- Voilà un horrible mystère, dit Gabriel ; Çourà n’a pas aboyé !

- Oh ! dit Klerbbs, maintenant que le fantôme est tué, descendons etallons le chasser. Je n’ai jamais vu de fantôme indien.

- Comment savez-vous qu’il est tué ? dit Gabriel.

- Eh ! n’ai-je pas tiré sur lui ?

- Oui.

- Eh bien ! il est mort !

- Et ce chien ! ce chien ! qui n’a pas aboyé, qui s’est avancé versl’apparition et qui ne revient pas... Çourà ! Çourà ! Çourà !...

- Je vais l’appeler, moi, vous allez le voir accourir... il fautprendre la voix du bonze enrhumé... Çourà ! Çourà ! Çourà !... Il y alà-bas un écho qui ne dort pas, et qui m’imite parfaitement... Çourà !Çourà !... Oh ! je suis têtu comme un Anglais ! je veux que Çouràvienne ! Quel diable de nom ces Indous donnent à leurs chiens !...Descendons. Avant je vais recharger mon pistolet... Prenez vos armesaussi, Gabriel... Je vous remercie de m’avoir rappelé de Tranquebar...J’adore ces aventures ! voilà la vie ! Comprenez-vous les gens quicroient qu’on ne peut exister que sur un monceau de boue détrempé à lapluie, qu’on appelle une capitale du nord de l’Europe ? Descendons.

- Klerbbs ! Klerbbs ! dit Gabriel qui n’avait pas quitté le kiosque ;mon ami, nous avons fait une sottise... nous nous sommes oubliés...j’entends du bruit dans les chambres... votre imprudent coup depistolet a réveillé tout le monde !

- Eh bien ! ils se rendormiront !

En effet des bruits de pas et des grincements de croisées se faisaiententendre sur la façade opposée au lac.

Gabriel montrait du doigt à Klerbbs la mobile clarté des lampesrallumées qui se reflétait sur les coupoles noires de la forêt voisine.

- Au nom de Dieu, dit Gabriel, n’effrayons pas Héva ! elle partiraitpour Madras, et adieu mes amours.

- Je me charge de lui faire un conte. Vous, ne parlez pas ; vous gâteztout avec vos distractions d’écolier amoureux.

- Chut ! dit Gabriel, on frappe à la porte de notre chambre.

- Ouvrons ! dit Klerbbs tranquillement.

La porte ouverte, Talaïperi entra.

Son visage était d’une pâleur horrible, malgré sa teinte bronzée ; ilavait dans la voix une telle émotion, que les deux amis ne comprirentpas d’abord ce qu’il venait leur dire.

Ce ne fut qu’à la seconde explication que Gabriel devina que la belleveuve les invitait à descendre chez elle, à l’étage inférieur.

Klerbbs et Gabriel obéirent avec empressement.

Ils franchirent l’escalier d’un bond, et on les introduisit dans unemagnifique chambre, où jamais les pas d’un homme n’avaient pénétré,depuis la veille de la chasse aux tigres.

Héva était assise  sur un lit de repos, dans un négligé adorable ;elle avait revêtu à la hâte le sari des grandes dames indiennes, etnoué à son cou un châle chinois, peint et léger comme des ailes depapillon.

Ses pieds jouaient dans le velours de la sandale des odalisques, et lesboucles de ses cheveux, ramenés confusément en arrière par des noeuds decrêpe et de rubans, laissaient dans un découvert admirable les tempeset le front.

Une large et vive flamme, hérissée comme une boucle de chevelure d’orsur la coquille d’un candélabre, éclairait le milieu de la salle etlaissait dans une ombre douce et mystérieuse les tentures, les meubleset les ornements. On ne distinguait que deux tableaux de couleurbrillante et pailletée, brodés plutôt que peints par des artistesindiens : l’un représentait la houri céleste, montée sur un chameaufantasque, qui avait des visages de femme à chaque genou ; l’autrereprésentait le Sourir, le soleil et son conducteur Arouna,dirigeant le char lumineux que traînait un cheval à sept têtes.

Un parfum suave comme celui que Ceylan envoie au Coromandel, le soir,quand il ouvre l’écrin de ses coquillages, un parfum de gynécée indien,semblait s’exhaler de l’alcôve et embaumait le temple d’Héva.

En entrant, Gabriel et Klerbbs furent tentés de s’agenouiller : Hévales ramena promptement à des idées terrestres en leur disant d’un tonaigre-doux :

- Eh bien ! messieurs, vous prenez minuit pour midi ! Que se passe-t-ildonc chez moi ? Faut-il rire ? faut-il s’alarmer ?

- Ni l’un ni l’autre, madame, dit Klerbbs. J’ai tué un tigre sur lesbords du lac.

Héva fit un mouvement de tête convulsif.

- Un tigre ! dit-elle. Ces monstres nous en veulent bien ! Il y avaitlongtemps qu’ils avaient oublié le chemin de ma maison... Ces diablesd’animaux comprennent que mon pauvre Samy n’est plus là pour leurajuster une balle entre les yeux.

Deux larmes brillèrent sur les joues d’Héva ; Gabriel les sentit coulerdans sa poitrine comme les laves du volcan de la jalousie.

- Madame, dit Klerbbs, je m’offre de grand coeur à remplacer votremari... pour les tigres...

- Sir Edward, dit Héva d’un ton sec non soupçonné jusqu’à ce moment,sir Edward, il y a des heures sérieuses et des souvenirs qu’il fautrespecter.

Klerbbs s’inclina devant la belle veuve, et protesta de son dévouementet de son affection en termes énergiques et graves.

- Quelle horrible nuit ! dit Héva... Mon Dieu ! pourquoi n’ai-je pas laforce de m’arracher à cette maison... C’est qu’il y a partout ici,partout... des souvenirs de lui !... Pauvre Samy !... Sir Edward, vousavez été bien étourdi, bien léger !... A minuit, un coup de feu ! etsur un tigre !... devant ma maison !...

- J’ai cru, madame, qu’on devait tuer un de vos ennemis, à toute heureet partout.

- Savez-vous bien, sir Edward, que chaque nuit, à la même heure, monsommeil se débat contre un rêve effroyable, un rêve infernal !... C’estun val désert plein de rugissements et de bruits de cataractes ; c’estun fleuve ensanglanté qui roule des lambeaux d’étoffes d’or et desossements rongés ; c’est un horrible festin, où le plus puissant deshommes dévore la chair des tigres, où les tigres dévorent ma chair. Etdes cris prodigieux, comme des cavernes les pousseraient, tonnent dansles solitudes ! et j’entends le râle d’agonie d’un géant écrasé sous unroc ! et je me réveille en sursaut, dans des étreintes de brasd’airain, et de larges griffes d’acier, avec des parfums de chair morteà mon chevet, et des souffles rauques à mes oreilles !... voilà mesnuits... pardonnez-moi la fausse gaieté de mes jours.

Gabriel et Klerbbs, posés en statues, contemplaient Héva et gardaientun silence plein de pensées étranges.

Héva tenait ses grands yeux ouverts et fixes, les bras étendusjusqu’aux genoux, le sein haletant, les lèvres convulsives, comme sielle revoyait encore le songe de ses nuits en se réveillant... elleparut faire un effort sur elle-même, et, se tournant vers les jeunesgens, elle dit :

- Mon beau-frère n’est pas entré avec vous, messieurs ?

- Non, madame, répondit Klerbbs.

- Ce bon Talaïperi ! il a cru que sa présence me gênerait... J’ail’amour-propre de déguiser mes chagrins devant lui... je ne saispourquoi... Sir Edward, ouvrez une croisée... L’air me manque... L’aubetardera-t-elle à poindre ?

- La nuit est toujours bien noire, madame... toujours l’orage sanspluie...

- Oh ! oui ! je le sens cet orage... Un ciel lourd... Il me semble quedes nuages plombés passent sur mon front... Vous ne voyez rien au borddu lac ?

- Rien que des éclairs... dans le lointain, des losanges de feu.

- Sir Edward, avez-vous entendu aboyer Çourà quand vous avez tiré letigre ?

- Non, madame.

- Non !... c’est singulier !... il sent le tigre d’une lieue... Je nel’ai pas entendu non plus, mon beau chien...

- Il passe la nuit à la ferme, peut-être...

- Sir Edward, dites à l’antichambre qu’on aille me chercher Çourà.

- Oui, madame.

- Monsieur Gabriel, vous êtes bien taciturne...

- Eh ! madame ! je suis resté dans votre rêve !...

- C’est que vous avez figuré noblement dans la réalité ! vous avezassisté à cette horrible scène du désert ! vous n’avez pas suivi lesassassins et les lâches ! et, ce qui est encore mieux, vous ne vousêtes vanté de rien, comme votre ami, ce noble Anglais qui est plussérieux qu’il en a l’air. Je le connais.

- Nous n’avons fait que notre devoir, madame.

- Le devoir est une chose facile que personne ne fait.

- Madame, dit Klerbbs en rentrant, votre chien n’est pas à la maison :Shéti, son gardien, ne l’a pas vu depuis hier au soir.

- Shéti est un négligent qui m’a déjà perdu deux chiens... Je suis...

- Voulez-vous, madame, que j’aille voir à la ferme ?

- Oh ! sir Edward ! à cette heure !... Si quelqu’un de ces monstresrôde encore par-là...

- Je le tuerai, madame, et je mettrai sa fourrure aux pieds de votrelit.

- Ce pauvre Çourà... oh ! il n’est pas chien à se laisser avaler par untigre !... Sir Edward, je suis désespérée de vous dire que jeconsens... mais je veux que vous soyez accompagné de votre ami.

A ce dernier mot, Klerbbs et Gabriel avaient déjà disparu.

Ils ouvrirent avec précaution la porte de la terrasse, et larefermèrent derrière eux.

Quand ils furent seuls sous les grands arbres de la ferme, Klerbbss’arrêta, et, croisant sur sa poitrine ses deux bras armés depistolets, il dit :

- Mon cher Gabriel, il faut que je parle un instant, sans rien dire ;je ne sais par où commencer. Regardons-nous.

Après une longue pause, Klerbbs dit :

- Résumons cette conversation muette. Héva est une femme inexplicable ;c’est un fruit de l’Inde. Il est inutile d’aller chercher son chien àla ferme ; il n’y est pas. J’ai saisi la première occasion dem’échapper. J’aime mieux un tête-à-tête avec le tigre qui a dévoré lemari qu’avec la femme qui le pleure : c’est moins dangereux... Enfin,pour finir mon résumé, allons voir le gibier que j’ai abattu vers lelac : homme ou tigre, nous l’enterrerons dans quelque grotte pour nepas effrayer Héva.

- Un moment ! dit Gabriel ; nous sommes censés aller à la ferme, etnous avons du temps... Klerbbs ! cette femme aimait son mari !

- Je le crois, Gabriel.

- Et quel mari !... Un vieux Indien de trente-cinq ans, laid comme unestatue de pagode...

- C’est peut-être nous qui sommes laids !

- Allons donc, Klerbbs, c’est impossible ! Elle joue un jeu indienantérieur aux échecs, un jeu que nous ne connaissons pas ; elle vise àpartager l’héritage du mort.

- Non, Gabriel, tu la calomnies : elle aimait son mari ; je m’endoutais du vivant du nabab, maintenant je ne doute plus. Mais quet’importe cela ? Le monde est plein de jeunes veuves qui ont aiméplusieurs maris ; au contraire, l’amour qu’une femme a donné au premiergarantit celui qu’elle donnera au second. Je voudrais bien que mafuture Erminia fût une veuve de cette espèce. Hélas ! elle a quinze ans!

- Oh ! il est impossible de parler raison avec vous, Klerbbs.

- Venez, venez, grand sage ! Allons au lac. Héva nous attend.

Les deux amis arrivèrent bientôt à ces ténébreux massifs de verdure où,deux fois, une tête humaine s’était levée dans la nuit.

Ils remarquèrent une large trouée que le chien avait faite violemmentpour passer de l’autre côté.

Passant eux-mêmes par la même brèche, ils touchèrent bientôt le sol quigardait encore les vestiges de l’apparition.

De larges traces de pieds humains se reconnaissaient sur le gazon,courbé à des intervalles de pas gigantesques.

Klerbbs et Gabriel fouillèrent la haie naturelle du lac, leslabyrinthes de verdure, les gerbes touffues de bambous, les écheveauxdes lianes, les grottes couronnées de mousses éplorées : ils netrouvèrent aucun cadavre.

De temps en temps, Klerbbs disait :

- Je suis sûr de mon coup : je ne crois pas aux fantômes ; ilsn’existent pas dans l’Inde. J’ai tué quelque chose qui vivait. Il mefaut un cadavre ! ce lac me doit un cadavre ; il me le donnera demain.

Après une heure de recherches inutiles, Gabriel entraîna Klerbbs àl’habitation. La porte s’ouvrit au premier coup frappé.

Héva vint recevoir les jeunes gens à la porte de sa chambre et les fitasseoir sur un divan. Klerbbs prit la parole.

- Madame, dit-il, nous avons cherché Çourà dans tous les environs ;nous l’avons appelé à fatiguer les échos... Ce pauvre chien !...

Héva poussa un cri terrible, et se dressa convulsivement, comme si unserpent l’eût piquée au pied.

Les jeunes gens se levèrent aussi ; Gabriel, pâle comme un agonisant ;Klerbbs, avec la nonchalance d’un stoïcien.

Il n’y a pas d’acier mieux aiguisé que le cri d’une femme dans une nuitde terreur.

Héva montrait du doigt de larges et fraîches gouttes de sang sur leshabits blancs de Klerbbs et de Gabriel ; elle fit un effort, et s’écria:

- C’est du sang humain ! horreur !... Qui avez-vous assassiné ?

Les jeunes gens, sortant des ténèbres de la nuit, et éblouis parl’éclat de la lampe, n’avaient pu remarquer encore ces horribles taches.

Au cri d’Héva, Talaïperi entra, et s’écria avec un accent de désespoirincompréhensible :

- D’où vient ce sang ? d’où vient-il ? dites !

Klerbbs imperturbable répondit :

- Je crois deviner : c’est bien simple. J’ai tiré le tigre, je l’aiblessé ; nous l’avons cherché, le croyant mort, et nous avons ramassédans les broussailles le sang de l’animal blessé.

Gabriel répétait automatiquement avec le geste chaque mot de Klerbbs.

Une éclaircie de satisfaction parut sur le visage de Talaïperi.

Héva s’était assise, et elle semblait rassurée par le ton calme etnaturel de Klerbbs.

- Oh ! c’est horrible ! dit-elle, je crois retomber dans ce songe fatalde toutes mes nuits !... Il se passe en moi quelque chose d’affreux etd’inexplicable... j’ai peur !... ôtez ce sang de mes yeux !

Klerbbs et Gabriel se retirèrent pour rentrer dans leur appartement.

Quand ils se furent revêtus d’autres habits, ils envoyèrent undomestique prendre les ordres de madame.

Talaïperi monta lui-même et leur dit :

- Voici le jour, on voit clair dans la campagne ; nous allonsaccompagner madame aux rives du lac... Il n’y a plus de danger àprésent.

- Ne quittons pas nos armes, cependant, Gabriel, dit Klerbbs ; lesoleil n’est pas levé.

Ils trouvèrent Héva dans le vestibule. Elle secoua la tête et dit :

- Enfin elle est finie cette horrible nuit !

Talaïperi marchait le premier, Klerbbs donnait le bras à Héva, Gabrielfermait la marche.

- Oui ! c’est un tigre ! s’écria Talaïperi en bondissant comme unécolier.

Klerbbs rejeta brutalement Héva en arrière pour la recouvrir de soncorps, et il arma ses pistolets.

Gabriel fit un saut comme une arche de pont, et tomba à côté de son ami.

Talaïperi poussa un éclat de rire en voyant cette fausse alerte qu’ilavait excitée sans le vouloir, et, montrant la trouée profonde que lechien avait faite dans le massif de verdure, il dit :

- Voyez, le tigre a passé par-là ; en nous courbant un peu, nouspasserons comme lui ; et tout près d’ici nous trouverons les traces dusang de l’animal que sir Edward a blessé.

En effet, sur une assez longue étendue de terrain, la verdure gardaitdes vestiges incontestables en apparence, et qui prouvaient que Klerbbsavait dit la vérité.

Héva serra les mains des deux jeunes gens, et reprit avec eux lesentier de l’habitation.

- Oui, disait-elle, je resterai dans cette maison, malgré toutes lesangoisses auxquelles je m’expose. Ailleurs, je le sens, je mourraisd’ennui.

- Madame, dit Gabriel, nous ferons bonne garde.

- Mais, dit Héva en souriant, est-ce que vous restez ici éternellement ?

- Si vous l’exigez, madame, dit Klerbbs, nous y resterons davantage.

- Toujours le même, sir Edward !... Et ce pauvre Çourà ! qu’est-ildevenu ?... Çourà ! Çourà !... oh ! Çourà est perdu sans retour !... Cebon chien aimait tant mon mari !... Ces infâmes tigres ne nouslaisseront pas en repos un jour !...

- Il faut demander un régiment de cipayes à lord Cornwallis, ditKlerbbs, et ravager tous les clubs de tigres, la baïonnette au bout dufusil.

- Messieurs, dit Héva avec un accent de haine que la soif de lavengeance inspirerait contre des hommes et non contre des animaux,messieurs, si j’avais encore ma fortune, j’en donnerais de grand coeurla moitié à celui qui m’apporterait douze tigres tués dans une nuit.

- Mais lord Cornwallis, dit Klerbbs, vous prêtera volontiers...

- Non, je ne voudrais pas employer une armée... ce serait leur fairetrop d’honneur ; je voudrais qu’un homme seul fît cela pour moi, enprononçant mon nom, et qu’il me les apportât pour les fouler aux pieds,tous humiliés, cousus l’un à l’autre, douze tigres orgueilleux,déguisés en tapis. Je serais heureuse et triomphante de penser qu’il yen a un dans le nombre qui était à la chasse de Lutchmi, et quej’écrase sa tête, sous ma sandale de femme, à chaque pas, à toute heuredu jour.

- Oui, je comprends cela, madame, dit Klerbbs ; c’est bien anglais.

- Vous donneriez la moitié de votre fortune, dit Gabriel ; c’estencourageant.

- Si je l’avais encore, dit Héva.

- Il vous reste l’enjeu que sir Edward mettait à côté du Pérou, hier, àla partie d’échecs.

- Oui, dit Héva, je sens, moi qui ne veux aimer personne, je sens qu’àune époque indéterminée je pourrais donner mon affection à l’intrépideexécuteur de mes volontés. J’ai mon caractère à moi ; j’ai des idéesqui m’appartiennent. Je ne sais pas comment on vit en Europe ; je neconnais que les usages de ma nature. Oui, si un homme m’obéissait à cepoint, je jure que je le prendrais pour mari... Mais, ajouta-t-elle ensouriant, je demande une chose impossible... c’est un caprice devengeance !... Je suis folle en disant cela ! Excusez-moi.

- Madame, dit Gabriel avec une voix tremblante, vous avez eu une nuitbien agitée. Suivez un conseil que tous vos amis vous donneraient.Allez prendre un peu de repos. Les heures matinales apportent avecelles un sommeil bien doux.

- Le conseil est bon, et je vous le donne aussi à vous et à sir Edward.Adieu, messieurs ; nous nous reverrons à déjeuner.

Lorsque les deux amis se trouvèrent seuls, Gabriel dit à Klerbbs :

- Mon cher, séparons-nous pour quelques heures ; j’expire d’insomnie. Amon réveil, je t’annonce que je serai fou.


VIII

Douze tigres pour une femme.

- Mon ami, dit Klerbbs à l’oreille de Gabriel encore endormi, tout lemonde est debout depuis une heure dans la maison. Ouvrez les yeux. J’aimon journal du matin à vous lire : il est intéressant.

Le jeune homme dormait de ce sommeil léger qu’interrompt la chute d’unatome.

Il ouvrit soudainement ses yeux pour voir et ses oreilles pour écouter.

- Vous m’avez promis d’être fou à votre réveil, dit Klerbbs ; je viensm’assurer d’abord si vous tenez votre parole... Vous êtes fou,très-bien ! Maintenant, je vous annoncerai que j’ai rencontré, cematin, il y a quatre heures, le brahmane Syali !

- Quel brahmane ?

- Vous n’êtes pas encore bien éveillé... Comment ! vous avez oublié lebrahmane qui nous endormit un soir avec les dix incarnations deWichnou, et qui demeure de l’autre côté de cette montagne, notre voisin?

Ah ! ce misérable qui a déposé contre nous dans le procès ?

- Lui-même. Il est tombé dans le chemin de l’habitation, celui qui mèneà Madras, au moment où je fumais mon chirout en me promenant. Ilvoulait m’éviter ; mais je me suis posé en dieu Terme sur la ligne deson cheval. Je lui ai demandé s’il allait faire quelque déposition àMadras pour donner d’autres Européens au bourreau. Le pauvre homme,tremblant de peur comme un brahmane lettré, m’a dit qu’il allaitchercher le docteur Phytian, le premier médecin de Madras, un dévouéphilanthrope qui fait des visites dans la campagne à quinze livresd’honoraires par mille. Il n’y a qu’un millionnaire qui puisse se faireguérir par le docteur Pythian. Ensuite, j’ai vu que le peureux brahmaneéprouvait un vif regret de m’avoir dit cela, et il m’a fait promettrede n’en parler à personne. Je le lui ai promis : aussi je n’en parleraiqu’à vous, parce que vous êtes moi. Il faut tenir ses promesses, mêmeavec les brahmanes. Gabriel, que dites-vous de ma découverte ?

- Je dis qu’il y a un malade à la cabane de Syali....

- Un millionnaire dans une cabane !

- Oui, Edward ; cela paraît suspect....

- Gabriel, cela est clair : la chose que j’ai blessée la nuit dernièred’un coup de pistolet....

- Est un millionnaire !

- Vous y êtes, Gabriel.

- Un millionnaire qui bravait les tonnerres, les ténèbres, les tigres...

- Et moi !... c’est incroyable ! Mais nous ne sommes pas au bout.Ecoutez la fin, Gabriel... En quittant le brahmane, j’ai suivi le petitchemin qui traverse la montagne, et je me suis avancé de l’autre côté,assez près de la maison de Syali, pour examiner la physionomie deslieux. Je ne me suis permis qu’un espionnage décent. Savez-vous quij’ai vu tranquillement assis devant la porte de la cabane ?... devinez!... Çourà ! Çourà ! notre chien de garde !... Ce chien indien, nevoyant plus aucun de ses compatriotes à l’habitation du Lac, aurait-ildonné sa démission et passé au brahmane ?..., Le malade est-il un desamis de Çourà ?... Le brahmane a-t-il le secret de charmer les chienscomme les serpents ?... A toutes ces questions que je me suis posées,je n’ai pu me répondre rien de satisfaisant. Mais ce chien m’a bienétonné !... Si Goulab et Mirpour n’avaient pas été arrêtés, ainsi qu’onnous l’a dit, je croirais que ma balle a touché un de ces coquins, etque le chien, qui ignore leur histoire, a suivi, par attachementnational, un Indien blessé. Quoi qu’il en soit, croyez bien qu’il y aun mystère compliqué au fond d’une découverte si simple.

- Oui, sir Edward, je pense comme vous ; mais suivons notre principe ;ne disons rien à Héva ! rien à Héva ! gardons les mystères pour nous.

- Bien entendu, Gabriel.

- La nuit dernière doit l’avoir singulièrement agitée... L’avez-vousvue ce matin ?

- Un seul instant... à son balcon... Elle avait sur son visage unepâleur adorable ; je l’ai saluée, et je lui ai montré une lettre que jerecevais de Tranquebar... Mon futur beau-père est furieux contre moi.Ces consuls ont une existence mathématique ! Ce beau-père voudrait quej’attendisse l’heure de l’hyménée, comme il dit, aux pieds de sa fille! Il m’annonce que Tranquebar jase beaucoup sur mon compte, à proposd’une belle veuve, et que mon honneur doit me conseiller de mettre finaux commérages de Tranquebar ; il se plaint surtout des méchancetés dela société danoise. Les consuls s’ennuient à la mort dans leursrésidences, et ils s’accrochent à tout ce qui peut les secouer uninstant. Nous avons des affaires plus sérieuses ici, n’est-ce pas,Gabriel ! Voyons, parlons de vous, maintenant : je m’aperçois que votretour de parler est venu. Parlez.

- Il me faut douze tigres à tout prix, sir Edward.

- Ah ! vous voici à l’article de la folie ! douze tigres, je sais, pourHéva : une brochette de tigres. C’est embarrassant.

- C’est même impossible, mais il faut les trouver.

- Il nous faut douze mille francs ; les avez-vous, Gabriel ?

- Pas du tout, il ne faut pas acheter douze tigres, il faut que je lestue, moi, en plein champ, et que je vienne les déposer, comme un tapisde Perse en douze compartiments, aux pieds d’Héva.

- Douze tigres ! quel cadeau de noces !... Au reste, ce sont les moeursdu pays. A Paris, on vous demanderait un épagneul, une perruche, unserin. Ici la fantaisie a d’autres prétentions. Fausta, la maîtresse del’empereur Gallus, fut plus exigeante qu’Héva : elle échangeait unecaresse contre un lion. Au bout de six mois, le préfet d’Afrique épuisal’Atlas et Barca. Si cette intrigue impériale eût duré six ans, leslions passaient à l’état de sphinx ; il n’y en avait plus.... Revenonsà nos moutons, quel est votre plan de coup de filet pour ces douzetigres ?

- Ce n’est pas sur moi que je compte ; c’est sur vous, sir Edward. Vousêtes du peuple qui invente, inventez ; vous êtes Anglais, c’est votremétier. Il me faut un piége à tigres, une grande souricière pour deschats géants. Je vous mets sur la voie, mais il me la faut tout desuite, mon bon Klerbbs. Je suis arrivé à la furie de l’amour ; ladernière nuit m’a brûlé vif. Quelle femme ! Si elle me demandait lemonde, je m’embarquerais pour le lui rapporter, en mille voyages, parlivraisons. Douze tigres, ce n’est rien.

- D’accord ; mais encore ce rien est difficile à cueillir... Ah ! simon oncle sir Edmund était ici ! quel ingénieur !

- Et où est-il votre sir Edmund ?

- A Manchester. Il a inventé le silk-embroidery et le...

- Mais s’il est à Manchester, que m’importe tout ce qu’il a inventé !je ne compte que sur son neveu, sir Edward.

- Voulez-vous, Gabriel, que je lui écrive pour m’inventer unesouricière de tigres ?

- Allons donc, prenez pitié de moi, et ne plaisantez pas. Est-ce mafaute si dans cette vie il y a toujours un côté risible près des chosessérieuses ? est-ce ma faute si je suis amoureux d’une femme indiennequi a perdu son mari bien-aimé dans douze gueules de tigres ? Il fautsubir ma destinée, et ne pas rire de mon étrange position.

- Gabriel, je crois avoir trouvé votre... Attendez... Laissez-moi fairemon plan au crayon... Ah ! si mon cher oncle sir Edmund... Un moment,un moment... vous aurez vos tigres... douze, et le treizième par dessusle marché, si vous le voulez... Oui, c’est cela... Je suis le digneneveu de sir Edmund ; je n’ai pas dégénéré... Voilà une invention quisera brevetée pour la sûreté du chasseur. Patent safety... voyez,Gabriel... c’est tout simplement l’inverse de la ménagerie : ce seral’homme qui sera en cage, et le tigre viendra le regarder. Une bonnecage de fer de six pieds de haut, armée en dehors de baïonnettes commeun hérisson : douze pieds de circonférence pour la consolider sur labase. Je connais à Madras un ouvrier chinois qui vous bâclera cettecage en six jours. Il a des tiges de fer en nombre, et toutes prêtespour les kiosques métalliques, fort à la mode à Tchoultry. Vous faitesporter votre cage sur un chariot vulgaire, de l’autre côté du lac, enplein désert, à dix-neuf milles de l’habitation d’Héva, pendant lejour. Vous l’assujettissez fortement sur sa base. Je serai avec vous,et je vous aiderai. Nous amènerons des boeufs, qui seront liés par debonnes cordes à des troncs d’arbres, touchant à la cage. Au tomber dela nuit, vous abattrez avec deux balles ces boeufs. L’odeur du sang etles mugissements d’agonie de ces animaux attireront à coup sûr, plus detigres que n’en demande Héva. Vous aurez un arsenal de fusils, et vouschoisirez les plus beaux tigres. N’oubliez pas les noirs. Certes, ilfaut vous attendre à un concert formidable qui déchirera vos oreilles,à de terribles assauts, à des scènes inouïes ; mais je ferai donner àvotre cage des soins si minutieux, que vous pourrez dire aux tigres, enmontrant la pointe de vos baïonnettes : Vous n’irez pas plus loin !...Je vais vous esquisser un dessin représentant cette chasse ; vouscopierez en action mon dessin.

- Sir Edward, dit Gabriel, les yeux fixés sur le plan crayonné par sonami, je ne sais si vous parlez sérieusement, mais je crois que votreidée mérite d’être prise en considération. Vraiment, je ne vois pas degraves objections à faire à ce plan. Par malheur, vous ne pouvez pas meseconder. Il faut que je jure sur l’honneur devant Héva que j’ai tué,seul, mes douze tigres... seul !

- Eh bien ! vous serez seul. Je vous aiderai dans les préparatifs, et,avant le coucher du soleil, je rentrerai à l’habitation. Si Héva medemande de vos nouvelles, je lui dirai que vous serez occupé toute lanuit à tuer des tigres, et qu’elle ne s’inquiète pas pour si peu dechose. Le lendemain j’irai vous aider à transporter ici votre gibier.Si Héva vous donne seulement un sourire par tigre, vous serez payé.

- Je l’épouserai ! Klerbbs, je l’épouserai ! Quelle femme résisterait àune telle preuve d’amour ! J’épouserai Héva ! toutes les félicités duciel et de la terre sont dans ces deux mots !... Klerbbs, une penséevient de me tomber sur le front comme un coup de tonnerre !...Savez-vous qu’il me faut beaucoup d’argent pour ma chasse en cage...

- Tranquillisez-vous. C’est prévu déjà. Je vais à Madras. Je verrailord Cornwallis, et je lui rappellerai qu’il nous a promis de nousrendre tout service que nous lui demanderons. Or, je le prierai de medonner un ordre pour faire confectionner aux frais du gouvernement,dans quarante-huit heures, une machine scientifique, dont le plan a étéenvoyé par la Société royale de Londres, et qui est destinée àl’exploitation agricole des landes de Tchoultry. Je demanderai de plusun faisceau de fusils et deux boeufs, sous le prétexte de fonder unecolonie devant la cataracte d’Elora. Lord Cornwallis sera enchanté des’acquitter d’une dette à si bon marché.

- Sir Edward, vous êtes adorable !

- Ne m’adorez pas encore ; attendez la réussite.

- Je réussirai, mon ami ; c’est infaillible. Voilà justement comme onarrive aux grands résultats !... en tâtonnant sur une voie deplaisanteries ! Une bagatelle souvent est la porte de toute idéesublime. Christophe Colomb, à table, cherchait un plat favori, cachéderrière une jatte de lait : ses convives nièrent l’existence du plat :il retira la jatte et le leur montra. Cela le fit tomber en rêverie.Quelques années après, il découvrait l’Amérique derrière l’Océan.Klerbbs, je suis exigeant, il faut partir pour Madras.

- Dans une heure.

- Mon cher Edward, que de peines je vous donne pour le caprice d’unefemme ! Nous sommes de bien grands fous, vraiment ! Une femme a unefantaisie, elle trouvera cent amoureux pour aller lui ramasser son idéefolle à mille lieues et la lui rapporter ! Je pense à un amoureux dontj’ai oublié le nom, qui était plus infortuné que moi ; celui-là meconsole : il aimait une Héva qui lui demandait chaque jour quelquechose d’extravagant. Un soir, elle se mit à regarder une étoile avecdes yeux de convoitise. L’amoureux se vit perdu, et il ne se sauvaqu’avec ce quatrain :

               La nuit, quand sous un ciel sans voile,
               L’heure d’amour vient à sonner,
               Ne regardez pas cette étoile,
               Je ne puis pas vous la donner.

- Ah ! je conviens, Gabriel, qu’Héva est plus raisonnable. Aussi nousla contenterons. Mais il ne faut jamais qu’elle sache le procédéingénieux que nous avons employé.

- Jamais ! jamais !

- Il faut que rien dans son idée ne rapetisse la grandeur et le périldu dévouement, afin que vous en recueilliez tout le bénéfice.

- C’est cela !

- Tout est donc bien arrêté, Gabriel ?

- Tout, Edouard. Je crains que ce Chinois, qui fait des kiosques de ferne soit parti.

- Un Chinois partir ! Dans cinquante ans, je le trouverais encore,empaillé au Tchina-Bazar sous son parasol.

- Et lord Cornwallis, si...

- Gabriel, point de si de doute avec un Anglais !

- Pardon, sir Edward... C’est que ma vie est entre vos mains...

- Je vous la rendrai. Comptez sur moi.

Il y eut encore quelques paroles insignifiantes échangées entre lesdeux amis.

Puis, sir Edward fit ses préparatifs de départ.

On trouva facilement un prétexte pour justifier l’absence de Klerbbs.

Il allait passer quelques jours à Madras, disait Gabriel, pour lesaffaires de son mariage.

- Tant mieux ! avait dit Héva, ce jeune homme, monsieur Gabriel, vousrendra léger comme lui. Nous causerons au moins dix jours de chosessérieuses... Vous saurez que personne ne m’a encore apporté mes douzetigres.

- Ah ! madame, avait répondu Gabriel, on est bien peu galant dansl’Inde. Moi-même...

- Taisez-vous, enfant ! Voyez comme il prend un air sérieux en disantcela ! Je vous défends de faire une sottise ; c’est que je vousconnais. Je vous défends d’être fou.

En disant cette phrase, Héva regardait Gabriel avec ce sourireprovocateur qui annonce chez une femme quelque intention de nouer uneintrigue, par amour ou par ennui.

Gabriel se tenait dans une extrême réserve, comme un homme qui, voulantdébuter par un coup d’éclat, ne veut pas compromettre son plan et sonavenir avec des galanteries banales dont se sert le genre humain desamoureux.

Ainsi, les entretiens de Gabriel et d’Héva ne se renouvelèrent, pendantdeux jours, qu’à de rares intervalles, et ils ne furent remarquablesque par leur brièveté.

Vers la fin du deuxième jour, Gabriel reçut deux lettres de Madras ;une de ces lettres était confidentielle, mais il lui était recommandéde montrer l’autre, qui expliquait sa promenade à Madras ; voici cesdeux lettres :

                              Madras, juillet 18...

« Mon cher Gabriel,

« Lord Cornwallis a été parfait. Je lui ai expliqué mes plansd’agriculteur et de colonisateur d’un air grave que j’avais emprunté àun savant de mes amis, et que je lui ai rendu en sortant ; cette detteme pesait.

« Le gouverneur m’a donné tout pouvoir sur papier officiel.

« J’ai couru chez mon Chinois, et je lui ai montré l’ordre de SonExcellence, et mon plan. Le Chinois n’a jeté sur mon plan qu’un oeiloblique, et il m’a dit I. Cet I signifiait qu’il comprenait tout lemécanisme du travail demandé, avec ses détails et accessoires, et qu’ilserait prêt dans deux jours.

« J’ai fait une visite de politesse à l’attorney général. Il m’a reçuavec une froideur qui me dispensera d’une seconde visite. Cet hommemourra dans l’impénitence finale.

« L’Evening-Chronicle de ce jour renferme le paragraphe suivant, sousla rubrique LATEST INTELLIGENCE :
« Le savant économiste sir Edward Klerbbs va faire des essais agricolesdans les terres incultes au nord de Madras ; le gouvernement a mis à sadisposition tous les instruments nécessaires pour favoriser cette vasteentreprise. C’est ainsi que Son Excellence répond aux aveuglesécrivains de la métropole ! »

« Toutes les choses de ce pauvre monde vont comme cela, mon cherGabriel.

« Demain, à quatre heures du soir, vous me rencontrerez au nord du lac,avec tout mon attirail de chasse. J’élèverai un drapeau rouge sur leplus haut des palmiers du désert. Je serai à dix pas de ce drapeau.Votre cheval me servira pour mon retour.

« Adieu, à demain.
                              « EDWARD KLERBBS. »

AUTRE LETTRE.

                              Madras, juillet 18...

« Mon cher ami,

« Je vous écris, in greatest haste, pour vous annoncer que mon futurbeau-père est toujours furieux contre moi. Il prétend que le mois dejuillet est commencé, ce qui est incontestable, puisque le mois de juinest fini depuis quinze jours. Je n’ai rien à répondre à cela, aussi jene réponds pas.

« Mettez-moi au plus bas degré de l’autel où vous adorez la reine del’Inde.

« Je vous serrerai les mains au premier jour.

« Adieu !
                              « EDWARD.

« P.S. J’avais oublié de vous dire que j’ai reçu à Madras une lettrede ce beau-père furieux. »

Gabriel montra cette dernière lettre à Héva, qui la lut en souriant, etdit avec mélancolie :

- Voilà donc comment les hommes traitent le mariage ! Je ne suis pasdupe, moi, de sir Edward : il a une maîtresse à Madras, et il ne semariera pas.

L’arrivée de deux importuns suspendit cette conversation. Les importunsarrivent toujours dans ces moments.

Le soir, après le repas, Gabriel, en saluant Héva qui se retirait, luidit :

« Vous m’avez donné une idée, madame ; oui, je crois que sir Edward aune maîtresse à Madras ; je veux le surprendre et lui faire un sermon.Demain, je tombe devant lui à Madras, et je l’épouvante avec ma vertu.

- Et nous reviendrez-vous bientôt ?

- Après-demain, madame. Je suppose qu’on peut vivre vingt-quatre heuresloin d’ici. Je veux l’essayer.

Héva présenta sa main à Gabriel, et laissa rayonner sur sa figure unsourire d’une expression toute nouvelle pour lui.

Gabriel s’embrasa de ce premier rayon de bonheur ; il crut voir luirel’aube de l’amour sur le front céleste d’Héva.

Il sortit sur la terrasse, et jeta un rapide coup d’oeil à l’horizonlointain du lac, comme s’il cherchait déjà sur les cimes confuses desarbres le drapeau rouge de sir Edward.


IX

La cage.

Au jour fixé, à l’heure convenue, Gabriel arriva au rendez-voussolennel que sir Edward lui avait donné. Le premier regard qu’il jetasur les bouquets de palmiers clair-semés au désert rencontra le drapeaurouge.

Quelques instants après, il descendait de cheval et serrait les mainsde son ami.

Sir Edward venait de congédier trois indiens stupides qu’il avaitamenés de Madras pour l’aider dans son travail.

A l’arrivée de Gabriel, tout était prêt.

- Mon Chinois a fait un chef-d’oeuvre, dit Klerbbs en montrant la cage ;seulement, il a corrigé mon plan. La cage a dix-huit pieds decirconférence, et les baïonnettes de défense sont entremêlées de largesarêtes de fer épineux. En vous plaçant au centre, vous serez hors deportée de la plus longue griffe, en supposant qu’une patte endiablées’allonge à travers ces chevaux de frise, ce qui est impossible. Voilàvos fusils en faisceau. Ils sont chargés au rhinocéros ; vous les avezsous la main. A huit heures, vous aurez un quart de lune : c’estsuffisant... Voyez comme votre citadelle est solide ! on la croiraitbâtie sur le roc : les assauts de tous les tigres du Bengale latrouveraient inébranlable. Ah ! je suis content de mon oeuvre ! mononcle sir Edmund a un neveu digne de lui.

- C’est vraiment admirable, dit Gabriel. Je suis étonné qu’on n’aitjamais songé à cela depuis Aureng-Zeb.

- Une chose fort simple pourtant, comme toute grande découverte...Voyez comme le site est bien choisi !..... Une vaste plaine déserte quiexpire à ces rochers bruns. Le club des tigres est là-bas, dans cesénormes crevasses ouvertes par des volcans. J’ai entendu dire au pauvreMounoussamy que ces rochers conduisent, par une longue crête, auxgorges de Ravana. Quel malheur pour moi de ne pouvoir pas m’associer àvous cette nuit !

- Oh ! impossible ! impossible ! Edward, vous savez...

- Je le sais. Allons, je me sacrifie. D’ailleurs, ma présence estnécessaire à l’habitation.

- Vous dites cela d’un air singulièrement mystérieux, sir Edward !

- C’est qu’à Madras j’ai appris d’étranges choses... Il est faux queGoulab et Mirpour soient arrêtés. Ces deux coquins ont mis en défauttous les limiers de la justice. Lord Cornwallis m’a dit :

« Je connais ce Goulab ; il a la patience de lion amoureux, la ruse etl’entêtement du mandrille. Dites à la belle veuve d’établir une bonnegarde autour d’elle. A Madras, elle ne craindrait rien ; dans sondésert, elle est, à son insu, sous la griffe de ce monstre. On m’arapporté que Goulab s’était longtemps caché dans les souterrainsd’Elora ; mais, depuis que les Indiens qui lui sont vendus ont répandudans la campagne le faux bruit de son arrestation, il est sorti de sonrepaire, et il rampe prudemment comme un boa dans la direction du lac. »

- Voilà ce que m’a dit le gouverneur.

- Edward, vous me donnez des frissons de mort !..... Décidément,j’abandonne cette chasse, et je retourne avec vous pour veiller surHéva...

- Non, Gabriel, c’est inutile. Voici pourquoi. Il est maintenant horsde doute que c’est Goulab qui a été blessé par moi, l’autre nuit, dansles buissons du lac ; que c’est lui qui s’est caché dans la maison dubrahmane Syaly : que Çourà n’a pas aboyé parce qu’il a reconnu un amide la maison ; enfin, que le docteur Phytian a été appelé pour panserla blessure de Goulab. Tout cela est de la dernière évidence, n’est-cepas ?

- Incontestablement.

- Or, nous ne craignons rien encore de Goulab ; il est couché dans lelit du brahmane. Je ne crains pas qu’il vienne, cette nuit, rôderautour de la place pour combiner quelque plan d’escalade ; d’ailleurs,je serai à mon poste. Demain nous écrirons à lord Cornwallis, et notreGoulab sera pris dans sa tanière avant le coucher du soleil.

- J’approuve : il n’y a aucune objection à faire à cela.

- Adieu donc, mon cher Gabriel ; retirons-nous chacun dans notre cage,vous pouvez chasser aux tigres, moi aux Goulab. Je me suis donné leposte le plus périlleux.

- Adieu, mon cher Edward... A demain : je vous attends ici. Venez medélivrer trois heures après le lever du soleil.

- Bonne chance et bon courage ! Adieu Gabriel.

Lorsque le bruit du galop du cheval de Klerbbs s’évanouit, la solitudedevint silencieuse et menaçante autour de Gabriel. Le jeune hommeregardait le soleil incliné sur l’horizon, et l’astre semblaitdescendre avec une lenteur affectée vers les nuages de pourpre quil’attendaient pour l’ensevelir.

Enfin, comme la plus attendue des nuits arrive toujours, la dernièrelueur du crépuscule s’éteignit sur la cime des palmiers, et Gabrieléprouva ce saisissement qui vient au coeur du plus fort dans les heuressolennelles de la vie. Les deux boeufs étaient tombés sur l’herbe,mortellement blessés, et déjà leurs rugissements retentissaient dans lasolitude.

Quand toutes les étoiles levées annoncèrent aux monstres de l’Asie quela terre leur appartenait, il y eut, dans les échos des rocheslointaines, un râle strident qui signifiait que l’odeur du sang fraisarrivait avec la brise aux naseaux subtils des bêtes fauves.

Le festin était large, les convives accouraient ; l’amphitryoncaressait une double détente de la pointe du doigt.

Deux tigres noirs, qui semblaient tomber du ciel comme deux aérolithes,s’abattirent sur le flanc convulsif d’un taureau, et tout à coup ilsrelevèrent fièrement leurs gueules sanglantes au léger bruit que fit lechasseur en ajustant son fusil à travers les barreaux.

En même temps, d’autres tigres fauves bondissaient dans les ténèbres enles sillonnant des tisons de leurs yeux, et ils s’arrêtaientbrusquement, comme des chevaux sur la lèvre d’un précipice à pic àvingt pas de la cage de Gabriel ; et, deux pattes ployées en arrière etfrissonnantes, le poitrail en avant, les oreilles aplaties, la têtefixe et agitée par saccades, ils examinaient ce hérisson colossal,immobile au désert, cet étrange ennemi inconnu à leur expérience, àleurs traditions de famille, à leur instinct.

Les plus affamés abandonnaient la solution de l’énigme et se ruaientsur les boeufs, en disputant, à coups de griffes, leur part de cettechair savoureuse qu’ils sentaient mourir sous leurs dents avec desspasmes rauques de rage et de volupté.

Il n’y a dans ces moments qu’une énergique surexcitation de colère quipuisse rendre à l’homme son courage et sa raison.

Gabriel poussa un cri terrible, comme on fait dans un rêve étouffantpour se réveiller, et il tira deux coups de carabine.

Un silence solennel retomba sur cette scène.

Les animaux, accroupis en cercle, restèrent immobiles, comme les sphinxde l’avenue du temple de Karnak, et l’on n’entendit plus que le chantmonotone de l’insecte qui, perdu sous le buisson voisin, glorifiait lasplendeur de la nuit, dans son sublime dédain pour le tigre et pourl’homme.

Le feu et la détonation suspendirent quelques instants le festin et lesaccès de rage des animaux.

Les deux cadavres de leur famille, étendus roides sur l’herbe, nefirent aucune impression sur les autres.

A deux nouveaux coups de feu, ils ne répondirent, après un momentd’hésitation, que par un assaut général, comme s’ils avaient tenuconseil.

Ils s’élancèrent contre cet ennemi insolent qui venait sur leursdomaines leur disputer une proie si opulente.

Repoussés de tous côtés par les lames de fer, plus solides que leursdents et leurs griffes, ils tombaient en arrière, avec des ondulationsfurieuses, d’horribles craquements de mâchoires, et des cris de ragefolle qui ressemblaient à l’éruption d’un orgue immense plein desauvages rugissements.

Les blessures reçues les irritaient encore contre cet inébranlableennemi de fer ; par intervalles, le jeune chasseur se croyait dans unkiosque tapissé de têtes de tigres, têtes gonflées par la colère,monstrueuses, sanglantes, illuminées de deux escarboucles, et secouantdes flots d’étincelles, comme le fer rouge sous le marteau.

Il y avait surtout de terribles frissons à subir lorsque Gabrielsentait courir sur son visage l’extrémité velue d’une queue de tigre,énergiquement recourbée à travers les barreaux ; car il semblait alorsqu’une brèche était ouverte à la citadelle, et que, chasseur etremparts, tout allait être broyé dans les gueules des monstres dudésert.

A cette phase de ce drame inouï, Gabriel, semblable au marin brave,mais novice, qui frissonne à la première volée de canons, et sourit àla seconde, Gabriel avait ressaisi tout son sang-froid.

Il prodiguait, à bout portant, les coups de carabine sans les compter,et il devina bientôt que le découragement était du côté des ennemis.

Les animaux tremblèrent à leur tour, comme s’ils eussent reconnu qu’ilsluttaient follement contre une puissance supérieure.

Déjà les plus intelligents regagnaient, à pas mesurés, les montagnespaternelles, se retournant quelquefois pour lancer un râle sourd authéâtre sanglant du combat.

Les blessés marchaient avec effort vers un buisson de nopals, s’yabritaient comme dans une ambulance, allongeaient leurs grands corps,et, déposant de leurs lèvres sur leur griffe droite une salive mêléed’écume rougie, ils lavaient la plaie vive de leurs mufles et de leursfronts.

D’autres, les plus intraitables sans doute, avalaient des lambeaux deboeuf, se désaltéraient dans une mare de sang, et, répondant par un crirauque à chaque coup de carabine mal ajusté, ils s’acheminaient encore,quoique rassasiés, sur leur proie à demi dévorée ; et les deux griffesantérieures plongeant au cou d’un taureau.

Les dents aux cornes, le dos convulsif, le poil hérissé, ils traînaientsur l’herbe ce reste de festin, comme des convives prévoyants qui,surpris par des éclats de foudre, au milieu d’un repas en plein air,emportent chez eux les viandes pour les besoins du lendemain.

Enfin, il fut permis à Gabriel de respirer.

Il n’entendait plus qu’à une distance rassurante les cris agonisants dela colère des monstres, semblables aux échos affaiblis et lointains quiannoncent la fin de l’orage, et rendent l’espoir au laboureur.

Gabriel rechargea cependant toutes ses armes, car une idée effrayantele frappa dans ce premier moment de trêve : il craignait de revoir,avant l’aube, une nouvelle armée de tigres recrutés dans les montagnes,accourant pour venger une défaite et glaner dans le charnier du festin.

Heureusement, tout était bien fini.

Le chasseur aurait succombé sous ses émotions, à un second assaut.

Au premier rayon de l’aube, Gabriel tressaillit d’orgueil en lisantautour de lui le bulletin de sa victoire.

Seize tigres étaient couchés morts sur le gazon, encore menaçants, lesgriffes et le mufle tournés vers la cage, comme de braves soldatstombés à la face de l’ennemi.

De nombreuses flaques de sang, çà et là stagnantes, attestaient desblessures profondes emportées aux tanières.

Les boeufs avaient disparu ; la place qu’ils occupaient gardait encoreleurs formes, et l’oeil du chasseur suivait, bien loin dans la campagne,le sillon sanglant qu’avaient tracé leurs grands squelettes traînés parun attelage de tigres.

Les barreaux de la cage étaient souillés de taches rouges, et plusieurslames, mal assujetties, avaient ployé sous la furie des assauts.

Grâce aux exquises provisions de table que la sage prévoyance deKlerbbs avait mêlées aux provisions de guerre, Gabriel répara sesforces abattues.

Il déjeunait, triomphant, sur le champ de bataille, et le premiertémoin de sa victoire fut le soleil, qui laissa tomber sur son dôme defer une couronne d’or.

Quelques milans à tête blanche, nommés dans l’Inde tchankara, vinrenttournoyer, au lever de l’astre, sur la plaine du carnage ; mais ilsn’osèrent s’abattre sur les cadavres.

Gabriel dédaigna ces oiseaux et ne leur fit pas l’honneur d’un salut.

Cependant le soleil montait dans l’azur du zénith, et sir Edward,toujours si exact, ne paraissait pas. Gabriel mourait d’inquiétude, lesyeux tournés vers le midi.

La distance, en ligne directe, de ce désert à l’habitation, pouvaitêtre parcourue à cheval en quelques heures, mais, à cause des longsdétours que nécessitaient les accidents de terrain, la course étaitdouble.

Ce ne fut qu’à la mi-journée que sir Edward arriva ; il amenait aveclui un cheval tout sellé pour Gabriel.

La pantomime de sir Edward, en descendant de cheval, fut plus éloquentequ’une série d’éloges accordés au  courage de Gabriel.

L’Anglais fit tournoyer ses mains sur sa tête et les laissa tomber,comme épuisées par des convulsions d’enthousiasme, dans les mains deGabriel.

- Mon ami, dit Klerbbs, vous avez gagné le paradis ! vous épouserezHéva !

- Quelle épouvantable nuit !

- Oui ! Gabriel, mais quel beau jour ! Vous avez accompli les douzetravaux d’Hercule, et vous trouverez la belle Omphale au bout duchemin. Elle vous attend... J’ai bien tardé, n’est-ce pas ?... c’estqu’il y a du nouveau à l’habitation... L’attorney général est chezvous... notez que je dis chez vous... Ce magistrat a été envoyé àl’habitation par lord Cornwallis pour étudier les localités et dirigerdes recherches contre Goulab et Mirpour, dans un centre d’opérations.Il y a des bruits alarmants qui circulent au sujet de ces deuxbrigands. Le gouverneur en sait plus qu’il n’en dit. Héva ignore tout ;je la laisse dans son heureuse sécurité. Je ne veux rien dire ni rienfaire sans vous Gabriel...

- Mais Héva ? Héva ? parlez-moi d’Héva !

- Elle est à vous ! Ah ! si vous l’aviez vue !... les femmes les plusréservées se trahissent dans de certains moments... Après nous êtredébarrassés des longs entretiens de l’attorney général, lequel, parparenthèse, continue à me regarder de travers, j’ai eu, à l’écart, cedialogue avec votre Héva :

« - Mais où donc s’est perdu votre ami, sir Edward ? m’a-t-elle ditavec cette insouciance qui marque un souci.

« - Gabriel est à la chasse, madame.

« - Seul ?

« - Seul ; sur mon honneur, il est seul.

« - De quel côté ?

« - Vers les roches noires, bien loin d’ici.

« - Il est donc fou, votre ami ?

« - Non, madame ; il vous apportera ce soir un superbe tapis de douzetigres...

« - Ne plaisantez pas, sir Edward ! s’est-elle écriée ; M. Gabrielest-il véritablement aux roches noires ?

« - Foi de gentilhomme ! lui ai-je répondu avec cet air sérieux qu’onne peut feindre.

« - Sir Edward ! m’a-t-elle dit en me serrant les mains, pas une minutede plus ici ! Prenez avec vous six de mes plus intrépides serviteurs,et courez au secours de ce pauvre Gabriel. J’exige que vous me lerameniez vivant. Partez ! »

- Voilà donc, cher Gabriel, sous quels favorables auspices je suisparti de l’habitation. J’ai laissé mes six domestiques à un millelà-bas, dans un labyrinthe d’ébéniers : ils ne doivent rien voir de ceque vous avez fait, jusqu’à ce que la cage disparaisse dans le lac. Lesserviteurs d’Héva ne verront que les tigres morts, et point de cage.Quel horrible mystère pour eux !... Allons ! ne perdons pas de temps,et noyons cette citadelle de fer, elle a fait son service.

Lorsque la cage eut disparu sur les bords du lac où elle s’élevait,Klerbbs tira un coup de pistolet pour appeler les domestiques : c’étaitle signal convenu.

- Voici maintenant, dit Klerbbs, le cri de l’esclave au triomphateur.C’est une lettre que je vous apporte ; elle modérera votre joie quivous serait funeste.

- Oui, vous avez raison, donnez... C’est une lettre d’un membre del’Institut... Je la lirai demain... Voyons le post-scriptumseulement...

« La science ornithologique compte sur vous... N’oubliez pas dans vosexplorations le colibri aux ailes d’argent, que Sonnerat désigne sousle nom de MARGARITA-VOLANS. »

- Seize tigres ! dit Edward en joignant ses mains... Voyez ce que coûteune femme !

Quand les domestiques arrivèrent, Klerbbs leur ordonna de placer lemonstrueux gibier dans le chariot qui avait transporté la cage, et d’yatteler des chevaux en guise de boeufs.

Une sédition faillit éclater parmi les domestiques ; ils reculèrentd’effroi devant les cadavres, dont quelques-uns semblaient encore lesregarder avec de grands yeux sanglants, que la mort n’avait pas fermés.

Klerbbs et Gabriel furent obligés d’aider les serviteurs dans ce rudetravail, qui fit perdre encore deux heures à la petite caravane.

Les chevaux témoignèrent aussi beaucoup de répugnance pour cette corvée; mais, comme ils étaient de ceux qui avaient vu les tigres vivants,ils s’habituèrent bientôt à des tigres morts.

On se mit en marche, mais la pesanteur du chariot et le poids de lacharge ralentissaient beaucoup le mouvement des roues.

On avançait avec une lenteur désespérante pour Gabriel.

Les deux amis chevauchaient côte à côte et veillaient sur le précieuxchariot.

- Nous arriverons fort tard, disait Gabriel avec un soupir significatif.

- Je n’en suis pas fâché, disait sir Edward, à cause de cet attorneygénéral ; je voudrais même qu’il fût dans son lit lorsque nousarriverons. Il nous regarderait comme des hommes plus féroces que destigres, et il persisterait plus que jamais dans la mauvaise opinionqu’il a de nous.

- Eh ! je me moque bien, moi, de l’attorney général et de son opinion !Chaque minute perdue est un siècle de bonheur retranché de ma vie !

- Quel noble amour est le vôtre, mon cher Gabriel ! et que monbeau-père futur, sir Douglas, serait heureux d’avoir un gendre commevous ! Mes affaires sont, hélas ! si embrouillées à Tranquebar ! Lacalomnie a répandu le bruit que j’avais eu un duel à Bangalore avec unAnglais, pour une femme ! La calomnie a cela de terrible, qu’il y atoujours au fond de ces contes quelque atome de vérité... Je vous aiconté mon duel avec sir Wales pour sa statue de pagode... On a bâtilà-dessus une fable qui a mis mon beau-père au comble del’exaspération... J’espère que tout s’arrangera, et que le médisantTranquebar sera confondu... Mon plan de vie est fait. D’abord je memarie ; je donne ma démission de savant. J’habite l’Inde anglaise. Monpère, quoique avare, m’assure cinq cents livres de rente. Je donne àmes enfants la seule éducation qui soit une fortune, l’éducationpolyglotte ; et nous vivons en communauté tous les quatre, vous et moi,Héva et Erminia, donnant l’exemple des vertus conjugales à la côte deCoromandel.

- Vous êtes charmant, sir Edward... Oui, parlez-moi d’Héva ! parlez-moid’Héva !... Le nom d’une femme ! quatre lettres ! cela suffit pourenchanter cette solitude et la parer de toutes les grâces de l’Asie !Edward, répétez-moi ce qu’elle vous a dit ; répétez-moi ces dernièresparoles du ciel, en me jetant le dernier écho de sa voix... Oh ! sij’avais été témoin de ses angoisses, je serais tombé à ses genouxdivins ! Je serais mort de joie dans la poussière de ses pieds !

- Oui, Gabriel, cette femme vous aime ; elle vous aime depuis le jouroù elle consentit à jouer sa perruche aux échecs contre vous. Jeconnais les femmes, et surtout les jeunes veuves, lesquelles sont plusfemmes encore que les autres. Héva sera fidèle à la mémoire de son maritant qu’il restera un point noir sur ses vêtements. A sa première robeblanche, vous l’épouserez.

- Et ce maudit chariot embourbé qui n’avance pas ! Et la nuit ! la nuitqui va tomber !

- Nous ne craignons rien, Gabriel, nous sommes tous armés jusqu’auxdents, et nos domestiques ne sont pas des péons.

- Oh ! ce n’est pas le danger que je redoute !... Héva doit être dansdes transes mortelles...

- Tant mieux ! tant mieux ! Gabriel. Vous figurez-vous aussi quelstransports de joie, quels élans de furieux délire accueilleront votreretour ! quelles douces et blanches mains poliront vos cheveux souillésde sang ! Héro et Léandre vont revivre ce soir au Coromandel.

- Edward, nous n’avançons pas ! nous n’avançons pas ! La route estaffreuse ! L’orage de l’autre nuit a creusé des ravins partout. Nousn’avançons pas, mon ami ! attelons nos chevaux pour renfort.

- Temps perdu ! L’attelage suffit. Bientôt nous sortons du désert ;nous serons en plaine. C’est le chemin de ronces qui mène au paradis.

Gabriel se tut, et il demeura longtemps silencieux, abîmé dans lapensée que renfermaient les dernières paroles de son ami.

C’était l’heure où la société de la maison d’Héva se retirait dans lesappartements supérieurs, car les veillées étaient courtes, les Indiensde la campagne aimant mieux jouir des heures qui suivent l’aube, heurede fraîcheur odorante et de gracieuse sérénité.

Les deux amis remarquèrent un mouvement de gestes et d’inquiétude parmiles domestiques.

Les premiers désignaient aux autres le point de l’horizon où s’élevaitla montagne boisée au pied de laquelle était l’habitation d’Héva.

Jusqu’à ce moment, cet horizon s’était voilé de toutes les ténèbres dela nuit, et son obscurité profonde, mise en relief, dans les teintestransparentes et étoilées du reste du tableau, servait même de point dereconnaissance, et dirigeait la marche de la petite caravane.

Tout à coup cette grande masse d’ombre lointaine, formée par la forêtet la montagne, jeta des lueurs vives, comme si elle se fût embrasée aufeu des étoiles.

- Voilà quelque chose de bien effrayant ! dit Gabriel d’une voix émue.

- C’est un feu de berger ; ce n’est rien.

La voix de l’Anglais manquait d’assurance en répondant à son ami.

- Le feu grandit à vue d’oeil, reprit Gabriel...

- C’est peut-être une attention d’Héva, dit Klerbbs... elle place unphare pour nous éclairer dans la nuit.

- Un phare !... c’est toute une forêt qui s’embrase à l’horizon...

- Ne vous alarmez pas ainsi, Gabriel... Héva nous a parlé un jour decet immense feu de joie qui éclaira la nuit de son mariage ; elle penseque vous n’avez pas oublié son récit ; c’est une allégorie nuptialequ’elle vous envoie dans les ténèbres, pour vous exciter au retour.

- Oh ! je n’admets pas cette explication ; elle est trop forcée...Edward, abandonnons le chariot, et lançons-nous à toute bride versl’incendie.

Edward ne put répondre qu’en imitant son ami, car, celui-ci, emporté auvol du cheval, était déjà bien loin du chariot.


X

Conclusion.

C’était comme une course au clocher engagée entre Klerbbs et Gabriel.

Ils passaient comme des êtres surnaturels à travers les massesd’arbustes et par-dessus les ravins et les buissons, couchés sur lacrinière de leurs chevaux.

A chaque élan, le tableau vers lequel ils se précipitaient devenaitplus horrible.

L’incendie tombait de la montagne sur la plaine comme une immensecataracte de flammes.

Des tourbillons de fumée éclatante voilaient le ciel ; les craquementsdes arbres déracinés, qui s’écroulaient en charbons gigantesques, mêlésaux pétillements furieux des feuilles vertes, formaient un fracasépouvantable, comme celui des ouragans des tropiques ; le lac, embrasépar les reflets de l’incendie, était comme la planète de ce nouveau eteffrayant soleil qui roulait en fusion sur l’Eden du Coromandel.

Les deux amis, arrivés à cent pas du chattiram, s’élancèrent de leurschevaux dans l’allée, et coururent vers la terrasse, où des crisformidables et les aboiements d’un chien désolé semblaient appeler tousles secours humains.

- Ce feu sort de la tête d’un démon ! s’écria Edward.

Un cri déchirant, tel que le pousse une femme au milieu d’une villeprise d’assaut, retentit dans les entrailles de Gabriel.

A la clarté de l’incendie qui rapprochait les objets en les éclairantmieux que le soleil, Gabriel vit passer au vol, sous les arbres, ungroupe bien connu de lui.

L’Indien Goulab emportait dans ses bras, comme le milan la colombe, labelle Héva toute ruisselante de cheveux noirs.

Au même instant, un autre Indien colossal, agile comme le tigre, etdont le front secouait des bandelettes sanglantes, tombait sur leravisseur Goulab, avant Klerbbs et Gabriel.

Le géant bronzé étendit Goulab à ses pieds d’un coup de poignard, enlui criant :

- Il y a trois cents nuits que je t’épie, brigand !

Héva sembla jeter son âme dans un cri de joie, et l’Indien vainqueurl’emporta convulsive de terreur et de saisissement, ses beaux braslevés au ciel, et ses beaux yeux remplis d’une expression qu’aucunecrise humaine n’a jamais donnée au regard de la femme.

Une minute vit passer cette histoire.

Cet Indien, qui semblait sortir des entrailles de la terre, était lemari d’Héva, le nabab Mounoussamy.

Prenez toutes les contractions de surprise, toutes les nuances deterreur qui ont passé sur les visages de Saül devant la Pythonisse, etde Brutus devant le fantôme de Philippes, et vous aurez à peine uneidée de la face bouleversée de Gabriel, lorsqu’il reconnut l’Indienressuscité...

Il aura sans doute cette figure de suprême désolation, le premier hommequi rencontrera l’Antéchrist sur la route de Josaphat...

Klerbbs s’oublia pour ne songer qu’à son ami ; il le porta dans sesbras et l’entraîna, mourant, loin de l’endroit où venait de se passerla terrible scène.

Héva et son mari avaient disparu.

L’incendie n’avait plus que quelques degrés de la montagne à descendrepour dévorer le toit de l’habitation.

La ferme de l’habitation était située dans une plaine découverte, quel’incendie ne pouvait atteindre.

C’est là que Klerbbs conduisit Gabriel chancelant, comme un soldatconduit son camarade blessé à l’ambulance.

Gabriel marchait avec les pieds de son ami ; ses yeux fixes etdémesurément ouverts semblaient annoncer que sa raison avait subitementreçu une atteinte fatale.

Klerbbs n’osait l’interroger, de peur de recevoir une de ces réponsesqui effrayent, parce qu’elles ne viennent que du mécanisme de la langueet des lèvres, sans avoir passé par le cerveau.

Un des corps de logis de la ferme avait ses croisées ouvertes etéclairées ; on entendait même un grand bruit de voix dans les sallessupérieures, et Klerbbs comprit que toute la société de l’habitations’était réfugiée dans cet asile par un chemin détourné.

Il n’osa pas frapper à la porte pour demander une place, car iln’aurait su comment expliquer l’affreux état de Gabriel ; et,d’ailleurs, il supposait avec raison que l’Indien et Héva s’étaientaussi réfugiés chez leur fermier.

Ce fut dans une petite grange ouverte, pleine de feuilles sèches debambous et de paille de riz, que Klerbbs conduisit Gabriel ; il yrégnait une obscurité profonde, malgré la clarté de l’incendie.

Le pauvre blessé, toujours silencieux, s’étendit sur l’édredon végétaldes sauvages Indiens, et Klerbbs s’assit à ses côtés sur le même lit,désespéré de ne pouvoir lui donner un secours, car au moindre bruit,pouvait descendre de la ferme quelque fantôme infernal ou divin quiaurait tué Gabriel en venant le secourir.

Cependant, comme les forces physiques du malheureux jeune homme avaientété épuisées par les rudes fatigues de la dernière nuit, suivie de cejour plus accablant encore, un sommeil favorable lui vint après lacrise nerveuse.

La nature a quelquefois la bonté de se faire médecin, et de guérir pardes procédés mystérieux dont elle garde le secret par amour-propred’auteur.

Klerbbs écoutait avec joie la respiration qui murmurait doucement auxlèvres de Gabriel, et qui avait perdu, après une heure de sommeilagité, ses symptômes alarmants.

Moins inquiet sur le sort de son ami, il se leva avec précaution etsortit de la grange pour prêter l’oreille aux bruits extérieurs etsaisir, dans les moindres indices, quelque révélation sur lesévénements du jour.

Il entendit d’abord un bruit de chevaux et de roues du côté du lac.

C’était le chariot qui arrivait, après avoir rencontré des contrariétéssans nombre dans sa marche.

Klerbbs ne voulut pas laisser avancer plus loin ce trophée d’undévouement inutile ; il courut vers les domestiques, et leur dit avecl’assurance d’un ambassadeur parlant au nom de son souverain :

« Madame vous ordonne de continuer votre route, et d’aller à Madras ;vous vous arrêterez à Ast et India in, et vous y attendrez sir EdwardKlerbbs.
« Deux d’entre vous se détacheront du convoi, à un mille d’ici, etattendront à cheval de nouveaux ordres.

« Allez, et arrivez avant le jour.

« Madame le veut. »

Un domestique se disposait à faire une humble observation ; maisKlerbbs brisa la phrase commencée par un geste dominateur, et le convoise mit en marche pour Madras.

Klerbbs revint à la porte de la grange, sur la pointe des pieds, ets’assura que rien n’était changé dans l’état de Gabriel.

Alors, il suivit dans toute sa longueur le mur de la ferme, en sevoilant des masses flottantes d’un rideau de mûriers de Chine, ets’approcha de la croisée ouverte d’une salle basse, où les domestiquess’entretenaient, en buvant.

- Moi, disait l’un, je m’en doutais ; cela ne m’a pas surpris. Unenuit, le mois de mai dernier, Mary me dit : Il y a quelque chose,là-bas, de sombre, sous le manguier du lavoir. Je regardai, et je visune ombre passer sur le lac, au clair de lune.

- Eh bien ! c’était notre maître le nabab ! Il attendait Goulab toutesles nuits.

- Mais comment s’est-il échappé du milieu de tant de tigres à la chassede Lutchmi ? demandait une des femmes.

- Eh ! ne l’avez-vous pas entendu raconter cela ? disait un domestique; c’est un tour de jongleur de la fête d’Agni. Il s’est moqué destigres à leur barbe ; il a fait cent fois le même tour de force,là-bas, sur le lac ; le seigneur Mounoussamy s’est précipité dans leGouroul, non pas du côté de l’eau, mais du côté des arbres ; il s’estaccroché aux branches, et il est remonté le lendemain, après le leverdu soleil.

- Et pourquoi n’est-il pas venu chez madame tout de suite ?demandait-on.

- Pour faire ce qu’il a fait cette nuit ; c’est une vengeance àl’indienne. Notre maître aime beaucoup sa femme, mais il aime encoreplus la vengeance. Il y a toujours du tigre dans le sang de ces hommes.Son frère Talaïperi était seul dans le secret ; il gardait la femme etla maison. Vous n’avez pas vu l’autre nuit le désespoir du seigneurTalaïperi, lorsqu’il a cru que sir Klerbbs avait tué son frère dans lesbuissons du lac ? Sir Klerbbs a cru blesser un tigre, il a blessé aufront le nabab ; ces Indiens ont heureusement des fronts d’airain.C’est le brahmane Syaly qui cachait le Mounoussamy dans sa maison, del’autre côté de la montagne. Quand Goulab, aidé de ses péons, a mis lefeu aux quatre coins de la forêt, pour forcer madame à s’échapper del’habitation, la clarté de l’incendie a frappé le Mounoussamy dans lamaison du brahmane. Le rusé nabab a reconnu la griffe de Goulab, ettout malade et blessé qu’il était, il a franchi le vallon comme levent, et il est tombé sur Goulab comme la foudre du ciel. Il faut quecet attorney général soit bien entêté : il a voulu soutenir à notremaître qu’il n’était pas Mounoussamy ; il ne l’a pas voulu reconnaître; il ne l’a pas salué. Tantôt, quand je suis monté aux chambres pourservir à souper à l’attorney, il m’a dit :

« Ecoute, John, comment appelles-tu cet Indien qui est blessé au frontet qui a tué Goulab ?
« - Mounoussamy, ai-je répondu.
« - En es-tu bien sûr ? m’a dit l’attorney d’un air sombre.
« - Si j’en suis sûr ! ai-je repris, il y a dix ans que je le sers.
« - C’est bon ! » m’a-t-il dit d’un ton sec.

Klerbbs entendit le bruit d’une porte qui s’ouvrait, et en deux bondsil regagna la grange.

Ce qu’il avait recueilli lui suffisait.

Un serrement de coeur l’avait saisi en apprenant que c’était lui quiavait blessé Mounoussamy dans cette effroyable nuit, où une révélationmystérieuse fit pousser à Héva un cri d’horreur devant les taches desang qu’il avait rapportées du lac avec Gabriel.

Désormais, pour l’un et pour l’autre, cette maison était inhabitable.

Il fallait partir sur-le-champ, et ne pas regarder en arrière, de peurde voir, l’un, l’ami qu’il avait blessé à la tête ; l’autre, la femmequi l’avait blessé au coeur.

Dans cette situation pleine d’anxiété douloureuse, Klebbs résolut des’assurer de l’état normal de Gabriel à son réveil, et de faire unappel énergique à son courage, pour exciter en lui une forte etsalutaire détermination.

Au premier mouvement de Gabriel, Klerbbs l’appela d’une voix ferme,comme il eût fait en temps ordinaire, et il lui dit :

- Mon cher ami, les chevaux nous attendent ; il faut arriver à Madrasavant le jour.

Gabriel se souleva brusquement à demi, et tendit la main à Klerbbs, quila serra comme on fait à un ami en lui apprenant la mort d’une personneadorée.

- A deux mille lieues de son pays, dit Klerbbs, on est obligé d’avoirdu courage et d’être un homme en toute occasion.

- Vous serez content de moi, Edward, dit Gabriel en se levant ; ma têteest un peu faible, mais l’air de la nuit me remettra. Un rocher m’esttombé sur le front ; puisque je ne suis pas mort de ce coup, je vivrai.

- Très-bien ! Dans ces sortes de maladies, partir sur-le-champ est unpremier remède.

- Partons ! dit Gabriel.

Les deux amis gagnèrent la grande allée, et à peu de distance dudernier arbre, ils trouvèrent les deux domestiques ; Klerbbs leurordonna de rentrer à la ferme à pied, et s’emparant de leurs chevaux,il courut au galop, avec Gabriel, sur la route de Madras.

L’ardeur de la première course s’étant modérée, Klerbbs, après quelquespréambules lénitifs, conta mot à mot à Gabriel la conversation qu’ilavait entendue sous la croisée de la salle basse des domestiques. Cerécit ne provoqua aucune réflexion de la part de Gabriel ; ce silenceinquiéta Klerbbs.

En arrivant à Madras à l’aube, Klerbbs laissa Gabriel à l’hôtellerie etcourut retenir deux passages à bord d’un brick qui partait pourPondichéry ce matin même.

- Mon cher Gabriel, dit-il en rentrant, le mal d’amour est comme le malde poitrine : pour guérir, il faut changer d’air.

- Je reste, dit Gabriel.

- Tu restes à Madras ?

- Oui.

- Et que feras-tu à Madras seul ? car je pars moi.

- Je la verrai... cette femme !

- Gabriel, tu m’avais promis d’être un homme...

- Je le serai... Je veux la voir une fois, une seule fois encore, et jeme tue à ses pieds.

- Fou ! comme si j’allais te permettre cela !... Mais est-ce ainsi queles Français comprennent la sainte amitié ? J’ai fait pour toi tout ceque tu as voulu ; j’ai manqué à ma parole, j’ai négligé ma fiancée,j’ai inventé une cage de fer, je me suis brouillé avec mon beau-père,ou à peu près ; te croyant en péril, je t’ai apporté de Tranquebar mesarmes et mon bras ; et aujourd’hui je te prie de venir signer à moncontrat de mariage, et ce premier service que je te demande, tu me lerefuses, sous prétexte que tu veux te tuer aux pieds d’Héva !

- Oui, Klerbbs, dit Gabriel ému : oui, tu as raison, je suis un ingrat!... Mais que veux-tu ?... c’est ainsi ! ne sen-tu pas que c’est tonbonheur même qui met le comble à mon désespoir ?...

- Quel bonheur ?

- Tu vas te marier, Edward, avec une femme charmante, la perle duCoromandel. Moi, je resterai seul. Que ferai-je à Tranquebar ? Je teverrai heureux auprès d’une épouse adorée, et ce spectacle de tous lesjours me rappellera les époux du Tinnevely, sous le même ciel, dans lesmêmes paysages, sur la même mer ! Je frémis encore à une autre idée...

- Quelle idée ? Voyons ton idée.

- Oh ! impossible...

- Parle, parle... Tu crains de devenir amoureux de ma femme ?... Jet’ai deviné !... Quel homme !

- Edward, il faut que je retourne en France seul, sans toi... et jen’ai pas la force de subir cet isolement... j’aime mieux mourir ici.

- Ecoute-moi, Gabriel... Je ne tiens pas du tout à me marier. Veux-tuchasser l’amour par l’amour ? Lord Cornwallis te donnera une lettre derecommandation pour le consul anglais de Tranquebar ; moi jedisparaîtrai du monde indien. Tu t’installeras chez sir Douglas ; tudeviendras l’idole de la famille, tu aimeras miss Erminia, et tul’épouseras.

- Quelle atroce plaisanterie me fais-tu là, Edward ?

-Tu devrais me connaître assez pour croire que je parle sérieusement.Je ne suis pas de ceux qui s’imaginent qu’il n’y a qu’une femme dans lemonde. J’aime miss Erminia de cet amour universel que je puis donner àtoutes les jolies femmes, et si tu veux l’aimer, je m’embarque sur leStar, qui part ce soir pour Southampton. J’irai te rejoindre à Paris,et tu me présenteras à madame Gabriel, qui sera enchantée de ne pasm’avoir épousé... Tu ris, mon ami ; c’est toujours bon de rire. Ecouteencore : tu sais que toutes mes plaisanteries ont toujours amené desactions sérieuses ; oui, je n’imiterai pas tant d’hommes qui parlentsérieusement pour arriver à des sottises ; accepte-moi tel que je suis,léger à l’enveloppe et grave au fond. Mes deux oncles sont morts duspleen pour avoir été le contraire : je ne veux pas mourir comme eux.

- Edward, dit Gabriel avec affection, je voulais mourir pour elle, maistu mérites qu’on vive pour toi. J’irai signer à ton contrat de mariage,je t’accompagnerai à Tranquebar.

- Bravo ! te voilà rendu homme et Français. Crois-le bien, mon ami, sitous les hommes qui sont morts pour des femmes étaient revenus au mondetrois mois après, ils ne se seraient pas tués une seconde fois. Agiscomme un ressuscité.

- Ah ! Edward ! Edward ! le coup a été bien terrible ! bien terrible !

- Oui, j’en conviens ; on adore une femme, on lui tue douze tigres, onva l’épouser, et voilà qu’un affreux géant de mari...

- Edward ! Edward !

- C’est juste, ne parlons plus de cela. C’est un fait accompli... Nousallons avoir des distractions... Tu verras... Nous danserons à mesnoces, nous aurons un festin de quinze jours ; nous serons graves pournous amuser. Le beau sexe est laid à Tranquebar, à cause des Danois,mais il y aura quelque créole charmante pour faire exception ; tu t’enempareras, et nous désolerons Tranquebar... Allons, tout marche bien.Adieu Madras !... Va te reposer, Gabriel ; va, mon ami... je termineraibientôt toutes nos petites affaires... J’écrirai quelques lignesdiplomatiques à Mounoussamy pour donner un prétexte honnête à notredépart précipité... Je verrai lord Cornwallis... je le prieraid’expédier, en ton nom, les seize peaux de tigres à M. de Lacépède, àParis... Diable ! il ne faut pas perdre ce trésor !... Quant à nosbagages, nous sommes à l’état de Bias : la flamme de ce Goulab nous atout dévoré. Je songerai à l’indispensable. Ne te mêle de rien. Dors ;étourdis-toi. Dans quelques heures nous danserons à la pointe desvagues, au golfe du Bengale, cette mer qui continue le Gange. Tu verrascomme une passion est petite quand on la regarde du haut de l’océanIndien ! On rougit de soi, on se fait des excuses ; on se livre auxembrassements amoureux de cette puissante nature, fille de Dieu, quivous berce sur un lit de perles et de corail. Voilà une épouse digne detoi ! Je te la livre dans une heure ; celle-là ne te demande pas untapis de tigres pour sa chambre nuptiale ; elle t’inondera de voluptésdivines ; elle roulera des flots d’azur à tes pieds, des flotsd’étoiles sur ta tête, des brises de parfums dans tes cheveux. Allons,ami, relève-toi ! Un instant, et je te reviens. Adieu... mes mains danstes mains !

L’ardente parole de l’amitié retrempa Gabriel, le rendit à la vie, lerenouvela.

Quand un désespoir s’accomplit, un ami a manqué. Gabriel fut étonné dedécouvrir au fond de son âme un courage suffisant pour s’éloigner etvivre.

Klerbbs, à son retour, le trouva prêt au sacrifice.

La voile frissonnait aux mâts ; de petites vagues bleues, pailletées degrains de soleil, arrivaient, harmonieuses comme des cascades de perles; les pavillons riaient dans l’air, les matelots chantaient sur lesvergues, les oiseaux de mer et les chaloupes ailées rasaient ensemblel’onde bengalienne.

La joie tombait du ciel en rosée lumineuse ; le soleil semblait sebaigner dans le golfe, comme le roi de l’Inde à son lever.

- Mon ami, dit Klerbbs en montrant l’échelle du vaisseau, ceux qui sontmorts, frappés au coeur par une passion, avaient de la boue au seuil deleur maison et du brouillard sur leurs toits.

L’enchantement de la traversée livra les deux amis à la contemplation,et ne leur permit d’échanger que des phrases intermittentes sansintérêt.

On arriva bientôt à Pondichéry.

Il y avait déjà tout un monde entre cette ville et le lac d’Héva.

Gabriel entrait en convalescence.

Sir Edward, accompagné de Gabriel, se rendit, en arrivant à Pondichéry,chez le consul anglais pour lui faire sa visite.

On lui répondit, à l’Office, que le consul était parti pourTranquebar sur l’invitation de son collègue, sir Douglas, qui célébraitle mariage de sa fille.

- Il n’y a pas de temps à perdre, dit Klerbbs à Gabriel. Les invitésarrivent avant nous. Heureusement, la cérémonie ne peut se faire sansmoi.

Et, s’adressant au clerk, Edward lui fit cette question :

- A-t-on dit quel jour le mariage aurait lieu ?

- Il a été célébré hier, dit le clerk

- Hier ! s’écria Edward ; il a donc été célébré sans l’époux ?

- C’est le consul qui a accompagné sir Wales chez son beau-père.

- Qu’est-ce que sir Wales ? demanda Edward.

- C’est le gendre de sir Douglas, le père de miss Erminia.

- Ah ! voilà du neuf ! Sir Wales, celui que j’ai blessé à Bengalore...il s’est piqué... je lui avais pris sa statue, il m’a pris ma femme.J’aime mieux mon lot.

Klerbbs salua et sortit avec Gabriel.

- Mon cher, lui dit-il en descendant l’escalier, le beau-père m’a tenurigueur. Je m’y attendais. A ton tour de me consoler maintenant. Nousvoilà de pair dans l’infortune de l’amour ! Au fond, j’en suis bienaise, ne serait-ce que pour te donner l’exemple d’une héroïquerésignation.

- Ah ! tu ne l’aimais pas, toi, cette femme ! dit Gabriel avec unaccent qui trahissait une douleur encore vive.

- Gabriel, dit Klerbbs d’un ton de mentor irrité, voilà un soupir quine me plaît pas ! Point de rechute, entends-tu ?... Je vais t’imposerun dernier remède qui sera souverain, et dont je prendrai ma part.

- Quel remède ? demanda Gabriel timidement.

- Il est affiché là, en gros caractères, au coin de la rue Suffren.Lis... Sous charge pour le Havre, le beau trois-mâts l’ALCIDE... Ilpart ce soir, ce beau trois-mâts. O bonheur ! ce soir, nous seronssur la grande route de Paris.

- Allons payer notre passage ! dit Gabriel d’un ton violemment résolu.

- Bravo ! s’écria Edward, le Rubicon est passé !

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Cinq mois après le départ de l’Alcide,on lisait dans la chronique du Journaldes Savants :

« Le jeune et hardi voyageur Gabriel de Nancy est arrivé de l’Inde,après avoir exploré la presqu’île du Gange dans l’intérieur, et côtoyéMalabar et Coromandel. La science ornithologique sera redevable à M.Gabriel de Nancy de quelques découvertes précieuses. Le rapport qu’il aprésenté à l’Institut prouve évidemment que le turracus albus appartient àl’Afrique méridionale, et que l’Inde ne possède aucun individu de cetteespèce. L’infatigable voyageur a apporté seize superbes tigres duBengale morts et parfaitement conservés, grâce aux ingénieux procédésde la Société de taxidermie établie à Madras. Le ministère, pourreconnaître le zèle de M. Gabriel de Nancy, va lui confier une nouvellemission. Notre intrépide voyageur, muni d’instructions précieuses,partira bientôt pour visiter le midi de l’Afrique, depuis le cap deBonne-Espérance jusqu’au Zanguebar. On ne saurait confier en demeilleures mains les intérêts de la science ornithologique. »


(1) Qu’il ne faut pasconfondre avec la province ainsi nommée, et qui est située au cap deCoromandel.
(2) Du sanscrit thatour, quatre.

FIN D’HÉVA.