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MONTIFAUD,Marie-Amélie Chartroule Mme Quivogne de Montifaud, pseudMarc de (1849-1912) : Entre messe et vêpres ou lesmatinées de Carême au faubourg Saint-Germain.Première matinée. Ad majorem Dei gloriam [suivi de] Un pointd'orgue.- Paris : Grande Imprimerie, 1881.- 83 p. - 1 f. de pl de VanRuyss en front. ; 18 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.VI.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texte établisur l'exemplaire d'une coll. privée.
 

ENTREMESSE ET VÊPRES
OU LES
MATINÉES DE CARÊME    
AU FAUBOURG SAINT-GERMAIN

Page de titre (240 ko)

PREMIÈRE MATINÉE
__

Ad majorem Deigloriam. - Unpoint d’Orgue

par
Marc de Montifaud

~*~

L’OUVERTURE de la retraite duCarême venait de rassembler quelques habituées deSainte-Clotilde autour de la chaire du père Raymond. Lamesse s’achevait, éclairée àpeine de quelques cierges, et célébréepar le prêtre aux ornements violets. Aussitôtl’Ite Missa est, ces dames, se prosternant, avaientrivalisé à qui méditerait dansl’attitude la mieux recueillie ; mais la fatigues’étant fait sentir, elles sedécidèrent à saluerdévotement l’autel et se retrouvèrenttoutes en bas de la nef.

La vieille duchesse d’Olmutz rendit de l’eaubénite à la marquise de La Garde qui en passaà la vicomtesse de San Remo et à la jeunechanoinesse de Sarrebrouk.

Quand elles furent devant l’église, la duchessed’Olmutz offrit à ses amies de monter un instantà son hôtel de la rue Saint-Dominique.

- Nous déjeunerons frugalement, leur dit-elle ; justementl’abbé m’a accordé unedispense pour moi et ma maison. J’ai le droit de vous enfaire bénéficier.

- Moi, déclara la chanoinesse, je ne vous demanderaiqu’un peu de pain et des figues ; l’abbéJustin ne m’a nullement autorisée àrompre le jeûne de carême.

Des exclamations accueillirent ces paroles : pourquoi une pareilleintolérance ? d’où pouvaientnaître de telles sévérités ?

La vicomtesse regardait la chanoinesse d’un oeil assezmoqueur ; la vieille duchesse d’Olmutz ajouta :

- Eh ! ma chère enfant, qu’à cela netienne ; vous prendrez la collation comme il vous plaira. En tout casvous vous réchaufferez, ensuite nous reviendrons au Salut.

On arriva rue Saint-Dominique. Ces dames jouissaient d’unrobuste appétit ; elles attaquèrentvigoureusement un bar mayonnaise et mangèrent àbelles dents les pommes de terre en salade. Il n’y eut que lachanoinesse qui prétendit observer la loi comme au temps dela primitive Église et se défenditd’accepter autre chose que du pain et des mendiants.

- Qu’allons-nous devenir pendant toute cetteaprès-midi ? demande Mme d’Olmutzlorsqu’on s’installa dans le petit salon.

- Mon Dieu, duchesse, nous pourrions peut-être lire uneméditation de Bossuet, observa la chanoinesse.

- Volontiers, comtesse, prenez donc mon Bossuet sur ma table de travail.

- Qu’est-ce que je vois, s’écria Mme deSarrebrouk, des livres de littérature profane chez notreexcellente duchesse : la Vieille Maîtresse de Barbeyd’Aurevilly, un Prêtre marié,l’Amour impossible ?

- Et après ? Bossuet me convient une journée ;Nicole, Arnauld et même Pascal ne me font point peur, mais jene me rends pas compte du mal qu’il y a àgoûter des autres ; j’avoue qu’ilsm’amusent, et que je retrouve en les lisant le charme, lajoie que j’eus autrefois à m’entendredire beaucoup de choses que je n’entendrai plus.

- A la bonne heure ! ajouta la marquise de La Garde. A quoi sert defeindre ? Ni les unes ni les autres, au sortir du prône de cematin, ne sommes disposées à nous enterrer dansdes méditations ardues ; nulle de nous n’estappelée à mener la vie claustrale ; pourquoin’essaierions-nous pas de nous récréerd’une certaine manière, ainsi que nous le faisonsà la campagne, où les veillées seprolongent si tard, lorsque chacun des causeurs fournit sonécho ? Je vote une proposition. Il nous reste trois heuresà peu près, employons-les à nousmettre mutuellement au courant des derniers scandales parisiens. Nousaurons l’esprit reposé pour le Salut, etc’est un moyen comme un autre de ne nous point assombrir.Voyons, duchesse, votre avis ?

- Je vous l’aurais déjàproposé, répliqua malicieusement la duchesse,mais la chanoinesse m’a effrayée par sonaustérité.

La chanoinesse rougit ; voyant qu’onn’était pas dupe de son manègedévot, elle prit le parti de rire franchement.

- Qui commencera ? interrompit la vicomtesse de San Remo.

- Avec votre permission, dit la marquise, j’ai justement dequoi vous récréer dix minutes. Aucune de vous,mes chères, ne connaît les incidents quiprécédèrent le mariage de notre amieBérangère de Richmond ; si vous m’yautorisez, je vais vous révéler certainsdétails auxquels vous ne vous attendez guère.

La duchesse regardait le feu flamber, les autress’installèrent commodément, chacunedans un fauteuil ; la chanoinesse s’empara d’uncoussin et s’assit à terre, au milieu, devant lacheminée. La marquise de La Garde allongea le bout de sachaussure mordorée vers le foyer, et commença ences termes :


AD MAJOREM DEI GLORIAM

IL s’agissait de décider la jeune Mme de Richmondà contracter un second mariage. Son deuil expiraità la fin de l’année. Trois substituts,cinq attachés d’ambassade, unpropriétaire et deux députés sedépitaient n’ayant pas mêmeété regardés. Ses amisrésolurent de la forcer à êtreheureuse. Soixante mille livres de revenus engagent contrel’isolement et le secret de la vie privée uncombat plus rude que la divulgation d’une correspondanceadultère dans la bouche d’un présidentde cours d’assises.

On tint conseil. Bérangère de Richmond nemanquait pas d’arguments plausibles dans ses refus. Elleétait arrivée au mariage, comme les retardatairesà la messe d’une heure, au moment où leprêtre consomme le sacrifice ; il n’y avait pas eupour elle… d’introït. Aussi, pareilleà toutes les femmes chez lesquelles lavérité a été un viol pourl’esprit, son veuvage la trouvait résolueà un célibat sans merci. La seule insinuation dele rompre maculait son teint d’une rougeur trèsenviée des pécheresses de ses amies qui,malgré leurs efforts, n’arrivaient pasà attraper cet éclat si distingué dansl’expression d’une honte pudique.Bérangère menaçaitd’être plus tenace, plusentêtée qu’on ne l’auraitsupposé.

Au bout d’une quinzaine, Gontran d’Entragues,Réginald de Saint-Yves, l’espiègle MmeJuliette de Prémontré et Laured’Etissac, réunis chez la vieille chanoinesse deSalisbury, rue de Grenelle, se dépitaient à tourde rôle.

- Puisqu’elle ne veut pas, concluait Julietteaprès une tirade  véhémente,mon avis est de rester au moins cinq à six semaines sansretourner chez elle.

- J’ai été reçu hier, ajoutaRéginald, comme si je lui avais proposé uneaction infamante. J’ai répliquévivement qu’un parti comme celui du comte Horace de Sombreuilméritait mieux que le non bien sec qui accueillait mademande de présentation au sujet d’Horace. Ellem’a répondu en poussant vers moi une assiette depetits-fours.

- Que vous avez refusés ?

- Non, que j’ai mangés.

- Comment ! toute l’assiette ?

- Mon Dieu, oui. Par ce moyen je prolongeai la conversation au moinsjusqu’à dix heures. Pendant que je mangeais,j’étais sûr que Mme de Richmond ne memettrait pas à la porte.

- Si c‘est là votre seul artifice pour faireaccepter votre présence un peu tard chez elle, vous luidonnerez une haute idée du sexe qu’elle repoussesi obstinément.

- Comment ! ajouta Gontran, enchanté de ce qu’ilentendait, tu lui prouves que tu n’as rien de mieuxà inventer en sa présencequ’à croquer des sucreries ?

- Tu dis cela, parce que tu sais qu’elle ne consentirait pasà sucer des asperges avec toi.

- Qu’en sais-tu ? fit Gontran, furieux. M’est avisqu’elle ne danserait pas non plus une… contredanseà tes côtés !

La querelle s’échauffait. On se lançaitdes reparties assez aigres. La chanoinesse, qui, jusque-là,n’avait pas jugé à proposd’intervenir en soulignant la conversation d’uneremarque, imposa silence. Ces messieurs enfoncèrentrageusement leurs poings dans les poches de leur pantalon et se tinrentadossés à la cheminée.

- Voyons, reprit Mme de Salisbury après avoirhumé une prise dans une mignonne tabatièred’or ciselé, puisqu’il s’agitdu bonheur de cette chère belle, si j’essayaisà mon tour ? - Réginald, pour suivit-elle, votreami, le comte Horace, a-t-il voyagé ?

- Lui ? Madame, il n’a pas quitté le boulevarddepuis qu’il est au monde, et le Jockey depuis samajorité. C’est un Parisien. Pour ledéplanter de cette vie-là il ne demandequ’une femme. Et, alors, il l’emmèneraitaccomplir le tour du monde si elle en marquait le désir.

- C’est fâcheux. Oui, c’esttrès fâcheux pour lui. Il faudrait qu’ileût voyagé.

Ici Gontran retira sa main de sa poche et retroussa sa moustache avecune satisfaction visible. Chacun connaissait ses excursions enAlgérie quand il servait dans les spahis.C’était donc pour lui unesupériorité acquise sur lesprétendants de Mme de Richmond, et la joie qu’ilen éprouvait le trahissait.

- Envoyez-moi, une de ces après-midi, M. de Sombreuil,continua Mme de Salisbury. Je verrai à lui insinuer quelquechose qui réussira, je l’espère.

Ce dernier membre de phrase refroidit Gontran. Aussi, la chanoinesses’empressa-t-elle d’enlever de la conversation lenom de Bérangère, dans la crainte que ladiscussion ne tournât au tragique.

A trois jours de là on annonçait le comte deSombreuil rue de Grenelle.

- Mon cher enfant, dit la vieille femme, quiconque, il y a vingt ans,se fût avisé de m’assimiler àun agent de M. de Foy, eût reçu un soufflet de lamenotte desséchée que vous voyez. Sans mari, onest obligé de se faire justice soi-même.Aujourd’hui, j’ai envie de m’en servirpour exécuter ce que je n’aurais pastenté alors. Il s’agit deBérangère, et si vous suivez mes instructions, jecrois que je dompterai cette rebelle.

Le comte protesta immédiatement de son obéissance.

- Prenez garde, interrompit-elle, j’exige que votresoumission soit aveugle, que vous m’écoutiez commesi vous aviez huit ans, sans chercher à savoir oùj’en veux venir. Vous ne me questionnerez pas. Vous vouscontenterez, ajouta Mme de Salisbury en riant, de la certitude quej’agis : ad majorem Dei gloriam.

Horace affirma qu’il suivrait mot à mot,passivement, le plan qui lui serait indiqué, et il endemanda bien vite les préliminaires.

- Un instant ! reprit son interlocutrice. Dites-moi, vousn’avez jamais quitté Paris ?

- Non, Madame.

- En ce cas, il faudrait vous improviser, en moins d’unesemaine, un passé de voyageur extraordinaire.

- Diable ! Est-ce que Mme de Richmond… ?

- Permettez. Vous sortez déjà de nos conventions.

- Comment cela, Madame ?

- Vous cherchez à connaître le pourquoi de mesinstructions. Il est convenu que vous irez sans savoir où jevous mène. Je vous le répète,d’ici huit jours, donnez le mot à vos amis, prenezdes notes sur tous les pays de l’Europe ; au besoin, montrezdes additions d’hôtel zébréesde chiffres effroyables et, la semaine écoulée,présentez-vous gaiement chez Mme de Richmond,près de laquelle vous tâcherezd’être aussi calme que si vous n’aviezjamais songé - comme on disait de mon temps -«à voir triompher votre flamme».

- Fichtre ! pensa Horace, elle en parle à son aise.Être calme à côté de Mme deRichmond ? On voit assez que cette respectable cariatide…

- Eh bien ? demanda la chanoinesse, regardant fixement le jeune homme.

- Eh bien, Madame, enchanté ! ravi ! Vous me voyeztouché…

- Point de phrases. Acceptez-vous le marché ?

- J’accepte, répliqua le comte avec une bonnegrâce où perçait malgré luila plus entière conviction del’insuccès, mais trop gentilhomme pour discuterplus longtemps l’appui qu’on lui offrait.

Il baisa la main de Mme de Salisbury sur ses mitaines et pritcongé.

Dans l’escalier, Horace croisaBérangère, qui répondit par le plushautain des signes de tête au salut qu’il lui fit.

- Si on vient jamais à bout de cette femme !... songea-t-ilen arpentant les rues.

Pendant ce temps, Mme de Richmond tisonnait le feu près dela chanoinesse.

- Que vous avez raison, ma toute belle, répétaitMme de Salisbury, d’être constante en vos refus !Un mari ! grand Dieu ! mais à quoi pense-t-on ?C’était déjà tropd’un pour vous - délicate comme vousl’êtes.

- N’est-ce pas ? interrompit Bérangèreenchantée. Au moins, vous me comprenez, vous. Quand on aété mariée une fois, est-ce quel’on peut songer… ?

Là-dessus, elle rougit jusqu’aux oreilles et neput continuer, tant sa confusion s’accroissait.

- Je comprends mieux que personne, s’empressa derépondre la chanoinesse. Mieux que personne, vous dis-je,puisque je n’ai jamais voulu que l’on merelevât de mes voeux.

Elle ajouta mentalement : - Il est vrai que cela ne m’a pasgênée. - Tenez, poursuivit-elle, vous vousentendriez à merveille avec un charmant garçon, -de mes amis. - Il est vrai que les raisons qu’il a pourprêcher le célibat, relèventd’un incident qui lui est absolument personnel et sur lequelon garde le silence.

- Qu’est-ce donc ? interrogea curieusementBérangère. Quelle raison avancerait un hommejeune pour prêcher la continence ? Ordinairement cesmessieurs ne se font guère faute…

- Ah ! voilà. Celui-là est dans une position toutà fait… oui, tout à faitextraordinaire.

- Enfin…

- Voyons, me jurez-vous qu’aucune des paroles que jeprononcerai ne sortira de votre bouche ?

- Oh ! chère amie ! Pouvez-vous croire… ?

- D’ailleurs, vous feriez du tort à un galanthomme dont je prise fort l’esprit et la naissance. Ainsi, monenfant, je me fie à vous.

Bérangère se rapprocha palpitante comme unepensionnaire.

- Imaginez-vous, commença la chanoinesse, que cegarçon, le mieux élevé que jeconnaisse, Bérangère, a étépris, tout jeune, de la manie des voyages. Il ne tenait pas en place.C’était un démon. Possesseurd’une fortune brillante, il l’employaità courir de Londres à New-York, de New-Yorkà Saint-Pétersbourg, deSaint-Pétersbourg à Constantinople.

Satisfaite d’avoir placé le mot«Constantinople», Mme de Salisbury fit une pause,en touchant négligemment la croix de son ordre, comme pourdemander pardon à Dieu du mensonge qu’elle allaitproférer.

- Il me semble, remarqua Bérangère, que si cejeune homme est doué du côté de lafortune, c’est une excellente manière del’employer.

- Vous allez voir, commença Mme de Salisbury en serenfonçant dans son fauteuil, vous allez voir. Je voulaisdire, précisément, que les passions…comme le prouve si éloquemment le pèreJustin… que les passions bifurquées deleur…

La chanoinesse s’embrouillait.Bérangère vint à son secours.

- Le père Didon, plutôt ? voulez-vous dire, jecrois, chère amie, celui qui prêche contre ledivorce…

- Précisément, ma toute belle,précisément, le père Didon. Aussia-t-il été la victime d’une effroyableaventure…

- Le père Didon ?

- Non, le jeune homme en question.

- Voici le fait, prononça précipitamment Mme deSalisbury, sentant qu’il fallait venir au but. Un jour,à Constantinople, mon ami voulut visiter unsérail. Il fut pris sur le coup, et alors…

- Et alors ?... demanda innocemment Mme de Richmond, ouvrant largementses beaux yeux brillants et doux.

- Alors, ma chère petite… alors… onlui fit subir le traitement d’Abailard.

- Pauvre garçon ! dit la jeune femme, avec plus de politesseque de compassion réelle.

- Comment ! cela n’a pas l’air de vousémouvoir le moins du monde ?

- Mais si, je vous assure, mais si. Je trouve celatrès… ennuyeux pour lui. Et, sansindiscrétion, vous l’appelez ?...

- Voyons, vous serez discrète ?

- Quand je vous le jure.

- Eh bien, c’est le comte Horace de Sombreuil. Il sortd’ici à l’instant.

- Miséricorde ! s’écria Mme deRichmond, se dressant sur ses pieds et l’attitudeindignée, cette fois.

- Vous le connaissez ? interrogea à son tour, aussiingénument que possible, la chanoinesse.

- Non. Mais on m’a proposé…

- Quoi donc ?... de vous le présenter ? C’est untrès aimable causeur, et qui n’est pascompromettant, ma chère !

- En effet ! s’empressa de répondreBérangère, redevenue maîtressed’elle-même. Je voulais simplement vous raconter,à mon tour, qu’il y a quelque temps, M. deSaint-Yves ajoutait àl’énumération des brillantesqualités du comte, celles… qu’on neprête pas habituellement aux gens dans la situationoù se trouve M. de Sombreuil.

- Vous comprenez bien, observa l’impitoyable chanoinesse, quec’est du devoir de ses camarades de le faire passer pour unhomme comme les autres, et de le traiter, mon Dieu, commes’il était redoutable.

- Un devoir… un devoir… mais leur zèleva un peu loin, il me semble.

- Bah ! Qu’est-ce donc ?

- Rien, murmura Bérangère, quipréféra se taire. On me disait simplementqu’il était l’amant de deux ou troisfemmes en renom.

- Ne voyez-vous pas le truc ? Il est juste que ce pauvregarçon ait les apparences pour lui. Et,d’ailleurs, Saint-Ives voulait peut-être lui jouerun de ces tours où il excelle.

- Au fait, ce doit être cela, répliqua Mme deRichmond, qui s’indignait facilement. Dans ce cas,j’inviterai M. de Sombreuil à la prochaineoccasion. Cela le vengera de ce Réginald que je ne puissouffrir.

La chanoinesse faillit embrasser Bérangère.

- C’est cela, mon enfant, invitez-le. Il met une coquetterieà cacher la vérité !... Vouscomprenez, c’est naturel. En l’accueillantgracieusement, vous accomplirez une chose digne de l’aimablefemme que je connais en vous, et je vous en saurai gré.

- Du reste, remarqua Bérangère en riant, cela mesera d’autant plus facile que, près de lui, jen’aurai pas à craindre la moindremédisance.

Mme de Salisbury feignit de partager l’opinion de Mme deRichmond, tout en se demandant si Horace laisserait longtempsBérangère sous l’empire d’unetelle conviction.

A huit jours de là, M. de Sombreuil s’escrimaità ouvrir des Guides de tous les formats et àconsulter des cartes de tous les pays. Il se creusait la têteafin de pénétrer le secret de Mme de Salisbury,malgré ses promesses de n’en rien tenter, etfinissait par conclure que, sans doute, Mme de Richmond adorait lesaventures.

- Pourvu qu’elle n’en ait qu’avec moi,ça m’est égal, pensait-il.C’est un goût comme un autre.

Il se donna autant de mal que s’il eûtété de nouveau question de passer sonbaccalauréat. On le vit prendre des notes au Cercle etdessiner des points de vue pendant une demi-journée. Lesoir, il s’enquérait des prix de tous leshôtels où il aurait pu séjourner.

- Dis donc, demanda-t-il à un de ses amis, tun’aurais pas, par hasard, des curiosités exotiquesà me céder, ou des oeufsd’autruche, des tam-tam, des chapeaux chinois ?

L’ami, qui n’était point dans laconfidence, le regarda d’un air ahuri.

- J’ai en tout deux pipes turques. Si cela peut faire tonbonheur…

- Authentiques ?

- Tout ce qu’il y a de plus turc.

- En ce cas, je te les prends.

Horace entrait si absolument dans son rôle qu’ilrêvait déjà d’êtrephotographié en musulman.

Mme de Richmond eut le mardi suivant un sourire decommisération, lorsqu’elle entendit annoncer chezelle, vers trois heures : M. le comte Horace de Sombreuil !

- J’étais prévenue de votre visite,Monsieur, lui dit-elle avec une grâce assez protectrice.Cette excellente chanoinesse m’a longtemps parléde vous.

Elle toussa légèrement, ne parvenant pasà trouver autre chose.

Horace, qui ne s’attendait guère à unesemblable cordialité, demeura presque étourdi.

- Madame, répliqua-t-il d’une voix mieuxtimbrée qu’elle ne l’aurait cru, jen’avais pas de plus haute ambition que celled’être reçu par vous.

- Pauvre garçon ! soupira-t-elle, il est modeste. -Monsieur, reprit-elle, vous m’en voyez moi-mêmecharmée. Mme de Salisbury ne m’a pas faitmystère… de l’étendue de vosconnaissances, se hâta d’ajouterBérangère, ne sachant comment tourner sa langue.

- Nous y voilà, pensa le comte. Elle va me prier de luiraconter mes excursions. - Oui, Madame, poursuivit-il en prenant uneattitude un peu emphatique, j’aivoyagé… extraordinairement voyagé. Al’âge où d’autres ontà peine exploré les environs de Bade, moi,j’avais passé plusieurs détroits.

- Le malheureux ! c’est pour cela qu’iln’en passera aucun autre, se ditBérangère. C’est étonnantqu’il n’ait pas la physionomie troublée.Il est juste qu’il est loin de se douter que je suisinstruite de ce qui le concerne. - Et quelle est votre opinion,Monsieur, sur la politique européenne et les questions quinous divisent ? - Ouf ! cela donne du mal de recevoir des gens qui nesont pas comme les autres.

- Ça devient embarrassant, songeait de soncôté le comte. Fichue manie qu’ont lesfemmes de vouloir vous interroger sur ce qui se passe loind’elles. - Mais, Madame, je crois…j’espère…c’est-à-dire, tout fait supposer que cela ira lemieux du monde pour nous. - Sacrebleu ! je dois avoir unetête… Si ça devait continuer longtemps,je lèverais la séance.

- Ah ! tant mieux, ajouta Bérangère. Si lesévénements redevenaient jamais cequ’ils ont été, j’aimeraismieux, voyez-vous, Monsieur, aller planter ma tente au loin.

- Décidément, elle a la rage des excursions. - Eh! Madame, il serait à désirer, alors, que vousconnussiez quelques-unes de ces délicieuses villasconstruites sur les rives du Bosphore, où le ciel estd’une pureté… ? - Ma foi, je ne mesouviens guère au juste de la phrase du Guide Joanne, maisje sais qu’il y a pureté ou clarté,ça revient au même. - Où le ciel estd’une pureté, Madame…

- Oui, oui, j’ai vu les tableaux de Fromentin. Maisl’Orient n’a pas été, sansdoute, le pays unique où vousétudiâtes… tant de choses… -Il faut que je l’aide à contourner un souveniraussi désagréable.

- Pardonnez-moi, Madame, interrompit Horace ; je ne me souviens pas, aucontraire, d’avoir goûté unetranquillité semblable à celle qu’onressent en face du désert. Est-il rien de plus imposantqu’un Turc déposant ses babouches à laporte d’une mosquée ? - de plus solennelqu’un… chameau ? - de plus émouvantqu’une… fontaine ? - Je barbote, c’estun fait, je barbote.

- Allons, puisqu’il s’obstine, remarqua Mme deRichmond, restons à Constantinople. - Et quelle maisonhabitiez-vous, Monsieur, pendant votre séjour en Orient ?Les prix sont-ils fort élevés ?

- L’hôtel du… Sacramento, Madame.

- Bigre, voilà que je confonds : c’està Venise. Si je tenais Mme de Salisbury… - Quantaux prix, poursuivit le comte, c’était…cher. Mais, je vous avoue que cela m’a toujourstrès peu occupé.

- Enfin, il aura des compensations, puisqu’il a de lafortune. - Eh bien, Monsieur, moi, il me semblequ’à votre place, j’auraispréféré ne pas quitter mon Paris, marue Royale.

- A qui le dites-vous, Madame ! s’exclama Horace, oubliant uninstant son rôle.

- Ah ! mon Dieu ! réfléchit la jeune femme,j’ai commis une maladresse. Je lui ai rappeléson… accident. - Monsieur, continua-t-elle, essayantd’effacer le mal affreux qu’elles’imaginait avoir causé, croyez que les instantsqu’il vous plaira de consacrer à vos amis vousferont oublier… bien des choses… bien desincidents.

- Madame ! balbutia Horace, qui s’émouvait,Madame, puis-je vraiment croire… ?

- Oui, Monsieur, continua Mme de Richmond en s’animant,jamais, soyez-en certain, je n’ai jonglé avec lesdouleurs de personne, et si le moindre attrait vous amènedans ma maison, je serai heureuse de vous y voir quelquefois.

Le comte jugea qu’il était restésuffisamment pour une première visite. Il fut cependant unpeu surpris de l’air dégagéqu’en dépit d’elle-même Mme deRichmond conservait en le saluant. Mais, au bout du compte, il nepouvait souhaiter mieux comme accueil. Il en vint à seconvaincre que Bérangère devait êtreune tête excentrique, qui voulait, avant de se prononcer,connaître son passé de sa bouche et provoquercertaines confidences. Il se remit donc courageusement en face de seslivres ; il coucha à côté de ses guides; il alla jusqu’à en remplir les poches de sespaletots, et on le voyait se promener ayant sous le bras des excursions au Vésuve ou des tableaux sur la flore del’Asie centrale. Pierre Petit le photographia en arabe et ilpersuada ses amis les plus intimes qu’il avait autrefoistroqué son meilleur pur-sang contre une jumentd’Abdul-Medjid. Cela éclata ainsi qu’unerévélation, au cercle, - le passé ducomte Horace comme voyageur.

Il retournait chez Mme de Richmond chaque mardi. Il obtintbientôt la permission de se présenter plussouvent, et, toujours, elle s’efforçaitd’arranger la conversation de façon àle questionner sur ses herbiers ou ses prétendues chasse aufaucon. Un jour il lança une diatribe contre la cuisinenapolitaine et elle le retint à dîner.

Horace de Sombreuil se dévoilait causeurémérite, quand on ne lui rappelait pas sesvoyages. Il se montrait vif et délicatappréciateur. Par un tact exquis, Mme de Richmond, qui nes’occupait que de musique vocale, évitait touteconversation sur ce thème. Mais, un soir qu’on setrouvait une quinzaine dans son petit salon, Gontran, qui venait dejouer une marche militaire, s’adressa tout à coupau comte.

- A propos, chante-nous donc ton grand air de basse. Tu sais :

Vainement Pharaon, dans sa magnificence…

Bérangère, indignée des intentionsqu’elle supposait à Gontran, ne puts’empêcher de lui murmurer àl’oreille :

- Ah ! c’est mal, Monsieur ! C’est fort mal !Ajouter à l’infortune d’unami… Je n’aurais pas cru cela de vous.

D’Entragues faillit tomber à la renverse et restarêveur pendant une semaine.

Deux jours avant l’inauguration des retraites de la semainesainte, la chanoinesse réclama M. de Sombreuil.

- Je pars pour ma terre de Vouziers, lui dit-elle àbrûle-pourpoint. Jusqu’àprésent cela marche à merveille. Surtout, et quoique l’on vous insinue, ne vous départez point devotre ligne de conduite. Moins vous vous montrerez ardent, mieux celaavancera les choses. - Adieu. A mon retour, je veux que vous soyezmarié. De toute façon, rappelez-vous quej’agis : Ad majorem Dei gloriam.

- C’est trop fort, pensa le comte. Se jouerait-on de moi enusant de ces bizarres recommandations ? Mme de Richmond mereçoit, j’en conviens, sans empressementtrès accentué, mais enfin avec plaisir. Il mesemble qu’elle sait très bien à quoielle s’engage en se laissant presque accaparer. Sesoucie-t-elle si peu de l’opinion, qu’elle veuilleafficher une liaison galante à la chute de son veuvage ? Jen’en crois pas un traître mot ; satranquillité, son naturel, quand nous causons de touteschoses, prouvent qu’elle attend le moment de merépondre un oui que je ne lui fournis guèrel’occasion de prononcer vite. J’ai dû, ilest vrai, ne point l’effaroucher et me soumettre au stagequ’elle semblait tacitement m’imposer ; mais,palsambleu ! on ne se moque pas de Bibi - comme jurait ce brave Giraud,mon maréchal des logis - et, dès ce soir, je lelui prouverai.

A neuf heures, Mme de Richmond, ayant Horace en face d’elleet sa tapisserie sur ses genoux, comptait des points, trèsattentive, lorsque tout à coup la susdite tapisserie glissaloin d’elle, subtilisée par le comte de Sombreuilqui emprisonnait ses deux petites mains.

- Horace, Horace, que faites-vous ?s’écria-t-elle, trèsmécontente. Puis, se rassurant, en se rappelantqu’il n’y avait aucun danger, elle lui sourit pourqu’il oubliât sa vivacité. - Voyons, monami, qu’est-ce qui vous prend ? Vous étiez sicalme les autres jours. Horace, mais c’est trèsinconvenant ! Qu’avez-vous donc ?

Elle s’était redressée, essayant de sefâcher.

- Ce que j’ai ? s’exclama le comte trèsému. Mais il me paraît, Madame, qu’ilfaudrait s’étonner que je n’eusse rien.Comment ! voilà neuf ou dix jours que nous restons entête-à-tête, et vous vous figurez quemon supplice peut durer encore sans que je m’insurge ?Franchement, vous me connaissez assez, je suppose, pourn’avoir point à trembler quand je vous demande sile temps n’est pas venu de me dire ce que vous avezrésolu au sujet de nos deux existences ?

Il se trouvait un tel feu, une telle franchise dans l’oeild’Horace que Mme de Richmond, interdite, n’osa luiavouer qu’elle savait tout. - Peut-être, serépétait-elle, joue-t-il cette comédiepour me donner le change et me laisser croire qu’il estencore « quelqu’un ».

En présence de sa tranquillité, Horace se sentitbientôt hors de lui. D’un geste charmant, ellel’engagea à se rasseoir. Il voyait sous cette robenoire, entièrement moulée, un seinqu’il lui appartenait de révolutionner. QuandBérangère marchait, on suivait la ligne graphiquequi, sous le costume très collant de nos modes actuelles,permet d’envelopper du regard l’anatomied’une croupe féminine endormie sous la draperie.La savante théorie du couturier parisien, creusant lesdessous d’un buste élancé pour en fairevaloir les petites plates-formes, s’était pluà fouiller incidemment les endroits variésoù quelques coins de la chair frémissent mieuxqu’ailleurs. Pendant que le corsage de drapétreignait la taille avec fanatisme, la jupe, qui serraitgoulument les flancs, filait jusqu’aux pieds, sansinterruption, d’un jet fondu. Horace jouissait alors de lasensation du nu sur l’étoffe, tantl’audacieuse pression des coutures faisait accuser lavéhémence de certains plans. Les moindresdétails le traversaient, même cette myopielégère qui forçait la baronneà pencher le col contre les broderies en relief du plateauà cartes de visites. Que de tentationsd’égrener enfin surBérangère le petit chapelet d’os de lacolonne vertébrale d’où naissaienttoutes les courbes, tous les redressements de sa personne !

Alors, M. de Sombreuil s’enhardit. Le monde, certainement, necroirait jamais à l’innocence de leurs rapports.Il fallait y apporter un terme en lui assurant, à elle, unprotecteur, à lui, une femme. Ce n’est pasà vingt-deux ans qu’on peut vivre seule,à l’abri de toute médisance. Leredoutait-elle si fort ?

- Oh non ! songeait Mme de Richmond. Celui-là ne sera jamaisni un maître, ni un gêneur. Mais, au fait,n’est-ce pas ce que je puis souhaiter de plus logique et demeilleur ? J’en ai fini avec les passions, - elle le pensaitnaïvement. - Il ne troublera pas ma tranquillité.Qu’y aurait-il de si étonnant àl’épouser ? Au moins on verra que dans le mariageje n’ai cherché qu’à meconformer strictement aux lois mondaines qui exigent qu’unefemme ait un bras pour s’appuyer, et que j’aidédaigné les voluptés troublantes.

Six semaines après, le mariage s’accomplissaità Saint-Augustin. M. de Sombreuil ayantdélicatement insinué qu’ils devraientpartir pour une de ses terres passer leur lune de miel,Bérangère lui répliqua avec unebonhomie désarçonnante :

- A quoi bon, mon ami, à quoi bon ?

Le brave Horace en resta tout songeur. A part lui, il ne pouvaits’empêcher de trouver que sa femmetémoignait une tranquillité, un calmequ’il ne lui eût jamais supposé. Pas lemoindre trouble, un sang-froid parfait. Le soir de leur mariage, ilsdînèrent seuls chezBérangère, et lorsque le moment du coucher futvenu, la comtesse, tendant la main à son mari, ne parut paspeu étonnée lorsqu’il lui dità l’oreille :

- A tout à l’heure !Dépêche-toi !

- Bah ! réfléchissait Horace, pendant queBérangère entrait dans sa chambre, ellem’a regardé comme si je lui avais parléd’autre chose que ce qu’elle sait quil’attend. Toutes les femmes sont de même. Elles nese montrent jamais satisfaites si ellesn’interprètent pas les ingénues.

Un quart d’heure après, le comtes’introduisait dans l’appartement de Mme deSombreuil, et, très «allumé»près de ce flot de batiste, dans lequel nageait un corpsvif, à la vue de cette gorge d’un mouvementpétrifié, il voulut tenter d’user deses droits. Là-dessus effarement non joué, cettefois, de la part de la comtesse.

- Voyons, Bérangère, ma chère enfant,je suis votre mari, que diable ! Ce que je fais n’a rien quede très naturel. Vous deviez bien vous y attendre, au boutdu compte ?

- Moi ? Par exemple, c’est trop fort !

- C’est une rusée, pensa le comte. Tant mieux,nous serons à deux de jeu. Si elle se figure que je melaisserai prendre à cette tactique, elle trouvera sonmaître.

Il s’insinua résolument entre les draps ets‘empara de sa femme.

Pour le coup, Bérangère jeta les hauts cris. Maisil était robuste, comme elle étaitfrêle, et ne lâcha nullement prise.Prières, fureurs, tout demeura inutile. Elle n’eutpas de peine à reconnaître que lesérail du Grand Turc ne recélait rien de celuiqui s’installait à ses côtés; et lorsque le comte Horace, en lui baisant les paupières,demanda de nouveau ce qu’elle ne lui refusait plus alors.

- Je crois… lui dit-elle en hésitant un peu, jecrois qu’il y a eu malentendu.

Horace ne comprit absolument rien à ce langage, mais, lelendemain, Bérangère insistait pour faire unvoyage de quelques semaines, aussi loin que possible de leurs amis. Ceà quoi le comte acquiesça trèsvolontiers, édifié suffisamment surl’humeur versatile des femmes.

L’explication resta-t-elle ajournée ? La comtessegarda-t-elle le silence ? Ce qu’il y a de certain,c’est que la chanoinesse reçut un billet assezlaconique :

- « Madame et amie, écrivait le comte,j’emmène ma femme en Orient. J’iraimême jusqu’à La Mecque, pour de bon,cette fois. Je sens trop ce que je dois à mes hautesprouesses de voyageur pour me montrer ingrat envers un pays quim’a fait ce que je suis. »

Et la main de Bérangère avait ajouté :

- « Nous logerons à Constantinople.J’ignore si ce sera à l’Hôteldu Sacramento. »

Lorsque la marquise cessa de parler, l’auditoireéleva de vives protestations.

- Est-ce croyable que les choses se soient passées de lasorte ? C’est positivement inadmissible. Mme de Richmondcachait son jeu ; elle en a imposé au comte.

- Je vous atteste qu’il n’y a dans toute cettehistoire pas un mot qui ne soit rigoureusement exact.

- Comment ! Bérangère ne l’aépousé que parce qu’elle le jugeaitimpuissant ?

- Le fait m’a été si bienconfirmé par notre vieille amie de Salisbury, que je ne puisun seul instant douter que ce ne soit vrai, répliqua lamarquise.

- Eh bien ! j’ai l’opposé de votrehistoire dans ma poche, dit d’un air de défi lavicomtesse de San Remo.

- Voyons ! demanda railleusement la duchesse, en s’apercevantque la verve de ses amies s’allumait assez promptement. Maisavant, offrez-moi une tasse de thé, si vous n’enbuvez pas.

La chanoinesse se leva et versa le thé dans les tasses.

- Que faites-vous, chère ? remarqua la marquise.

- Le liquide ne rompt pas le jeûne, déclarasentencieusement la chanoinesse, la forte têtethéologique de la réunion.

Et elle distribua les tasses, après avoircommencé par la duchesse.

Ces dames n’attendaient que cette réponse afind’avaler leur thé brûlant.

- Nous écoutons. Commencez !

Et la vicomtesse prit alors la parole :


UN POINT D’ORGUE

IL n’était bruit dans la petite ville de Sampignyque de l’arrivée du nouveau Sous-Préfetradical. Le curé venait de l’annoncer auprône ; le poste des pompiers accomplissait cinquanteexercices en vue du cérémonial ; le maire faisaitfrotter et reluire tous les parquets du vieil hôteldestiné au fonctionnaire ;l’évêque, le coeurprofondément déchiré, avait enfinrompu la glace, le soir de ce même dimanche, chez la bellecomtesse Gabrielle de Sivrac, en sirotant lentement sontroisième petit verre de curaçao.

- Oui, Mesdames, recommençait-il avec un soupir dont on nepouvait au juste préciser l’origine pourreconnaître s’il naissait  de la digestionen train de s’accomplir, ou d’un chagrin quiétreignait monseigneur. Oui, Mesdames, l’ultrasera bientôt dans nos murs. Sous peu, sans doute,trônera ici ce nouvel Attila, cet impie ; mais nousn’aurons pas une autre sainte Geneviève pour leforcer à rebrousser chemin. Hélas ! mesfrères… je veux dire, mes chèressoeurs, la foi tend chaque jour às’évanouir des coeurs les plus fervents.Qu’allez-vous faire, livrées aux suggestions de cemécréant ? Quelle sera la situation de notrebrave curé, de notre excellent maire, de nos dignesreligieuses, quand ils verront planer dans notre ville le visage del’athée ?

- Monseigneur, fit Mme de Sivrac qui passait, à tort ouà raison, pour être vue d’un oeilcomplaisant par l’évêque, Votre Grandeurs’exagère, je crois, le danger.L’ultra va vouloir tout bouleverser, c’estcertain ; tout réviser, c’est encore possible ;mais qu’il y parvienne, c’est une autre question.Ces dames et moi pourrions très bien, sous votre direction,instituer une sorte de ligue contre la libre-pensée : laligue de l’Amour de Dieu, par exemple. Nousétablirions des loteries, des tombolas hebdomadaires, desbals de charité, et vous verriez les salons duSous-Préfet absolument désertés. Unmatin, il réclamerait son changement et nous laisserait lechamp libre.

- Qu’en pense notre excellent ami et secrétaire,l’abbé Séraphin ? demandal’évêque en cherchant à sescôtés le personnage interpellé.

L’abbé Séraphin venaitd’être accaparé, à sa sortiede table, par la baronne Eglé d’Auberive, quivoulait absolument obtenir de lui le nom de la femmedévouée qui lui plissait ses surplis.

- Voyons, Monsieur l’abbé, pour êtreprêtre on n’en est pas moins du monde. Vousêtes cause que j’ai des distractions lorsque jevous vois servir la messe de Monseigneur. Il est certainqu’une main délicate vous blanchit et vousrepasse. Ce ne sont pas les lessiveuses de Sampigny qui seraientcapables d’accomplir avec autant de perfection un teltravail. Soyez gentil, je vous donnerai mon beau crucifixd’or. Aimez-vous mieux ma vierge byzantine ? Allons, je memontrerai tout à fait, mais tout à fait bonneprincesse ; je vous broderai un prie-Dieu.

- Madame, reprit l’abbé en rougissant, Madame, jevous…

Le nom du jeune chanoine, prononcé d’un tond’impatience marquée parl’évêque, fit dresser sur ses piedsl’interlocuteur de Mme d’Auberive.

- Pardon, Monseigneur, pardon ! C’est Madame la baronne quiinsistait auprès de moi pour savoir quel nombre deplis… non, d’aubes nous possédionsencore dans notre mobilier.

Gabrielle de Sivrac jeta sur son amie Eglé un sourirenarquois dont la signification n’échappaà personne. Si bien que la baronne, furieuse, terrassal’abbé Séraphin d’un autrecoup d’oeil fulminant.

- Mon cher abbé, la comtesse nous propose de fonderimmédiatement la ligue de l’Amour de Dieu ; et, mafoi, lorsque l’ultra nous rendrait ses visites, nousserions en état de lui opposer une vigoureuserésistance. Rien qu’à l’aided’une tombola à vingt francs le billet, onatteindrait une assez jolie somme pour lutter, chez nos paysans, contreles agissements de ce nouveau venu.

- Excellente idée, Monseigneur, néed’un esprit véritablement pieux et que leslumières d’en haut visitentfréquemment. Vous m’en voyezédifié. Mais peut-on s’attendreà autre chose dans une maison comme celle-ci ? Il suffiraque Madame la comtesse se mette à la tête de laligue pour que le triomphe nous soit assuré.

- Je le pense comme vous, reprit gracieusementl’évêque, en arrondissant ses deux mainssur sa croix de vermeil. Allons, Mesdames, un peu de bonnevolonté ; ne nous laissons pas écraser sousl’impiété moderne ; montrez que, quandvous êtes là, il faut quand mêmecéder le pas à cette religion qu’onveut proscrire.

Séance tenante on rédigea les statuts de la liguede l’Amour de Dieu. L’évêqueconféra la présidence à Mme de Sivrac,et la sous-présidence à la baronneEglé, qui continuait à garder àl’égard de l’abbéSéraphin une attitude glaciale. Onze heures sonnant,Monseigneur se leva, salua l’assembléed’un sourire, et partit suivi de son secrétaire.Un quart d’heure après, les intimes de Mme deSivrac en faisaient autant.

Le lendemain, la stupeur régna dans la ville, quand onapprit que le Sous-Préfet, M. Gaston Durozier, venaitd’arriver par l’express. Le maire craignait unedestitution pour n’avoir pas étéau-devant de son supérieur. Le capitaine des pompierssacrait comme un sapeur. Le curé courut àl’évêché.

- Monseigneur ? Où est Monseigneur ? balbutia-t-ileffaré.

- Monseigneur a tout prévu, affirma d’un airimportant l’abbé Séraphin. Hier, chezMadame la comtesse Gabrielle, il a constituél’oeuvre de défense contre les sourdesmenées du sieur Durozier. Ainsi, Monsieur lecuré, vos craintes offensent le Ciel, puisque le Ciel estavec nous.

Et l’abbé Séraphin tournamajestueusement le dos au curé.

- Le Ciel est avec nous, songeait le prêtre en s’enretournant, et l’ultra est arrivé : je neconçois absolument rien à ce qui se passe ; car,si le Sous-Préfet est là, le Ciel n’estassurément pas ici ; et si c’est le Ciel qui nousarrive, je ne m’explique guère que leSous-Préfet ait pris le même train…Enfin, ce ne sont point mes affaires. - Si j’allais auxnouvelles chez la comtesse ? C’est son heure, àprésent.

Et bravement, un instant après, il sonnait àl’hôtel de Mme de Sivrac, montait, et se dirigeaittout ému vers le petit salon.

Un spectacle pétrifiant l’attendait. Il surpritJuliette, la femme de chambre, l’oeil colléà la serrure.

- Ma fille ! dit l’abbé d’un tonqu’il voulait rendre solennel, ce que vous faiteslà est un grave péché decuriosité.

- Pardine, Monsieur le curé, répliquaeffrontément la soubrette, quand vous aurez vu ce que jevois, vous vous demanderez laquelle est la plus coupable, de mamaîtresse ou de moi.

- Il ne faut jamais juger ses supérieurs,prononça le curé, qu’unecuriosité effroyable étreignait à sontour, ni plus ni moins qu’une simple portière.

- Mais, Monsieur le curé, regardez plutôt commentMadame est en train de recevoir Monsieur le Sous-Préfet.

- Comment ! l’ultra est là ? s’exclamale prêtre épouvanté.

- Ah ! il s’appelle l’ultra ? Je ne savais passon nom. J’ai annoncé simplement : Monsieur leSous-Préfet de Sampigny.

Et Juliette replaça son oeil à la serrure.

- Cette fois-ci, c’est trop fort, Monsieur lecuré. Là, franchement, je me demande si, en vuede mon salut éternel, je peux rester encore ici. Tenez,Monsieur le curé, appuyez-vous sur ce petit trou.

- Mais… se défendit le prêtre, jen’ose…

- Je vous en prie, au nom de mon salut ! Est-ce qu’il ne vautpas autant que celui de Mam’ la comtesse ?

- Je ne dis pas cela, mon enfant. Je ne dis pas cela… Allons! puisqu’il s’agit de sauver uneâme…

Et, probablement mû par un mouvement de charité,le brave ecclésiastique se planta l’oeilà la serrure.

Deux minutes après il reculait, pris d’untremblement qui le secouait comme une attaque de nerfs.

Miserere mei,  s’écria-t-il en serelevant, d’un geste égaré, oubliantque Juliette n’entendait pas le latin. Il faut que jeprévienne de suite Monseigneur.

- Là ! fit la soubrette. Vous avez enfin compris ? Cen’est pas possible qu’un saint homme comme vouspuisse supporter des choses pareilles dans sa paroisse !

- Je retourne de ce pas àl’évêché, poursuivit leprêtre en regagnant l’escalier. Et je vaisdivulguer un pareil scandale. C’est infâme !C’est inouï ! Qui l’aurait cru ?

- C’est bien fait ! ajouta Juliette. Samedi ellem’a grondée parce que Justin, le valet de chambre,m’a pincé la taille ; je ne serais pasfâchée qu’on lui servît unplat auquel  elle ne s’attend guère.

Tout ému, l’ecclésiastique grimpait endeux bons au palais épiscopal.

- Il faut que je parle à Monseigneur. Il - le - faut !proféra-t-il d’un accent si péremptoireque l’abbé Séraphin n’osa pasl’empêcher, cette fois, depénétrer dans le cabinet del’évêque.

Réveillé dans sa sieste quotidienne, le hautdignitaire de l’Eglise n’était jamaisd’une humeur engageante.

- Asseyez-vous, Monsieur le curé, asseyez-vous, dit-ild’un ton aigre au brave curé. Ce que vous avezà nous raconter est-il donc si important que vousn’ayez pu choisir une autre heure ?

- Ah ! Monseigneur, jugez-en.

Aux premiers mots du curé,l’évêque le foudroya d’untrait de ses yeux augustes.

- Qu’osez-vous insinuer contre la vertu de cette pieuse femme? tonna-t-il, d’un organe furieux.

- J’atteste à Monseigneur que j’ai vu,de mes yeux vu, ce qui s’appelle vu ! Sa Grandeur mecroirait-elle capable d’inventer des calomnies de cetteénormité contre Madame la comtesse de Sivrac ?

- Non, Monsieur le curé ; certainement non ! Mais Satan usede tous ses artifices à l’égard de nousautres hommes d’églises. S’il luiplaît d’égarer nos sens et de nous fairevoir les étoiles en plein midi, Dieu lui permet tous cesmoyens, afin que la vertu des saints en ressorte triomphante.

- Certes ! soupira humblement le curé. Mais je jureà Votre Grandeur que la vertu de Mme de Sivrac, au momentoù j’ai quitté cette malheureuseserrure, n’avait plus à triompher. Loin delà, elle consommait dans les bras de l’ultral’acte de concupiscence le plus effrénéque j’aie jamais été admis àcontempler.

- Eh ! il ne s’agit pas de Mme de Sivrac,répéta l’évêque,s’oubliant jusqu’à frapper du pied. Ils’agit de vous. Je vous ai assuré que Satan seservait de toutes les illusions pour égarerl’esprit des serviteurs du Ciel. Il aopéré, pour vos yeux, ce qu’il aexécuté pour saint Antoine ; il aévoqué tout exprès une visioncharnelle, une vision de plaisir, afin d’aiguillonner vosflancs refroidis. Il vous a surpris au moment où vous ysongiez le moins. Il s’est servi de Juliette, la femme dechambre, pour vous montrer ce grossier mirage dont votrechasteté a été dupe.

- Je cours alors me jeter aux pieds des autels, balbutia leprêtre tout ému. J’espère queMadame la comtesse n’entendra pas parler de cette sotteaffaire. Monseigneur sait à quel point je lui suisdévoué ?

- Oui, je le sais, Monsieur le curé, je le sais. Allez enpaix.

- Ouf ! fit l’évêque, à partlui, comme le curé refermait la porte. Mme de Sivrac ne perdpas de temps. C’est égal, elle devrait au moins ymettre de la prudence.

La porte s’entrebâilla de nouveau, etl’abbé Séraphin passa sa têteblonde.

- Qu’est-ce encore ? demanda le prélat. Il estdonc écrit qu’aujourd’hui je ne pourraijamais reposer ?

- Mais, Monseigneur, c’est Madame la baronneÉglé d’Auberive, qui prétendqu’elle fera plutôt le siège del’évêché que de ne paspénétrer près de Votre Grandeur.

- Du moment que c’est la baronne, faites entrer,répondit l’évêque en donnantun tour à son rabat et à ses manchettes.

- Monseigneur ! Ah ! Monseigneur ! s’exclama Mmed’Auberive en s’agenouillant pour baiserl’anneau pastoral, et en se redressant promptement. Lescandale est dans la ville !

- Aïe ! pensa l’évêque. Cetimbécile a parlé. - Et, tout haut : - Voyons,chère baronne, du calme. De quel scandale est-il question ?Notre Sous-Préfet est ici de ce matin, je le sais.

- Oui… il est ici. Mais ce que vous ne savez point,c’est jusqu’où il aété. Voyons, Monseigneur, répondezfranchement : le savez-vous ?

- Baronne, vous êtes violemment émue.

- Ah ! Monseigneur, il y a de quoi. Quand on voit une amied’enfance, comme Gabrielle, perdue sans retour !...

- Qu’est-il donc survenu à la comtesse depuis hier?

- Il est survenu… Dame, Monseigneur, vous qui êtesun saint, c’est assez difficile de le transmettreà vos oreilles. Du reste, dans un instant, toute la villesera ici.

- Je n’y suis pour personne ! s’écriaprécipitamment l’évêque enentr’ouvrant la porte de son cabinet et ens’adressant à l’abbéSéraphin. L’entretien que j’ai avecMadame la baronne est de nature à appeler toute masollicitude et demande à ne pas être interrompu. -Comme cela, songea-t-il, je n’en entendrai qu’une.

Eglé, excessivement flattée d’une tellefaveur, minaudait en ôtant son gant.

- Votre Grandeur m’accable. C’est trop, je suisconfuse. - Eh bien, voilà ce dont il s’agit.

Elle se passait la langue sur les lèvres, comme, dans unexcès de gourmandise, on savoure la vue d’un platavant d’en goûter la premièrebouchée.

- Sachez donc que cette malheureuse Gabrielle aété vue, accordant à cemisérable Sous-Préfet de laRépublique…

Elle s’arrêta, presque suffoquée.

- Quoi donc ?

- Ah ! Ciel ! de quel langage me servir pour ne pas blesser un homme devotre qualité ?

- Je puis tout entendre, soupiral’évêque. Remettez-vous et recommencez,car je ne comprends pas un mot à tout ce qui se passe.

- Vraiment ! dit la baronne, piquée. C’est quesans doute je n’ai point l’art des sous-entenduscomme Mme de Sivrac.

- Au nom du Ciel, baronne, n’introduisons pas ici de vainesrivalités d’amour-propre. Qu’a donccommis la comtesse pour mériter que toute la ville viennem’entretenir d’elle ?

La baronne se leva furieuse.

- Décidément, Monseigneur, je quitte la place.Votre Grandeur va m’accuser de médisance. Il ensera, après tout, ce qu’il plaira àDieu et aux Saints. Je prie Votre Grandeur d’excuser monimportunité.

Et pleine de dépit, la voix grinçante, rabaissantnerveusement sa voilette, Mme d’Auberive s’inclinaprofondément devant le prélat et sortit enaffectant une hauteur de reine.

Seul, l’évêque se promena àgrands pas.

- Mais qu’est-ce qu’elles veulent que j’yfasse ? Est-ce que je pouvais forcer ce Durozier à descendrechez la baronne plutôt que chez la comtesse, et àfaire avec celle-ci ce qu’il a tenté aveccelle-là ? Me voilà dans de jolis draps au milieude ces intrigues de dévotes en rupture de continence.

Soudain une pensé lui traversa l’esprit et ilappela l’abbé Séraphin.

- Répondez-moi, mon enfant, lui demanda-t-il affectueusement; vous êtes dévoué à votreévêque, n’est-ce pas ?

- Est-ce que Monseigneur en douterait ?

- Non, ça me donnerait trop de mal. Ecoutez-moi. Je vouscrois au mieux dans la maison de la baronne Eglé…

- Monseigneur, les attachements terrestres n’existent pluspour moi, du moment qu’il s’agit desintérêts de l’Eglise.

- Vous avez raison, mon enfant, vous avez raison. Mais ça nevous empêche pas d’être bien vud’elle, n’est-il pas vrai ?

Et le prélat pinça, en badinant,l’oreille de son favori.

- Je proteste à Votre Grandeur que, si je revois jamais Mmed’Auberive, je lui tournerai le dos.

- Eh non ! mon cher abbé, eh non ! Lesintérêts de la Société deJésus exigent qu’on ne marche pas sur les loismondaines, voire même qu’on en tienne compte.L’alliance de Mme Eglé nous estnécessaire et il se peut que, froissée par nous,elle abandonne nos intérêts, qu’ellemette une certaine tiédeur à nous servir, alorsje voudrais… j’espérais… -Seigneur Dieu, songeait l’évêque ensuant à grosses gouttes, il ne comprendra donc jamais ?

- Monseigneur désire-t-il que j’aille rappeler Mmed’Auberive à une conduite plus conforme aux loisdivines de la charité ? Elle m’arépété tout àl’heure des choses inouïes sur cette pauvre Mme deSivrac, et si je puis m’entremettre pour…

- C’est cela. Je souhaiterais de sa part un apaisement, unsilence religieux sur…

- Soyez tranquille, Monseigneur, je vais de ce pas lui servir une deces mercuriales comme elle en a rarement entendu.

- Gardez-vous en bien ! s’exclama le prélat toutà fait en colère cette fois. Une mercuriale ?Vous nous mettriez dans une jolie situation, alors ! Qui vous parle demercuriale ? Je vous envoie, en messager de paix, verser des paroles dejoie, de tendresse, et vous évoquezl’idée d’une réprimande. Labaronne est encore jolie ; ne le prenez pas de si haut avec elle. Alleztout bonnement lui demander à dîner, ettâchez de lui sous-entendre cette petit phrase consolatrice :que si M. Durozier a donné lapréférence à Mme de Sivrac,c’est qu’il n’avait pas eul’occasion d’apercevoir Mme d’Auberive oud’en entendre parler, parce que les grandesqualités, les grandes vertus se dérobent, etc.,etc.

- Quoi, Monseigneur, vous voulez… ?

- Je veux qu’on me laisse la paix, tonnal’irascible évêque. Je veux que toutesces pécores ne viennent plus me rompre la tête. Ence qui concerne Mme de Sivrac, je verrai -j’aviserai… Allez, Monsieurl’abbé ; faire ce que je vous ordonne etrappelez-vous que je vous octroie un pouvoir discrétionnaire.

Et, sur ce, le prélat congédia de la mainl’abbé Séraphin, qui sortit,stupéfait de sa singulière mission, mais qui pritgaillardement son parti d’aller la remplir.

Quant à l’évêque, il poussale verrou et s’en fut se jeter sur son divan où ils’endormit satisfait.

*
* *

Trois jours après, le calme renaissait àSampigny. Juliette, vertement semoncée par lecuré, partait pour Paris, munie de lettressecrètes de la baronne. L’abbéSéraphin et Mme Eglé s’enfermaientensemble pour consommer quelque pieuse lecture.L’évêque continuaitrégulièrement ses siestes, àl’heure où M. Gaston Durozier entrait chez Mme deSivrac.

Agée de trente-sept à trente-huit ans, Gabrielle,dont le veuvage n’avait tenu que ce que le mariage de Jacobavec une des filles de Laban avait duré,n’était que depuis dix-huit mois dans sa terre. Undépit - disaient les uns ; un scandale àdérober - assuraient les autres - l’obligeaientà quelques années de solitude. Blonde, mince, desyeux verts, un cou long, une figure où la ride tardaità s’accuser, où la lèvrejouait fort sensuellement, deux seins orgueilleux etbouleversés aux moindres sollicitations qu’on leuradressait, en constituaient l’individualité.Gaston Durozier n’eut pas besoin de chercher beaucoup pours’apercevoir de ce que, sous sa pruderie, Mme de Sivraccachait d’emportement luxurieux.  Le jourmême de son arrivée à Sampigny, ilsortait de chez elle en la tutoyant.

Ce qui ne surprendra personne, c’est que Gabriellepossédait une piété superstitieuse quise logeait dans tous les plis de sa robe. En femme résolueelle alla se confesser àl’évêque, et demeura ahurie de ne pas levoir bondir.

- Le droit de faillir est contestéthéologiquement quand il ne sert qu’àsoi, lui répliqua l’homme de Dieu. Mais sic’est par utilité pourl’Église, elle vous tiendra compte du supplice quevous endurez en subissant les embrassements de cet homme.

Gabrielle eut la langue levée pour assurer qu’ellen’endurait point de supplice, maisl’évêque reprit :

- J’ai un moyen à vous donner pour racheter cettefaute apparente, de succomber sous des caresses lascives. En tenantvotre amant embrassé… - M’entendez-vousassez, ma fille ?

- Oh ! parfaitement.

- Eh bien, ce serait de dire une demi-douzaine de Pater, en faisantcourir vos doigts le long du petit chapelet d’os quiconstitue la colonne vertébrale. De cette façon,le mal serait presque balancé. De même, quand ilvous pressera entre ses bras d’ennemi de notre saintereligion, en échange de chaque caresse, vousréciterez un Pater et un Ave.

- Hélas ! mon père, avoua-t-elleingénument, depuis ce matin, nous en sommes auquatrième ou cinquième Ave !

Le confession s’acheva et Gabrielle rentra chez elletranquillisée.

Elle était bien vivement séduisante, la comtessede Sivrac, quand, fuyant son dévot entourage, elles’abandonnait franchement à Gaston Durozier. Lescollantes étoffes de la mode actuelle adhéraientsi nettement à ses épaules, que jamaisl’entrée mystérieuse du corps dans unerobe moulée comme un gant de Suède sur un poignetne suscita de plus émouvantes réflexions dansl’esprit d’un homme, que n’en soulevaientles costumes de Gabrielle chez le nouveau Sous-Préfet. Lesquestions que la baronne Eglé adressait àl’abbé Séraphin au sujet du repassagede ses surplis trouvaient leur pendant chez Durozier ; carc’était lui qui plissait et déplissaitun surplis d’un nouveau genre, ou travaillait les rebordsd’une nappe d’autel d’un autre style. Jejure bien qu’il ne pensait guère àdémolir un temple, qu’il ne songeait pointà présider le moindre club, ou àgrouper des éléments de mécontentementcontre les cléricaux, dont on attendait de lui le rapport auMinistère de l’Intérieur. Aussi,l’évêque triomphait-il, et les amis deDurozier s’inquiétaient pour son avenir. Quesignifiait cette attitude ? Quoi, pas la moindre destitution ?L’instituteur, l’adjoint, le capitaine despompiers, le greffier, le juge de paix et les conseillers du chef-lieuse perdaient en conjectures. M. le Sous-Préfet de Sampignyétait parti en jurant à Paris qu’ilallait exécuter un épurementgénéral. M. le Sous-Préfet de Sampignyn’épurait rien du tout.

- L’Eglise vous tiendra compte de tant de sacrifices faits enson nom, ma chère enfant, murmurait le braveévêque quand il rencontrait Gabrielle - car ilévitait d’aller à son hôtel.- Vous pouvez, dès maintenant, vous compter comme un de sesanges tutélaires.

- Quel bonheur ! se disait Gabrielle en piquant ses petits talons surles dalles de l’église ; quel bonheur ! Je suis unange, et, vrai, comme cela coûte peu !

Elle voulut, à toutes forces, convertir cetenragé de Durozier. Il becqueta ses lèvreshumides, enfonça sa moustache dans les yeux de la comtesse,dénoua sa chevelure pour la trentième fois et ritcomme un fou.

- C’est cela, répliqua-t-il, convertissez-moi. Si,encore, j’étais une rente !

- Ecoutez, lui dit Mme de Sivrac en tenant ses deux larges mains dansles siennes, je suis sûre que si vous vouliez assisterseulement une fois au prône…

- Cela, jamais ! déclara carrément Gaston.

- Eh bien ! alors, aurez-vous la même préventionà entendre les sons délicieux del’orgue, qui sera inauguré dimanche àla grand’messe, surtout si l’organisten’est autre que moi, et si vous êtes seul dans latribune, à mes côtés, n’ayantà redouter aucun regard indiscret ?

- Je ne demande pas mieux ; mais à quoi diable çavous avancera-t-il ?

- Qui sait ? mon ami ! Peut-être la grâce, dont jesuis le faible instrument, touchera-t-elle votre âmeimmortelle ?

- Hum ! mon âme immortelle !...

Enfin, je ne veux pas vous chicaner surl’expression…

Elle lui posa sa petite main sur la bouche.

- Laissez-moi donc achever, fit-elle. Peut-êtrequ’au moment où la mélodieenflammée jaillira sous mes doigts, votre genou superbe seploiera. Peut-être, ajouta-t-elle en élevant sesbeaux yeux en l’air, où l’on ne voyaitpas le ciel, mais le plafond, peut-être, alors, vousécrierez-vous : - Je crois en Dieu !

- Soit, poursuivit Gaston, un instant flatté de lapréoccupation qu’il inspirait à cettejolie femme ; soit, ma chère amie. Si vous me jurez quej’échapperai au ridiculed’être reconnu, j’accepte de vousrejoindre à la fameuse tribune.

- Je vous donnerai la clef et vous la fermerez vous-même, luiconfirma-t-elle. Ainsi, vous êtes bien certainqu’aucun indiscret n’y montera. Comme bienfaitricede la commune, j’ai toutes les immunités.

Deux heures après cette conversation, Gabrielle informaitl’évêque de la victoireremportée, faisant très haut sonner cequ’elle jugeait naïvement une victoire. Sa Grandeurne se possédait plus.

- J’avais prophétisé juste ce quiarrive, déclarait l’évêqueà l’abbé Séraphin qui, deson côté, ne s’était pasmontré récalcitrant àl’égard de la conduite que le prélatlui dictait près de la baronne Eglé. Oui,j’avais bien jugé. Inclinez-vous, mon fils.

Et il forçait son secrétaire à baiserson anneau pastoral, ce que l’abbé accomplissaitavec un singulier sourire.

On atteignait le fameux dimanche.L’évêque, qui, adroitement, avaitrépandu la vérité parmi sesdiocésains, arriva àl’église. Là il apprit, par un de sesbedeaux, qu’une femme voilée venait de monterà la tribune, et que, bientôt après, unhomme l’ayant suivie, s’y étaitenfermé avec elle.

- C’est le moment, ditl’évêque tout ému, en allantrevêtir ses habits sacerdotaux. Enfin ! lesdécrets d’en haut sonimpénétrables !

La foule s’entassait dans la nef ; les chuchotements allaientleur train ; l’autel s’irradiait sous les cierges ;les suisses piquaient leurs hallebardes et les vicaires prenaient placedans leurs stalles. Un coup de sonnette de la sacristieannonça l’entrée de Monseigneur.

L’orgue entonna une marche un peu tremblée, un peusaccadée. Dame, on se rendait bien compte quel’organiste devait subir un certain frémissement,ayant son triomphe tout près d’elle. Et la baronned’Auberive tournait à chaque instant des yeux peurassurants vers le jubé, àcôté duquel la tribune mystérieuserecélait celui qu’on appelaitdéjà l’ouvrier de la onzièmeheure.

Mais à un moment indescriptible, à un de cesmoments où le service divin commençait, etoù chacun, sous la récitation du Confiteor, sefrappait la poitrine à tour de bras en imitant lesdesservants qui se retournaient de droite à gauche ; aumoment où les doigts de la nouvelle sainte Cécileattaquaient un point d’orgue, duquel on étaitaccoutumé à attendre un merveilleuxeffet…

A ce moment suprême, l’orgues’arrêta brusquement.

Un silence inénarrable plana dansl’église ; les assistants seretournèrent, et l’évêque seredressa absolument interloqué.

- Ce n’est rien, lui dit tout bas l’abbéSéraphin, Mme de Sivrac a cru qu’on se trouvaità l’Évangile ! Précipitezl’Épître, Monseigneur,précipitez l’Épître, et vitevotre allocution ; ça sauvera cette interruption tropbrusque qui a jeté un froid chez les fidèles.

L’évêque comprit, sedébarrassa de sa chasuble, descendit les degrésde l’autel, s’arrêta au milieu dusanctuaire contre la table de communion, et entama son prônesur cette parole de l’Évangile : «Il yaura plus de joie au Ciel pour un pécheur qui se repent quepour quatre-vingt-dix-neuf justes.»

- Allons, tant mieux ! fit aigrement une vieille douairièreà voix basse. Ce n’est pas la peine alors de serefuser pendant quarante ans quelque petite satisfaction.

La baronne Églé sortait alors de la nef.

- Il se passe quelque chose, et je saurai lavérité, se jurait-elle en se cramponnantà la rampe de la tribune, à la porte de laquelleelle arriva sur la pointe des pieds.

Cette porte, construite sans assemblages, mais simplement àl’aide de planches accolées les unes contre lesautres qui avaient plus ou moins joué, laissait àun oeil avide de curiosité des fissures suffisantes pour sesatisfaire. On ne pense jamais à tout, et cettepréoccupation n’atteignit pas une minute ceux quise trouvaient là. La baronne regarda donc fort àson aise, entendant distinctement, et la voix del’évêque, et celle des deux personnagesenfermés dont l’attitude ne lui laissait aucundoute.

- Heureux pécheur, s’écriait leprélat en s’adressant aux fidèles, il arencontré dans le sein de la foi une paix profonde.

Et Gaston faisait craquer le lacet du corsage de Gabrielle.

- Jamais pour lui des instants si doux ne se sontprésentés, continuait le prédicateur.

Et Mme de Sivrac, se débattant, murmurait àDurozier :

- Mais y pensez-vous ? dans un pareil moment ! si on nousvoyait… C’est tout bonnement scandaleux !

- Ah ! mes frères, poursuivait l’orateursacré, sentez-vous quelle joie, quelle ivresse cebienheureux converti a dû éprouver en revenantà l’amour divin ?

- Embrassez-moi vite et que ça finisse, ajouta la comtesseeffrayé. Ce n’est pas une position normale.

Alleluia ! clamait l’évêque detoutes ses forces. Dites comme moi : alleluia ! Croyez que depuisbien des siècles, on ne rencontra d’aussi ferventeardeur parmi les femmes !

- C’en est fait, soupirait Gabrielle à demipâmée sur le sein de Durozier, il n’y apas moyen de te résister.

- L’ennemi pénétrait dans la place,continuait l’évêque, maisc’était une place forte d’oùl’obus ravageait l’assiégeant.Alors…

- Je sens que je meurs, balbutiait la comtesse, les yeuxnoyés… Ah ! nous ne nous quitterons plus jamais !n’est-ce pas ?

la baronne Eglé en avait assez vu. Elle redescendità pas comptés, évitant defrôler sa robe aux marches. Le prôneavançait.

- En vain, mes frères, en vain on se soustrait au jougsalutaire de nos institutions, les impies sont tôt ou tardvaincus par nos vaillants champions. Alors, le mondeétonné…

A ce même instant, et comme la baronne retournaità sa place, une soudaine attaque de l’orguecouvrit la voix de l’évêque. La musiquerésonna avec une furie, un fracas, une fougue, unerapidité qui firent tressaillir les vitraux et sonner lesangles du sanctuaire. Tous les mugissements de la terre semblaientdéchaînés dans l’instrument,qui vociférait plutôt qu’il ne modulaitles motifs. Cela formait un tumulte, un ouragan, unedébauche de sons à se boucher les oreilles. Lamesse s’acheva dans un désordre impossibleà décrire. On se demandait si Mme de Sivracétait possédée de trente-six milledémons.

Lorsque le Domine salvam fac rempublicam eut retenti ;lorsqu’on fut sorti du saint lieu,l’évêque,légèrement ahuri, mettait toujours cettesingulière messe sur le compte del’inexpérience de la comtesse. Mais onespérait sans la baronne Eglé, qui racontaità tous, et les effortsdésespérés du Sous-Préfet,et comment l’interruption la plus inattendue, la plusscandaleuse s’était trouvée remplie parun incident durant lequel Monseigneur avaitcélébré tout à son aise lagloire de Dieu.

Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’ausortir des bras de Durozier, Gabrielle, sansréfléchir, sans calculer, se jetait surl’instrument, en femme résolue àrattraper le temps perdu. Et alors surgissait une débandaded’accords, une mêlée effroyable danslaquelle on ne pouvait rien distinguer des mélodies dont onconnaissait les motifs de temps immémorial.

Une heure après, l’abbéSéraphin se voyait sommé par la baronne de faireenlever à Gabrielle son poste de présidente de laligue de l’Amour de Dieu. Très inquiet,l’abbé cherchait comment avertirl’évêque, lorsqu’untélégramme arriva vers quatre heures àSampigny. Le Sous-Préfet étaitdestitué.

- Nous l’emportons ! dit Sa grandeur en se frottant lesmains. L’impie n’a pu séjournerlongtemps au milieu de nous !

Et il s’empressa de se diriger onctueusement versl’hôtel de la comtesse de Sivrac. Or, il y appritune nouvelle terrifiante :

Gabrielle, sa sainte d’élection, venait de partirpar le même train que M. Gaston Durozier.

A la prochaine nomination du nouveau Sous-Préfet,c’est, paraît-il, la baronne Egléd’Auberive qu’on est décidéà opposer à l’ennemi.

La vicomtesse cessa de parler, et de toutes parts les langues sedéliaient.

- Voilà donc pourquoi nous avons vu Mme de Sivrac au bal del’Ambassade russe, traînant à sescôtés ce grand garçon brun, un peugauche, mais qui ne la quittait pas une minute ?

- On prétend que Gabrielle lui a fait espérerqu’elle l’épouserait si onl’élisait député.

- Quelle folie ! Ce n’est pas dans la grande ville deSampigny qu’elle le fera nommer ?

- Il n’y a pas besoin de Sampigny. C’est bien lecandidat de terroir qu’il faut au gouvernement.

- A propos du gouvernement - dit la duchesse en jouant avec lacordelière de sa châtelaine - et de sesréceptions auxquelles ni vous, ni moi, ma chère,nous n’allons pas précisément,j’ai, je puis le promettre, une bonne histoire dans monaumônière ; mais voici quatre heures, je croisprudent de lever la séance, si nous ne voulonsêtre l’objet de critiques acerbes quand nousarriverons tout à l’heure àl’église.

- Sera-t-elle longue, votre histoire ? demanda la vicomtesse de SanRemo en boutonnant ses gants.

- Une heure.

- Que cela ?

- Mais, ma chère, c’est juste lapériode requise pour renverser un ministère et eninstaller un autre à sa place, d’unedurée non moins éphémère,mais qui doit infailliblement faire notre bonheur.

- Une heure, répéta à son tour ladouairière, le temps de prendre un amant pardépit, et un autre par habitude.

- Nous mettons dix minutes pour nous purifier au tribunal de lapénitence, observa sentencieusement  Mme deSarrebrouk, pourquoi les hommes en perdraient-ils davantageà fonder notre salut politique ?

Sur cette réplique, les invitées de ladouairière revêtirent chapeaux et fourrures etregagnèrent Sainte-Clotilde, escortées de Mmed’Olmutz, appuyée au bras de la chanoinesse.