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MOULIN, Jules (18..-19..) : La Roue du Père Bobo (1899). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.X.2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: Norm 34) de la Revue normande et percheronneillustrée, n° 1 Janv.-Fév. 1899 – 8e année. LA ROUE DU PÈRE BOBO MŒURS DE PROVINCE. – BASSE-NORMANDIE par Jules MOULIN _____ LE père Bobo sortit de chez lui d’assez bon matin, portant une roue surson épaule. Il n’avait pas fait dix pas que son voisin l’interpellait : - Tiens, bonjour père Bobo, comment qu’ça va ? - Mais assez bien, je vous remercie, et vous ça va t’y comme vousvoulez ? - Pas trop mal, merci ; où dont que vous allez comm’ça, d’aussi bonmatin, avec vot’roue ? - J’vas vous dire : hier, en descendant la côte de Montgiroux, ma rouede d’vant s’est échappée ! et vas-y dont, patara ! Nous v’là, ma femmeet moi, boulés sans d’sus d’sous sur la route. Je m’tâte, ma femme setâte, nous n’avions point de mal ni l’un ni l’autre. J’rattrape ma roue; c’est l’moyeu qu’est fendu. J’m’en vas la porter à réparer àl’aut’bout d’la ville, chez Binochain, l’charron. - Vous avez ben le temps d’y arriver, père Bobo ; si nous prenions unverre, histoire de chasser le brouillard ? - C’est pas de r’fus ; tout d’même, répond le père Bobo. Le père Bobo dépose sa roue dans la rue, au coin de la porte, et lesvoilà entrés, là, tout près, chez Malezard, prendre un sou de café etcasser une croûte. - Encore un p’tit pot d’la bonne, c’est moi qui régale à mon tour,disait le père Bobo au bout d’une petite demie. Puis : - Allons, à nous r’voir. Le père Bobo recharge sa roue sur son épaule, et reprend son chemin. Le brouillard était à peu près dissipé et la petite ville s’animait ;les ménagères balayaient le devant de leur porte, et l’on voyaitcirculer le boueux qui enlevait les tas d’ordures. Un joli soleil defin d’août illuminait maintenant la grande rue de la petite ville, etla journée promettait d’être chaude. Et c’était des salutations à n’en plus finir ! des bonjour père Bobopar ci, bonjour père Bobo par là ; comment qu’ça va, père Bobo ? oùqu’vous allez comm’çà, père Bobo ? que lui jetaient au passage lesménagères et les passants, employés, ouvriers se rendant à leurtravail, ou petits commerçants sur le devant de leur porte. Dame, c’est qu’il était très connu, le père Bobo ; du reste, tout lemonde se connaît-il pas dans les petites villes. Mais il était encoreplus connu que ça. Qu’est-ce qui ne connaissait pas le père Bobo àquatre lieues à la ronde ! Un petit vieux presque tout blanc, aux petits yeux vifs, un peuchafouins, portant deux petits favoris en patte de lapin, toujours vêtud’une blouse, bien qu’il ait de quoi et deux voitures, une pour soncommerce et l’autre pour promener de temps en temps la bourgeoise etles enfants, le dimanche après les vêpres. – Quel commerce ? – Lecommerce des coutils, Monsieur. – Oui, Monsieur, le père Bobo estriche. Il a une honnête aisance gagnée dans la revente des coutils, cequi ne l’empêche pas de sortir de chez lui à six heures et demie dumatin, pour aller porter lui-même sa roue à réparer. C’est du reste un homme doux, pacifique, point déplaisant du tout, gaiet jovial plutôt. Dès qu’on le voit on est content, et lui aussi. Le père Bobo n’était point à quatre cents mètres de sa demeure qu’ilavait déjà récolté plus de bonjours et échangé d’aménités qu’il n’ensuffit à la journée d’un honnête homme. Mais voilà qu’il arrive devant la porte de Martin, le chapelier. Lemarchand de chapeaux et de casquettes, encore mal éveillé, en chemisede flanelle, les deux mains passées dans ses bretelles, causait avecThomas dit Jérémie, le marchand de trames, et Guérout dit Chicane, lemarchand de paniers. - Tiens, l’père Bobo, bonjour père Bobo ; où dont qu’vous allezcomm’ça, père Bobo ? - J’vas vous dire : hier, en descendant la côte de Montgiroux, ma rouede d’vant s’est échappée ! et vas-y dont, patara ! Nous v’là, ma femmeet moi, boulés sans d’sus d’sous sur la route. Je m’tâte, ma femme setâte, nous n’avions point mal ni l’un ni l’autre. J’rattrape ma roue ;c’est l’moyeu qu’est fendu. J’m’en vas la porter à réparer à l’aut’boutd’la ville, chez Binochain, l’charron. - Vous avez ben le temps d’y arriver, père Bobo ; si nous prenions unverre, pour nous réveiller. - C’est pas de r’fus ; tout d’même. Et tous les quatre se dirigent, presqu’en face, chez Bidaut dit Susur. Le père Bobo, avant d’entrer, dépose sa roue au coin de la porte, etles voilà tous les quatre attablés avec le patron. On en prend pour un sou, avec accompagnement obligé d’un ou deux petitspots de la bonne ; on en reprend pour un autre sou et encore pour unautre sou, avec toujours le même accompagnement, et il est tout près dedix heures lorsque le père Bobo recharge sa roue sur son épaule. Il fait deux cents mètres tout guilleret, la tête déjà en fête, et ilarrive au pont. Sur le pont il y a toujours deux ou trois groupes – oh ! des petitsgroupes de trois ou quatre personnes – qui devisent en regardant ducoin de l’œil la rivière qui coule des eaux généralement calmes etrares, mais sales. - Tiens, l’père Bobo ! - Bonjour, père Bobo. - Quoi qu’y a d’cassé, père Bobo ? Le père Bobo hésite s’il doit aller soit à gauche, soit à droite, lesacclamations et les visages sont également solliciteurs. Le père Bobo se trouve enfermé dans un vivant dilemme. Vous vous rappelez l’exemple classique de l’âne qui, ayant égalementfaim et également soif, s’arrête hésitant entre un sac d’avoine et unseau d’eau ? Telle est la situation du père Bobo sur le milieu du pont,avec cette différence qu’il y a trois groupes qui le sollicitentégalement, tandis que l’âne de la légende n’a qu’à choisir entre deuxvoies. Heureusement que le gros Michaud dit la Galette, le marchandquincaillier, qui a toujours le mot pour rire, tire le père Bobo decette situation difficile en se détachant d’un des groupes et en venantvers lui la main tendue : - Où qu’vous allez comm’ça, avec vot’instrument ? - J’vas vous dire : hier, en descendant la côte de Montgiroux, ma rouede d’vant s’est échappée ! et vas-y dont, patara ! Nous v’là, ma femmeet moi, boulés sans d’sus d’sous sur la route. Je m’tâte, ma femme setâte, nous n’avions point de mal ni l’un ni l’autre. J’rattrape ma roue; c’est l’moyeu qu’est fendu. J’m’en va la porter à réparer àl’aut’bout d’la ville, chez Binochain, l’charron. - Eh bien, y a pas d’malheur, vaut mieux que ce soille la roue quevous ou la bourgeoise, conclut de façon aussi juste qu’aimable, Leturcdit Jéricho, marchand de coutil, qui s’est détaché d’un autre groupe,tandis que Harivel et Chauvin, qui font aussi dans le même article, sedétachaient du troisième groupe. - Oui, vaut core mieux ça qu’une jambe cassée ! - Ou que des côtes enfoncées ! - Mais trouvez-vous pas, père Bobo, qui commence à faire chaud, et quifait soif. - C’est pas pour vous refuser, répond le père Bobo, mais c’est que sansêtre pressé, je l’suis un brin tout d’même ; faut qu’jaille avant midichez Binochain. - Avant midi, mais vous avez bien le temps d’y arriver, reprennent-ilstous en chœur. Vous n’allez pas faire le fier avec nous, n’est-ce pas ?Prenons-en pour un sou chez Malatiré. - C’est pas de r’fus ; tout d’même. Le père Bobo pose sa roue au coin de la porte de Malatiré, et les voilàtous les cinq attablés. Quand, vers onze heures et quelque chose, le père Bobo, un peuvacillant sur ses jambes, recharge sa roue sur son épaule, il fait unsoleil du diable, et Chauvin dit Les Poules lui fait observer qu’il abien tort de se donner tant de mal, quand il fait si chaud. Voilà qu’ilest midi tout à l’heure, si on allait manger une portion de tripes chezL’Archevêque. Il paraît qu’il vient de recevoir du cidre extra. Le père Bobo voudrait bien refuser, mais outre qu’il n’aime pas àrefuser et à faire deuil au monde, il pense non sans effroi à la rudemontée qu’il y a encore à faire pour arriver chez le charron, et qu’ilfait rudement chaud. Et puis, c’est vrai, il est tout de suite midi,et, après tous ces cafés bien arrosés, il boirait bien un verre de boncidre et mangerait bien un morceau. - Eh bien ! allons-y tout d’même, répond le père Bobo, après deux outrois secondes d’hésitation. On se dirige là, tout près, vers le café-restaurant de L’Archevêquequi, de son vrai nom, s’appelle Lecoufley. Le père Bobo pose sa roue au coin de la porte, et les voilà tous lescinq attablés de nouveau, quand midi sonne, devant de belles portionsde tripes bien fumantes et deux grandes carafes pleines d’un épaiscidre rouge. Si on mangea beaucoup, on but encore mieux, et, vers cinq heures etdemie du soir, le père Bobo entamait sa vingt-huitième partie de domino. - Faut tout d’même que j’aille porter ma roue, répétait-il detemps à autre, entre deux parties. - Vot’roue, vous avez bien le temps, lui répondaient Germain dit Lapie,le marchand de parapluies, et Hesnard dit Chopine, le ferblantier, carles quatre convives du déjeuner s’étaient esquivés les uns après lesautres, dans le courant de l’après-midi, qui pour aller faire un tour àla boutique, qui pour dire un mot à la bourgeoise, et le père Boboavait continué la partie avec les nouveaux venus auxquels il avait,naturellement, raconté son histoire. Tout a une fin, cependant, même les parties de domino du père Bobo, et,vers six heures et demie, après avoir payé largement son écot, le pèreBobo sort enfin de chez Lecoufley dit L’Archevêque. Le marchand de parapluies et le ferblantier, en bons enfants, luiaident quelque peu à recharger sa roue, et, la démarche légèrementondoyante, le père Bobo reprend sa route. Le jour commençait à tomber et le père Bobo se dit que cette fois il serend tout d’une traite, sans s’arrêter, chez le charron. Mais il a compté sans mes quatre gaillards du déjeuner, qui l’attendentsur la grande place en face de l’église, et qui s’en promettent unebien bonne. Ils sont là, tous les quatre, depuis un bon moment, guettant le passagedu père Bobo ; à eux sont venus se joindre quelques autres, et celaforme un groupe imposant qui devise sur la place. Le père Bobo voit de loin ce groupe ; il voudrait bien l’éviter, maisil n’y a pas moyen : il lui faut traverser la place ; du reste, il aété vu et on lui fait déjà des signes amicaux. Le père Bobo s’avance et se promet, tout en zigzaguant, de filer droitcette fois, sans s’arrêter ; mais on l’entoure, on le salue, on luidemande de ses nouvelles… puis : - Savez-vous que vous êtes rudement fort pour porter une roue comme ça,depuis ce matin, dit l’un des convives du déjeuner. - Oui, sans qu’il y paraisse, on a du biceps, père Bobo, ajoute unautre. Et les voilà tous qui se mettent à discuter ferme entr’eux, devant lepère Bobo devenu perplexe. Tout à coup, il y en a un qui s’écrie : - Je te parie que tu n’es pas capable de faire dix pas, avec la roueque le père Bobo porte depuis ce matin. - Allons dont, allons dont, ce n’est pas si malin que ça, et puisque lepère Bobo la porte bien, pourquoi dont que je n’en ferais pas autant. - Parce que, parce que tu n’as pas les biceps du père Bobo ; tenez,père Bobo, passez-lui votre roue seulement deux minutes, nous allonsvoir. - C’est que j’vas vous dire, répond le père Bobo un peu intrigué, c’estque je suis un brin pressé, mais c’est pas de r’fus ; tout d’même. Le père Bobo décharge sa roue qui est aussitôt saisie par Michaud ditLa Galette ; alors voilà notre homme qui se répand en vains effortspour soulever la roue ; s’il la soulève un peu, elle retombe aussitôt.Il la prend dans tous les sens, à bras le corps, à genoux, ens’arc-boutant contre deux ou trois dos qui forment muraille pour lacirconstance ; mais rien ne semble pouvoir y faire ; et au boutd’efforts qui paraissent considérables, il s’arrête épuisé, tire sonmouchoir et s’éponge. Puis les voilà tous, à tour de rôle, qui se livrent au même exercice ets’épuisent en efforts superflus devant le père Bobo devenu de plus enplus perplexe, et qui les encourage maintenant de ses conseils : «Prenez-la comme ça, levez maintenant, hardi ! », et le père Bobo donneson coup de main. Enfin on parvient à charger la roue sur l’épaule deChauvin dit Les Poules. - Ça y est, fait celui-ci triomphant. Il s’ébranle, il fait trois paset s’affale écrasé, demi-mort. Tous s’empressent ; on l’aide à se relever, tandis qu’il geint et sefrotte les membres. - Non, voyez-vous, prononce gravement Michaud, c’est un jeu tropdangereux ; faut y renoncer quand on n’a pas les biceps du père Bobo. Le père Bobo relève la roue qui est à plat sur le sol, et la soutenantseulement de la main pour qu’elle conserve son équilibre. - Tenez, dit-il, c’est pas plus difficile que ça : Une, deux, trois, çay est ! Et non sans quelques fléchissements de jambes et oscillations du corps,le père Bobo charge la roue sur son épaule ; puis, fier, il va et vienten tous sens devant les joyeux drilles qui n’en finissent plusd’exclamations élogieuses et complimenteuses. Mais le soir tombe, tout à l’heure il fera nuit, et le père Boboreprend tout guilleret le chemin du logis, sans plus songer au but desa sortie. Il n’a plus qu’une idée en tête : Rentrer au plus vite chezlui pour faire admirer à sa femme la force de ses biceps. - Une, deux, trois, ça y est, ne se lasse-t-il de répéter en marchant. Quand il arrive chez lui, il fait nuit presque complète. Il pénètre dans la cuisine où sa femme l’attendait non sans inquiétude. La soupe fume sur la table dressée à demeure au beau milieu de la vastepièce, et le père Bobo, la roue à l’épaule, fait fièrement plusieursfois le tour de la table, devant sa femme ébahie. - Mais, d’où qu’tu viens, Bobo ? Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce quet’as fait depuis ce matin ? - Tiens, ma femme, regarde : Une, deux, trois, ça y est ! Une, deux,trois, ça y est ! Et le père Bobo charge et recharge sa roue non sans efforts etfléchissements de corps qui font craindre pour la table. - Mais, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce ça veut dire ? C’est-y quetu aurais bu ? - Une, deux, trois, ça y est ! Fais-en dont autant, ma femme ! Il a dubiceps, le père Bobo ! - Ah ! mon Dieu ! s’écrie tout à coup, avec effarement, Madame Bobo,Bobo est fou ! Et elle se sauve en courant. ………………………………………………………… Dix minutes plus tard, Madame Bobo revint accompagnée de voisins. Non sans émotion et avec la plus grande circonspection, les voilà quipénètrent à la file dans la cuisine ! Le père Bobo avait enfin lâché sa roue et s’était affalé dans unfauteuil, où il ronflait du sommeil du juste. JULES MOULIN. |