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NOAILLES, Anna deBrancovan comtesse de (1876-1933): Parmiles Lettres qu'on n'envoie pas - 1 (1921). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.V.2015) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671 /2) des Œuvreslibres, n°2, Août 1921 publiées à Paris par les éditionsFayard. PARMI LES LETTRES QU'ON N'ENVOIE PAS [1] Nouvelle inédite par LA COMTESSE DE NOAILLES _____ Ma main, ent'écrivant, voile les mots que je trace, et c'est unepudeur bien nécessaire, mon amour, comme lorsque tu abaisses laturbulence de tes cheveux foncés sur ton bleu regard, devant ta mère ettes sœurs, quand tu devines que ce regard me fascine et m'attendritautant que si je n'avais jamais cru qu'il y eut des yeux bleus, et quemon cœurs te sût gré de ce miracle de limpidité, qui dévoile plus d'âme. Tout devrait m'empêcher de t'aimer : ton caractère et le mien, tafaiblesse d'oiseau nerveux qui recherche son libre vol, son librerepos, et ma force triste, souvent découragée ; la jeune fille quipourrait être ta fiancée, et qui m'émeut jusqu'à la poésie, quand, mepromenant avec elle le soir dans le jardin, j'ai le bras passé autourde son épaule candide et que, pour m'embrasser et me dire adieu, ellerapproche son visage confiant et simple de mon visage plein de secrets,que je possède comme une science inévitable, conférée par les ans, etqui me donne un sentiment de tristesse acceptée, de ruse sans voile etde propriété puissante. Je devrais ne pas t'aimer, puisque l'attraitqui me dirige vers toi ressemble moins à l'aimantation de l'aiguille etdes pôles qu'à un égarement continu qui par l'habitude s'organise. Jepourrais éprouver cette ferveur, il me semble, pour quelqu'un quiserait l'opposé de toi-même et qui, au lieu de faire bouillonner en moncœur des sources trop tendres, ivres de générosité, y provoquerait lemiracle de l'adolescence recouvrée, de la défaillance heureuse sur unbras puissant, et le sanglot de gratitude envers la force patiente,attentive au plaisir. Cet aîné, dont j'imagine la passion protectrice,me guérirait bien de ton délicat visage, de toutes les parcelles de tonêtre, fragile comme l'œuf de la mésange, et sur qui mes yeux étendentdes ailes démesurées, pareilles à des marges somptueuses, qui ploientdans l'espace, sans nécessité et sans appui. Je t'aime parce que jet'ai rencontré dans la saison divine de l'amour, à l'époque duprintemps naissant, quand l'aube est toute brouillée de chantsd'oiseaux, quand l'air du soir cueille le parfum des lilas et s'engorge, comme un faune nocturne, accroupi dans la nuée, qui mâche desfleurs en riant. Je t'ai aimé parce que tes yeux clairs, et joyeux, et distraits, ontfixé un jour les miens avec une stupeur éblouie, et qu'en euxs'obscurcissait soudain ta vie, comme se forme le noir nuage de plombd'un orage qui opprime le paysage et le menace de cécité et de mort. Ace moment, bien que nous fussions entourés de vingt personnes parlanteset frivoles, tu n'entendais que la révélation de ton amour pour moi, ettu paraissais étranger et seul, comme est seul, et comme est étrangertout être à l'heure de mourir. Tu paraissais brave aussi, disposéinvinciblement à quelque décision téméraire, irrémédiable, toi quiglisses commodément au fil de la vie comme un cygne dans le sillaged'un autre cygne. Tu paraissais brave, et imprudent, et résolu et fou,— sagement, célestement fou, comme le doux et loyal Tristan à ce momentterrible dont tu te souviens bien. Tu te souviens bien de ce momentterrifiant où la plainte du roi trahi gémit comme le vent d'automnedans l'arbre jaune, et se prolonge droite et triste comme la justice,et inlassable ainsi que toute revendication qui a ses racines dans lacertitude de la chair qui souffre, et dans l'équité. Le doux Tristan,confus par ces grandes plaintes, courbe la tête devant celui qui futson ami, et que soutiennent, de leur assentiment silencieux, leschevaliers consternés ; on croit qu'il se repent, mais alors, redevenuseul en son âme, il se tourne vers Yseult, et simple, et sûr, ettranquille, pareil à un jeune homme honnête qui dans la demeure de sesparents invite sa fiancée à le suivre, il la convie à l'impossible etfuneste bonheur. Et c'est pourquoi il mourut. Un jour, devant moi, tu fus, par ton regard, comme celui qui choisitinévitablement l'imprudence qui fait mourir. Tu ne seras plus jamaiscomme ce jour-là. Toute ta force de création tu l'as donnée à ce moment; il s'agissait de conquérir, et tu fus un instant paré de ta splendeurintérieure, de promesses éclatantes, aidé en cela par la nature, commele sont, en la richesse de leur plumage et de leur robe lustrée, tousles oiseaux et tous les cerfs dans la forêt, parce qu'il fallait bienque tu fisses cet effort pour obtenir un cœur difficile. Je t'ai aimé en secret dès cet instant. Tu t'en es aperçu. Depuis, tute reposes. Je pense à toi, tu penses à moi, tu attends. Tu ne medonneras plus rien jamais que de vouloir bien accepter avec allégresse,avec stupeur et contentement un amour bien lourd pour toi ; mais tusais que cet amour trop pesant se fera léger et saura ne tenir que peude place ; tu sais que je recourberai en moi ces tentaculesmystérieuses des cœurs puissants, qui s'allongent vers l'âme désirée etla contraignent en la comblant ; que je me retirerai en moi-même commel'ermite hâve et pâle, consumé par la foi, qui ne sort pas de sacabane, qui a peur, au printemps, non seulement d'être ébloui et tenté,mais aussi de sanctifier le paysage, de le troubler en sa frivolitéjoyeuse, en sa grâce innocente et païenne. Car toute passionspirituelle jette un feu sombre et actif qui agit puissamment, — et lafleur, et l’oiseau, et toi-même, n'avez pas besoin d'autre aliment quela sève allègre qui vous nourrit. Mais tu sais bien que ce n'est pastoi qui souffriras. Chère âme tiède, qui n'es brûlante que par sursauts, tu n'es pas brave,et je ne le suis plus tous les jours. Il faut éviter de nous voir. Jeviens te le dire. Déjà tout un monde de tendresse sensible a tisséautour de nous un cocon soyeux qui nous rend solitaires et captifs.J'ai la plus grande part dans ce travail secret, mais tu as été, sansle paraître, de connivence. Faut-il continuer cet ouvrage sans but,difficile, mais si doux, hélas ! quand le visage absorbe le visage,quand, toutes les intentions se rencontrent et s'épousent dansl'atmosphère, quand la voix baise la voix ? On est encore loin del'Océan bondissant que déjà son souffle houleux remue secrètement toutl'espace, et qu'un hameau abrité dans les plaines est, sans le savoir,vivifié et tenu en éveil par l'excitation marine. Je ne sais encore àquelle distance est la tempête, mais déjà nous sommes pareils à cehameau dans la plaine... — J'ai fait de ta mère mon amie, de ta sœur ma complice innocente, quinous unissent. De bon cœur, et à leur insu, — et parce qu'elles nesavent pas qu'il faut tout craindre, — elles nous ont livrés l'un àl'autre. Je les aime à présent pour leur familière gaîté, pour leursgestes connus, leurs pensées claires et bien lisibles, et pourtantjamais je ne perds de vue qu'elles sont des routes ignorantes quimènent vers ton être où je me repose ; jamais je ne cesse de lesemployer comme un bac qui traverse cent fois la rivière, et elles meconduisent jusqu'au bord de ta personne où je débarque et où je prendspossession d'un domaine immense et calme. Une fois-là, nous sommesseuls, dûssent-elles ne nous point quitter, et nous parlons cesolitaire langage que l'on crée lentement, avec de muets tâtonnementsde l'esprit, et qui ensuite émane avec aisance du silence et des yeux. Si le parfum n'est autre chose que de subtiles molécules qui viennentenivrer l'odorat, de quelle matière fine et certaine est faite cettevague d'amour d'un être dont le cœur se dissout et vient envelopper unautre cœur ? Mais à tout cela, qui, pour moi, fut le bonheur, il faut aujourd'huirenoncer. Il faut ne plus nous revoir. Accepte ces mots, chère âme. Je sais d'ailleurs quels seraient notretourment, notre désordre, si nous nous rapprochions davantage. Mondevoir est de te le dire, - peut-être l'ignores-tu ? - mais il ne sepeut pas que l'on soit heureux. Le bonheur, c'est ce moment déjà passéque je t'ai dépeint, ce moment où, tes yeux soudain rivés aux miens,piqué au cœur par le désir comme le papillon qui meurt traversé d'uneépingle, tu haletais pourtant de transfiguration, et que tous deux, encette minute, alors que l'instant d'avant nous n'avions à nous plaindrede rien, nous nous sentions comme tirés du néant pour une destinéenouvelle. Voilà où et quand fut le bonheur. Toute la tendresse timide,ingénieuse, opiniâtre, qui a suivi cet aveu n'était plus qu'unacharnement égaré vers le passé, que l'on appelle les projets ; carl'imagination et l'espérance ne sont pas autre chose que la recherchedu souvenir, qu'un zèle éperdu, que le dévouement servile aux exigencesde la mémoire. Et nous voici à l'heure où notre tentation nous trompe et où notremalheur nous attend. A quoi travaillons-nous, dans l'ombre de nospensées prudentes et dans l'inconscience de nos actes ? A tuer cetteconvoitise tendre, comme on tue la soif, par une longue gorgée de foliedésaltérante, pendant laquelle on balbutie de bonheur, et qui vouslaisse ensuite étonné d'avoir tant eu besoin de ce qui est accompli !Peut-être semblerais-tu bien mince à mon cœur quand j'aurais tenucontre moi ton visage, bu ce bleu de ton regard qui me semble sifinement tendu sur l'abîme de la pensée, comme une pellicule d'azurau-dessus de tout un univers. Songe à cela, ô ma soif, et songe aussique la bonté sans borne que j'éprouve pour toi, parce que tu es commeun fragment de moi-même errant, non encore annexé, je ne l'aurais pluspour toi que par rapport à moi-même ; — que je ne serais bonne pour toique dans la mesure où je me protégerais de la souffrance, dans cetemmêlement affreux et sacré où nul ne reconnaît plus sa part intégrante. L'amour, la tendresse, l'amitié, avec leur cortège de soins de l'âme etde dévouement, voilà les garants certains de la loyauté, de ladélicatesse et du sentiment fidèle. Mais appellerai-je de ces noms lapassion qui me soulève ? N'ai-je pas pour toi qu'une fantaisieexcessive, comme lorsqu'à vingt ans je courais voir en Hollande lesmoulins frapper de leurs battes joyeuses le lait bleu d'un azur humide,ou que je me précipitais pour contempler Venise, bâtie de silence et devide, tramée d'eau verte et de noires gondoles, et respirante de chantsd'amour ? Qu'est-ce qui nous resterait après le plus grand aveu, le plussilencieux, - le plus transpercé aussi de paroles démentes, murmuréessur toute la terre, puisées aux sources de l'éternel instinct ? Nous n'aurions plus besoin de nous aimer, puisque nous nous aimerions.Tout ce grand travail minutieux, habile, serait terminé ; il nousresterait à continuer d'imiter le bonheur, d'en faire mille esquisses,mille pastiches, sans jamais arriver à le rendre ressemblant. Ilfaudrait surtout l'empêcher de fuir. Qui ne peut pas fixer le moment nepeut rien. Il faudrait ne pas craindre cette fuite, cette successiondes jours, quand déjà la diversité, même heureuse, trouble l'espritanxieux, l'épouvante et le fait douter, car tout changement ressembleau reniement, à la lassitude et à la mort. Il nous resterait l'extermination continuelle de l'heure, cette hâte àpousser et forcer le temps pour arriver plus tôt à la minute de larencontre, — et c'est vrai que dans ce gaspillage coupable nousconnaîtrions l'un par l'autre la jubilation, cet enchantementfrénétique qui fait autour de soi le désert pour sa joie, et trône dansun azur torride, pareil à ces ciels de juillet qui brûlent lesvégétations et les arbres. C'est vrai qu'en mêlant l'univers et toutes les circonstances à nosêtres, nous croirions encore n'aimer que nous-mêmes. C'est vrai quenous connaîtrions, chacun pour soi à cause de l'autre, cette paixjuvénile et funèbre du repos rapproché pendant les soirs d'été, quandla fenêtre ouverte fait communiquer la chambre avec la nue même, etqu'à l'heure de minuit on croit sombrer dans le cristal noir d'un lac,limpide, faiblement mouvementé et à peine humide. Je serais près de toidans la stupeur, bénie que provoque toujours cette coalition puissantede deux créatures réunies qui, ayant surmonté les obstacles et atteintleur royauté, se sentent prodigues, envers le monde, de pitiécondescendante et de mansuétude. Mais nous penserions l'un près del'autre sans pouvoir nous dire toutes nos pensées, parce que deux corpsqui respirent rapprochés possèdent une telle sécurité d'amour quel'esprit reprend sa route séparée, et si l'on peut aisément mourirensemble dans un accord soudain, il ne se peut point que l'on flânesans distraction, rêverie solitaire, et indicible diffusion de l'âme. En te comblant de tous les biens possibles, ah comme j'aurais vitecessé de te vouloir du bien, car il y a la jalousie. Songe à cela.Toutes les femmes sont jalouses, sans raisons, simplement, parcequ'elles savent qu'il y a d'autres femmes. Ce sentiment monstrueux estde toutes les passions la plus assidue et la plus vaine. C'est la seulequi, dans son misérable et sublime élan, veuille commander à lafatalité. Car il n'est pas exact que la jalousie, en ce qu'elle a devolontaire et d'implacable, projette seulement de se réserver latendresse, les bienfaits d'un cœur, et sa fidélité. Non. Elle exiged'un être qu'il ne connaisse et n'imagine que par un seul être labéatitude et la volupté. Si terrible est cette tentative, que celui quis'y consacre est aussitôt dément. Elle exige le désir pour soi seul etle dédain pour toute autre créature. En vue de se sauver de sadétresse, et par une méthode rigoureuse, elle se nuit inlassablement.Et comment le cœur jaloux pourrait-il s'éloigner un instant de lacréature qu'il observe et surveille, puisque, plus forte encore que laloi qu'il s'impose, est son ivresse et sa tentation ? La jalousie aimeavec une frénésie de véhémence qui la situe au sommet de la détresse etdu besoin. Peut-être atteint-on, dans la jalousie, au plus extrêmeplaisir, et à l'assouvissement perspicace de la plus profonde nécessité. Pour moi, le vertige que j'éprouve à ton égard, quels en sont lesmobiles ? Car la nature ne se trompe point, ô toi que j'eusse pu, il mesemble, ne pas aimer ! Et je te recherche pour quelque chose d'unique,d'inconnu encore, et de certain, puisque tout être se complète parautrui, puisque tout désir est la volonté de ne mourir qu'achevé,rassasié, augmenté de nourritures humaines. — O moi-même errant, absent, pensant, toi qui parles, toi qui te meus,toi qui vis hors de moi, qu'est-ce qui me fait t'approcher avec tant decandide et invincible obstination? Est-ce une minute de mortel plaisirou une éternité que je tente de rencontrer en toi? Est-ce une sciencenouvelle, la connaissance qui ravit et rassure à jamais, ou bien unoubli de toi par toi, et la solitude enfin conquise, — la solitudepaisible, sans regrets, et cette conviction que, te chassant soudain dema pensée satisfaite, je croirais t'avoir expulsé de toute la terre,t'avoir supprimé de la surface même du globe, où l'un de nous deux estsuperflu, dans cet état de double et soupçonneuse unité où le désir metles êtres ? Car je te le disais, il y a la jalousie. Qui voudrait de tant d'effortset d'angoisses ? La jalousie, où tout est défaite ; qui, attaquant, estaussitôt déblayée par ses ennemis et voit leur sort s'élever comme unevictoire sereine; la jalousie, monument que l'on construit en tentantde l'abattre, à qui le guet, les sueurs, les larmes apportent desmatériaux solides ; incendie qui s'entretient par l'eau même,inondation que les digues exhaussent et consolident. La jalousie,passion immobile, trépignant dans ses profondes empreintes, tandis quecontinue la vie ingénieuse et féconde ! Je ne veux pas être comme ceuxqui restent sur le quai des gares, avec des visages dévastés, quand letrain se met en mouvement, cahotant dans ses flancs ce grandchancellement poétique de son vacarme, de sa vapeur, de ses fumées, quile font ressembler à quelque monstre intelligent dans sa maladresseénorme, et qui, plein de visions et de projets, plein de soif, sedirige avec précaution, à travers la distance et l'espace, vers unabreuvoir immense. Quand j'ai déjà si peur de toi-même, et de ce halo, de cette buée detoi que prolongent autour de ton être tes sombres cheveux courroucés,ta couleur pâle, le rythme de ton sang et ton parfum, commentn'aurais-je pas peur du plaisir avec toi ? Peur de ce terme de la joiehumaine, de cette conclusion abrupte comme un promontoire qui descend àpic sur la mer ; peur de ce gouffre vague dans lequel on est ensuiteprécipité, qui n'a plus de but nouveau, immédiat, unique, et qui, pardes chemins de langueur et de combattive mélancolie, ne se prolongeplus que vers le dépérissement et la mort. Ah ! voulais-je vraiment te dire toutes ces choses, t'écrire cettelettre ? Non, je ne te l'enverrai point. J'ai eu beaucoup pitié de toidepuis des mois, sans raison, sans que cela fût nécessaire, et parceque, t'aimant, je m'aperçus soudain que tu étais mortel, que tu étaisdéposé dans les, mains du destin, que le destin pouvait en prendre àson aise avec toi, et te presser trop fort, colombe, — et alors j'aipressenti ce que pourrait être ton œil voilé et ton gémissement, et cevague regard de reproche, si poignant, quand la pupille insistantefrappe comme les coups de marteau du cœur. Mais à présent j'ai pitié demoi. J'ai réfléchi en t'écrivant ; mon cœur et ma vie s'agrippaient enmoi et me nuisaient comme des bêtes ennemies qui, en leurs appétitsviolents, se nourrissaient de mon esprit. Et voici que, convaincue parla tristesse, convertie par la résignation et le manque d'espérance, jetrace ces mots étranges et je te dis que tout est bien. Je vaissouffrir, beaucoup, tant, et de telle sorte, que je ne pourrai plusm'informer en moi-même de tes pensées, car celui dont on apprête lesupplice ne se demande pas si le bourreau a autour du front quelqueombre de mélancolie. Mais je te dis que tout est bien. Je garderai de toi l'image de la joie plénière et fugitive. On neretient pas la joie, ces moments de foudre et de paix qui, dans leurbrièveté, semblent contenir une organisation opulente et soigneuse, etavoir eu la force et la prévoyance de la création du monde. On ne retient pas la joie ; tout ce qui est divin s'enfuit : la musiquetransperce en s'enfuyant ; les jours favorisés s'abattent comme desmorts que visait sournoisement, dans un coin masqué de l'espace, unecarabine céleste. Tout ce qui enivre est éphémère. Et puis, commentt'aurais-je aimé ? Parfois, déjà, je t'en voulais à toi de toi-même ;les baisers qui rapprochent deux visages avec la supplication enivréede l'échange et de la turbulence meurtrière sont encore un obstacle,une interposition, pour l'amour vraiment avide. Ils ne livrent pascette goutte de sang que chaque être réclame de l'autre pour goûter lesentiment de l'unité, de la destruction et du pacte éternel. Qui nesait que le contentement d'un jour est troublé, le jour suivant, par lerire, l'insouciance, la distraction de l'être convoité, qu'on nevoudrait contempler que mourant, car il n'est pas d'autre unionparfaite que l'agonie et la mort. Mais peut-être en renonçant à toi ne souffrirai-je pas autant que jel'ai cru. O voyageur, tu demeures mon prisonnier ; éloigne-toi, nedétourne pas même la tête, ignore, si tu veux, de quel regard je tesuis, je t'ai pris à toi-même et tu n'es plus que l'ombre courante dela masse de toi que j'ai bâtie dans mon cœur. Fussions-nous séparés pardes continents et par le plus mort silence, qu'encore je te garderais.Celui qui est aimé ne s'appartient plus, il n'est pas en son pouvoir denous obliger à l'aimer moins, de nous reprendre les images que nousavons de lui. Son œil lui a été dérobé quand, simple et naturel, illuisait et percevait tous les objets. Nous lui avons dérobé ce regard,et le contour mobile de sa lèvre, dont la fonction est de se mouvoir,de rire et de parler. Nous l'avons volé quand nous le regardions,arraché à lui-même lorsque nous le touchions, nous avons connu sonsecret en absorbant dans l'air sa voix et son souffle, et que luireste-t-il de lui-même maintenant, si nous l'avons, dans notre esprit,à tel point magnifié ? Nous avons conquis tous les détails de sonvisage, quand le désir si pieux, pourtant si perspicace, — s'est posésur ses traits d'un pas subtil de l'âme, plein de précautions maisrapace, car le désir s'abat avec turbulence et discernement, comme lesoiseaux timides, tendrement affolés et dirigés par l'instinct,envahissent, sans égard, l'éblouissement du cerisier Et voici que je songe que tout cela que je te dis, tu ne l'entendraspoint! Que va-t-il rester à mon cœur qui t'épargne et ne sollicite pasta réponse ? Ah ! je le sens bien, il lui restera son secourableorgueil. Et pourtant, ce soir, le crépuscule d'été est uni et glissantcomme une piste préparée pour le coureur gui s'élance vers un butdésiré. Tout est bienveillant, encourageant. L'atmosphère, si tendre,est en pente vers l'amour ; le ciel charmant, d'un bleu cendré, a lacouleur de te revoir. Tout est complice du cœur et offre ses facilités.Je résisterai cependant à ce divin entraînement. Oui, il me restera monsecourable orgueil. Il restera ceci à mon orgueil de me dire parfois, —car tu n'exiges pas de plus grand sacrifice que celui qui te libère, tune demandes tout de même pas que je meure, — de me dire parfois que tun'auras pas connu la joie. Je me dirai que si allègre, enjouée, combléemême que soit ta vie, tu ne connaîtras pas le bonheur ; que tous lesamours qui te tenteront et te satisferont ne seront que des fragmentsd'amour, ne ressembleront pas à cet amour immense qui s'étendait en moiet prenait toutes les formes de l'univers. Et tandis que tu seras seul au long de ta vie étroite, heureuse ou dumoins ménagée, moi qui t'aime je resterai longtemps (je ne dis pastoujours, quel vivant oserait prononcer ce mot ?) mais je resterailongtemps unie à toi par tout ce dont je t'ai frustré. Pareille àl'ascète solitaire qui se réjouit d'être étendu en prière sur le sol desa cellule, près de la croix et de la tête de mort; pareille à lapanthère qui ronronne sur l'os et la viande de son repas, je rêverai,fière de savoir que tu ne peux pas être soustrait à mon ivressesecrète, je rêverai, — et quand même tu m'en ferais parvenir ladéfense, je vivrai enfermée avec toi dans le délice qui rend inutiletout l'espace, qui fait glisser un cœur sous un autre cœur invisible,et dont on se réveillerait hagard, comme de la mort même. Mais ce n'est pas sur de telles paroles que je te veux quitter, chèreâme étrangère, — car tu m'es étranger depuis que je n'affronte plus tonvisage et ta voix, qui seuls me ressemblaient, sans doute, comme nousressemble déjà le fruit que l'on porte à sa bouche et qui va se fondreen nous. Non, je ne veux pas mentir en ne te donnant pas ta part. Gardeaussi de moi tout ce que je t'ai donné, tout ce que tu as pris, tout cequi te revient. Que n'ai-je déjà fait pour toi ? Des monceaux de fleurssoulevés, et, mieux que cela, des coteaux, des montagnes, des partiesdu monde prises entre deux bras de géant et déposées à tespieds ne témoigneraient pas d'un plus rand miracle d'amour que tous lesmots que j'ai dits, que tous les gestes que j'ai faits. Ils pouvaientsembler sans signification, mais leur souhait, leur espoir, étaient dete donner l'univers, de te faire régner sur tout l'espace, de sacrifiertout à toi. Multiple et minutieuse dans un si vaste amour, je sentaisse grouper en moi toutes les forces, toutes les lois, et la sagesse, etla prudence. Des siècles t'ont aimé par ce visage contraint quisouriait près de toi. Je ne te retire pas ces choses, ni le don aiséqu'eût été celui de ma vie, ni ce qui est pire, le don que je t'ai faitdes secrets d'autrui, — la manière douce et bonne dont je t'ai parlécoupablement de ce qui m'avait été confié, — la façon basse et doucedont j'ai dénoncé et trahi les tendresses des autres hommes pour moi,afin de t'apparaître comme j'étais vraiment, affranchie de toutsouvenir précieux, délivrée de tout lien, et naissante pour toi. Gardecette révélation, c'est ton bien, ta propriété. Sache secrètementcombien tu me fus cher. Que cette fierté anime tes actes, qu'elle tedonne l'audace et la confiance en toi, et la supériorité ressentie surles autres créatures; qu'elle te console aussi dans ces jours où, pourune peine mineure, tu dépenseras tout de même la plénitude de ta forceet de ta souffrance, parce qu'il vient toujours un moment où l'onsouffre selon soi et non selon l'objet qui en est digne ou indigne. — Par le souvenir de moi, sois puissant, joyeux, exubérant, et parfoisréfléchi. C'est dans ta réflexion que s'est empreinte mon image, etqu'elle demeure. C'est entre ton regard et la profondeur de ta pensée,quand tu recardes intérieurement, que mon image est dressée immobile,éternelle, ayant les mains ouvertes comme la reine du ciel, et le cœurtranspercé, et les pieds nus, car la reine du ciel, dans sa décenceangélique, a le misérable visage de ceux qui sont venus pour donner,pour souffrir, et pour mendier aussi; car il n'est pas de déesse quin'ait mendié le cœur de celui qu'ale a choisi. Et dans très longtemps, à l'heure qui viendra aussi, où tu mourras, —quand ton regard, détaché de toute connaissance se détournera desvisages familiers et inutiles pour implorer l'inconnu, qui n'est nullepart, qui est l'espace et l'imagination, sache que je suis cet espaceoù l'être se dissout, que, morte, je veille sur cet instant de ta mort,ombre patiente et récompensée, pour avoir, au moment du délire tendre,eu pitié de toi et de moi, honoré la componction et le sacrifice,préféré au plaisir le sentiment de l'éternité, et pressé contre moncœur, qui défaillait de tristesse, cette parole sainte de Rousseau : «L'innocence a sa volupté qui vaut bien l'autre, puisqu'elle n'a pointd'intervalle et qu'elle agit continuellement... » COMTESSEDE NOAILLES. |