Aller au contenu principal
Corps
[NOUSSANNE, Henri de (1865.-1936?)] :Les Pamphlets, I. : Variations surl’Épiderme des Femmes .- Paris : La Connaissance,1920.- 15 p. ; 25,5 cm. 
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.V. 2014)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. particulière.


VARIATIONS
SUR L'ÉPIDERME DES FEMMES


  
L'auteur dédie humblement ces pages innocentes à Mmes J. de B. ; d'E. ;J. de L. ; P. et quelques autres, qui, en Juillet 1914, resplendirentdevant tout Paris, dans une fête mondaine où l'on dansait déjà commeaujourd'hui, en peau, entre gens de la meilleure compagnie, éprisd'honneur et de vertu, autant que conscients des nécessités du siècle.

« L'usage  du décolleté remonte aux temps les plus anciens.»
Adolphe BRISSON
(Etude sur M. Joseph  Prudhomme, critique dramatique).


I

RENCONTRE
 
Je ne sais pourquoi, la fine remarque, placée ici en épigraphe, merevenait à l'esprit. J'allais du Cours vers la Gare. C'était l'heure dema promenade, après mon déjeuner.

Un vent aigre balayait le sol englué de neige fondue. L'air fut sabréd'un coup de sifflet, puis secoué d'un tintamarre : un trains'annonçait. J'eus la curiosité de regarder quels gens allaient endescendre.
L'espèce humaine est intéressante à considérer, délivrée del'encagement d'un voyage. Lancée à la queue leu leu, sur un mêmechemin, chargée de paquets et l'air affairé, elle ressemble à desfourmis qui déménagent.
 
Au nombre de ces fourmis transformées en êtres humains, il y avait unejolie femme. Je l'aperçus et ne vis plus qu'elle.
 
Jolie ? Oui, certainement. Mais elle passait d'une allure si prompte,que je devinais, plus que je n'étais sûr. Un certain troublem'envahissait.
 
On n'ignore pas de quelles conséquences peut être, sur un jeune hommebien portant, la vue de deux mollets en liberté sous la tramecomplaisante d'une soie ventre-de-souris, où rien ne se perd, et oùtout se crée. Je ne pus m'empêcher de faire ce mouvement stratégique,appelé « demi-tour à droite ». Je découvris alors, de dos, l'agréablepersonne entrevue de face.

Elle filait comme filent les étoiles et les Parisiennes. Ses petitspieds chaussés de souliers découverts, ridicules et charmants,glissaient sur le plan terrestre, et n'y laissaient pas plus de traceque les astres dans l'infini.
 
Elle était vêtue d'un manteau en forme de courte chappe, et fait de lapeau d'un animal mystérieux. On eût dit du tigre, à poils d'angora.C'était à la fois sauvage et raffiné, farouche et doux. On avait enviede caresser et peur d'être mordu.
 
Au moment où la jolie femme me croisait, j'avais remarqué que ses mainsdisparaissaient dans un manchon immense, de même poil que le manteau.Elle l'élevait jusqu'à son visage, pour se garer du vent. Deux yeuxnoirs émergeaient de la fourrure. Ils s'étaient arrêtés sur les miens.J'avais même cru qu'ils disaient quelque chose. Quoi ? Je n'eus pas letemps de comprendre. Elle passait trop vite.
 
Où allait-elle, ainsi, seule, un jour de décembre, dans une petiteville de province ?
 
Assurément, quelqu'un l'attendait, et quelqu'un qui n'avait pul'accueillir au saut du train. Point de doute ! Un officier, un de cesbrillants cavaliers qui triomphent, à pied et à cheval, de tous lesobstacles. Je le devinais aux aguets derrière la vitre d'une fenêtre,le rideau soulevé d'une main fiévreuse. Impossible d'aller au-devant dela bien-aimée ! Le militaire qui s'aventurait en ville avec une femmed'une brillante illégitimité, devait tout craindre de la vertu ducolonel, homme chaste, qu'un accident déplorable priva prématurément deses avantages auprès des dames.

Certes, une Parisienne enveloppée d'un Zaïmph tigré, une Sylphidecoiffée d'une large toque en soie, de la teinte de ses bastranslucides, ne pouvait passer inaperçue. Ah ! quelle puissance desuggestion ! Que ne devinait-on sous sa chappe écourtée, rien qu'à voirses mollets ! Terpsichore elle-même eût envié ses deux jambes.

— Au fait, me dis-je, ce doit être une danseuse ! On m'a raconté que leCapitaine Vicomte de Bidas...

Et j'allongeai le pas pour me rapprocher de l'attirante baladine.
 
Elle venait de s'engager dans la grand'rue. Hélas ! cette voie, déserteen tout temps, sauf les jours de marché, ne devait pas être, pour moi,une voie triomphale. Une personne d'âge vénérable, Mme Giraud-Lejeune,l'épouse du notaire, peuplait la solitude des pavés et s'avançaitmajestueusement. Ses yeux perçants m'avaient reconnu ; ils observaientaussi la jolie femme. Je crus bon de ralentir, et de prendre un airabsorbé. Mme Giraud-Lejeune a mis plus d'une fois le pays à feu et àsang. Sa langue est redoutable. C'est, d'ailleurs, une personne d'unegrande piété.

La peau de tigre-angora passa, peut-être sans l'honorer d'un regard,près de l'astrakan de la douairière, qui arrivait à quelques pas demoi. Je saluai gracieusement. Elle s'approcha.

— Vous avez vu cette créature ? dit-elle.

Et, sans tourner la tête, par un jeu de physionomie d'une amertumeexpressive, la bonne dame désignait l'élégante étrangère. Puis,précisant :
 
— C'est la maîtresse du Sous-Préfet ! Encore un scandale, Monsieur. Oùallons-nous ?

— Madame, répondis-je, votre manchon fume.

Une légère fumée se dégageait, en effet, du bouclier noir et frisé dontMme Giraud-Lejeune était armée. Une odeur de brûlé sortait de cettepeau d'agneau oriental.
 
— Jésus ! s'écria-t-elle, ma chaufferette a mis le feu à mon manchon !

D'un geste épouvanté, elle jeta dans la boue une petite boîte,fabriquée par le génie japonais. Le cigare en papier qui s'y consumait,pour assurer une agréable chaleur aux doigts d'une vieille dame sévère,avait fait entrer en combustion un lainage, qui fut aussi lancé àterre, tout hérissé d'aiguilles à tricoter.

Je m'empressai de secourir Mme Giraud-Lejeune, et d'éteindrel'incendie. Lorsque je pus revenir à la jolie femme, elle avait disparu.


II

ORAISON AU PROGRÈS, SUR LES JAMBES DES DAMES
 
O Divinité semblable à la plupart des Divinités, dont l'essence estd'être inexistantes ; ô Vous, en qui les candides croient, et que lesmalins utilisent ; ô Lumière des partis avancés ; ô Flamme des élus dupeuple ; ô Espérance des pauvres d'esprit ; ô Providence desjournalistes ; ô Délices de M. Homais ; ô Manne des discours officiels; ô Splendeur, ô Triomphe, ô Vertu, je vous supplie de m'éclairer. Maperplexité est grande : pourquoi avez-vous ordonné que la femmebrillerait désormais par ses jambes, et que de tout son corps, seule,cette partie s'offrirait aux regards des hommes, sans que nul voileopaque ne l'enveloppe et ne la garantisse, l'hiver, du vent, du froidet de la neige ; l'été, du soleil, de la poussière et des mouches ; entout temps, de la boue et de la concupiscence masculine !

O Flambeau, ô Astre, ô Soleil, ô Perfection de la sottise humaine, ôProgrès ! Se peut-il qu'il vous soit agréable que la femme, en général,et la Française, en particulier, montre aujourd'hui ses jambes, alorsqu'autrefois, il était convenable qu'elle ne les montrât point ?Certaines vont même, dans le monde, nues jusqu'au ventre, ou peu s'enfaut, ne cachant que leurs pieds, et fières de paraître, comme dans leslieux de débauche, les courtisanes aux joues peintes et aux yeuxcharbonneux.

S'il vous a plu, Divinité, de changer des Françaises, jadis vertueuseset d'honnêtes familles, en créatures dont les mères ont dû mourir dehonte, plutôt que de voir la chair de leur chair s'offrir à toutvenant, c'est qu'il vous a semblé qu'elles méritaient, par leurstupidité animale, de tomber dans cette corruption barbare où la femme,n'ayant plus rien à cacher, tant elle est creuse et vide, trouvenaturel d'être en peau, comme un tambour qui ne contient que du vent etdu son.

Bien différentes, ô Chimère, étaient les femmes, du temps où la Beautérégnait sur la terre. O Illusion, les Accueillantes d'Alexandrie et lesConsolatrices d'Athènes, ne montraient leurs jambes qu'à bon escient,et par devoir professionnel ou nécessité d'usage. Hors des jeux et desbains, dans la rue, elles portaient des robes harmonieusement drapées,qui, de la gorge aux talons, revêtaient de plis savants leurs corpsfaciles, mais qu'habitait une âme capable de penser. Pour garder leurprix, elles ne s'affichaient pas continuellement sur échantillon ;elles ne se galvaudaient pas, dévoilant à tout bout de champ le mystèrede leur personne. Et si elles avaient des jambes, c'était pour marcher,non pour descendre ; pour aller à l'amour, non au ruisseau.


III

AUX « TROIS-ROIS »
 
Mme Bernier conversait avec un Anglais, qui payait sa note. Ah ! lebrave homme, il rendait hommage à la cuisine et au vin. Que n'était-ilvenu au temps où l'on pouvait encore manger et boire à peu prèsproprement, sous le beau ciel de France !

Je m'assis devant la baie du petit salon, proche de l'entrée.
 
— Mélanie, dis-je à la femme de confiance, que la maîtresse d'hôtelm'envoyait, le froid m'a saisi. Servez-moi un grog, et prévenez M.Bernier que, s'il n'a rien de mieux à faire, il peut venir me tenircompagnie.
 
— Monsieur est occupé. Mais certainement il dira bonjour à Monsieur.

Je regardais la place de la République, jadis place Royale. Le drapeautricolore flottait sur le portail de l'ancienne demeure des marquis deBelcastel, changée en sous-préfecture. Au premier étage, les fenêtresde la chambre de la Sous-Préfète avaient leurs grands rideauxsoigneusement baissés. Je me sentis rougir.

Ces fenêtres, la ville entière les connaissait, et bien que leSous-Préfet, alors, fût garçon, elles étaient toujours les fenêtres dela Sous-Préfète.

— C'est honteux, murmurai-je. Le célibat devrait être interdit auxSous-Préfets. Nous ne les logeons pas dans des hôtels du XVIIIe siècle,meublés confortablement, pour qu'ils les déshonorent par une nocescandaleuse, en plein jour. Mélanie apportait le grog.
 
— Il me semble, dis-je, en m'efforçant de dissimuler mon indignation,il me semble que les rideaux de la chambre de la Sous-Préfète sonthermétiquement clos. Le Sous-Préfet serait-il malade ?
 
— Malade ! M. le Sous-Préfet ! Y a pas de danger. Mais il est frileux,étant du Midi. Alors, dès qu'il fait froid, il veut qu'on tire sesrideaux, et il allume l'électricité. Pour ce que ça lui coûte !... Ilne s'en fait pas, allez... Tenez, écoutez-le rire...
 
A l'opposé du hall, de la petite salle à manger parallèle au salon oùj'étais assis, arrivait en cascades une joie méridionale. Jereconnaissais le timbre du Sous-Préfet.

Mais alors si...

— Il s'en paie, reprit Mélanie. Tout ça, histoire d'amuser le Préfet,et puis un Ministre, qui est là. Le patron les sert lui-même. Mais vousle verrez. Ils en sont au café.

Se penchant vers moi, elle ajouta, confidentielle :

— Le chauffeur du Ministre est à l'office. Il en sait long, celui-là,sur la politique...
 
Son mouvement mettait en valeur sa gorge hospitalière , et me rappelace vers fameux :

Tout bonheur que la main n'atteint pas n'est qu'un rêve.

Mais, pudique, je détournai honnêtement les yeux et regardai laSous-Préfecture. Soudain, la danseuse en sortit, débouchant sur laplace, par la porte des bureaux.
 
M. Minute, le digne fonctionnaire, qui a vieilli dans le secrétariat,l'accompagnait. Il tenait à la main le feutre plat et rigide dont, demémoire d'homme, oncques ne le vit, dans la rue, démuni. Visiblement,il escortait de considération les mollets, la chappe, le manchon, lesyeux noirs et la toque de l'affriolante inconnue.

— Mélanie, demandai-je, quelle est cette dame, là-bas, avec M. Minute ?

A ce moment, Bernier survint. Il avait entendu ma question :
  — Quelle dame ?... Ah ! mais permettez... Elle vient ici !... Etces Messieurs qui... Excusez-moi...

Effaré, il allait disparaître. Je m'étais levé. Je le retins.

— Bernier, quelle est cette dame ?

— Attendez donc. Il faut que j'avertisse le Ministre.

Mais tout un remue-ménage se fit du côté de la salle à manger. La portesur le hall s'ouvrit. Je vis le Sous-Préfet s'élancer vers l'entrée del'hôtel. En arrière, le Préfet ajustait son monocle, et un gros, court,rougeaud, vilain bonhomme arrangeait sa cravate devant une glace.

Je n'avais pas lâché Bernier :

— Quelle est cette dame ?

Elle franchissait le seuil des « Trois-Rois », et, suivie duSous-Préfet, disparaissait dans la salle à manger. M. Minute faisaitdes révérences à la porte.

— Vous ne la connaissez donc pas ? dit Bernier.

Son portrait est à chaque instant dans les journaux.

— Qui est-ce ?

— Madame la Duchesse de Santa-Ferra, née de Montmorency.

Je me rassis, ébloui.

— Ah ! bien, fis-je, très bien, extrêmement bien !... Et que fait-elle,avec le Sous-Préfet, le Préfet, le Ministre ?

— Elle donne un million aux orphelins, pour la fondation d'uneferme-école dans l'arrondissement. On l'attendait seulement à troisheures.

M. Minute était entré, familier de la maison :

— Son chauffeur est malade, expliqua-t-il. Elle est venue par le train,toute seule, sans histoire. Elle est d'une simplicité charmante.


— Oui, dis-je. Elle passe inaperçue. On voit tout de suite que c'estune femme du monde.


IV

RAVAUDE ET MOI

Je sortais des « Trois-Rois ». Bernier s'exclama:

— Ma parole ! Ce chien, là-bas, c'est votre chienne.

Illogisme, mais vérité. Ravaude, basset illustre et fantaisiste, erraiten ville, au mépris des édits. A mon appel courroucé, elle s'élança,l'air joyeux, quoiqu'au fond, inquiète et vexée. Les chiennes aussi,savent dissimuler.

— Ravaude, vous méritez le fouet. Vous vagabondez. Suivez-moi, le nezsur mes talons, et tenez-vous bien, si vous ne voulez qu'il n'en cuiseà votre fourrure !

Entre les nuages, le soleil d'hiver se montrait. Le vent tombait. Jepris mon chemin vers la campagne.

— Ravaude, dis-je, causons. Je vous pardonne. Mais que faisiez-vous, lenez sur le trottoir de la Sous-Préfecture ? Sentiez-vous, par hasard,une certaine « odor di femina » laissée par la duchesse au grand cœuret aux belles jambes ?

Ma chienne me regarda de côté, ce qui signifiait :

— Je m'occupe bien des duchesses ! Est-ce que cela compte pour moi ?

— C'est vrai, Ravaude, vous êtes méditative, profonde, silencieuse, etindifférente aux vanités dont se troublent nos âmes. Si n'étaitl'imprévu de vos fugues, vous connaîtriez la suprême sagesse. Pénétréde respect pour votre intelligence, je voudrais apprendre ce que vouspensez de l'actuelle coutume des femmes, de se promener en exhibantleurs mollets et leurs seins.

De sa queue légèrement balancée, Ravaude se caressa les flancs.

— Peu vous chaut ! dites-vous. Oui, je sais : vous gardez toujoursvotre épiderme à l'abri, sous les poils drus dont la bonne nature vousvêtit, et les exhibitions féminines vous déplaisent. Jamais un chien,même le plus aimable, ne s'est avisé de lécher en public les molletsd'une dame, comme il arrive de la main ou du visage, réservés auxcaresses de la civilité puérile et honnête.

— Jamais, fit Ravaude, d'un mouvement de tête ; la gorge non plus.

— La gorge non plus, en effet.

Ses yeux humains parlèrent :

— La gorge féminine n'a aucun succès parmi nous. Elle n'est pas, commela figure ou les mains, partie agissante et vivante, animée d'un gesteou d'une expression. C'est de la peau inerte et muette, et qu'il n'estpas plus raisonnable de montrer, que celle du derrière, révérenceparler. Certes, j'admets, que, chez la femme, cela indique, annonce,promette quelque chose : mais quoi ? Nul ne l'ignore, et c'est d'unetelle banalité, qu'il faut que l'espèce masculine soit bien malade,pour se monter la tête là-dessus. Que d'horreurs, mon doux maître !Contre une peau douce et une gorge savoureuse, que d'épidermes degrenouilles, tendus ou plissés sur des lames de couteaux. Et, au creuxdu corsage, que de souvenirs et regrets, ou que de promesses qui ne seréaliseront pas ! Quant aux jambes, pour certaines qui sontdélicatement modelées, que de flûtes trop minces ou de massues tropgrosses, les unes et les autres sottement dénudées. Drôle de coutume,en vérité, de montrer ainsi de la peau sans poils ! Vit-on jamais lesbêtes s'épiler la poitrine ou les pattes pour se faire valoir ? Lesétoffes sont une peau supplémentaire, accordée à la créature à deuxpieds sans plumes, qui se croit au-dessus des autres animaux. Péniblesujétion, du reste, que sa soumission aux journaux de modes, auxtailleurs et aux couturiers. Mais enfin, puisqu'elle a des robes, ilfaut que ces robes soient des robes, et non pas des morceaux de robes,dont la coupe, l'aspect, la dimension, varient d'une saison à l'autre.Nous avons renoncé à y comprendre quoi que ce soit. Pour quelle raison,par exemple, quand les femmes raccourcissent, restreignent, éliminentleurs étoffes, les hommes n'en font-ils pas autant de celles de leurscostumes ? Voit-on la gorge des vieux messieurs, comme on voit cellesdes vieilles dames ? Et justement, nous, les chiens, nous voudrionscomparer. Ah ! considérer M. Paul Deschanel en décolleté. Ivresse !Ivresse ! Je réclame, nous réclamons, nous, la gent canine, l'amie del'homme. Qu'il se montre ! Nous en avons assez des exhibitions fadassesdes femmes ! Du poil, du poil, du poil ! Nous avons eu la victoire.Vivent les...

— Tout beau, Ravaude. Un mot de plus, et nous sommes brouillés.Appela-t-on jamais les preux d'un nom bas et vulgaire ? J'ai horreur duterme qui allait vous échapper. Il peint trop bien un peuple qui saitmourir, et qui ne sait plus vivre. Il reçoit la Gloire en bras dechemise ! Il n'a plus aucune tenue. Sorti de l'héroïsme, étatoccasionnel, il titube, insensé. Pour lui, la vie est un vin trop fade; pour lui, la paix est un état trop doux. Imbu jusqu'aux moelles deprincipes morbides, il n'aime plus que l'ivresse du combat et de lamort.
 
— Phrases ! Phrases ! fit Ravaude, levant la patte avec dédain. Lepeuple français aime encore les femmes. Il n'a rien perdu, si toutecette peau féminine, qui se promène à nu, pour l'exciter et le séduire,se prête à faire des enfants.

— Hélas ! Ravaude, elle ne s'y prête point !

— Inconséquence humaine, si, du relâchement des mœurs, ne résulte pasl'extensibilité de l'épiderme féminin.
 
— Il ne fut jamais moins extensible, et jamais plus stérile.
 
— Voire ! mon bon maître, voire ! comme disait Panurge. Mariez-vous, etnous verrons bien ce qui en résultera.
 
— J'y songe, Ravaude, j'y songe, autant que Panurge. Croyez-vous quel'on rencontre des duchesses qui ont l'air de danseuses, sans êtreporté à déplorer de n'être pas marié, car les petites villes offrentbien peu de ressources, et je ne sais trop comment la journée finira.
 
— Je le sais, moi, riposta Ravaude, et n'en parlons pas. Cela n'en vautpas la peine.

 
V

MÉLANIE


— Mélanie, dis-je, n'ai-je pas oublié mes gants ? (Entre nous, ilsétaient dans ma poche.)

Mélanie s'empressa. Mme Bernier faisait des comptes. Ravaude m'avaitsuivi dans le petit salon. La femme de chambre se courbait vers labanquette où j'étais assis, deux heures plus tôt. Ma chienne regardaitla gorge aimable de l'obligeante fille.

— Bah ! repris-je, ne vous mettez pas en peine. Ils se retrouveront.Vous m'en donnerez des nouvelles un peu plus tard. Mélanie, venez donc,avant le dîner, m'apporter du Porto. Je n'en ai plus une goutte.
 
Sur quoi je m'en fus, laissant Mélanie qui riait. Ravaude était grave.