Aller au contenu principal
Corps
PÉROCHON Ernest (1885-1942):  Le Retour à la Terre(1928).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (27.X.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-88) du numéro 88 (octobre 1928) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .



Le Retour à la Terre

Nouvelle inédite

Par

ERNEST PÉROCHON



~ * ~


Auteur deplusieurs romans-feuilletons, il portait encore un doigt de moustacheet des pantalons étroits. Il refusait d’acheter une auto. Avec cela,sentimental comme un églantier. Elle devait le quitter : c’était aussisûr qu’une éclipse.

Elle le quitta entre quatorze et seize heures, alors qu’il était alléfaire au soleil sa cour parmi les autobus et les tramways.

Quand il revint, il constata, dès l’antichambre, un désordre aussicomplet que de coutume, mais cependant nouveau. Il ouvrit une porte,appela :

- Adèle ! Adèle ! Adèle !

Puis il ouvrit une autre porte et fut dans la cuisine. Il appela :

- Sophronisbe !

Mais une seule fois, sans conviction, simplement pour l’acquit de saconscience.

Sonore comme un tambour, l’appartement ne répondit pas.

Alors il fut tout à fait certain de son malheur. L’infidèle étaitpartie et, avec elle, la petite bonne.

Jamais il ne se fût attendu à cela de la part de la bonne ! UneJeanne-Marie Leclevech de Lockmariaker ! Une fille qu’il appelaitSophronisbe, à cause de ses vertus ! Sophronisbe ! l’héroïne de sonpremier roman, ange tombé des cieux, sage envers et contre tous, malgréson incomparable beauté !

Et voilà que la petite Bretonne abandonnait ses fourneaux et leplantait là, lui, Rodolphe Boutois, au premier signe d’une évaporéedont elle connaissait bien, pourtant, le caractère impossible.

Rodolphe eût giflé un menhir !

Il se précipita vers son bureau, atteignit un carnet et, au bas d’unecolonne : Personnages, il écrivit d’un crayon rageur : Marie-JeanneLeclevech de Kermarialoc : mégère, harpie, souillon, merluche.

Il souligna de deux traits ce dernier mot et, enfin, souffla.

Ayant ainsi réglé le compte de la bonne, il allait passer à desexercices plus sérieux. L’honneur voulait qu’Adèle eût son tour !...

Non qu’il a regrettât tant que cela, au fond…

Elle n’était pas belle ; elle n’était pas tendre. Supérieurement bête,par-dessus le marché. Au total, la plus vulgaire des farceusesvulgaires.

Il l’avait rencontrée quatre ans plus tôt, par un soir de printemps. Ence temps-là, il faisait des vers. Il croyait que c’était pluséconomique et plus sain que d’aller au café. Mais il lui fallut bienune muse. Adèle le suivit jusque chez lui et y resta. Il crut pendanthuit jours qu’elle l’aimait, pendant un mois qu’elle aimait ses rentes.Puis il comprit pourquoi elle restait : c’était le capital quil’intéressait. Le capital, mobilisé d’un seul coup, aurait permisquelques mois d’une vie pleine d’agréments superflus.

Mais avec ses airs de fou et sa manie des vers à rime riche, il savaitcompter, lui, Boutois !... Ses parents, trop tôt disparus, lui avaientdu moins laissé avec une petite aisance, acquise lentement par desméthodes commerciales d’ailleurs périmées, quelques préceptesfinanciers solides comme des piles de pont.

Lorsque son amie lui signalait quelque opération mirifique, mais dontle point de départ et condition première était la vente de tel immeuble« qui ne lui rapportait même pas trois pour cent ! » il avait froiddans le dos.

Sa méfiance instinctive aggravait ses beaux sentiments. Poète, il semoquait des gros intérêts. Il parlait du printemps, lui, Rodolphe ! desfleurs, de l’amour et même des petits oiseaux.

Alors, elle le traitait d’idiot.

Le jour où elle ajouta qu’il n’était qu’un raté, un propre-à-rien, uncrasseux petit rentier et que, dans une société bien faite, il seraitcondamné à mourir de faim sans délai, il eut un sursaut d’orgueil. Ilse promit à lui-même d’augmenter, par ses propres moyens, son capital.

Mais il n’avait ni diplôme, ni savoir, ni métier, ni rien. Il n’avaitque de la bonne volonté.

Il se fit donc écrivain, comme tout le monde. C’est un état pour lequelil n’est pas besoin d’apprentissage et qui n’exige qu’une mise de fondstrès faible.

En quarante-cinq jours, il fabriqua son premier roman-feuilleton. Parl’entremise d’un ami, il put approcher utilement le secrétaire derédaction du Tumulte, nouvel organe politico-financier-mondain, dontle besoin s’était depuis si longtemps fait sentir. Le Tumulte publiale feuilleton au pair et le secrétaire de la rédaction poussal’obligeance jusqu’à présenter Rodolphe à un sien ami, éditeur deromans populaires opérant à compte d’auteur. Au total il en coûta cinqmille francs à Boutois. Mais Rodolphe avait obtenu que l’éditeur luiréservât, au lieu de la moitié, les trois quarts des droits detraduction, adaptation et reproduction, ce qui, pour l’avenir, n’étaitquand même pas rien.

A partir de ce moment, il fut pris au jeu. Il écrivit sans repos nitrêve. Un de ses personnages était à peine à l’agonie qu’il en élevaitdeux autres. Quand Rodolphe était particulièrement content d’unpassage, il le faisait passer par son gueuloir. Alors, Sophronisbes’essuyait furtivement les yeux à l’envers de son tablier, mais Adèleprenait cet air à la fois amusé et miséricordieux qu’ont certainsvisiteurs dans les maisons de fous.

- Si j’avais le malheur d’être ta mère, disait-elle, ou ta tante, ou tasœur, ou ta femme, je te ferais interner !

Parfois, au contraire, elle le sommait, tout à coup, d’écrire. Elle lesommait d’écrire des histoires pornographiques, ou des pièces dethéâtre susceptibles d’avoir mille représentations, ou bien, à tout lemoins, de gadouiller quelque chose qui lui ouvrirait l’Académie. Cettedernière sommation balançait la première et Rodolphe, à cause de cela,prenait son mal en patience.

- Tu sais bien, ma bonne, expliquait-il sans morgue, tu sais bien quel’Académie est, avant tout, un salon…

Adèle ripostait aigrement qu’il y avait un romancier à l’Académie,qu’elle avait vu sa photo dans le Petit Parisien, même qu’il avaitune bonne balle de marchand de marrons.

- Alors, disait-elle, pourquoi lui et pas toi ? Parce que tu n’es qu’unpropre-à-rien, voilà tout !

Il n’y avait à cela, rien à répondre. Et Rodolphe, en effet, nerépondait point.

Il était plus malheureux, lorsqu’Adèle, en transe, donnait de furieuxcoups de ciseau à travers les manuscrits, plongeait le stylo dans lepot à colle et, pour finir, flanquait la table-bureau les quatre piedsen l’air. A ces moments-là, elle voulait pousser Rodolphe, non àl’Académie, mais au négoce. Il avait beau se boucher les oreilles, ilne pouvait éviter d’entendre vanter les fortes qualités de plusieurscitoyens qui, partis de zéro, avaient, en quelques mois, réalisé desbénéfices à donner le vertige. C’étaient des hommes, ceux-là, desgaillards à la page, des modernes, des as. Ils avaient une auto ; «très sport, » ils savaient s’habiller ; ils n’étaient pas des « moulesen pantalon étroit » !...

Adèle mettait, à citer les noms de ces as, une obstination regrettable.Il y avait surtout un certain Félix Quincampoix dont la vocationcommerciale s’était éveillée, un matin, à la vue d’une peau de lapinjetée dans une poubelle et qui, à présent, « roulait gros dans lafourrure ».

Rodolphe se rappela soudain l’air que prenait Adèle en parlant de cevieux camarade d’enfance. Il répéta :

- Quincampoix !... Quincampoix !

Et, soudain, la clarté se fit en son âme ! Adèle était allée rejoindrel’homme dans la fourrure…

- Tant pis pour lui !.... dit tout haut Rodolphe. Il n’en voulait pasau séducteur. Mais il fallait tirer vengeance d’Adèle. D’autant plusqu’elle n’était pas partie sans le narguer une dernière fois. Elleavait d’abord, d’un revers de main, débarrassé le bureau de tout ce quipouvait l’encombrer, moins pourtant le manuscrit commencé dont elleavait fait de la charpie. Sur cette charpie, elle avait assisconfortablement une grande poupée qui lui ressemblait à elle, rouquineaux yeux bleus. Et cette poupée faisait un insolent pied de nez.

Rodolphe, d’une claque, fit sauter la rouquine à l’autre bout de lapièce. Elle retomba en posture bassement injurieuse, la croupe enl’air, reposant seulement sur le bout du nez et les orteils. Outré,Rodolphe s’approcha, un coupe-papier à la main. Il fit basculer lapoupée, l’allongea de force sur le dos et d’un seul et terrible coup deson arme, il l’égorgea. Puis, fendant le chemise-culotte, il mutila lesseins, ouvrit le ventre, désarticula complètement une cuisse. Et tousses coups étaient portés de gauche à droite comme ceux de Jackl’Eventreur.

Son crime accompli, une grande paix descendit en lui. Une coulée tièdes’insinua dans ses moelles. Il eut les jambes si paresseuses qu’il duts’allonger sur le divan.

Il reposait avec délices, comme s’il eût été guéri d’une verte coliqueou d’une rage de dents. Au-dessus de sa tête, un ange étendait sesailes. La conscience lisse, il glissa en sommeil.

Il dormit cependant fort peu. Le réveil toucha l’assoupissement parquelque chose d’insécable comme ce qui réunit deux frères siamois. Leréveil fut un réveil d’enfant ou de sauvage sûr de sa joie. Depuis desannées Rodolphe n’avait rien connu de tel. Il se frotta les yeux.

- Qu’est-ce qui se passe ?

Il vit la rouquine sauvagement travaillée, se rappela qu’Adèle étaitpartie. Sautant sur ses pieds, il fit :

- Bon !

L’air était léger, la lumière pure. Rodolphe fit une inspirationprofonde qui n’était pas un soupir. Puis il visita la maison endésordre. Adèle et Sophronisbe, si elles avaient tout bouleversé,n’avaient rien emporté qui ne fût leur ou à peu près. Elles n’avaientlaissé aucun papier, aucune lettre annonçant leur suicide ou indiquantle but de leur voyage. Et Rodolphe murmurait :

- Bon !... Très bien !... A merveille !... Enfin seul !...

Quand il eut acquis la certitude d’un départ définitif, il se mit àchantonner :

Le jour de veine est arrivé !


Il allait enfin pouvoir se livrer en paix à ses chers travaux. A luiles longs espoirs et les vastes pensées !

Il s’assit devant son bureau, repoussa la charpie. L’original dumanuscrit demeurait intact. Adèle n’avait déchiré qu’un mauvaisbrouillon. Elle n’avait rien pu contre l’esprit ; tout se bornait à desdégâts matériels, d’ailleurs insignifiants. Rodolphe Boutois crut à labonté de Dieu.

Il feuilleta son manuscrit, relut un passage qui lui mit les larmes auxyeux.

Puis, d’un pas léger, bombant la poitrine, svelte en son costumeajusté, il alla offrir son dernier-né au Tumulte.

Le secrétaire de rédaction le reçut tout de suite. Sans être le moinsdu monde gêné aux entournures, Rodolphe exposa brièvement, maisclairement, ce qui faisait le sujet de son nouveau feuilleton.

- Mon cher maître, répondit l’autre sans sourciller, il y a là leséléments d’un grand livre. Et je saisis au vol cette occasion de vousdire ce que d’autres pensent, ce que tout le monde pense en cettemaison : vous n’occupez pas, parmi nos jeunes littérateurs, la place àlaquelle vous avez droit !

Rodolphe esquissa une timide protestation.

- Je suis dans le roman-feuilleton… Comment voulez-vous…

L’autre riposta aussitôt :

- Mais pourquoi vous entêtez-vous à rester dans le roman-feuilleton ?Voilà justement, mon cher maître, la question que tout le monde poseautour de moi ! Notez bien que, de cet entêtement, nous profitons etque notre intérêt particulier serait de garder le silence. Mais, pourma part, je ne saurais m’y résoudre : la gloire des lettres françaisesavant tout !

La sonnerie du téléphone ferma le ban. Le secrétaire de la rédactionmit le récepteur à son oreille et prononça ces mots :

- Parfaitement ! J’ai dit : cinquante cyclamens… Je m’en fous !... Lademi-botte ou rien !... Me prenez-vous, sans doute, pour une cuilleréede nouilles ?...

Puis il continua en ces termes :

- Mon cher maître, je vous en adjure au nom des lettres françaises :renoncez au roman-feuilleton ! Ce manuscrit que vous avez la générositéde m’apporter, gardez-le ! Revoyez-le ! Appliquez-y, sans contrainte,les ressources de votre génie. Nous y perdrons mille abonnés mais notrelittérature y gagnera sans doute un chef-d’œuvre !

Rodolphe ne voulait pas croire à son bonheur.

- Je suis confus, murmurait-il. Vos discours m’étonnent… En outre,c’est sur un roman-feuilleton que compte l’éditeur, votre ami…

- N’ayez de ce côté nul souci. Dans le dessein de consacrer sonactivité à des entreprises différentes et plus considérables, votreéditeur a fait faillite… On parle même de banqueroute…

- Comment n’ai-je pas été prévenu ! s’écria Boutois. Et mes droitsd’auteur ? Mes traductions ?

Il s’était levé. L’autre se leva également et eut un geste de paix.

- Vos droits d’auteur vous seront payés, mon cher maître ! Le pire eûtété qu’on vous eût dérangé pour pareille vétille. Votre temps estprécieux. Il nous est précieux. Nous ne vous permettrons pas desoccupations ou des soucis indignes de vous.

Rodolphe se trouva sur le palier. Son interlocuteur lui serrait lesmains avec effusion.

- Au revoir, mon cher maître ! Ce sera notre honneur que de vous avoirdécouvert.

Rodolphe s’éloigna, content des paroles qu’il venait d’entendre.Pourtant cette faillite l’humiliait un peu. En outre, son manuscritqu’il serrait sous son bras lui causait une gêne…

Il ne savait plus très bien quoi penser. Avait-il la veine encore encette affaire ?

En tous les cas, il arrivait, par tous les événements de ce jour, à untournant de sa vie. Il s’agissait de prendre la bonne voie ; il fallaitréfléchir.

Il réfléchit et, assez vite, tomba du côté où il penchait. Ilcontinuerait d’écrire. Mais débarrassé, à présent, de tout soucidomestique, il écrirait à ses heures, lentement, soigneusement etconsacrerait son talent à la vraie, à la grande littérature.

La poésie l’attirait ; mais la poésie ne mène à rien à moins d’êtrechimiquement pure. Et Rodolphe, qui arrivait toujours à comprendre sespropres écrits, même lorsqu’ils étaient le fruit d’un moment d’ébriété,Rodolphe doutait un peu que sa poésie fût pure. Assez naïf, au total,il sentait quand même qu’il n’était ni un poète de génie, ni unloufoque. Il renoncerait donc à la poésie et continuerait à seconsacrer au roman.

Froidement, il décida qu’il allait faire un coup d’éclat.

Un roman ne s’écrit pas en écoutant chanter le rossignol. Toutromancier qui se respecte doit connaître à fond ce dont il parle. On neconçoit pas bien un romancier de l’amour vénal qui ne serait pas unhabitué des mauvais lieux, un romancier d’affaires qui n’aurait pas étégarçon de bureau dans une banque ou lié avec des carambouilleurs. Quandon se dit romancier, il faut être prêt à tout. On connaît des candidatsau prix Goncourt qui firent des métiers impossibles, qui furent, à leurcorps défendant, mineurs, boueux, valets de chambre, colporteurs,gardiens de prison, pêcheurs de morue, rats d’hôtels, marchands dequatre-saisons, coupeurs de bourses, aides-bourreau, insurgés, sansparler de ceux qui firent quinze fois le tour du monde, changèrent dereligion et se marièrent autant de fois que l’exigea leur conscienceprofessionnelle. Les malheureux s’efforcent de laisser croire qu’ilsvivent et ont toujours vécu bourgeoisement, platement même, mais lapresse, à qui rien n’échappe, ne se fait pas faute de livrer à lacuriosité publique le récit de tant d’avatars.

Rodolphe n’oubliait point qu’il y avait dans son dernier feuilleton lamatière d’un chef-d’œuvre. Il reprit le manuscrit, alla droit à cepassage qui lui tirait toujours des larmes. La scène pathétique sedéroulait en un lieu mal défini ; c’était quelque part, dans l’hexagonefrançais, plutôt en pays plat qu’en montagne, mais, à coup sûr, loindes villes où s’agitent les fous et les coquins.

Et Rodolphe, tout à coup, se frotta le front :

- Vingt-deux ! J’écris un roman paysan !...

Il est presque aussi facile de le faire que de le dire. La recette enest connue pour avoir été bien des fois employée. Mais Rodolpheprétendait sortir des sentiers battus. Il y mettait le temps qu’ilfaudrait, mais il ferait une grande machine.

Ayant à parler des paysans, il allait commencer par se mêler à eux, parvivre autant que possible de leur vie. Pour lui, qui craignait le malde mer et ne savait pas l’anglais, c’était, d’ailleurs, beaucoup moinsaventureux que de s’embarquer pour le tour du monde, comme font lespauvres écrivains voués au roman exotique. Il reviendrait sans doute unpeu amaigri par les privations, mais endurci, le visage tanné par lesoleil, la pluie et le vent vivifiant qui fait onduler comme une merdorée la surface des moissons.

Donc, il ne fallait plus hésiter. Il le fallait d’autant moins qu’unretour d’Adèle était, après tout, possible.

Rodolphe courut chez son notaire, prit l’argent qui lui restait encompte chez un banquier et, incontinent, fit sa valise. Il emportait,en plus de son costume de voyage, un vêtement de bure, grossier maispropre, et un couteau du modèle en usage dans l’armée suisse. Unlibraire lui avait vendu, pour ses notes, un porte-mine perfectionné etde petits carnets à couverture rigide, treize pour douze.

Il s’en alla un samedi matin. Il ne savait quelle région choisir ; aufond, tous les patois se valent. Parce que le vent soufflait de l’est,il prit la route des invasions. Il s’en alla par la gare Montparnasse.De ce côté, d’ailleurs, la France est vaste et bien assortie en paysans.

Il ne s’était confié au rapide que pour gagner, aussitôt que possible,le grand large. Le rapide ne laisse pas le temps de la réflexion. Atrois cents kilomètres de Paris, Rodolphe descendit et il acheta descartes de la région. La carte d’état-major était beaucoup tropcompliquée pour un homme de lettres. En haut de ses hachures sombres,pénibles à gravir comme la pente d’un volcan, on ne voyait rien. Lerectangle Michelin humilia moins Rodolphe. Le dessinateur avait adoptédes couleurs gaies et débroussaillé le panorama. L’art est un choix.Rodolphe aima les routes « où l’on voit loin devant soi » et les routes« très pittoresques », vertes et rouges comme radis. Deux bourgades letentèrent. Mais une vieille paysanne en coiffe – la première qu’ilvoyait depuis la capitale – lui demanda si c’était bien ce train-ciqu’on prenait pour Chercheboule. Il vit là une indication du destin.Repliant sa carte, il répondit :

- Je vais aussi à Chercheboule ! Attendez-moi deux minutes, car je n’aipas de billet.

La paysanne ne l’attendit point, mais il la retrouva au fond d’uncompartiment de troisième classe. Elle était seule et mangeait déjà unœuf dur. Elle alla se placer sous la sonnette d’alarme, rassembla sespaquets et les glissa derrière elle. Rodolphe ouvrit sa valise où iln’y avait ni chloroforme, ni revolver. Il ouvrit aussi, toute grande,la portière. Un jeune garçon monta. La vieille, tranquillisée, pritderrière son dos un paquet carré qui lui meurtrissait les reins et lereplaça sur la banquette.

Rodolphe avait tiré de sa poche le carnet n° 1. Il convenait de noterdès à présent la surprise que lui causait ce premier contact. Lapaysanne demanda :

- Vous êtes dans la rouennerie ?

- Non ! répondit-il.

Considérant la glace comme rompue, il questionna à son tour, de la mêmefaçon affirmative :

- Vous habitez Chercheboule ?

Elle taquina les débris de molaires avec la pointe de son couteau etrépondit enfin, en regardant par la portière :

- C’est selon !

- Dites-moi ! C’est un village, Chercheboule ? On y parle bien patois ?

- C’est selon !

- Enfin, je veux dire : on y trouve beaucoup de paysans ?

- Les paysans valent bien les autres ; ils naissent à neuf mois, toutpareil.

- Je ne prétends pas le contraire !... Chercheboule, ne serait-ce pointun pays industriel ?

- Pas plus que ça !

- C’est bien ce que je supposais ! C’est un pays cultivé, n’est-ce pas? Vous comprenez ce que j’entends par là : un pays où il n’y a passeulement des landes incultes et désolées, des marécages insalubres,des rochers arides, mais des champs, des prés… enfin, du blé et despommes de terre… des fermes, quoi !

- Vous êtes dans les assurances ? demanda la vieille.

- Non ! fit-il, quelque peu impatienté.

Il reprit :

- Vous ne me dites pas ce qui m’intéresse… Vous, madame, enparticulier, vous qui êtes du pays, vous avez bien fané l’herbederrière les faucheurs, trait les vaches, battu le beurre, élevé despoules et des canards ?

- Ma foi non ! répondit-elle.

Il fut inquiet.

- Vraiment, madame, vous n’avez jamais donné vos soins à quelque bétail?

Elle éclata de rire, soudain.

- Ça dépend comme on le comprend !

Quand sa gaieté fut un peu calmée, elle regarda Rodolphe d’un œilattentif.

- Vous êtes dans la droguerie ?

- Non !

- Alors, vous êtes dans les cochons !

- Oui ! jeta Rodolphe pour avoir la paix.

Et il nota sur son carnet que la première paysanne rencontrée l’avaitpris pour un voleur, un assassin, un satyre, un calicot, un assureur,un apothicaire et un marchand de cochons.

Il avait l’air froid. La vieille, sentant qu’elle était en reste aveclui, dit, quand il releva la tête :

- Moi, j’ai été quarante ans sage-femme.

- Ah ! bien ! fit Rodolphe.

Par la portière ouverte, on apercevait sur le quai un groupe endimanché.

La vieille cligna de l’œil et se pencha vers son voisin.

- Regardez ces quatre qui font les fiers ! J’ai été la première à voirleur cul !

Les quatre personnes montèrent, deux hommes, une femme d’âge moyen etune belle jeune fille au visage soigné.

Rodolphe avait dans l’oreille le dernier mot de la vieille. Enregardant la jeune fille, il ne put s’empêcher de rougir pour elle.

Les nouveaux venus étaient bourgeoisement vêtus ; le français semblaitleur langue maternelle. Ne rappelant en rien les « animaux farouches »,ils n’intéressaient pas Rodolphe.

La jeune fille parla d’un film en quatre épisodes, puis d’unereprésentation théâtrale, puis des danses nouvelles de la saison. Cequ’elle disait eût paru d’une banalité extrême si ce n’eût été sonchapeau Lindbergh. Ses jambes gainées de soie claire étaient d’uneligne pure.

Un projet de taxes douanières inquiétait les deux hommes. Ils parlaientaussi des coopératives de production et de vente. Certains motssemblèrent durs à l’oreille de Rodolphe, Parisien et consommateur. Ilregarda plus attentivement les deux hommes. Ils étaient hâlés ; ilsavaient les mains fortes, dures, mais propres, la paume passée àl’émeri. Myope, l’un d’eux portait des lunettes d’écaille.

- Il y a, disait le myope, une spéculation éhontée sur les porcs. Nousen sommes les premières victimes.

La vieille mignotait la demoiselle. Elle se tourna vers l’homme auxlunettes et lui demanda :

- Avez-vous des porcs à vendre ?

- Trois ! répondit-il.

- Eh bien ! voici un marchand ! dit-elle en montrant Rodolphe.

Le train s’arrêta opportunément. La jeune fille descendit, ainsi queles trois autres.

- La petite a du luisant dans l’œil ! observa la matrone. Elle semarierait bien !

Rodolphe ne lui demandait rien. Elle insista :

- Ce sont de bons agriculteurs des environs.

Rodolphe avait repris son carnet. Il demanda, froidement :

- Qu’entendez-vous par « agriculteurs » ? Voulez-vous dire des paysans ?

- Dame ! fit la vieille, je n’ai pas « guetté » ce brin d’amour dans laruelle d’une marquise. Elle est paysanne, aussi sûr que je ne le suispas !

Aigre-doux, Rodolphe nota :

« La vieille croquante me prend, à présent, pour un cornichon. Lamalice paysanne est plus grosse qu’on ne croit. »

A Chercheboule, il aida cependant la matrone à descendre.

La gare était de style prévu, mais policée. L’employé qui recevait lesbillets fit un rond de jambe devant la vieille, première à passer.Rodolphe se ganta. Un chef de gare neuf faisait les honneurs de sonétablissement. Il jura soudain comme au grand siècle parce qu’un coq,perché sur le rebord d’un chariot, volait, à travers les lames d’unpanier, le beurre d’un commissionnaire aux Halles Centrales. Quoiquetrop astiqué et trop débrouillard, ce coq rassura Rodolphe : à coupsûr, il était arrivé à la campagne. Dès qu’il eut, lui quatrième et bondernier, donné son billet, il ôta ses gants. Puis il souleva la valiseaux douze carnets et au vêtement de bure. Rien ne pèse comme le papier.Mais Rodolphe savait bien qu’il arrive toujours un moment où unvoyageur doit porter lui-même sa valise.

Hors de la gare, il se trouva seul, orphelin. Il avait son livretmilitaire et de l’argent ; mais aucune idée des mœurs ni du langage despeuplades parmi lesquelles il allait essayer de vivre. On sait, àParis, qu’il est des campagnes arriérées où l’on ne comprend que lepatois.

L’envers de la gare semblait plus négligé mais plus aimable que lafaçade ferroviaire. Affable, le chef regardait Rodolphe. Celui-cicraignait le fardeau de la reconnaissance. Il se souvint à propos qu’ilfaut se jeter à l’eau pour apprendre à nager. Il s’en alla donc commeun grand garçon.

Le coq marchait devant lui, très digne. Rodolphe le suivit. Un coq mènetoujours quelque part. En attendant de se condamner à la rusticité desserfs misérables, Rodolphe rêvait la bonne fortune de dîner au « Chaponfin », au « Bœuf couronné », ou tout au moins au « Lion d’or ».

A cinquante pas, son guide le conduisit devant une maison à un étage,flanquée d’une assez vaste grange : « Terminus-Hôtel ». Où pouvait biense trouver Chercheboule, avec sa mairie, son clocher, ses aubergesantiques et accueillantes ?

La route, un peu plus loin, tournait à angle droit. Les yeux levés auciel n’apercevaient même pas la pointe du clocher. De grands arbress’arrangeaient pour fermer tout espoir.

Renonçant au « Chapon fin », Rodolphe entra au « Terminus-Hôtel » : Laverdin, propriétaire.

Pendant qu’on montait sa valise, il fit le tour de la salle. Un jambonpendait aux solives. Le jambon n’empêchait rien. Une carte piquée aucadre d’une glace annonçait :

TERMINUS-HOTEL.

« Téléph. Chercheboule 02-25. Chambres confortables ; eau, électricité.Cuisine soignée ; cave renommée ; liqueurs de marque. Garage ; voitureà volonté. Coiffeur.English spoken. »

- La campagne, par ici, est-elle bien cultivée ? demanda Rodolphe.

Laverdin, propriétaire, lui tendit une seconde carte.

ENGRAIS CHIMIQUES ET DIVERS.

« Scories de déphosphoration. Phosphates naturels. Superphosphates…Nitrate du Chili. Cyanamide. Sylvinite. Guano de poisson. Soufreprécipité, etc., etc… »


Le chef de gare entra, en redingote.

- Je vous aurais fait porter vos bagages, monsieur ! dit-il à Rodolphe.

Rodolphe offrit l’apéritif. Une jeune bonne en soie végétale apportadeux verres, puis le verre du patron, puis un autre.

Le chef de gare prenait Rodolphe, non pour un marchand de cochons, maispour un agent de la police secrète chargé de surveiller les menées ducandidat communiste. Lui n’était pas communiste. Les communistes, illes envoyait baigner ! mais pas d’ennemi à gauche ! Contre touteattente, il ne but que son apéritif. Obligé de se retirer, il envoyason homme d’équipe. Celui-ci était du syndicat jaune ; en dehors duservice, d’une courtoisie glacée, muet comme un Jésuite compromis. Ilbut, sembla trouver la chose amère, salua.

Le bon chef de gare revint après dîner. Aidé de l’hôtelier, il apprit àRodolphe la belotte. L’homme d’équipe vint à son tour d’homme d’équipeet but la ciguë, strictement.

Puis un Espagnol farouche s’attabla dans un coin sombre en face d’unUkrainien échappé aux pogroms. Enfin, on vit entrer un pauvre grandbonhomme si évidemment paysan que Rodolphe ouvrit subrepticement soncarnet et tendit l’oreille.

Le pauvre bonhomme voulait du 12-14 soluble au citrate d’ammoniaque. Sil’on essayait de lui refiler du 10-12 insoluble, il faudrait se compterdeux. Laverdin fut à ses pieds et, à propos du 12-14, fit serment sursa part de paradis. Altier, le bonhomme s’éloigna dans la nuitcommençante. L’Espagnol et l’homme des steppes avaient mis chapeau bas.

- Est-ce vraiment un paysan ? demanda Rodolphe désorienté.

- On dit plutôt un agriculteur, répondit Laverdin.

Partageant l’opinion du chef de gare au sujet de la mission deRodolphe, il poursuivit plus bas :

- Rien d’un communiste ! Il a son fils bottier à Pipo. Vous pourrez levoir demain, le fils : il est en congé.

Rodolphe ne demanda plus aucune explication, craignant de paraître plusbête qu’il n’est permis à un agent de la police secrète.

Il alla se coucher tout de suite, mais il eut des difficultés às’endormir, car l’hôtelier, pour la satisfaction de sa clientèlecosmopolite, raflait les ondes hertziennes de provenance étrangère.

Le lendemain, Rodolphe déjeuna au lait condensé. Puis il découvritChercheboule. Un village quelconque à ne pas mettre en carte postale.Fumiers, volailles, antennes de T. S. F., fils électriques, granges etgarages, géraniums et belles-de-nuit.

Rodolphe rencontra la vieille, au demi-soleil, sous un marronnier quimourait de langueur, intoxiqué comme un marronnier de Paris. Ellesavait déjà qu’il était agent de la police secrète, que son commerce decochons, c’était pour la frime. Il la détrompa ; assez difficilement,d’ailleurs. Plus compliquée que le chef de gare, elle s’était mis entête que, s’il ouvrait l’œil sur Moscou, ce n’était encore que pourdonner le change ; en réalité, il venait enquêter sur des pointsautrement délicats : mœurs spéciales, avortements, infanticidespossibles, propagande malthusienne… Rassurée, elle ne demanda pas mieuxque de bavarder. Elle ne voyait l’humanité que par en-dessous et enposition intéressante. Sa ligne d’horizon ne dépassait pas la ceinture.Elle ne prenait le mot nature que dans une acception toute spéciale, lavingt-troisième du Littré. Elle l’employait par politesse et ajoutaitd’ailleurs : « sauf votre respect ». Elle comptait le temps parlunaisons. La lune n’a jamais de retard. La vraie question n’était pasle communisme – pauvre chef de gare ! – mais « ça » et encore « ça » ettoujours et partout « ça », « ça », « ça » ! Le bien et le mal, surtoutle mal, venaient de « ça ».

Rodolphe croyait à la vertu campagnarde, reste de la vertu des aïeux.La vieille riait.

- Ici comme ailleurs, il y a à faire ! disait-elle.

A Chercheboule et lieux circonvoisins, elle en avait « guetté » desbâtards ! Ils se présentaient d’ailleurs, comme les autres, neuf foissur dix par l’occiput. La mère, en général, bêlait moins. Les médecinsla faisaient suer, elle, sage-femme diplômée. Leurs drogues sont plussales que la saleté du chrétien. Tous les enfants légitimesressemblaient à leur père. Des naissants de sept mois qui pesaient neuflivres, elle en avait vu tant et tant. Et, pendant la guerre, ceux deneuf mois et demi dont le premier cri était « yes » !... Elle savait cequ’elle savait, mais ne le disait pas.

- Taisez-vous ! interrompit sévèrement Rodolphe. Vous ne me ferez pascroire qu’en ce pays de Chercheboule…

- Des cornes comme partout… pas plus, pas moins… juste autant.

Elle ne démontra pas cette égalité, mais répéta, cynique :

- Il y a à faire !

Elle hocha la tête d’un air qui en disait long. Puis :

- Vous penserez si vous voulez que je suis curieuse ! mais, puisquevous êtes de Paris, qu’est-ce que vous venez chercher par ici ?

Rodolphe ne pouvait pourtant pas lui indiquer la raison véritable deson séjour. Il biaisa.

- Je viens passer quelque temps en villégiature… en vacances, si vousvoulez.

- Je garde un secret comme une tombe ! dit-elle.

Sans en retirer de grands avantages, bien des fois, elle avaittravaillé discrètement à empêcher des scènes de ménage et peut-être desdrames. Elle pouvait prendre une pensionnaire, procurer une nourrice.

Rodolphe se récria : elle s’égarait complètement. Il n’y avait aucunsecret, rien qui, même de loin, eût le moindre rapport avec « ça ».

- Il peut arriver une histoire à tout le monde ! dit-elle avec unetranquille assurance.

Elle faisait des mariages, si elle n’en défaisait pas. Voyait-elle unbeau jeune homme comme Rodolphe, elle trouvait tout de suite chaussureà son pied. Il y avait, soit à Chercheboule, soit dans les environs,plus de ressources qu’on n’aurait pu le croire.

- Je vous remercie ! dit Rodolphe. Je mets mon bonheur dans le travailet la liberté.

Cependant, il ne savait trop à quoi il occuperait son après-midi.

- Allez donc au cinéma ! lui dit la vieille.

Désirant passer inaperçu, Rodolphe, pour aller au cinéma, mit sonvêtement de bure. On le prit pour un valet de culture étranger, unimmigrant vomi par le couloir de Dantzig. Il avait demandé une première.

- Toi, pas bon ! lui fut-il répondu.

Et il n’eut qu’une seconde.

Dans la salle, la nuit était pleine de parfums et d’honneur. Al’entr’acte, il aperçut la jeune fille du train omnibus. Elle avait lesmêmes yeux noirs, la même peau satinée que l’héroïne principale de sonpremier roman. Ému, il s’arrangea pour la coudoyer. Elle le reconnut ;sa lèvre s’allongea et elle passa comme une reine photogénique.

Rodolphe, après la séance, s’en plaignit à la vieille.

- Mettez des gants et insistez ! dit-elle. D’ailleurs, je puis luiparler.

- Mais ! s’écria Rodolphe, n’allez pas croire que j’aie la moindreintention…

- Insistez ! répéta la vieille. Elle ne pense qu’à « ça », cette petiteHélène ! Ça la tient bien !

Rodolphe s’en retourna au « Terminus-Hôtel » dans l’espoir de biendîner. Mais il savait à présent que, des deux enfants de Mme Laverdin,l’un s’était présenté par le siège et l’autre, chose encore beaucoupplus rare, par le nez. Et, avec cette grande flemmarde, il fallaittoujours tirer. Quant à Laverdin lui-même, il avait large comme la mainde poil gris au nombril, parce que sa mère, étant grosse, avait jetéson envie sur un singe, dans une ménagerie.

Rodolphe ne nota sur son carnet que l’affaire du poil de singe. Ilavait perdu sa journée. Non pas complètement toutefois, car, aprèsdîner, le chef de gare et Laverdin lui apprirent la manille bridgée, dumoins en principe.

Le lendemain, la vieille se trouva encore sur son chemin. Elle luisignala une auberge où il serait très bien. C’était en pleine campagne,à un carrefour de routes, du côté de chez Hélène.

- N’oubliez pas que je me moque de votre Hélène ! dit Rodolphe.

Le polytechnicien passait, grand, raide, l’air godiche, déjà, comme unsavant.

- Il est bottier à Pipo, dit Rodolphe.

- Je ne vous dis pas le contraire ! répondit la vieille. Mais quand jel’ai eu dans les mains, je l’ai pris pour une fille et j’avais encoretrès bonne vue. Jamais il ne vaudra son père !

Elle insista pour l’auberge. Se présenter de sa part. Là, maisseulement là, Rodolphe trouverait tout ce qu’il faut pour une agréablevillégiature.

- Vous y serez si bien que vous ne voudrez plus retourner à Paris.

- C’est possible !... Je n’ai pas été tellement heureux à Paris !

- Si vous vouliez vous installer par ici, dit aussitôt la vieille, onpourrait aisément trouver votre affaire.

- Merci ! dit Rodolphe. Nous verrons…

Il entra chez le buraliste. Le buraliste, ancien militaire, musicien,antisémite, était agent de la Société des auteurs etcorrespondant-rédacteur du Mic-mac agricole et littéraire. Lettrélui-même ; bien entendu, délicat ; bien entendu, adhérent à la Sociétédes Gens de lettres.

Rodolphe ne trouvait, à noter, que son propre étonnement.

- Bon Dieu ! Vais-je, à la fin, rencontrer des paysans ?

Il alla faire sa valise, paya sa note, les dix pour cent, lesurpourboire et prit l’autobus qui le conduisit vers l’auberge enpleine campagne, indiquée par la vieille.

Rodolphe déposa donc sa valise et ses espoirs à l’ « Auberge desNations » : Laverdin, propriétaire. Ce n’était pas le même ; cen’était ni son frère, ni son cousin, tonnerre ! Celui-ci, honnête homme: Maxime Laverdin. L’autre : Laverdin-poudrette, Laverdin-poil de singeou, pour ceux qui n’aiment pas tortiller du bec pour souffler droit,sagouin, tout simplement.

Rodolphe dîna dans la salle Wilson. La patronne était extrêmementopulente. La bonne venait de Wieliczka ; elle avait été conçue, disaitLaverdin, à 150 mètres au-dessous du niveau du sol, dans une galeriedes salines. Sa robe cachait plus que la nature. Elle disait desénormités sans le faire exprès. Très pieuse. Quand sa vaisselle futlavée, un commis voyageur luxembourgeois, qui vendait du saindouxsynthétique aux charcutiers de village, l’emmena dans sa chambre pourlui faire répéter le Pater en français.

« Tout cela vaut-il la peine d’être noté », se demanda Rodolphe.

Les puces de garde interdisaient le sommeil. Rodolphe ouvrit sa fenêtreet, aussitôt, la referma, sans bruit : un homme traversait la route, unfusil à la main, et s’enfonçait dans une meule d’ombre, sur quoipleuvait le clair de lune !... Dans la chambre voisine, leLuxembourgeois, en ses oraisons, ne se doutait de rien.

Rodolphe nota un titre possible du chapitre I : Un crime dans la nuit.

Il éteignit la lumière, revint sur la pointe des pieds à la fenêtre. Ill’ouvrit de nouveau, au ralenti.

Le rossignol ne gueulait pas. Un avion furieux passa très bas, évitantcependant le piège de la ligne électrique qui arpentait le pays avecses mille pattes-obélisques de ciment armé. Des bosquetsparallélipipédiques étaient plantés comme des molaires dépareillées.Les haies découpaient les ombres plates d’un paysage cubiste. La lunene tenait qu’à un fil, mais le plus proche obélisque, lui soufflant enpleine panse son fluide vertical, la repoussait. Oublié en sentinellesur le dos d’un coteau, un tripode martien, sentant, en ses membres dechair, les fourmillements avant-coureurs de la décompositiontellurique, jetait, à intervalles réguliers, vers les étoiles auxrayons convergents, de longs cris d’angoisse et de nostalgie. Et lesétoiles clignotaient, échangeant, à 300 000 kilomètres à la seconde,les secrets de la quatrième dimension.

La nuit, agnostique, n’offrait à un romancier du terroir aucun pointd’appui. Elle était hors cadre. Quelques bruissements de filsmétalliques et de feuilles sèches semblaient un volapuck hérisséd’intégrales. Mais pas un traître mot de patois.

« Je serai journalier dans les fermes, décida Rodolphe. Je gagnerai macopie, ligne par ligne, à la sueur de mon front. »

Au déjeuner du lendemain, on lui servit un levraut qui ne venait pasdes Halles Centrales. L’aubergiste, débrouillard, était content de soncoup. Sachant à qui il avait affaire, il tira d’un placard une pancarteportant les mots : Chez Maxime, et l’accrocha au-dessous de : Nations, pour avoir l’air bien parisien.

Puis il proposa à Rodolphe de tuer, peler et découper un chaton. On enutiliserait les quartiers comme appât pour les écrevisses. De quellefaçon occuper son temps de villégiature si l’on ne pêche pas desécrevisses ?

Rodolphe allait répondre vertement au sujet du meurtre horrible duchaton et affirmer en outre que, pour le moment, il ne chargeaitpersonne de lui procurer des distractions, lorsqu’un gentleman entra.Jeune, « très sport ». Son auto, en arrivant, n’avait pas fait plus debruit qu’une souris. Connu comme le loup blanc de Laverdin, il seprésenta à Rodolphe. Il cita deux ou trois bons coins de Paris dontcelui-ci n’avait jamais entendu parler ; puis, avec l’aplomb d’unéleveur de cochons argentés, il exposa le but de sa visite.

Ayant appris par un de ses sous-agents que Rodolphe cherchait à placerdes capitaux en province, il venait mettre à sa disposition sesnombreuses relations et son expérience des affaires. La Société dont ilavait l’honneur d’être le directeur-général avait des clients danstoute la France occidentale, en Angleterre, en Amérique, en Espagne. Ilse réjouissait de compter bientôt Rodolphe parmi ces clients, parmi cesamis.

Il traitait toutes sortes d’affaires, à l’exception des affairesvéreuses. Que désirait Rodolphe ? Louer ? acheter ? échanger ? Onpouvait lui offrir, avec toutes les garanties désirables, des maisonsvillageoises ou de maîtres, des castels, des châteaux forts, des ruinespittoresques, des hangars métalliques, des chalets de bois, des hôtelspour sanatoria ou pour colonies de vacances, des terres volantes ouavec bâtiments d’exploitations, des fermes, des métairies, des boisgiboyeux, des étangs poissonneux, des landes transformables enaérodromes, et encore des fonds de commerce, bars, cinémas, dancings…

- Avez-vous, interrompit ironiquement Rodolphe, avez-vous des…

- Nous en avons ! dit l’autre avec force ; et des maisons derendez-vous bourgeoises, des fabriques de meubles antiques, de vieuxtableaux, vieilles faïences, armes préhistoriques…

- Je ne veux rien, interrompit encore Rodolphe, rien que prendrecontact avec un vrai paysan.

- Vous êtes servi ! dit l’autre. Je suis l’homme que vous cherchez.

Il se frappa le front.

- Ah !... J’ai une magnifique affaire de vitraux de chapelle… Si ellevous intéresse, arrêtez-la au vol, car la chapelle pourraît êtreclassée… C’est à quinze petits kilomètres : venez-vous ?

- Merci ! dit Rodolphe. Je voudrais planter ma tente chez des paysansauthentiques, comme on en voit encore à Paris aux fêtes régionalistes.

- Vous demandez la lune ! dit le gentleman qui éprouva le besoin deboire deux doigts de porto. Vous demandez la lune, repêcha-t-il avecsouplesse et je vous donne : Le Soleil, assurance contre l’incendie,les accidents et le vol… Nous assurons également sur la vie. Voicid’ailleurs le barême. Sans indiscrétion, quel âge pouvez-vous avoir ?Vingt-huit ? Trente ?...

- Vingt-neuf cinquante, dit Rodolphe.

- Nous disons : vingt-neuf… Eh bien, moyennant un versement annuel de472 francs (première combinaison) ou de 722 francs (deuxièmecombinaison), vous assurez à vos héritiers…

- Pas de ça ! dit Rodolphe.

- Alors (troisième combinaison) ne versez : francs, qu’un multiple de725 et nous vous garantissons…

- Laissez-moi votre carte, dit Rodolphe pour avoir la paix. Si je medécide, je vous ferai signe.

Il empocha quinze prospectus.

Le gentleman parti, Rodolphe demanda :

- Qui est-il ? Il se dit paysan : il nous la baille belle !

- Non ! dit Laverdin. Ce vieux Louis, il a été valet de charruejusqu’aux cloches de la mobilisation.

Laverdin ajouta :

- Ce n’est pas tout ça ! Il faut que je tue le chat.

Rodolphe se précipita derrière lui pour empêcher ce crime. Mais uncycliste arrivait…

Un bonhomme d’une belle soixantaine, chauve comme une nichée de rats.Il avait des jambières, une culotte de cheval, une veste à carnier ettenait à la main un chapeau de Basse-Bretagne, moins les rubans. Mainscalleuses. Front jauni. Air pauvre mais honnête…

« Enfin ! pensa Rodolphe, celui-ci doit patoiser ! »

- Monsieur, dit le nouveau venu, souffrez que je me présente : marquisHugues-Rambert des Grenivelles, lieutenant de louveterie.

- Y a-t-il des loups en ce pays ? demanda Rodolphe, décidé à ne pluss’étonner de rien.

- Il y en a ! répondit le marquis. On peut toujours espérer, en outre,qu’un hiver rigoureux nous amènera des loups montagnards, par bandesaffamées. Mais le pays présente bien d’autres ressources. Je suis mieuxplacé que personne pour vous assurer, monsieur, que la bête puante ypullule !

- Tant que ça ? fit Rodolphe.

- C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Et si vous voulez meconfier vos intérêts…

- Quels intérêts ? demanda Rodolphe.

- Je puis, dit l’autre, vous procurer, à des prix défiant touteconcurrence, des chiens, des armes, des équipements, des munitions ettous engins. Je puis vous trouver un terrain de chasse qui soitvéritablement un terrain de chasse. Nul, j’ose le dire, n’est plusqualifié que votre serviteur pour ce genre d’affaires. Est-ce vrai,Laverdin ?

- Aussi vrai que je n’ai, de ma vie, tenu un fusil ! assura lebraconnier.

- Je le crois, dit Rodolphe. Mais je dois vous avouer tout de suite quevos chasses métropolitaines ne m’intéressent plus beaucoup. J’ai chasséle tigre du Laos et la panthère d’Afrique, monsieur le marquis.

- Vous êtes mon maître ! dit le lieutenant de louveterie en s’inclinant.

Mais il avait plus d’un tour dans sa poche-carnier. Il en tira, luiaussi, des paperasses. Lui aussi pouvait combiner toutes sortesd’affaires… Il ne faisait d’ailleurs ce métier que pour éloigner uneneurasthénie menaçante et obliger son prochain. Pas de commission.Pourvu que ses frais fussent payés, il n’en demandait pas davantage.

- A propos de frais… avec moi, jamais d’ennuis du côté del’enregistrement. J’ai, Dieu merci, des relations.

- Laissez-moi votre adresse, dit Rodolphe ; je réfléchirai à tout cela.

- Vous ferez bien, dit l’autre. Mais rien ne s’oppose à ce que vouscontractiez, dès maintenant, une assurance sur la vie…

Il était, lui aussi, assureur.

Libéré, Rodolphe demanda :

- Est-il vraiment marquis des Grenivelles ?

- Marquis et gueux, répondit Laverdin ; aussi sûr que je suis sûr depêcher mon cent d’écrevisses avant minuit si le temps se maintientorageux… Mais il faut que je tue le chat !

- N’en faites rien, misérable ! s’écria Rodolphe.

- Alors, il faudra une tête de mouton, ou des sardines… Les sardinessont chères.

- C’est moi qui paye ! dit Rodolphe péremptoire.

Hélas ! la Polonaise dévouée tenait déjà le chaton mort entre deuxdoigts, par le bout de la queue.

Rodolphe se retira dans sa chambre. En vrai Parisien au petit cœursensible, il ne nota que le crime de la Polonaise. Rien pour leroman-paysan.

Le dîner fut servi encore bien plus tôt que de coutume. Rodolphe mangeaseul dans la salle Wilson. Malgré les quatorze points, il eût, avecplaisir, livré Varsovie aux soviets. La Polonaise sanguinaire qui leservait avait, pour lui seul, des yeux d’ange. Soudain Juif d’adoption,il repoussa avec horreur une côtelette de porc et, dès le dessert, lessoins de cette bourrelle pieuse. Il regrettait Sophronisbe et, pour lapremière fois, Paris.

- Le bon moment pour l’écrevisse, dit Laverdin, c’est entre vingt etune heures et minuit. Il est temps que nous partions.

- Taisez-vous ! s’écria Rodolphe. Vous me dégoûtez, boucher de chats !

- Pour vous faire plaisir, dit l’autre, je n’emporte qu’une tête demouton et des sardines pourries. Je vous ferai manger le chaton de laità vous-même, quand il sera « attendri ».

Rodolphe n’avait nulle envie d’aller passer la nuit sur le bord d’unruisseau ; mais la perspective de rester, seul et faible, entre lapatronne et la Polonaise l’effrayait davantage.

- Je crois savoir, dit-il, que la pêche nocturne est interdite !

- Avec moi, rien à craindre ! répondit Laverdin.

Il avait, comme le marquis, des relations.

Rodolphe, d’un pas résigné, suivit l’aubergiste à travers champs.

Après tout, il ne perdait pas son temps. La campagne était une vraiecampagne ; il y avait de vrais arbres, des plantes inconnues, maisauthentiques. Rodolphe, en haut d’une pente, reconnut le tripodemartien : trois châtaigniers affrontés, au sommet desquels s’éveillaitune chouette qui ne devait pas être mécanique malgré la régularité deson cri. L’ensemble du paysage s’agençait en décor rustique fortprésentable. Rodolphe notait en sa mémoire des détails significatifs.Il posait à son compagnon des questions qu’il ne savait pas ridicules.

Un raidillon conduisait au ruisseau. Celui-ci coulait entre despeupliers et des vergnes. Quelques heures plus tôt l’onde devait êtretransparente ainsi qu’aux plus beaux jours. A présent, elle luisait,noire et mystérieuse comme du poison romantique.

Rodolphe s’assit sur l’herbe.

- Moi, je ne suis pas ici pour pêcher ! dit-il.

Invisible au milieu d’un buisson, un oiseau absurde – peut-être unrossignol – se prit à filer une chanson intraduisible, poésie toutepure. Rodolphe se souvint qu’il était, avant tout, poète lui aussi. Lecrépuscule interminable poussait au lyrisme abondant et facile. Vidé desa substance, le jour moribond tirait à la ligne. Rodolphe commença depenser mou. Il ronronna des alexandrins amorphes, sans rime ni raison,à peine échantillonnés mais qui, pourtant, oscillaient avec exactitudede part et d’autre de la césure.

- Quelle charogne ! fit Laverdin dépeçant sa cervelle de mouton.

Sombre, Laverdin disposait dans l’eau ténébreuse douze pièges, sansdoute affreux. Rodolphe le regardait d’un œil vague, non sans quelquepitié. Laverdin se changea en fantôme, puis s’évanouit. Il reparutquelques minutes plus tard, fantôme ; ses pieds silencieux devaienttoucher à peine la pointe des herbes.

- Levez ! dit-il à Rodolphe.

- Plaît-il ?

- Levez la première balance, monsieur, si vous le voulez bien ! Voicila corde ! Voici le bâton fourchu…

Ces paroles médiocres tirèrent Rodolphe de la transe. Il obéit avec unair de condescendance nonchalante. Il ne se fût peut-être point dérangépour un poisson vulgaire, mais l’écrevisse, petit poisson rouge quimarche à reculons, avait ses lettres de noblesse littéraire.

Il souleva la balance sans trop de gaucherie. Des monstres de cauchemars’agitaient au fond.

- Quatre ! fit Laverdin. Vous n’avez pas la main malheureuse !

- Elles sont noires ! murmura Rodolphe d’un ton qui n’était qu’à moitiésurpris car, à présent, en ces campagnes, il s’attendait à tout.

Laverdin replaçait la première balance.

- Vous pouvez lever la seconde ! dit-il à Rodolphe.

Dans la seconde, il y avait encore quatre écrevisses. Rodolphe, lent,les laissa choir à l’eau.

Rodolphe jura… Il en fut lui-même stupéfait.

Son sang s’arrêta, puis repartit impétueusement, gonfla ses artèrescomme un flot de marée… En quelques secondes son sang avait tournécomme une mayonnaise… Son sang était devenu âcre, violent, rustique. Ence lieu, à cette heure, un nouveau Rodolphe était né.

- La troisième ! Vite ! Où l’avez-vous fichue, la troisième, lambin demalheur ?

- Chut ! fit Laverdin.

Il ajouta :

- Patience ! La nuit est à nous !

Ils ne pêchèrent cependant point jusqu’à l’aube. Un orage éclata.Laverdin craignait l’ondée, la foudre, la chute de quelque branchecassée par la bourrasque. Rodolphe ne craignait même plus la chute duciel sur sa tête. Mais, ne connaissant pas le ruisseau, il ne pouvaitpêcher seul. Il lui fallut suivre son compagnon.

Ses mains, fragiles, s’étaient ensanglantées aux ronces. De farouchesorties l’avaient piqué aux jambes, aux avant-bras et même à la figure.Sur toute la surface de sa peau l’eau de pluie diluait la sueur. Ilavait glissé dans une rigole et ses souliers, étanches, emportaient,sans en perdre une goutte, l’eau qu’ils avaient bue.

Il trouvait à tout cela un grand charme. Laverdin s’était chargé,modestement, des balances et du bâton fourchu, mais lui portait lamusette !... Dans cette musette, plaquée sur ses reins comme uncataplasme refroidi, cent écrevisses étaient aux prises. De furieuxcoups de queue ponctuaient cette lutte ardente et noire. Et Rodolphe,cruel, pardonnait à la Polonaise le meurtre du chaton.

Tout le reste de la nuit, il dormit à poings fermés.

Quand il se réveilla, des coqs chantaient. Il courut à la fenêtre,respira, pour la première fois, un air villageois. On était en juin. Ille savait et que la campagne, à présent, devait être tout à faitfleurie. Elle l’était en effet et il en fit l’observation. La campagne,enfin, donnait ce qu’était en droit d’en attendre un auteurconsciencieux.

Apercevant l’aubergiste dans son jardin, Rodolphe cria :

- Il faut recommencer cette partie !

Mais l’aubergiste bêchait ses plates-bandes. Les légumes qu’on récoltesont bien plus savoureux que ceux d’autrui. Et quand, à la campagne, ilfaut acheter pour deux sous de persil…

Rodolphe eut des remords. Ce n’était pas en pêchant l’écrevisse qu’ils’acheminerait vers l’Académie. Il s’offrit à aider Laverdin. C’étaitun bon apprentissage mais qui lui sembla pénible. Il eut tôt desampoules aux mains et des douleurs partout. Fatigué, mais goûtant lasatisfaction du devoir accompli, il se promit de noter longuement sesimpressions sur le carnet n° 1.

Par malheur, il n’en eut pas, ce jour-là, le loisir…

Le temps était orageux et les écrevisses ne pouvaient manquer de «donner ».

Le lendemain, pour varier le plaisir, il apprit à pêcher le poissonblanc, à la ligne.

Le quatrième soir, il se chargea lui-même de la viande de chat.

Et ainsi de suite.

Il ne pensait plus jamais ni à Adèle ni à Sophronisbe, ni au Tumulte,ni même à Paris. Rarement à l’Académie ; rarement au carnet n° 1.

Il pêchait l’écrevisse, l’anguille, le brochet, la blanchaille. Ilcueillait des champignons. Enfin, il braconnait… Il braconnait la nuit,avec et malgré Laverdin. Il y mettait le prix.

- Cela finira mal ! disait l’aubergiste. Les gendarmes seront forcés demarcher…

Rodolphe payait. Il tirait le lièvre au clair de lune mais il apprenaitaussi à poser des lacets de laiton dans les coulées. Absolumentdépourvu, jusqu’à ce moment, d’habileté manuelle, dépourvu de cetteruse dont s’enorgueillissent les primitifs, pour tout dire : cornichoncomme un poète, il ne tarda point cependant à acquérir le tour de maind’un piégeur moyen.

Laverdin prétextait-il son jardin à bêcher, ses pommes de terre àbuter, le foin qu’il fallait rentrer pour la chèvre, Rodolphe s’écriait:

- Je veux vous aider !

Et le faisait en un clin d’œil.

Ni ampoules, ni courbatures ! Les valets de charrue ne semblaient plusà Rodolphe tellement à plaindre. Basané, durci, il mangeait comme unloup, dormait quand il voulait, le jour ou la nuit.

Ce qui devait arriver arriva. Deux gendarmes sortirent d’une haie, unbeau soir, comme Rodolphe et Laverdin, dans l’eau jusqu’au nombril,pêchaient des tanches à la trouble. Son engin sur l’épaule, Rodolphefila comme un daim. Laverdin, plus âgé, plus lourd, ne pouvait pas lesuivre. Ce fut cependant Rodolphe que les gendarmes faillirentattraper. En vérité, ils l’auraient attrapé s’ils avaient bien voulu.L’affaire, arrangée toute de suite, coûta cher au Parisien.

Dès le lendemain, d’ailleurs, nouvelle difficulté : un paysan,propriétaire des prés bordant le ruisseau aux écrevisses, vint, enpersonne, fourche en main, interdire le passage sur ses terres.Rodolphe offrit de le reconnaître pour suzerain et de lui payerredevance.

- J’ai plus d’argent que toi, fainéant ! dit l’autre. Laverdin nevoulait pas se brouiller avec tout le pays. Rodolphe, d’autre part,pouvait-il se contenter de la manille journalière et de la promenadebourgeoise ? Il comprit que sa nouvelle passion le rendait indésirable,malgré ses largesses. Sa résolution fut vite prise :

- Je serai propriétaire ! décida-t-il.

Il songeait à écrire à Louis, le gentleman d’affaires, ou au lieutenantde louveterie, lorsqu’il rencontra la vieille de Chercheboule. Elle luienseigna que le gentleman et cette vieille roulure de marquis étaientdeux cochons, l’un valant l’autre.

- Je vous trouverai moi-même ce que vous cherchez, dit-elle. Pas decommission. Si vous êtes content, un petit cadeau seulement…

Le lendemain à Chercheboule :

- J’ai déjà trouvé ce qui vous convient… Un pavillon de chasse, toutmeublé, avec une bonne ferme ; ou bien, le pavillon seul. Affaire sûre.Le propriétaire veut vendre vite et sans bruit.

- Pourquoi veut-il vendre vite ? demanda Rodolphe et pourquois’adresse-t-il, contre toute raison, à vous ?

- « Ça » ! répondit simplement la vieille.

Elle ajouta :

- Sachez en outre que le fermier est le père d’Hélène.

- Je vous ai déjà dit que je me moquais d’Hélène ! répondit Rodolphe.

- Si vous habitez le pavillon, il vous faudra cependant quelqu’un. LaPolonaise des Nations vous donnerait-elle satisfaction ?

- Elle est pieuse, dit Rodolphe, et moi libre penseur.

- On peut trouver mieux sans chercher bien loin.

- Mes compliments, grand’tante, mais n’y revenez plus ! réponditsévèrement Rodolphe.

Il alla, avec la vieille, visiter le pavillon et la ferme. Le pavillonétait délabré. Au premier étage, un lit de sangle ; au rez-de-chaussée,une table-madrier et des bâtons de chaises. Mais les bâtiments de laferme, tout neufs, tout blancs et coiffés de rouge, éclairaient lecoteau. Le fermier, jovial, offrit, avant la visite, du vin de savigne. Après, Hélène, aussi sage que belle, servit le thé. Ellereconnaissait le faux pauvre du cinéma et souriait au voyageur du trainomnibus. La vieille disait au fermier, trop jovial :

- Ne t’occupe plus de « ça » ! Tu devrais être grand-père !

Hélène en rougissait.

Deux ruisselets à écrevisses, une rivière pour tous poissons, ninavigable ni flottable, arrosaient la propriété. Des lapins de garenneavaient établi leur quartier général dans un taillis. Un propriétaireterrien chasse et pêche, d’ailleurs, sur autrui, à charge deréciprocité.

Le vendeur avait dit à la vieille : deux cent mille. Compte tenu dubail en cours, c’était du trois et demi bien juste ; mais sûr comme lamort. Le nom sur le plan cadastral : La Rambardière. Mais, sur uneplanche, au-dessus de la porte, Hélène avait peint : Val-Fleury.Poétique et de surcroît exact à la saison d’avril. Plus exact mêmequ’on n’aurait pu l’espérer : le fermier s’appelait, sans le faireexprès, Fleury.

Rodolphe signerait-il « de la Rambardière » ou « de la Rambardière duVal-Fleury » ? Les deux sonnaient bien.

Il répondit à la vieille : cent quatre-vingt mille.

Il n’avait pas peur d’Hélène. Ordre télégraphique au notaire de vendredes Tréfileries, Charbonnages, Wagons-Lits et du vieux trois pour cent.

Huit jours plus tard, Rodolphe était installé au pavillon de laRambardière, avec des lignes, des balances à écrevisses, un vieux fusilà canon rogné, du fil de laiton et douze carnets, le treizième laisséen souvenir à la Polonaise.

Quand il ne prenait pas ses repas à la ferme, la mère d’Hélène les luiapportait. Trois jours, il pêcha. Le quatrième, il eut des soucis. Unvieux bonhomme, propriétaire d’un pré en aval des siens, vint le sommerde détruire certain petit barrage gênant le cour d’eau. Le barrage negênait rien et il avait, de tout temps, existé. Rodolphe, bon voisin,céda cependant tout de suite.

- Vous êtes perdu ! dit la vieille, consultée.

Et, en effet, les réclamations, sommations et ultimatums commencèrent àpleuvoir. Mais Rodolphe se raidit. Il étudia le cadastre, la loupe à lamain et moucha ses adversaires. Revenant sur sa générosité passée, ilfit rétablir le barrage, creuser des rigoles, apprivoiser les deuxruisselets. Puis, à son tour, il réclama ce qui ne lui appartenaitpeut-être point, âprement, en toute mauvaise foi. Et les voisins semirent à le saluer.

- Ils ne savaient pas à qui ils s’attaquaient ! disait Hélène, belle etfière.

A voyager le long de ses haies, à compter ses arbres, à repérer desbornes, à mesurer ses frontières au ruban d’acier, il en oubliait unpeu la pêche et la chasse. D’autres passions s’éveillaient en lui etnotamment la passion, terrible, du propriétaire pour son bien. Certainsarbres, d’ailleurs contestés, lui furent chers entre tous. C’étaientdes arbres de bordure montant la garde du côté nord. Il leur savait gréde vautrer leur ombre sur l’herbe d’autrui, non sur la sienne. Toutesles haies du pourtour travaillaient pour lui ; par des milliers deracines sournoises, avides, elles allaient impudemment piller lesous-sol du voisin, vidaient ses épis, buvaient son vin.

Laverdin, seul, en considération de ses services passés, eut le droitde pêche au Val-Fleury. Mais, attention ! du lever au coucher du soleilet avec la maille de 27.

Rodolphe abonna le fermier à l’Agriculteur de l’avenir. Il lui fithonte des trente quintaux à l’hectare obtenus couramment par lesAllemands et nos amis Belges.

Supputant les bénéfices procurés par le bétail, il n’oubliait pas lefumier. La mère d’Hélène lui apprit le prix du beurre et qu’en vingt etun jours une poule, même inexpérimentée, tire d’une douzaine d’œufsmarchande, jusqu’à treize poulets. Pourquoi n’obligeait-on pas toutesles poules à couver ?

De son côté, la vieille, qui était venue voir s’il ne lui manquaitvraiment rien, lui enseigna ce que c’est au juste qu’une poularde,qu’un chapon.

- Mais je ne vois nulle part, s’écria-t-il sévèrement, de coqs ayant lacrête coupée !

- Il y en a plus qu’on ne croit ! répondit la vieille d’un air dereproche.

Il adopta un jeune bouc dont le fermier voulait se défaire et qui nesentait pourtant pas encore mauvais.

Les carnets n° 1, 2 et 3 se couvrirent de comptes, de calculsd’intérêts, de systèmes d’équations et de graphiques parlant aux yeux.

Il aimait la terre, la terre nourricière, la terre gorgée d’humus, laterre grasse qu’on pourrait mettre en tartine, la terre maigre qu’ilfaut suralimenter, la terre qu’on éventre, la terre où fermentent lesgermes, la terre grosse de tubercules et de racines pivotantes.

Enfin le jour fut tôt venu où il aima la terre en soi. D’un seul élan,il jeta sur le carnet n° 4 un hymne au sol et au sous-sol. En vestoncintré, il le lut à son bouc, puis à Hélène. Elle avait appris, àl’école primaire, des fables de La Fontaine, puis, en pension, despoésies d’Eugène Manuel, Jean Aicard, et même du Musset :

Lorsque le laboureur, regagnant sa chaumière…

Hélène pleura, sans vergogne.

Elle n’avait pas peur de lui.

La saison des moissons s’achevait. Rodolphe, en veste de bure, alladans les champs. Il ôta sa veste et songea à l’Académie. Il songeaaussi à ses confrères, auteurs de romans du terroir. Un jour ou l’autreil leur apprendrait, à ces faiseurs, à ces industriels sans conscience,ce que c’est qu’un paysan !

Le fermier Fleury conduisait une moissonneuse de marque américaine. LesAméricains ont du bon ; mais ils devraient fabriquer des moissonneusesmoins « char d’assaut », plus faciles à comprendre, se rapprochantdavantage de la faucille de Booz ou d’une faux emmanchée par Lhermitte.

Le temps n’était pas si chaud que cela. Le fermier Fleury gagnait lepain des hommes sans trop de sueur à son front. A chaque bout du champ,il buvait un coup. Un domestique relevait les gerbes et en formait desmoyettes. Rodolphe vint à son aide. En son ardeur de néophyte, ilrelevait deux fois plus de gerbes que le domestique. Celui-ci gagnaittrente francs par jour, nourri, abreuvé, couché, blanchi. Cotisant à laS. F. I. O., secrétaire du sous-comité local, il disait raca vers ladroite, et bran aux communistes. Il se demandait un peu ce qu’on étaitallé f… en Syrie. Plus altéré que Fleury lui-même. Célibataire,affranchi, tourmenté cependant. Il malmenait un énorme journalier, bêteet heureux comme un ange.

Hélène apporta le goûter des travailleurs. Elle ne pensait pas trouverlà Rodolphe ; rien n’était prévu pour lui. N’osant diminuer la part desautres, il s’en revint vers la maison avec la jeune fille.

Elle fit la moue en le voyant, à côté d’elle, sous sa veste de bure, lafigure noircie par des épis cariés.

- Pourquoi perdre son temps de la sorte ? demanda-t-elle.

- Est-ce perdre son temps, s’écria-t-il indigné, que de nourrirl’humanité ?

Elle eût préféré qu’il fît chanter les blés d’or, frissonner lescoquelicots et les bluets.

Lui, pensa soudain à l’Académie.

- Pour une autre raison encore, je n’ai pas perdu mon temps,ajouta-t-il, mystérieux.

A l’ombre des ormeaux centenaires qui bordaient la route, Hélène rougit.

Pour le repos de sa conscience, Rodolphe, le lendemain matin, secondamna à écrire ; tout au moins, à se préparer à écrire. Il voulutracer un plan, imaginer des personnages, se jura de trouver une idée,dût-il y perdre son nom.

Dur métier ! combien plus pénible que celui de moissonneur ! Et, àmoins d’un hasard fou, combien moins rémunérateur !

Rodolphe, pour être tout à fait dans l’atmosphère favorable, avaitgardé ses vêtements grossiers. Aussi longtemps que l’on pense enfrançais, on ne sait pas une langue étrangère. Rodolphe voulait penseren langage « valet de charrue ». Il y parvenait à peu près, maisn’arrivait pas à traduire en prose littéraire. En outre, il avait àpeine arrêté un personnage par l’épaule que le passant fléchissait,rompait le contact, s’esquivait ; plaqué par les jambes, il tombaitmort, à tout jamais inutilisable. De personnage il n’en trouvait qu’un: lui-même. Tous les autres, paysans à la manque, n’étaient pas dansleur rôle. Était-il venu si loin pour écrire une autobiographie ?

Hélène vint lui demander s’il déjeunerait au pavillon. Belle, parfumée,et le front orné de sentiments choisis parce qu’elle croyait entrerchez un poète. La vue du costume de Rodolphe lui donna un coup. Ellen’attendait le lyrisme que d’un homme jeune, portant souliers vernis etmanchettes, ou bien, alors, d’une gueuserie dépassant largement lamesure. La petitesse du carnet n° 4 la désenchenta. On écrit des vers àl’encre bleue, sur grand papier, ou encore avec du sang et alors c’estle Destin qui tourne la page. La poésie exclut toute moyenne.

Rodolphe vit bien qu’elle avait espéré verser des larmes. Il n’avaitpourtant rien de nouveau à lui lire et il ne savait rien par cœur.Alors, il l’embrassa.

Il n’y eut que ce premier pas qui ne lui coûta rien.

Elle ne vint plus au pavillon. Pour l’embrasser une seconde fois, commec’était son devoir de Français, il fut obligé de se déranger, de lapoursuivre.

La troisième fois :

- Je suis une honnête fille ! dit-elle en se redressant.

Agacé par le remords, Rodolphe alla à la pêche, tendit des lacets dansles haies d’autrui – il faudrait être fou pour braconner chez soi. Puisil renoua les amitiés avec ce pendard de Laverdin. La Polonaise,victime d’un petit accident, avait dû quitter les « Nations ». Quel’étrangère qui n’a jamais péché lui jette la première pierre !Recommandée par la vieille, une Parisienne du XIe la remplaçait ;ancienne demoiselle d’honneur de la reine, dans une fête de quartier ;malgré cela, sans morgue déplacée.

- Mille fois plus fine mouche que la pauvre enfant des salines !assurait à Rodolphe la vieille aux idées particulières.

Mais Rodolphe préférait traiter avec le lieutenant de louveterie : lemarquis lui vendit un grand chien courant qui ferait merveille sur lelièvre, dès l’ouverture.

Le chien voulut manger le bouc. Rodolphe rendit le bouc au fermier.Hélène pleurait.

- Voudrez-vous, demanda Rodolphe, préparer la pâtée pour mon chien ?

- N’est-ce pas mon rôle ? répondit-elle, humble.

Rodolphe demeurait assez froid. Hélène reprit, d’un ton atrocementrésigné :

- N’est pas mon rôle, ici-bas ?

Le débat s’élargissait jusqu’aux étoiles. Libre penseur maisrespectueux des convictions d’autrui, déniant tout pouvoir au tribunalsuprême, mais au fond ne s’y fiant pas tant que ça, Rodolphe fut dansses petits souliers.

- Je n’ai jamais songé à vous humilier, bredouilla-t-il. Mon affectionpour vous est mêlée de respect…

- Alors, parlez à mon père ! dit Hélène.

Le fermier Fleury fut bon prince. Il y gagna d’abord le prix du fermagequ’il devait le 28 septembre.

Rodolphe ouvrit, malgré tout, la chasse. Il eût désiré aussi prendreune part active aux travaux d’automne entre le domestique et le bravejournalier. Car, au sujet de l’arrachage des pommes de terre et desbetteraves, de la vendange, de la cueillette des fruits, il prétendaitmettre, tout vifs, sur le carnet n° 4, des renseignements de premièremain.

Il lui fallait pourtant bien faire sa cour et des vers.

Raisonnable, mais rugueuse, la mère d’Hélène ne paraissait pastellement enchantée. Elle tenait pour vérité d’expérience qu’à partird’un certain âge, il n’y a aucun intérêt à prolonger les fiançailles.On veut se marier ou on ne le veut pas.

Les premières feuilles mortes, chatouillant les lièvres àrebrousse-poil, les chassaient des fourrés. Ils se faisaient tuer augîte, au beau milieu des guérets, comme des imbéciles. Les grives nedéssoûlaient plus. Rodolphe eût proposé de fiancer tous les chasseursou que fût signé un armistice. Il devint terrible aux braconniers.Oublié, le carnet n° 4 !

Le mariage fut célébré à la mi-novembre. Rodolphe comptait ouvrir l’œil: il est sans exemple qu’une noce villageoise n’ait pas fourni centlignes de copie. Mais Hélène voulait un lunch dans la salle « Wilson »et voir Montmartre.

La vieille de Chercheboule se trouvait aux « Nations » au moment dulunch. Bien qu’elle ne fît plus de clientèle, par bonté pure et parceque ce petit couple lui plaisait, elle offrit ses services pour le 14juillet de l’année suivante. Elle appelait toute chose par son nom enlangue vulgaire, sans avoir recours, comme les médecins, au grec et aulatin. Les discours des médecins valent leurs drogues. Les médecins nesavent pas tout. Pour que l’enfant chante bien, il faut mettre lecordon du nombril sur un rosier. Tout le monde ne peut pas faire desjumeaux. Qui n’a qu’un enfant n’a rien. Il vaut mieux accoucher sixfois que nourrir un fibrome. On doit passer à une femme grosse toutesses envies. Si le lait ne vient pas, faites têter le cornard avec untuyau à pipe !

A Montmartre, Rodolphe se trouva dépaysé, déjà. Hélène ouvrait degrands et beaux yeux. Ils rencontrèrent le gentleman d’affaires. Hélènel’appela M. Louis et même Louis : il avait été berger à la Rambardièreau temps où il y avait encore des moutons. Louis leur fit connaîtreplusieurs boîtes nouvelles.

Rodolphe n’eût pas mieux demandé que de montrer à Hélène l’appartementdont il avait toujours une clé, mais il craignait qu’il n’y traînât dessouvenirs d’Adèle. Confiant sa femme au berger, il s’éclipsa pour uneheure, afin d’aller cacher tout au moins la poupée éventrée. Il montasans crier gare. La poupée avait disparu, mais il trouva des fleursdesséchées, des bouts de cigarettes dorés, des objets de toilettesinconnus, des boutons de faux-cols qui n’étaient point à lui, desboucles de jarretelles comme jamais Adèle n’avait pu en supporter… Ilredescendit quatre à quatre, menaça le concierge des travaux forcés etcourut rejoindre Hélène.

- J’ai vu mon notaire ! dit-il. A présent, nous partons !

Hélène et Louis le gentleman jetèrent des cris.

Il reprit :

- Nous partons pour Biarritz, Séville, Marrakech…

- Je préférerais aller au Maroc, dit Hélène sans ombre de malice.

Rodolphe, froidement, pris deux billets pour Chercheboule. Les joursétaient trop courts pour entreprendre un long voyage.

Rodolphe apprit à connaître le fermier Fleury. Brave homme, né undimanche. Encore solide à table et d’aplomb au lit. Ennemi juré de laloi de huit heures qui ose mettre le travail sur le même pied que lesommeil et le loisir. Il appelait sa femme « Malaisée ». Bien décidé,d’abord, à vivre cent ans. Au demeurant, d’humeur facile et assezingénieux. Il proposa à Rodolphe plusieurs arrangements. Dans tous lescas, il était conseilleur, non payeur. On tomba d’accord sur le plussimple : le fermier prendrait la place du propriétaire etréciproquement.

Fleury s’installa donc au pavillon, où il eût la tâche de soigner leschiens, d’entretenir les armes et les engins de pêche. Rodolphe, ayantpayé le cheptel et l’outillage, vint à la ferme et prit lecommandement. Il avait trois grands projets :

1° Faire rapporter à ses capitaux un intérêt exagéré ;

2° Amasser patiemment, sournoisement, les matériaux d’une grande œuvrevécue qui le mènerait à l’Académie ;

3° Faire le bonheur d’Hélène, en l’obligeant à vivre dans un milieusain, sur la terre même de ses aïeux.

Fleury devait apporter à son gendre l’appui de son expérience déjàlongue. Le bonhomme n’avait pas un cœur d’airain. S’il avait renoncé,sans une larme, à l’outil qui fait la main calleuse, il aimait à revoirson bétail. Il venait à l’étable, donnait des renseignements sur lecaractère des bêtes, s’intéressait à leur santé. Il attelait le chevalet menait ce pauvre animal à la promenade. Afin d’entretenir le moraldes domestiques, il trinquait avec eux, très volontiers. Mais gare à la« Malaisée » !

Celle-ci n’avait rien voulu changer à sa vie. Elle couchait aupavillon, car il est écrit que la femme doit suivre son mari. Mais,levée avant l’aube, elle courait à la ferme et donnait le branle.Rodolphe avait engagé une servante : elle l’envoyait aux champs avecles domestiques. Paysanne obscure, elle donnait quand même ses ordres àtous et notamment à Hélène. Avant le mariage, elle avait regardéRodolphe avec l’attention un peu inquiète que l’on accord auxlunatiques ; maintenant, elle manifestait à son endroit une sympathieteintée de commisération. Avec elle à la maison, il était beaucoup plusfacile que Rodolphe ne l’aurait cru de diriger une ferme.

L’hiver permettait les distractions. Rodolphe chassa, pêcha, mais neremit pas les pieds aux « Nations ». Il prit part à des battues pourdétruire les animaux nuisibles. Fleury, rabatteur, suivait lemouvement. Puis il prit un permis pour son propre compte et passa lereste de la saison à dérouiller le fusil de Rodolphe et à exercer seschiens. Ses parties de chasse, assez peu fructueuses, se terminaientchez l’un ou l’autre Laverdin.

Hélène frisait ses beaux cheveux et chantait des romances sur l’air dela Paimpolaise ou du Trompette en bois. Elle ignorait tout desgrands projets de Rodolphe comme elle ignorait d’ailleurs sa carrièrede feuilletonniste et son pseudonyme. L’examen des carnets nos 2 et 3ne pouvait la renseigner. Des effusions surveillées ne lui livraientque de vagues renseignements sur la première jeunesse de son mari, sonexistence de poète rentier dépourvu de relations inavouables et payantexactement son terme. L’âme de Rodolphe gardait son mystère. Hélène, aureste, ne se souciait pas autrement d’en chercher la clé. Elle eûtseulement souhaité que Rodolphe, de temps en temps, composât unechanson d’amour puisqu’il savait le faire, lui.

A Noël il fallut bien aller à Paris. Louis le gentleman y allait aussi,en auto. Il emmena le couple.

Rodolphe voulait résilier le bail de son appartement. Hélène s’y opposaavec une terrible énergie. Ce pied-à-terre était plus confortablequ’une chambre d’hôtel au lit douteux et, tout compte fait, puisqu’onreviendrait souvent à Paris, moins onéreux. Hélène acheta un banjo.

Dès le premier printemps, Rodolphe conduisit sans difficulté unecharrue qui labourait, pour ainsi dire, de race. Toute la peine enrevenait à l’attelage. Fleury fut fier d’enseigner à son gendre, en dixminutes, le geste auguste du semeur. La « Malaisée » dit :

- Achetez donc plutôt un semoir mécanique !

- Pourquoi, demanda Rodolphe, n’en fîtes-vous pas acheter un par votremari ?

La « Malaisée » parlait bien, mais peu ; elle leva les épaules.

Rodolphe acheta le semoir. Il en connaissait le fonctionnement toutaussi bien que les autres. L’appareil, d’ailleurs, avait beaucoup moinsde ratés qu’un stylo.

La taille de la vigne est une science et un art. Personne n’est obligéd’être un artiste ; Rodolphe acquit la science en deux leçons.

Le printemps verdissait les prés. Sûrs de leurs rôles, les oiseauxchantaient sur le bord de leur nid. C’étaient les poules qui faisaientle plus de bruit. Rodolphe comprenait beaucoup de choses, par exemplepourquoi les œufs sont moralement tenus de baisser lorsqu’on paye deplus en plus cher des pommes rainettes de plus en plus flétries ;pourquoi on ne mange pas, en toute saison, du chevreau à l’ail vert ;pourquoi le père Fleury n’avait pas été son concurrent lors de l’achatde la ferme.

Sensible au réveil des sèves, Fleury se coiffait sur l’oreille ettendait le jarret. Il donnait à tous les voisins aide et conseil pourle soutirage des vins. La demoiselle d’honneur des « Nations » pensaitétouffer de rire à ses contes. Dans un rayon de six lieues, il y avaitjuste le nombre de foires nécessaires et suffisant : une de plus et lebonhomme, malgré sa bonne volonté, eût fait des jaloux. Le dimanche, ilétait lié par ses scrupules religieux et par un serment solennel. C’estpourquoi, après la messe, il allait chez Laverdin-poudrette. Lesnouveaux débarqués y faisaient halte. Le chef de gare venait, derrièrele coq. Après lui, l’homme d’équipe, jeune, courtois, secret. Fleurypayait ce qu’il fallait, puis Laverdin, puis les nouveaux débarqués etparfois même l’homme d’équipe. Le chef de gare, non !... Fleury s’étaitjuré de faire payer le chef de gare, une fois, avant de mourir…

Rodolphe s’étonnait que le bonhomme eût pu joindre les deux bouts etfaire donner à sa fille une bonne éducation, en somme.

Hélène commençait à tirer du banjo des accents qui lui mettaient, àelle-même, les larmes aux yeux. Elle tenait mal la comptabilité. Maisest-il besoin de comptabilité quand les affaires vont bien ? Six moisaprès l’arrangement qui l’avait fait propriétaire exploitant, RodolpheBoutois, malgré son inexpérience, les voyages à Paris d’Hélène et lebanjo, évaluait ses bénéfices nets à dix pour cent. Que serait-ce plustard ?

Le premier grand projet était donc en bonne voie de réalisation. Lesecond également, car Rodolphe commençait à  savoir ce que c’estqu’un paysan. Quant au troisième… Que manquait-il au bonheur d’Hélène ?

- Voici des fruits, des fleurs et des feuillages ! Voici mon cœur quine bat que pour toi… Et voici de l’or, honnêtement gagné…

- Je veux revoir Montmartre ! murmurait Hélène.

- Ça, non !

Du moins, pas pour le moment ! Il fallait faucher, planter, sarcler. Lapêche était ouverte. On attendait des veaux.

- Allons voir nos terres ! disait Rodolphe, en passant son bras sous lebras d’Hélène. Nous mangerons des cerises sur l’arbre, nous verronsbondir les agneaux autour de leur mère, nous compterons les grains duplus bel épi et nous reviendrons les mains embaumées de fleurssauvages… Allons voir nos terres, chère Hélène !

Elle s’en moquait, des terres, des épis, des agneaux et des cerises,même !

- Si j’avais su !... Ah ! si j’avais su ! murmurait-elle.

Pendant qu’il était au travail ou à la pêche, elle lisait desfeuilletons ; le dimanche, elle allait au cinéma. C’est ainsi qu’àmesure que Rodolphe se prenait d’amour pour sa nouvelle condition, ilsentait Hélène se détacher de lui. Certes, il avait étudié le cas oudes cas analogues dans ses romans-feuilletons et il aurait pu sansdoute y remédier. Mais, pour cela, la saison d’été n’était pasfavorable : le temps faisait défaut. En juillet, Rodolphe pêchal’écrevisse, coupa le blé, vendit du bétail. Sur le carnet n° 4, lacourbe bénéfices atteignit l’altitude quinze pour cent.

Hélène, par la boîte aux lettres de la Mode franco-américaine,déversait le trop-plein de son âme chez Piment-du-cocktail, femme dumonde. Elle : Muguette-des-bois.

Fleury fêta, à la foire, la fin de la moisson. Louis-le-gentleman leramena dès quatre heures du soir, plus saoul que la Pologne. Seule à lamaison, Hélène faisait gémir le banjo. On ne sait au juste ce qui sepassa quand ils furent trois. La « Malaisée », revenant à l’improviste,leur brisa, sur les reins, le banjo.

L’état d’Hélène empira. Piment-du-cocktail ne tutoyait point son mari.

- La vie que vous menez est indigne de vous ! dit à RodolpheMuguette-des-bois.

- Tu préférerais donc que je fusse un rentier crasseux, un propre àrien, un de ces parasites qui, dans une société bien organisée,devraient mourir de faim ?

Emporté sur la pente du souvenir, Rodolphe s’écria :

- Dis ! Tu préférerais avoir épousé une moule en pantalon étroit ?

- Qui vous parle de pantalon étroit ? riposta Hélène. Je ne retarde pasà ce point, quand même !... Deuxièmement, continua Muguette-des-bois,portez les vêtements que vous voudrez, pourvu qu’un cœur batte en votrepoitrine, pourvu que votre âme, s’élevant au-dessus des soucisgrossiers, soit la sœur de mon âme.

- Cette Piment-du-cocktail, dit Rodolphe, que je sois juré, le jour oùson mari lui fera passer le goût du pain !

- Vous étiez Parisien et poète, naguère ! murmura Hélène.

- Je suis producteur de blé ! hurla Rodolphe. Et moderne ! Et à la page!... Dès cette année, j’aligne mes trente quintaux, comme lesétrangers… Et je fais aussi du bifteck de première qualité, du beurre,des œufs, des pommes de terre, du vin que je champagnise, del’eau-de-vie qui sera cognac dès que je le voudrai… Si vous ne craignezpas le vertige, voyez bénéfices !...

L’argent, pour Hélène, était un moyen, non une fin. Elle voulait vivreparmi les civilisés. Piment-du-cocktail connaissait un poète créole etl’auteur principal d’un livret d’opérette ; leurs âmes communiaient.

- Ma femme est charmante, confia Rodolphe à la vieille de Chercheboule,mais je ne sais ce qui la tourmente ?

- « Ça » ! répondit la vieille.

La saison des battages commença. Les grands journaux d’informationannonçaient un rendement dépassant toute espérance. En outre, la maréedes blés argentins, depuis si longtemps menaçante, finirait bien pardéferler par-dessus les douanes… Méfiant, Rodolphe ne vendit point sarécolte.

Louis-le-gentleman, dans un château qu’il venait d’acheter, donna unefête. Une chanteuse des théâtres de Paris fit entendre des lyrics. Unedame de la société, plumeau au derrière, le manche on ne sait où,prétendit imiter Joséphine Baker. Le bal fut un bal costumé. Muguetteétait en joli muguet de mai. Rodolphe, oh ! en serf, taillable à merci.Innocent, il gagna mille francs au poker.

Ce bien mal acquis profita à Muguette qui garda, pour trois moisencore, l’appartement de Paris. Elle alla y faire quelquesembellissements, revint contente, avec douzechemises-culottes-combinaisons et des pyjamas feuille-morte, puis sedésola de nouveau.

Entre la saison de battage et les semailles, Rodolphe eût bien vouluqu’on lui laissât un peu la paix. La chasse était déclarée ; lesperdreaux que les autres tuent, on ne les retue pas. Par les matins degelée blanche, les brochets mordaient au vif comme des loups ; lesperches, neurasthéniques, se suicidaient à la file indienne.

La « Malaisée » gagnait gros sur ses cochons. Mais Hélène buvait desliquides choisis en dressant le petit doigt. Ses pyjamas soulevaientl’hilarité du journalier massif et la haine de l’unifié qui commençaità croire que le communisme a du bon.

Brouillée à mort avec Piment-du-cocktail, Hélène écrivait, à l’adresseparticulière de l’ennemie, une très longue lettre de rupture, à l’encrebleue, sur papier bleu ; par le même courrier, une carte pourLouis-le-gentleman. La « Malaisée » donna à sa fille des bas à repriseret une claque. De quel droit, à la fin ? Hélène, d’un coup de tête,acheta une collection complète de romans populaires.

Rodolphe comprit qu’elle en aimait, d’un amour désespéré, jusqu’auxauteurs, même les lâches qui signaient X… Il s’était juré de garderlongtemps encore l’incognito. Mais, devant la gravité de la situation,il prit la décision qui s’imposait. La Fiancée du conquistador, sonpremier roman, à lui, Gaëtan de Kerlimonec, avait paru sous couvertureillustrée et même glacée chez l’éditeur banqueroutier. Piégeur émérite,Rodolphe tendit adroitement cet appât. Hélène se jeta dessus et ledévora. Elle en demeura toute molle sur une chaise longue, avec desyeux hagards.

- Y a-t-il un malheur ? demanda Rodolphe.

Hélène releva ses genoux, y appuya son menton et regarda vaguementquelque part.

- C’est ça que tu lisais ! dit Rodolphe en prenant le livre.

Il fit une inspiration profonde, pâlit un peu et :

- C’est idiot ! jugea-t-il.

Hélène eut un sourire plein d’amertume.

- Dites tout ce que vous voudrez, mon ami, mais pas ça !

- C’est idiot ! répéta-t-il avec force. Idiot ! Et l’auteur le voulaitainsi ! L’auteur l’a fait exprès !

Il ajouta, après un temps :

- Je connais très bien l’auteur !

Hélène s’anima.

- Je crois le connaître aussi, dit-elle. L’auteur ne peut être qu’uneâme d’élite…

- L’auteur, c’est moi ! dit Rodolphe.

Elle ne s’évanouit pas ; elle n’eut qu’un pâle sourire.

Alors il donna des précisions, accumula preuve sur preuve et finit pars’emballer.

- Je te répète, sacré mille tonnerres, que c’est moi ! moi ! Je n’ensuis pas plus fier pour ça ! mais la vérité est la vérité !... Inutilede te monter le bourrichon avec ton Kerlimonec et ton conquistador… Cebouquin est une ânerie, écrite à l’usage des ânes, par un crétin : j’aiété ce crétin !

On ne sait à quel excès de langage il se fût laissé aller si Hélène nes’était dressé tout contre lui.

- Je suis fière de toi ! disait-elle. Tu me rends la plus heureuse desfemmes !

La soirée était trop avancée pour que l’on fît de grands projets. Mais,dès le lendemain matin, Hélène rassembla ses objets de toilette.

- Je ne veux pas être un obstacle à votre gloire ! Mon devoirm’interdit de vous retenir plus longtemps au fond de ces campagnes ! Mevoici prête à vous suivre à Paris…

Laverdin signalait un passage de bécasses. Quatre bœufs à vendre. Dixhectares à herser.

Louis-le-gentleman vendait un taillis de châtaigniers touchant Rodolphepar trois côtés. Rodolphe acheta cette enclave. Hélène eut des regardsfarouches.

- Misérable ! murmurait-elle. Gaspiller ainsi les dons du Créateur !

Elle le ramènerait, malgré lui, vers le monde qu’il n’aurait jamais dûquitter.

- Dès maintenant, ordonnait-elle, écrivez ! Écrivez tout ce qui vouspassera par la tête : cela vous remettra toujours en train !

- Depuis ma typhoïde, je n’ai plus la moindre imagination, assuraitRodolphe.

Il pouvait, sur ses terres, détruire les animaux nuisibles par tous lesmoyens, même au fusil. Il pouvait aussi les faire détruire par sesgens. Le père Fleury l’accompagnait pour de sales blagues aux corbeauxqui, d’ailleurs, n’étaient jamais en reste.

- Si j’étais propriétaire, disait le bonhomme, je ne me ferais pas debile. Hélène veut aller à Paris : pourquoi ne la contentez-vous pas ?

- Elle est malaisée ! répondit Rodolphe.

Dans une commune voisine, à la lisière d’une forêt, les sangliersfaisaient de leurs tours : on se prépara à les recevoir. En attendant,on enfuma des renards.

Un contrôleur des contributions directes qui se croyait tout permis fitplaner une menace d’impôt sur les bénéfices agricoles. Réunis chezLaverdin-poudrette, cent cinquante propriétaires ou fermiers décidèrentde parler net. Rodolphe, à l’unanimité moins une voix, fut chargéd’écrire au député. Hélène, lisant par-dessus son épaule, lui arrachala plume des mains.

Alors, il dut lâcher le reste de son secret. Lentement, posément,raisonnablement, il exposa toute l’économie de son second grand projet.

Commettre la Fiancée du conquistador ne procurait pas la gloire,comme elle se l’imaginait ; cela déclassait au contraire un auteur. Onpouvait se le permettre dans sa première jeunesse, comme on fait desgammes. Mais le temps était passé de ces jeux innocents. Il songeait àune grande œuvre qui le ferait, d’emblée, célèbre. Déjà, il enassemblait, en sa tête, les matériaux. Ce serait une histoire du genresimple mais qui irait loin, quand même. Scènes vécues, personnages prisen pleine réalité.

- Quels personnages ? demanda Hélène.

- Eh bien, par exemple… Joseph le journalier, Laverdin-poudrette, lebûcheron Ricandoule…

- Qui peut s’intéresser à des gens pareils, à leurs histoiresembêtantes ? s’écria Hélène.

Rodolphe, décidé à frapper un grand coup :

- Ce ne serait pas la première fois que des histoires embêtantesmèneraient un auteur à l’Académie !

- Tout cela n’empêche pas que nous vivions à Paris ! conclut Hélène,énervée.

Elle faillit glisser jusqu’à la syncope. Rodolphe n’appela pas la «Malaisée ».

Le printemps éclata dans les cerisiers. Rodolphe, engagé dans un procèscontre un autre propriétaire à propos d’un droit de passage, gagna. Desvignes gelèrent, non les siennes. Ses blés étaient d’un vert si profondque le domestique unifié passa, avec sa faucille, au communisme.Rodolphe le remplaça, par raison de symétrie et à bon compte, par unhercule d’importation, un Russe marqué au knout par la Tchéka. Pour lapremière fois depuis la grippe espagnole, son pancréas oublia de luisonner Pâques. Ficelé, cacheté, son picolo de six mois faisait péterles bouteilles ; Fleury lampait jusqu’à la lie, sans souci du verrecassé.

Louis-le-gentleman but un bouillon. Ses affaires s’imbriquaient, la finde l’une glissée sous le commencement de l’autre. La dernièresurplombait le vide. Cent mille francs que lui eût confié Rodolphe poursix mois seulement et à un taux à débattre, lui eussent permis desouffler une affaire royale à la tribu des Guinberg de Paris,nationalistes et bénits, au fond Juifs sans patrie. Loyal, robuste, lamain tendue, Rodolphe lui offrit, pour voir venir, trente francs parjour et la nourriture, du 15 mai au 15 octobre.

Louis-le-gentleman bénéficia d’un associé et d’un jugement qui fitressortir la bêtise dudit associé, plumé en deux mois. Le gentleman setira ainsi d’affaire. Il n’avait point les mains nettes, mais il ne lesavait point vides. Il disparut.

- A la fin, disait Rodolphe à Hélène, tu me taperais sur les nerfs, sij’avais encore des nerfs ! Un de ces quatre matins, si tu continues àme pincer la jambe avec tes histoires de romans-feuilletons et de viedistinguée, je vais te montrer ce que c’est qu’un gars, tu m’entendsbien, un bon gars de la foire !

Il lui disait : tu m’embêtes ! en un patois fort gras. Il redemandaitde la soupe aux choux, buvait, dans l’assiette profonde et encorechaude, une chopine de vin rouge. Après chaque repas, il se tapait surle ventre :

- Encore un que les Parisiens n’auront pas !

Il fut membre fondateur et, aussitôt, président de l’Associationcantonale pour la défense contre les touristes.

Forte d’une alliance tacite, la « Malaisée » écartait Fleury d’un coudebrutal ; saoul, le bonhomme devait s’attendre à passer la nuit dans lagrange, sur une botte de foin.

La « Malaisée » donnait cette leçon à Rodolphe :

- Si je te l’avais dressé dès les premiers temps de notre mariage, ilne serait quand même pas ce qu’il est.

Depuis si longtemps qu’elle n’avait vu Paris, Hélène ne pouvait plusmanger que des biscottes.

Rodolphe dit :

- Il est criminel de garder un appartement vide dans la capitale, alorsque de nombreuses familles nombreuses doivent s’entasser dans destaudis, que des fiancés impétueux voient s’éterniser leurs fiançailles,que des travailleurs économes sont la proie des lotisseurs, que degrosses dames, dans les trains de banlieue…

- Où voulez-vous en venir, mon ami ? interrompit Hélène d’une voiebrisée.

- A ceci : que j’écris à mon propriétaire pour céder mon droit au bail.C’est pesé !

- Qu’il soit fait selon votre volonté ! dit Hélène qui se retira danssa chambre.

Le propriétaire répondit aussitôt. Un agent de location avait un clientqui reprendrait les meubles. Fixer le prix par télégramme. En quatrejours, tout fut réglé.

Douce, Hélène mangeait du lard aux choux. Les épis ondulaient mieuxqu’une mer dorée. Elle demanda quand on commençait la moisson.

Rodolphe alla chez le mécanicien, à Chercheboule, pour faire revoir etmettre au point la moissonneuse. Quand il revint, Hélène était partie…

Elle n’avait pas pu s’empêcher d’expliquer pourquoi en une longue, troplongue lettre : Paris, la vie civilisée, les plus nobles élans del’âme… Personne n’eût songé à lui demander toutes ces idioties. Elle nedisait pas, cependant, si elle reviendrait un jour…

Après une petite pluie, un coup de vent sec rendait la paille cassantecomme verre. C’est toujours le plus beau grain qui tombe. Avant debattre, il faut couper. Pour enlever toute excuse aux glaneuses, iln’est rien que l’œil du maître.

Fleury, seul, avait le temps d’être ému : il coucha sept nuits dans lefoin.

Le huitième jour, le plus dur de la moisson était fait. La « Malaisée »s’approcha de Rodolphe et lui versa de l’eau-de-vie « de chez elle »,mise en fût par son grand-père à elle et dont personne n’avait goûtédepuis le 11 novembre 1918.

- Pourquoi ? pourquoi ?... balbutia Rodolphe, confus.

- Parce que vous n’êtes pas un navet !

Mais Rodolphe ne tarda pas à connaître tout son malheur. Hélène était àParis, dans « son » appartement, dans « ses » meubles. « Son », « ses »: autrefois, à lui ; maintenant, à elle. L’agent de location :Louis-le-gentleman. Bail inattaquable.

- Bon Dieu ! fit Rodolphe en frappant sur la table.

Bouillant comme une soupe au lait, il se rua hors de la maison, enjambasa ferme, brûla les « Nations », traversa Chercheboule en un rêve, omitde répondre au salut de la vieille, ne vit même pas Laverdin-poudrette,força l’entrée de la gare et, sur la plaque de cuivre du guichet fit,avec une pièce de deux francs : clac !

Allongé, pour la sieste, sur un lit de camp, l’homme d’équipe se levaaussitôt. La distribution des billets ne le regardait pas. Toujourscourtois, il assura que le chef de gare viendrait en temps utile, puisse recoucha.

Le train pour Paris ne passait qu’à quatorze heures trente-sept.L’heure est l’heure. L’horloge, indifférente aux passions humaines,marquerait, d’abord, quatorze heures, quand il serait quatorze heures ;pas avant ! Rodolphe serra les poings et alla pourtant s’asseoir. Ilfaisait si chaud, il avait tellement soif qu’il lui eût été impossiblede cracher dans les crachoirs disposés à cet effet. Par un carreaucassé de la porte, il vint une odeur de framboise. Rodolphe se leva,remonta le courant d’air frais et parfumé. Sur le quai, à l’ombre d’unmarronnier, le chariot portant les paniers de beurre destinés à lacapitale. Sur le fer du chariot, un coq. Si c’était le même coq, ilavait grandi. En tous les cas, il volait les Parisiens.

- Frère ! dit Rodolphe en tendant cordialement les deux mains.

Le coq sauta à terre. Gavé, la conscience satisfaite, il s’essuya lebec à une touffe d’herbe et s’éloigna dignement.

Rodolphe suivit le coq.

- Ah ! fit le chef de gare, quand il entra au « Terminus-Hôtel ».

Il n’était que quatorze heures cinq. Rodolphe offrit desrafraîchissements et ne put refuser de commencer une belotte.

A quatorze heures trente, le chef de gare plaça son jeu en éventail, lafigure en bas. Il fut le seul, dans la commune, que le passage du traindérangea.

- Les voyageurs pour la direction de Paris ! dit pourtant, derrière samain, Laverdin qui bâillait.

- Quand on s’appelle « Terminus-Hôtel », grogna Rodolphe, on devrait aumoins avoir de la glace !

A quatorze heures quarante-cinq, le chef de gare releva ses cartes. Ilgagna une manche.

- Un chef de gare ne peut pas perdre ! disait-il en riant.

Mais Rodolphe enleva la seconde manche et la belle.

Deux voyageurs libérés étaient entrés ; puis, était venu l’hommed’équipe. Le chef de gare rassembla, comme une heureuse famille, tousles verres et il paya la tournée…

Soudain pâle, l’homme d’équipe se leva et, furtivement, il se signa.

Pour revenir, Rodolphe attendit que le jour eût jeté son plus grandfeu. Il devait des excuses à la vieille de Chercheboule.

- Si vous avez besoin de quelqu’un… dit-elle. Par les bureaux deplacement, vous savez, il y a des risques !

Rodolphe s’intéressa férocement à sa santé, tâcha de lui faire craindreune attaque d’apoplexie. Elle lui fit quand même un bout de conduite.

- « Ça », disait-elle, fait le malheur mais aussi le bonheur du monde.

Vers les « Nations », des perdrix téméraires rappelaient. Les ombress’allongeaient ; une brise soigneuse recueillait avant la nuit tous lesparfums. De grands arbres portaient un écriteau sur le ventre : Chassegardée… Pêche interdite… Passage privé. Rodolphe arrivait sur sesterres… Il bourra sa pipe. Hélène reviendrait ou elle ne reviendraitpas : cela regardait Louis-le-gentleman, Louis-l’imbécile. Vingt rangsde vigne étaient bleus de sulfate. Le vingt et unième comprenait deschasselas et des fondants roux. Le premier cochon de maraudeur quivoudrait en tâter pourrait bien recevoir de la cendrée dans les fesses.Les betteraves têtaient l’humus. Transformées en porcs, les pommes deterre de quatre sillons seulement suffiraient à payer un appareil T. S.F. La porcherie est une certitude. Rien de ce qui en sort ne se perd,grâce aux charognards.

Dans la prairie, les bœufs mugirent quand ils virent Rodolphe.Qu’est-ce qu’il demandait, celui-là ? Mais les vaches, connaissantl’heure au frottement de leur pis, s’assemblèrent autour du maître.Alors les bœufs s’approchèrent aussi. Ne mangeant plus, ne ruminant pasencore, les bêtes, désœuvrées mais sans nerfs, pardonnaient au maîtreses niches, ses claques, comme on pardonne à un enfant gâté. Rodolpheaimait ses bêtes pour leur douceur et leur poids.

Le premier superbénéfice serait consacré à l’achat d’une 12 CV quin’aurait pas les pattes nouées.

Le chien de chasse accourait. Il avait vu partir Rodolphe avecangoisse. Il se dressa, regarda son maître dans les yeux : le maîtren’était pas fou. Rassuré, il prit les devants, le nez à terre, le fouetbattant. Quelque chose lui disait qu’on allait bientôt leur faire leverle derrière, aux lièvres !

Rodolphe raconta à Fleury comment le chef de gare avait payé unebouteille de mousseux et quatre verres d’anisette.

Fleury aimait son gendre, au fond.

« Le pauvre rêve tout haut, pensa-t-il. Pourvu qu’il n’aille pas faireun mauvais coup ! »

Tout dévoué, il annonça que, dorénavant, du moins jusqu’à la fin dessemailles, il tiendrait la place d’un valet, s’il le fallait.

La « Malaisée » avait pleuré. Quand elle entendit  la voix deRodolphe, elle se précipita vers ses fourneaux. Elle pensait à Hélène,quand même. Son repas terminé, Rodolphe lui dit :

- Je ne suis pas homme à chercher des difficultés.

Il fuma une bonne pipe, assis devant sa porte, les mains sur le ventre.Si Hélène ne voulait pas revenir, il n’irait pas la chercher àMontmartre. Des odeurs chaudes et de longs souffles venaient desétables. Le crépuscule donnait l’idée de formes plantureuses. Rodolphen’eût pas été embarrassé, pourtant, de trouver des rimes. Il songeaitd’ailleurs à entrer à l’Académie… Ce serait pour plus tard, l’année desvaches maigres.

Il y avait bien à l’Académie le parti des ducs, pourquoi n’y aurait-ilpas le parti des agriculteurs ?

- Un duc ! un duc… Je vaux-t’y pas ben un duc, nom de Diou ? pensaitBoutois.


ERNEST PÉROCHON.

retour
tabledes auteurs et des anonymes