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PETIT-SENN, Jean-Antoine Petit, dit John (1792-1870) : Le liseur d'affiches, croquis genevois (1868).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (10.XI.2003)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) du n°59 du 1er novembre 1868 de La Revue de Paris.
 
LE LISEUR D'AFFICHES
CROQUIS GENEVOIS
par
John Petit-Senn

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Pour lire un journal, il faut le tenir à la main, entourner les pages, c'est incommode : pour l'avoir à soi, il faut payerun abonnement, être d'un cercle ou entrer dans un café, c'est coûteux :les caractères d'impression en sont parfois imperceptibles pour lesmyopes, c'est désagréable : les maximes en déplaisent souvent c'estirritant : il n'en est pas de même des affiches, genre de publicitéinoffensif, économique, accessible aux plus mauvaises vues ; on les litdans une pleine et entière liberté de ses membres, le nez dans sonmanteau ; on n'a point à attendre son tour. pour en prendreconnaissance ; elles sont en regard de la voie publique, ellessatisfont l'impatience d'une foule de curieux à la fois ; aussi cegenre de lecture à la portée de tous est-il goûté par bon nombre depersonnes qui peuvent s'y livrer en plein vent, exposées à un air pur,placées contre un mur de rue, comme des pêchers en espalier, le dossous l'influence d'un soleil bienfaisant ; de là vient sans doutequ'elles prennent racine devant nos lois et nos arrêtés placardés. Lesproductions littéraires les plus estimées ne peuvent se flatter, ainsique les affiches, de fixer comme elles les regards du public. Ellesdoivent ce succès à leur caractère officiel, à leur langage qui n'estjamais enflammé, à l'intérêt général qui les distingue, à leur positiontopographique et à la stricte économie qui préside au plaisir quechacun peut se donner en les parcourant. C'est la pâture habituelle dupetit rentier qui les déchiffre les mains derrière le dos, avec uneattention consciencieuse, en commençant par leur titre, et en nes'arrêtant qu'au nom de l'imprimeur du gouvernement inscrit au bas dela page ; il croirait faire tort au budget de l'État que de ne pasprofiter en plein de la somme qui y est fixée pour la publicité descoins de rues. Vous le voyez, sa politique à lui n'est pas trop élevée; il ne se perd pas dans les nuages ; il la trouve à cinq pieds etquelques pouces du sol, quelquefois même un peu plus haut, ce qui lecontrarie légèrement, et lui occasionne une lésion des vertèbres ducou. Les expropriations, les ventes forcées, les annonces de mariage,les lois et actes des autorités, les arrêtés de la police, voilà lechamp que sillonnent ses yeux et sa pensée, et lorsqu'il veut s'égayer,il trouve ses feuilletons dans l'annonce du spectacle, celle desfunambules, des chiens savants, etc. ; en voilà plus qu'il n'en fautpour employer sa journée, exercer ses facultés intellectuelles, et semettre au courant de tout ce qui se passe de positivement vrai dansnotre république ; car remarquez que les affiches sont rarementdémenties. il y règne un ton calme, modéré, basé sûr des faits patents; aussi j'ignore si les poëtes ne devraient pas maintenant représenterla Vérité adhérente aux piliers plutôt que de la reléguer toujours aufond d'un puits, ainsi que ces messieurs. Le font tous.

Le liseur d'affiches n'est point semblable à cepubliciste qui, les yeux hors de la tête, jure et se démène, un journalà la main, en démentant des nouvelles ou combattant des réflexionsétalées à ses regards. Oh ? mon Dieu, non ; il épèle tranquillement lesimprimés de la voie publique ; il s'instruit de ce qui arrive sans semêler de controverser sur ce qui est décidé ; il regarde ce qu'on afait sans s'inquiéter de ce qu'on devrait faire ; impassible contrel'affiche collée au mur, il semble lui-même collé sur elle ; d'ailleursen cas d'émotions vives, il serait contenu par la foule d'inconnus quipartagent ses jouissances, ou qui circulent à l'entour de lui. En dépitdu vieux proverbe qui dit qu'on ne peut tirer de l'huile d'un mur, luien tire dés nouvelles toutes fraîches, puisqu'elles sont encorehumides d'amidon ; s'il éprouve quelque humeur, quelque contrariété,c'est seulement quand un malencontreux passant a échancré ses plaisirsen lacérant une fraction de la feuille mise en montre : son imaginationcherche alors à suppléer à ce qui manque, et la longue habitude qu'il acontractée de la teneur des arrêtés et des termes d'une ordonnance,lui, permet d'achever la phrase administrative et de rétablir un sensincomplet.

Il fait à heure fixe ses stations au coin des rues ;il est chez lui quand il s'installe sur les pierres du pavé qu'il aadoptées, et il se croit presque volé dans ses biens quand untambour-maître vient borner sa perspective et la barrer avec une largeéchine.

Le même livre sans cesse lu, fatigue vite, quel quesoit d'ailleurs l'intérêt qu'on peut y trouver; il n'en est pas de mêmedu pilier public, toujours varié, toujours décoré à neuf ; mille chosesdifférentes y apparaissent successivement ; tous les actesadministratifs s'y aplatissent à tour de rôle ; un règlement sévère surles mendiants s'implante sur l'annonce d'une bienveillante collecte enfaveur des pauvres ; la signature d'un véridique secrétaire d'Étatdisparaît sous celle d'un arracheur de dents ; le portrait d'une bêteénorme que l'on montre s'étend sur le nom d'un auteur nouveau que l'onvend ; l'annonce d'une faillite couvre celle d'un gros lot gagné à laloterie, et celle d'un nouvel hyménée se cache entre les cornes d'unbuffle dont on annonce l'arrivée.

Le liseur d'affiches classe ses nouvelles dans satête ; il les étiquette pour ainsi dire suivant les divers emplacementsoù il les a recueillies ; il en a de Longemalle, du Grand-Mézel, du Molard, mais surtout de l'Hôtel-de-Ville.C'est là que pareil au papillon il pompe la quintessence des imprimés,il aspire l'esprit des ordonnances, le suc des arrêtés, et revient chezlui chargé d'un miel qui n'est point sans douceur pour sa famille, àlaquelle il le distribue comme un butin innocemment conquis sur la voiepublique ; car à force de vivre en face des affiches, il devientaffiche lui-même, il annonce la pièce qui sera donnée le soir authéâtre ; il communique les mariages officiels, dit les acrobatesarrivés sur place, sait quand on empoisonne les chiens, à quelle heurese ferme. le guichet, les diminutions de l'impôt à l'octroi, et millechoses semblables, tout aussi certaines et intéressantes, qui luicomposent un délicieux petit fond de causeries, et font de lui l'échode la législation et le bulletin incarné de ses actes ; sa tête setrouve riche de titres, de pièces dramatiques, opulente d'ouvragesrécemment publiés ; cette instruction, il est vrai, est à la lettre très-superficielle ; pourtant elle lui permet de parler de beaucoup de choses comme tant de gens qui ont, ainsi que lui, une érudition à fleur d'eau; érudition qui ne va pas au delà de la première page d'un livre, maisqu'ils citent néanmoins avec une hardiesse et un aplomb très-imposants.

Le liseur d'affiches se plonge souvent dans uneparfaite immobilité ; l'intérêt qu'il prend à sa lecture le cloue à saplace comme l'aiguille d'un cadran solaire, son ombre bouge plus quelui; il a l'air du dieu Terme des païens : en vain la vie et lemouvement l'entourent de toutes parts, il demeure fixe, à moins qu'unpassant, empressé dans sa marche, ne vienne brusquement couper lapériode qu'il admire, en lui administrant une violente bourrade dans lebas-ventre ou l'estomac ; en pareil cas, accoutumé à ces petitsinconvénients, il se remet promptement en posture, et reprend à la foisson souffle et sa phrase.

Cet homme-là a moins de mécomptes qu'un autre ; carcomme il n'apprend que des faits accomplis et des lois votées, il nesaurait se passionner pour la réussite d'un projet, ni pour l'issued'un acte législatif en discussion ; il ne s'instruit que des résultatsqu'il n'a pu ni appréhender, ni désirer. Si ces résultats l'affectentpéniblement, il n'a pas eu du moins la douleur de les prévoir ; et ilprend plus vite son parti d'un événement auquel il n'y a plus de remèdepossible.

Ma foi ! à tout prendre, le liseur d'affiches n'estpas fort à plaindre ; il ne lit que les titres des drames et desouvrages du jour, et bien des gens diront avec moi qu'on peut être plusmalheureux que cela.

J. PETIT-SENN.