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PHILIPPE,Charles-Louis (1874-1909) : Lesdeux mendiants(1910).
Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.II.2005)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.)des  Cent et un contes,nouvelles et récits choisis etprésentés par René Poirier etimagés par Pierre Luc, avec une présentation deMaurice Fombeure, parus à Paris, à la LibrairieGründ en 1951.
 
Lesdeux mendiants
par
Charles-Louis Philippe

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C’ÉTAIENTdeux vieux mendiants. Je crois bien ques’ils avaient été en retard de quelquesjours, tous les habitants de la petite ville s’en seraientinquiétés. On aurait dit :

- Tiens, nous n’avons pas vu encore le père et lamère Sinturel. Est-ce qu’il leur seraitarrivé quelque accident ?

Ils passaient deux fois par an : au printemps, pendant le mois de mai,et à l’automne, vers la fin d’octobre,avant les premiers froids. La semaine quiprécédait leur passage, on se retenait,lorsqu’on avait envie de donner un sou aux roulants quidemandent la charité. Les femmes disaient :

- Ma foi, tant pis ! Je le garde pour le père et lamère Sinturel.

Ils étaient très propres. Le pèreSinturel avait une blouse bleue, sans une seule tache, et sa femme unbonnet blanc fraîchement repassé. On lui demandait: « Comment faites-vous, vous qui voyagez, pour ne pas voussalir ! » La mère Sinturel répondait :« Je vais vous le dire. J’ai toujours plusieursbonnets dans mon panier, et je ne m’en coiffe que lorsquenous arrivons dans les villes ou les villages. Dans la campagne, jereste nu-tête. »

Le mari était aveugle. Un bandeau noir, qui lui entourait lefront, cachait son oeil gauche. On voyait son oeil droit. Ilétait très honnête et ne se comportaitpas comme les mendiants ordinaires qui accusent des défautsqu’ils n’ont pas. Il disait :

- Je mentirais si je racontais que je ne vois absolument rien. Mais ceque je vois, c’est juste du brouillard.

Il était obligé de s’aiderd’un bâton et sa femme, de plus, devait le tenirpar le bras. Il avait travaillé dans les mines avantd’être aveugle. C’est pour cela sansdoute qu’il l’était devenu, car iln’est pas sain de ne jamais voir la lumière dujour.

Ils ne parcouraient pas tout le département, de ville envillage, avec cette avidité des mendiants qui vont partoutpour attraper davantage. Ils ne demandaientl’aumône que dans deux régions, ets’ils traversaient notre petite ville,c’était uniquement parce qu’elleétait située sur le chemin qui les conduisait aupays des mines, là où Sinturel avaitété ouvrier avant d’êtreatteint par la maladie. L’autre régionétait celle où se trouvait le village natal de safemme.

Ils étaient obligés de faire deséconomies pendant la bonne saison, parce que,l’hiver, ils ne pouvaient pas aller sur les routes,à leur âge. Ils le passaient au chef-lieu, ilspossédaient là une chambre avec leur mobilier,dans une maison des faubourgs.

Dans la ville où ils habitaient, ils ne demandaient jamaisun sou à personne parce que, comme le disait lamère Sinturel, les voisins auraient fini par les insulter etdire que c’étaient eux qui les nourrissaient.

Ils s’étaient faits à leur sort,quoiqu’ils fussent mendiants ; ilsn’étaient pas plus malheureux qued’autres, puisqu’ils trouvaient encore le moyen devivre. Leur seul ennui venait de ce que la mère Sinturel,pendant leurs voyages, n’avait jamais pu s’habituerà coucher dans les fermes sur le foin des greniers. Elle segrattait toute la nuit. Et alors, il avait fallu, dans chacun desvillages où ils couchaient, qu’ils prissent unechambre à l’auberge. Tous les jours, pour cela,ils devaient dépenser dix sous. Ils pensaient souventà cette somme, vers la fin de l’hiver.

Ce fut à l’automne, en 1900,l’année de l’Exposition, que mourut lepère Sinturel. Le mal l’avait pris toutà coup, sur la route, dans le fond dudépartement, dans la région oùétait situé le pays de sa femme. Il ne sut pastout d’abord ce qui lui arrivait. Il dit :

- Si ça ne te fait rien, asseyons-nous un moment sur le borddu fossé.

Ce jour-là, il faisait très chaud, comme parfoisau mois d’octobre. Et voilà que, malgréla chaleur, il se mit à trembler de froid. S’il yavait eu une auberge dans le voisinage, sa femme eûtété chercher un peu d’eau-de-vie. Ellene put que lui dire :

- Si tu mangeais un morceau, ça te ferait du bien !

Il répondit :

- Non, ce n’est pas que j’aie faim !

Et il tremblait davantage. Il ne pouvait même plus resterassis ; il dut s’étendre, et à partirde ce moment-là, il ne parla plus. La mèreSinturel fit tout ce qu’elle put pour leréchauffer. Elle s’approcha de lui, elle le pritdans ses bras, elle crut pendant quelques instants qu’ellearriverait à un bon résultat : ce futlorsqu’elle se coucha tout de son long sur lui.

Elle lui soufflait son haleine par le visage. Elle ne voulait pascroire qu’il était mort. Ill’était depuis cinq bonnes minutes, certainement,qu’elle soufflait encore.

Elle eut beaucoup d’ennui, à cause des gendarmes,parce que son mari était mort sur la route ! Puis, lorsquetout fut terminé, lorsque depuis huit joursdéjà le père Sinturel étaitenterré et le premier chagrin un peu adouci, lamère Sinturel connut d’autres soucis encore.

Nous apprîmes tout cela, lorsque, au printemps suivant, ellepassa dans notre petite ville. De même que tout le monde laconnaissait, elle connaissait tout le monde. Partout elle accomplit sesdevoirs de politesse. Elle entra dans chaque maison, et, avantmême que l’on eût remarquéqu’elle était seule, elle avait dit :

- Je vous fais part de la mort de mon pauvre père Sinturel.

Elle fit le récit del’événement et on luirépondit : « Pauvre femme, vous devez avoir bien duchagrin ! »

On lui donna un sou comme d’habitude. Ellel’accepta en disant : « Je l’accepte,puisque vous voulez bien me le donner, mais c’est ladernière fois. »

Elle annonça partout la résolutionqu’elle avait prise de ne plus mendier. On lui disait :« Ça va nous faire drôle de ne plus vousvoir ! » Elle répondait à son tour :« Ça va me faire drôle aussi de ne plusvoyager ! »

Mais enfin, puisqu’elle n’était pasinfirme, elle n’avait pas le droit de demanderl’aumône. Si elle l’avait faitjusqu’alors, c’est parce qu’elle avaitune raison : son mari était aveugle. Commenteût-elle pu se comporter autrement ?

On la raisonna, on lui fit des remontrances, on lui présentala question sous son vrai jour. On lui dit : « Ma pauvrefemme, il est difficile de changer ses habitudes, à votreâge. »

Elle avait soixante-deux ans…

Elle ne voulut rien entendre. Si même elle n’avaitpas tenu à adresser ses remerciements à toutesles personnes qui avaient soulagé son infortune,certainement elle ne serait pas venue cette fois-ci. Tant pis ! Oui,elle aurait du mal, car en somme c’était unmétier qu’elle pratiquait, elle aurait du malà changer de métier. Elle s’en tireraitcomme elle pourrait ! Elle essayerait de faire des ménages.Elle était propre, elle avait de l’ordre, elleplairait peut-être aux gens. Elle engagea mêmecertaines personnes qui, parfois, allaient au chef-lieu, àlui rendre visite. Elle ne leur dit pas adieu, mais au revoir.

C’étaient, son mari ainsi qu’elle, desmendiants comme il n’y en a pas beaucoup. On étaitheureux de pouvoir leur faire du bien. On les regretta.