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PITOU,Charles (1849-1927) : LaConférence agricole (1911). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.X. 2013) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) de L’Amenormande : Revue mensuelle d'Art Régional Illustrée, n° 63-64-65– Janv.-Fév.- Mars 1911 – 7e année. CONTES DE « L’AME NORMANDE » LA CONFÉRENCE AGRICOLE Au pays Percheron par Charles PITOU _____ DEPUIS une dizaine d’années, les ais vermoulus de l’antique etprimitive mairie de Brochard craquaient lamentablement. Les lattespourries lâchant les chevrons, ne retenaient plus les vieilles tuilesmoussues qui, mélancoliquement, tombaient comme des feuilles mortes ets’entassaient au pied des murs lézardés du bâtiment municipal. Par mesure de préservation, car dans la salle du conseil il pleuvaitautant que dans la rue, Maître Saturnin Sipoire, maire de cettepaisible localité, avait emporté chez lui, à la ferme, le précieuxcadastre, les registres de l’état civil et la plupart des archives. La mairesse Sipoire qui, dans son rôle de femme, avait l’œil ouvert surtout son entourage, n’ignorait rien des faits et gestes de chacun etmieux encore que son mari, s’occupait des chemins vicinaux, des impôts,du budget, des arrêtés et des moindres choses constituant le petittrain-train de la vie communale. C’était à la ferme, dans la grande pièce d’entrée de la maison, que leConseil municipal tenait ses assises. Tout en allant et venant, sous prétexte de vaquer aux soins de sonintérieur et en préparant la traditionnelle tournée de café finale, lepoing sur la hanche, sans avoir l’air d’y toucher, la mairesse disaitson mot et parfois même prenait ouvertement part aux délibérations, quis’y agitaient. Et ses avis souvent marqués au coin de la raison,prévalaient sur ceux du sexe fort. Après tout, pourquoi les femmes n’auraient-elles pas voix au chapitre ?N’ont-elles pas charge d’âmes et ne sont-elles pas, tout autant que leshommes, intéressées à la chose publique ? D’ici peu la femme, dont le cercle d’attributions s’agrandit de jour enjour, verra son pouvoir s’étendre à la politique. Quelques jolis minoisau milieu des assemblées électives rendront certainement ces dernièresmoins tumultueuses ; les conseillers municipaux qui se sentent deshommes, charmés par leurs collègues en jupon, auront plus de tenue etles délibérations ne pourront qu’y gagner. Quoique le budget de la commune de Brochard fût assez maigre, carseules les dépenses urgentes y figuraient, on y aurait facilementajouté l’allocation nécessaire pour réparer la vieille bicoque enquestion ; mais nos édiles avaient leur projet. D’ailleurs, c’étaitpour ce monceau de ruines une réfection complète qui s’imposait. Onvoulait faire grand et se mettre à l’unisson des communes voisines,dont les mairies flambantes neuves, en bordure sur la voie publique,leur donnaient un air de petite ville. L’occasion si longtemps attendue arriva : Une étable située à l’embranchement de deux routes convergentes aucentre de Brochard, se trouva disponible et, bientôt, après lesformalités administratives, grâce aux plans fournis par l’agent-voyer,l’édifice, complètement transformé s’adapta à sa nouvelle destination ;deux grandes fenêtres aux larges carreaux l’éclairèrent ; l’ardoiseéclatante remplaça la tuile démodée ; une vaste cheminée à faire rôtirun bœuf ouvrit à grands bras son âtre hospitalier et la salle,plafonnée et décorée d’affiches blanches et du portrait équestre dumaréchal de Mac-Mahon, avec sa longue table en poirier ciré, sesplacards neufs et sa douzaine de chaises paillées, n’eut plus rien àenvier aux plus modernes de cette importance. Maître Saturnin Sipoire voyait ainsi la réalisation tangible de sonrêve le plus cher, et son nom à jamais immortalisé dans cet édifice,qui était pour lui comme l’exegi monumentum d’Horace et le suprêmecouronnement de sa longue carrière de magistrat communal. Pourtant, si, passant et repassant devant sa mairie, il se redressaitdans un geste d’orgueil, une question toujours persistante lui hantaitl’esprit : Est-ce qu’il n’était pas d’usage, lorsqu’il s’agissait dequelque édification de ce genre et d’autre même de moindre importance,d’en poursuivre l’inauguration ? Est-ce que, suivant la coutume, d’unbout à l’autre de l’arrondissement, des fêtes n’avaient pas eu lieuavec revues de pompiers, banquet, discours et feux d’artifice àl’occasion de construction de lavoirs, de maisons d’école, de serviced’eaux, d’installation de réverbères, etc. Eh bien, lui aussi, il aurait sa fête ! Ah ! certes, pour une telle cérémonie il ne songeait pas à déranger ledéputé, pourtant si aimable durant la période électorale ; ni même lepréfet, toujours appelé à Paris pour les besoins du service quandjustement on avait besoin de lui. Ce qu’il lui fallait, c’était quelqu’un d’étranger, remplissant unefonction officielle quelconque, pouvant donner à sa fête, qu’un banquetterminerait, l’éclat nécessaire. Il s’adressa à la sous-préfecture, mais le sous-préfet très occupé,comme ils le sont tous d’ailleurs, déclina l’offre aimable qui luiétait faite. Maître Sipoire ne se découragea pas ; la ténacité n’est-elle pas parexcellence une vertu percheronne ? Un journal, qui par hasard se trouvasous sa main fut pour lui une révélation. Il y lut, qu’afin d’initiernos cultivateurs aux méthodes scientifiques, devant tout au moinsdoubler sinon complètement transformer le rendement de leurs terres, unprofesseur d’agriculture délégué par l’administration avait fait dansplusieurs chefs-lieux de canton des conférences très intéressantes,dont on disait le plus grand bien. A cette époque, par suite des pluies persistantes et de l’abaissementde température qui s’en était suivi, le mouton faisait mal et sonélevage avait dû en partie être abandonné. Les écuries et les établesne pouvaient suffire à la production du fumier que nécessitait la bonneexploitation des terres et, naturellement, les récoltes s’enressentaient. Pour remédier à ce fâcheux état de choses, la science s’était ingéniéeà trouver des équivalents en créant le guano et les divers engraischimiques appropriés à la nature du sol. Nos paysans peu instruits et coutumiers des mêmes errements regardaientavec défiance ces produits aux noms baroques, dont ils ignoraient etsurtout suspectaient l’emploi ; car chez eux, la routine est autrementpuissante que tous les raisonnements ! Saturnin Sipoire se frotta les mains. Cette fois-ci, tout en réunissantl’utile à l’agréable, il avait enfin trouvé le clou de sa fête : uneConférence agricole. Les démarches furent longues et laborieuses, car les lettres suivant lavoie hiérarchique et tout en somnolant dans les dossiers, durentremonter jusqu’au Ministre de l’Agriculture. Enfin, après enquêtes etrecommandations, le maire de Brochard reçut l’avis que M. le Professeurde Saint-Nicolas se tiendrait à sa disposition, pour le jour qui luiconviendrait le mieux. Cette lettre fit le tour du village et combla d’aise les braveshabitants, très fiers d’avoir enfin attiré l’attention du gouvernementsur leur petite commune. D’accord avec son Conseil municipal, le maire fixe pour la mi-décembrela fête projetée. A cette époque les blés et les avoines sont en terre et les travaux deschamps à peu près suspendus. Ce jour-là convenait donc à tout le monde. M. le professeur d’Agriculture se mit en rapport avec le maire deBrochard et parut ravi de sa délégation qui, cette fois, lui permettaitde semer la bonne parole dans le terrain le mieux préparé. La plupart du temps, ses conférences faites dans les villes necomportaient guère comme auditeurs que des anciens négociants, desemployés retraités ou des flâneurs ne possédant pas un pouce de terrainet venant là pour passer le temps. Il allait donc enfin parler à de vrais paysans de choses lesintéressant ; cette leçon-là serait l’une des meilleures qu’il eûtjamais données, et d’avance il en était tout fier. Il n’y mit d’autres conditions que celles d’aller le chercher à la garedistante d’une douzaine de kilomètres et de l’y reconduire pour ledernier train. La réponse affirmative ne se fît pas attendre. Le jour fixé, dès la première heure, M. le maire fut sur pied. Ilentr’ouvrit sa fenêtre pour voir le temps qu’il faisait et constataavec tristesse que si la joie était dans son cœur, le ciel,qu’obscurcissaient de gros nuages noirs, ne semblait pas s’être mis dela partie. Il visita l’écurie où sa vaillante jument gris pommelé l’accueillitd’un hennissement de bon augure ; puis, ce fut le tour du vieuxcabriolet, dont la capote huilée de la veille et les roues passées àl’éponge faisait sous la charreterie comme une tache de lumière. Après avoir soigné sa bête et s’être rasé, il déjeuna rapidement et mitsa blouse de toile bleue aux plis savamment amidonnés et, lesoreillères de sa casquette fourrée rabattues sur les joues, il montadans sa voiture que, d’un trot allègre, emporta sa bonne jument. Malgré la neige qui maintenant tourbillonnait en rafales, devant être àl’honneur, il entendait aussi être à la peine et payer de sa personne.En passant dans le bourg, il donna ses instructions à son adjoint, pourchauffer la salle et faire le nécessaire ; il jeta un coup d’œil auxdécorations de la rue, et satisfait de sa visite mais maugréant aprèsle vilain temps, il partit à la gare chercher le distingué personnagedélégué par M. le Ministre de l’Agriculture. La conférence était annoncée pour trois heures. Vers midi, l’adjoint accompagné du garde-champêtre se rendit à lamairie au-dessus de laquelle un drapeau neuf claquait au vent. Onapporta quelques souches de pommiers et un demi-fagot de bois secauquel on mit le feu. Mais les premiers grésillements de la flammeavaient à peine eu lieu que la fumée du foyer abattue par lestourbillons de neige et de vent emplit toute la pièce de son âcreodeur. A tour de rôle on ouvrit la porte, puis une fenêtre, puisl’autre afin de donner de l’air ; mais ce fut en vain. Aucune loge desabotier ne pouvait être comparée à cet intérieur, où nulle créaturehumaine n’aurait pu vivre dix minutes ! Pourtant il fallait du feu pour les assistants, qui, par ce tempsaffreux arriveraient transis et morfondus des extrémités de la commune.Il en fallait surtout pour l’hôte éminent qu’on attendait et qui,certainement, n’allait pas, lui aussi, s’échauffer dans le cabriolet deM. le maire. Comment faire ? L’adjoint et le garde-champêtre avaient beau tourner et retourner leproblème, la solution n’arrivait pas. Le maître d’école, attiré par la fumée qui s’épandait dans le village,vint à leur secours et parla de monter un poële. Cette question fut examinée avec tout l’intérêt qu’elle comportait. Monter un poële ! C’était facile à dire ; mais pourrait-on en trouverun ? Puis, comment placer le tuyau ? Pour y arriver, il était nécessaire depercer un trou dans la cheminée près du plafond, car cette éventualitén’avait pas été prévue dans la construction. Ce travail réclamait unmaçon ; or, il n’y en avait qu’au chef-lieu de canton. Soudain le garde-champêtre eut une idée géniale : – « Pourquoi, dit-il,puisque nous pouvons clore le bas de la cheminée avec des planches, nepas diriger le tuyau au milieu de cette fermeture à la hauteur du poële; cela chaufferait d’autant mieux la salle que le poële serait pluséloigné de la cheminée. » Cette habile combinaison remporta tous les suffrages, et pour en finirl’adjoint prêta son poële-cuisinière, qui fut en peu de temps mis enplace… Ce gros tuyau rouillé entrant à la hauteur de genoux dans ledevant de cheminée n’était pas très décoratif ; mais le but étaitatteint et la salle où ronronnait maintenant un bon feu, se faisaitaccueillante à tous ceux qui déjà commençaient à venir. Vers deux heures, malgré l’intempérie de la saison et l’épaisse couchede neige qui couvrait la terre, la mairie de Brochard s’emplit despectateurs. En attendant la conférence, les paysans accourus par des cheminsimpraticables des plus lointaines fermes et crottés jusqu’à l’échines’étaient assis et, se chauffant les mains, devisaient gaîment de leursaffaires et de celles des autres. De temps en temps, l’un d’eux sortaitet se campant au milieu de la route guettait l’arrivée du cabrioletattendu. Enfin, vers trois heures, on entendit soudain un roulement sourd, et levéhicule que conduisait Saturnin Sipoire s’arrêta devant la grille dubâtiment communal. Couvert d’une superbe pelisse de fourrure, le binocle d’or sur le nez,ganté et parfumé comme une petite maîtresse, un homme jeune encore endescendit. C’était M. De Saint-Nicolas, professeur d’Agriculture. D’un geste élégant, après avoir consulté sa montre, il entr’ouvrit laporte de la mairie, mais une odeur repoussante et indéfinissablefaillit le renverser et dans l’épaisse et nauséabonde atmosphère de lasalle, un spectacle étrange apparut à ses yeux : Tout le long du tuyaudu poële, afin d’occuper leur attente, nos édiles avaient déposé leurschaussons fourrés, leurs bas et leurs guêtres imprégnés de boue, deneige et de sueur, d’où montaient de légers nuages de vapeur. Et, piedsnus dans leurs gros sabots garnis de paille tressée, les tournant etretournant en fumant leurs pipes ils en surveillaient l’assèchement. Sur un signe du maire tout le monde se rechaussa. On donna un peu d’airnouveau dans la salle et après une présentation sommaire, la conférencecommença. Notre professeur avait la parole facile et la voix agréable. Il exposa d’abord les principaux points de sa conférence ; il ditde quoi se composait la nature du sol et énuméra les divers terrainsles plus propices à la culture des céréales, des fourrages et desracines. Il indiqua la manière de préparer le sol afin d’en obtenir lemaximum de production. Et faisant une incursion dans la physiologievégétale : – « Les plantes, dit-il, vivent d’acide nitrique, d’eau,d’acide phosphorique, de silice, de chaux, de magnésie et de potasse ;or, les deux tiers de ces substances sont enlevées à la terre par larécolte annuelle dont on la dépouille, et, si on ne lui restituait pasces aliments indispensables, bientôt elle deviendrait stérile ; de là,l’utilité des engrais chimiques… » Une chaleur lourde emplissait la salle. Le front martelé par les mots savants auxquels ils ne comprenaient pasgrand’chose, et dans l’impossibilité de suivre la logique d’unraisonnement, nos paysans sentaient une pesante torpeur les envahir. Cette sorte de préambule dura plus d’une heure. Le conférencier parlades progrès réalisés par l’agriculture moderne, grâce aux travauxd’illustres savants, qui se sont spécialisés dans cette branche. Ilcita Liébig, George Ville, Müntz, Girard, de Gasparin, Grandeau,Wagner, Hellriegel et les autres, dont les œuvres devraient être commele bréviaire des ruraux. Dans le fond de la salle, où les tabatières circulaient de main enmain, d’une façon discrète, les opinions se faisaient jour : - « C’est égal, i parle rud’men bin, disait l’un ; c’est quasimentcomme qui dirait l’ phonorâfle que j’ai entendu à la foire eud’septembre à Longny ! » - « Guieu de Guieu ! doit-i avoir soif eud’ causer comme ça ! reprenaitun autre ; mais est-ce que ça ne va pas bintôt fini ? » De plus en plus sous l’empire de la digestion, bercés par le ronflementdu poële et la voix du conférencier, en cet endroit où, avant eux, dansla douce quiétude de l’étable, tant de paisibles animaux avaientruminé, béatement, les yeux mi-clos, les mains sur les genoux, nossimples auditeurs sentaient leur esprit s’envoler au pays du rêve. Mais consciencieusement continuant son cours, tel un professeur delycée astreint de parler pendant un temps déterminé, l’orateurs’étendit sur les propriétés miraculeuses des engrais chimiques :azote, sulfate d’ammoniac, nitrate de soude, superphosphate, chlorurede potassium, etc. Et ce fut la fin… que d’ailleurs personne n’entendit ! Il replaça dans sa serviette de maroquin ses documents et au bruitqu’il fit en reculant sa chaise tout le monde se réveilla. Une salve de bravos saluèrent l’orateur, et, après avoir serré toutesles mains qui se tendaient vers lui, escorté du maire et du Conseilmunicipal, il se dirigea vers la salle du banquet. Et, le suivant à quelques pas, nos bons villageois s’entretenaient dela séance, et chacun donnait son appréciation : - « Faut-i tout d’ même, disait l’un, qu’il en ait dans la cervellepour parler ainsi tras heures d’horloge ! - « Tous ces gas d’ ville, ça vous a une tapette du Guiab’, répondit unautre, j’en ai core la tête toute élugée ! - « Des paroles, bin oui, des paroles tant qu’on voudra, répliquait untroisième ; c’est toujours pas avec ça qu’on f’ra pousser les pommes deterre. M’est avis qué queuque bonniaux d’ fumier f’rait bin mieux nout’affaire ! Une fois de plus, la bonne semence était encore tombée dans l’ornière ! Charles PITOU. |