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REBELL, Georges Grassal pseud. Hughes (1867-1905) : Femmes châtiées, 2èmesérie : Gringalette [suivie de] Un jeu de femme ; Les révoltées deBrescia ; La comédie chez la princesse ; La crinoline.- Paris (4, ruede Furstenberg) : L’Édition, 1924.- 202 p. ; 25,5 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour la pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (21.VII.2011) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière. La 1ère édition est de 1905. FEMMES CHÂTIÉES [2ème Série] PAR Hugues REBELL ~~~~GRINGALETTE Par suite d’un incendie qui s’était déclaré la veille, après lespectacle, et qui, promptement étouffé, avait causé quelques dégâts, lecirque Cusani faisait relâche. Bichot Lagingeole, le clown favori dupublic, dont le nom éclatait en grosses lettres sur tous les programmescomme s’il devait en être l’attrait principal, Bichot qui ne pouvaitmontrer son long corps dégingandé et sa face ahurie, taillée en sabre,sans mettre en gaieté toute une salle, Bichot se reposait ce soir-là deses farces triomphales et fatigantes. Mais habitué à veiller fort tardet ayant dormi tout le jour il n’avait point sommeil ; aussi seleva-t-il à peu près à l’heure de la représentation, plus embarrassépar ce congé inattendu que par les exercices les plus difficiles. Il sedemandait à quoi il allait bien employer son temps. - Si nous nous promenions ? dit-il enfin. Il laissa son chapeau pointu et sa culotte bouffante à un clou de salogette, et revêtit un costume de ville fort commun et déjà râpé, maisqui ne laissait en rien deviner l’acrobate, puis il alla chercher lapetite Juzaine qui était à l’écurie auprès de la belle jument blancheReine-de-Mai. - Allons, Juzaine, vite ! mets-toi quelque chose sur la tête, prendston manteau. Nous allons en ballade. - Oh ! chic ! s’écria la fillette, qui bondit aussitôt de l’écurie dansle couloir, s’élança légèrement vers la logette du clown et revint uninstant après, habillée pour sortir. Bichot lui prit la main et ils montèrent les étroites ruelles de labutte Montmartre. Tout en haut, rue Gabrielle, Bichot connaissait unpetit restaurant où il allait quelquefois déjeuner ou jouer à lamanille. Il se proposait d’y souper avec Juzaine. Ils étaient sans doute pressés d’arriver et dans leur hâte ils ne separlaient point, mais on remarquait chez le clown, à sa manière detenir Juzaine, de régler sa marche sur celle de l’enfant, de se pencherde temps à autre vers elle, comme une affectueuse sollicitude. Juzaine paraissait avoir une douzaine d’années. Bien qu’elle ne vîntpas même à l’épaule de son compagnon, elle était déjà grande, elleétait surtout joliment grassouillette, et, sous ses beaux cheveux d’unblond pâle, son teint avait l’éclat et la fraîcheur rosée dont Rubensse plaît à embellir ses nymphes et Hoppner ses gracieux visages dejeunes filles. Elle semblait aussi toute heureuse d’être à côté de Bichot, sautait lesflaques d’eau et descendait les trottoirs avec des gambades et desélans de plaisir. Au cirque on prétendait qu’elle était la fille du clown ; la vérité estqu’il l’avait ramenée de Belgique ; on ne savait rien de plus. Il luitémoignait une tendresse toute paternelle à laquelle il mêlaitpeut-être une passion moins désintéressée et qui n’aurait pas étéinnocente si Juzaine avait eu l’âge d’y répondre. A l’entrée de la rue Gabrielle, Juzaine abandonna la main de soncompagnon et se mit à courir. - Je vais en avant, cria-t-elle, je veux voir ce qu’ils vont nousdonner à briffer. Bichot voulut courir derrière elle, mais à peine était-elle arrivée aurestaurant qu’elle revint sur ses pas. - Tout est fermé, dit-elle, les volets sont sur les vitres. - Il y a peut-être du monde à l’intérieur, fit Bichot étonné, mais non,je ne vois pas de lumière aux fenêtres. A ce moment il aperçut une ombre contre la porte. Une fillette étaitassise sur le seuil. - Que fais-tu là, Gringalette ? lui demanda le clown. - J’fais rien, répondit l’enfant, avec un accent triste et découragé. - Où sont ton papa et ta maman ? - J’sais pas. Ils les ont emmenés. - Qui les emmenés ? - Les flics (1). - Et pourquoi, sang d’un taureau ! Qu’ont-ils fait ? Qu’est-il arrivé ? - J’sais pas. - Alors tu es toute seule dans la maison ? - J’suis pas dans la maison. J’suis dehors. Quand j’suis arrivée del’école, ce matin, tout était barricadé. - Et où as-tu mangé ? - J’ai pas mangé... depuis hier. - Pauvre gosse ! s’écria Bichot ému. Eh bien, viens avec nous. Gringalette ne demandait pas mieux. Juzaine et Bichot n’étaient pas desétrangers pour elle. Souvent, le soir, lorsqu’elle venait leur servirde la bière ou du lait, le clown la faisait asseoir à ses côtés, malgréles cris de la patronne qui ne voulait pas que sa fille « fainéantât »,et les deux enfants ouvraient de grands yeux, ou éclataient de rire decompagnie aux merveilleuses histoires que leur contait Bichot. Il les fit entrer dans un café, demanda des saucisses, de lachoucroute, du poulet, des oranges, une bouteille de vin ; etGringalette, après s’être jetée sur les victuailles avec une voracitéde chienne affamée, après avoir honoré de ses jolies dents jusqu’aux oset aux écorces, oublia son chagrin et montra la plus vive gaieté. La soirée se passa en plaisanteries qui, comme de coutume, égayèrentaux larmes Juzaine et Gringalette. Vers minuit, comme la plupart desclients se retiraient et qu’on éteignait le gaz ici et là, le clowndemanda : - Où vas-tu coucher, ma petite Gringalette ? L’enfant ne souffla mot et redevint triste. - Allons ! dit Bichot, tu n’es pas grosse, et Juzaine, je pense, voudrabien te faire une petite place dans son lit. N’est-ce pas Juzaine ? Pour toute réponse, Juzaine se jeta au cou de Gringalette et l’embrassaavec emportement. - J’espère que vous serez de bonnes amies ! - Mais nous le sommes déjà ! répliqua Juzaine. - Et que vous ne vous disputerez pas trop, ajouta Bichot en souriant. Ils rentrèrent au Cirque Cusani et le clown assista à leur coucher.Gringalette était toute honteuse parce qu’elle ne savait comment cachertoute la misère de ses vêtements qui, croyait-elle, devait mieuxapparaître à la lumière de la lampe électrique qui ne laissait dansl’ombre aucun coin de la logette. Elle serrait ses jambes maigres etgauchement dénouait ses bottines éculées, s’imaginant toujours que lesyeux du clown et de Suzanne étaient fixés sur les trous de ses bas etles déchirures de son jupon. Enfin à demi déshabillée et surl’invitation de Bichot, elle s’allongea dans le lit, et, un instantaprès, Juzaine venait s’étendre à côté d’elle. Le clown regarda les deux enfants dont les têtes se touchaient, commeliées l’une à l’autre par leurs cheveux mêlés. Du même âge à peu prèsque Suzanne, Gringalette était loin d’avoir le charme rose etgrassouillet de sa compagne de lit ; maigriotte, noiraude, ellen’offrait rien d’agréable, au premier coup d’œil, mais pour peu qu’onl’examinât, on était attiré par ses yeux singuliers ; tantôt d’unereposante douceur, tantôt d’un étrange éclat, ils n’avaient point lanaïve indifférence de leur âge, mais variaient sans cesse d’expressionau point de laisser tout ignorer de l’âme qui les illuminait : âme defemme déjà, peut-être bonne, peut-être perfide, certainement passionnée. Après les avoir contemplées un instant, le clown se pencha vers Juzaineet lui donna un long baiser qu’on lui rendit, puis il souhaita lebonsoir à Gringalette. En se couchant, il les regarda encore. DéjàJuzaine était endormie, quant à Gringalette il l’entendit sangloter. Ilrevint à leur lit. Les joues de Gringalette étaient humides de larmes. - Voyons ma petite Gringalette, qu’as-tu à pleurer comme ça ? Elle ne répondit point d’abord ; enfin, comme il la pressait : - J’ai, j’ai... que tout à l’heure tu ne m’as pas embrassée ! Bichot ne voulut pas, pour si peu, prolonger la peine de Gringalette. - Quelle gosse, tout de même, répétait-il, quelle gosse, nom d’untaureau ! * * * Gringalette resta au cirque. En allant aux nouvelles, Bichot apprit queles parents de la petite étaient soupçonnés d’avoir participé à un vol,suivi d’assassinat, qui avait eu lieu quelques mois plus tôt. Quedeviendrait-elle s’il n’en prenait pas soin ? Dans la rue, ou auxenfants assistés, son sort devait être à peu près le même. Il gagnaitassez pour la nourrir ; ce serait une camarade pour Juzaine, et plustard peut-être deviendrait-elle une artiste. En attendant que la vocation de Gringalette lui fût clairement révélée,il s’occupait surtout de Juzaine. Mais à voir avec qu’elle exactitudeattentive il dirigeait les exercices, on n’eût rien deviné de la tendreaffection qui l’attachait à l’enfant. C’était un maître sansindulgence, soucieux seulement de développer et de mettre en valeur lestalents de son élève. C’était peut-être aussi plus qu’un maître. Chaque jour, dans l’après-midi, un valet d’écurie amenait Reine-de-Mai,la jument blanche, dans l’arène ; elle s’arrêtait brusquement ensecouant deux ou trois fois sa belle tête et en s’ébrouant pour sepréparer à la course. Alors, toute légère, toute fine, sous une grosserobe en toile, pliant sur ses jambes, puis bondissant très haut, mue,eût-on dit, par des ressorts, arrivait Juzaine. Le valet lui tendait lecreux de la main pour qu’elle y mît le pied et sautât sur le cheval. - Non ! non ! criait une voix. Pas de bêtises ! Qu’elle monte touteseule ! C’était Bichot qui arrivait un long fouet à la main. Obéissante, Juzaine s’appuyait sur le garrot de la jument, se haussaitsur la pointe du pied, puis d’un élan vif, elle était montée.Reine-de-Mai, bonne, docile, avant de sentir battre contre sa peau lespetites jambes de la cavalière, ne se serait pas d’elle-même permis lemoindre mouvement, mais Bichot se montrait moins patient, et d’unclaquement de fouet il forçait la jument à partir ; parfois Juzainen’avait pu encore s’enlever et elle restait une ou deux minutesaccrochée à l’encolure, ou bien, mal assise, elle glissait très vite àterre et il lui fallait remonter sans que Reine-de-Mai interrompît sacourse. Juzaine accomplissait d’autres prouesses et devenait une très habileécuyère. Bichot voulait qu’elle se tînt debout sans selle surReine-de-Mai, et qu’elle dansât au trot de la jument. La fillette n’yarrivait pas sans peine ; d’autant que Bichot ne laissait passer aucunefaute. Une cinglade à la croupe de la jument, et une autre, dirigéeplus haut, plus doucement, mais qu’une jeune chair devait néanmoinssentir, punissait à la fois la bête et l’enfant comme s’ils neformaient qu’une seule et même personne. - Allons ! recommençons ! criait Bichot. Et toute rouge de honte, la chevelure dénouée, les yeux pleins delarmes, la jupe collée aux flancs, Juzaine essayait de faire mieux oudu moins de contenter son professeur. D’ordinaire les exercices se terminaient par une course aux cerceauxqui rendait Juzaine comme folle. Folle du désir de bien faire, folle des’agiter ainsi dans l’espace, folle de la peur de tomber, folle de lacrainte des coups de fouet. Et Bichot aussi semblait fou à ce moment.Les claquements et les cinglades se succédaient au hasard, accompagnantle trot régulier de Reine-de-Mai. - Plus haut, plus haut ! criait-il aux valets d’écurie perchés sur lesescabeaux, qui levaient au passage de l’écuyère les grands cercles depapier. Et plus haut dans l’air s’élançait Juzaine ; les mains collées aucorps, crevant et déchirant la soie des cerceaux, retombant tantôtdebout, tantôt assise sur la jument, et laissant une minute dans levent de la course entrevoir sous la robe soulevée son joli derrièreépanoui où l’exercice et les coups de fouet dessinaient peu à peu unedouble rose. Soit économie, soit sévérité de maître qui tient à ce que ses élèvessentent bien ses remontrances, Bichot voulait que Juzaine réservât sesmaillots pour la représentation. Peut-être aussi cette exigenceavait-elle une autre cause ; on en était même persuadé lorsqu’on voyaitde quels yeux brillants il suivait cette voltige et ces apparitionsblanches, puis pourpres, de la chair, tendue, arrondie, pareille à unastre en feu environné de nuages, au milieu de la jupe envolée et despapiers épars. Et de plus en plus insensé, il fouaillait et criait sans interruptionjusqu’à ce que, hors d’haleine, il donnât d’un geste l’ordre de finir. Alors Reine-de-Mai, s’arrêtant brusquement, Juzaine, toute rouge, toutehaletante, sautait à terre et retombait dans les bras de Bichot, qui,oubliant sa sévérité de tout à l’heure, l’étreignait avec une tendressepassionnée, baisait les yeux en larmes et les joues tout humides de lafillette. - Une autre fois, par exemple, ma petite, disait-il, il ne faudra pasattendre trois tours de cirque pour sauter. Mais le reproche était prononcé d’une voix douce comme une caresse. Gringalette assistait à ces exercices dans une complète immobilité.Elle ne perdait pas de vue Juzaine un seul instant, les yeux illuminésd’on ne sait quel désir. Tous trois rentraient dans la logette où Bichot, quand il étaitcontent, versait à Juzaine un petit verre de malaga. Une foisGringalette prit le verre des mains de Juzaine et le tendit au clownpour qu’il le lui remplît. Il eut un moment d’hésitation. - En veux-tu aussi toi ? C’est pas pour les fainéantes, tu sais, fit-ilen riant. A ces mots, Gringalette retirait son verre, sans souffler mot,demeurait un instant la tête basse, puis éclatait en sanglots. Bichotse retournait vers elle et la considérait avec surprise. - Je voudrais bien savoir quelle araignée trotte dans sa ciboule, parexemple ! Lui ai-je refusé du malaga ? Tiens, voilà la bouteille ;bois-la toute, ma fille, et soûle-toi. Ça m’est bien égal ! Mais Gringalette repoussait la bouteille en haussant les épaules. - Pourrais-je savoir quelle indisposition a Mademoiselle ? demandaitBichot de plus en plus étonné. - Laissons-la marronner, et allons manger un morceau avant lareprésentation. Il allait partir quand se ravisant : - Tu ne viens pas, Gringalette ? Nous n’avons pas le temps d’attendre ! La faim décidait la petite à sortir avec ses compagnons, mais ellemarchait derrière eux, et au restaurant elle s’asseyait sans prononcerune parole. Cependant elle essuya ses larmes et fit grand honneur àl’omelette savoureuse que le garçon venait de servir ; aussi Bichotcrut-il le moment arrivé d’obtenir une explication. - Gringalette, nous direz-vous à présent pourquoi vous êtes ce soirgentille comme un crin et riante comme une porte de prison ? Alors sans se presser, en regardant son assiette, et d’une voixentrecoupée : - Pourquoi que vous m’avez appelée fainéante ? - Moi, je t’ai appelée fainéante ? C’était donc pour plaisanter. - Non, non, continua-t-elle, c’était pas pour plaisanter. C’est vraique j’suis fainéante, mais à qui la faute ? Est-ce que je voudrais pasturbiner comme Juzaine, est-ce que je ne voudrais pas m’cavaler, surReine-de-Mai ou sur l’Arabe, est-ce que j’serais pas capable d’êtreécuyère moi aussi ? - Ecuyère ! ma pauvre Gringalette, mais c’est difficile d’être écuyère: tout le monde n’y arrive pas. - Vous ne savez pas si je pourrais le devenir. Vous ne m’avez jamaisfait monter à cheval ! - Tu y monteras, je te promets. Et tu verras comme c’est agréable. Tonderrière recevra le fouet plus souvent peut-être qu’il ne le désirerait. - Je recevrai des coups... parce que ça vous amusera de m’en donner. - Oh ! ça ne m’amusera pas, mais je ne connais pas d’autre manièred’apprendre... M. Cusani et n’importe quel écuyer serait à ma placequ’il n’agirait pas différemment. - Eh bien, dit résolument Gringalette, on me fouettera. Tant pis ! Juzaine se mit à rire. - Mademoiselle Gringalette, dit-elle, je vois bien, consentirait àavoir les fesses à vif pour venir tirer sa révérence au public et fairela gracieuse. C’est que Mlle Gringalette aime les applaudissements etles succès, et je comprends ça, quand on est si jolie ! Elle s’arrêta, effrayée du regard étincelant de sa compagne. - Oui, s’écria Gringalette, j’aimerais les succès et les bravos, et lesmessieurs qui vous lancent des fleurs et des oranges. Est-ce que tu neles aimes pas, toi ? Pourquoi ne les aimerais-je pas aussi, moi ? Parceque j’suis moins gironde ? Mais tu ne t’es donc pas regardée, ma pauv’petite, tu as une tête de veau, oui, je le répète, une tête de veau ! Et elle éclata d’un rire forcé et sonore tandis que Juzaine, les poingsmenaçants, se rapprochait d’elle et lui jetait à la face toutes lesplus grossières injures qu’elle connaissait. - Espèce de crève-la-faim, finit-elle par dire, on ira te boucler dansle ballon (2), avant qu’il soit longtemps, avec tes sales dab etdabuche (3). - Allons, silence, Juzaine, dit Bichot, et toi, Gringalette,asseois-toi, tout de suite ! - Elle insulte mes parents, la canaille, grondait Gringalette, quis’était jetée sur Juzaine, et, saisissant un couteau sur la table, lebrandissait contre elle. Bichot dut lui arrêter le bras. - Du calme, voyons ! - Non, j’me calmerai pas. Puis, c’est vous qui êtes cause de tout ça.Pourquoi que vous m’avez prise et pourquoi que vous me gardez puisquej’suis bonne à rien. Dites-le donc ! - Mais je te trouve bonne à quelque chose. J’ai parlé de toi à M.Cusani. On te fera danser la valse, le quadrille et les rondes dans lapantomime du prochain carnaval. Gringalette s’était subitement radoucie. - Vrai ? je danserai au Carnaval ? - Puisque je te le dis. - Et je monterai à cheval ? - Oui, mais plus tard. Attends un peu. A présent il faut que nousrevenions au cirque pour la représentation. Mais avant, vous allez mefaire le plaisir de vous embrasser gentiment, comme de bonnes camarades. - Elle m’a appelée tête de veau, fit Juzaine en pleurnichant. - Elle a dit des cochonneries sur ma famille. - Avec ça que tu n’en disais pas autant sur ta sainte famille quand ilsvenaient de te trousser le jupon devant nous pour te rincer le derrière! - Qu’on parle mal de papa, j’le défends pas, parce que d’abord, c’estpas mon père et puis y a d’autres raisons... mais maman, c’est pas lamême chose, j’veux qu’on la respecte, et si Juzaine avait le malheur delâcher un mot comme tout à l’heure !... - Elle ne recommencera plus. Embrassez-vous maintenant. Il est tard. Ilfaut que nous rentrions. Les deux fillettes obéirent à contre-cœur. Elles se tendirent et setouchèrent la joue en détournant les yeux l’une de l’autre. C’était lapaix que souhaitait le clown, mais une paix bien provisoire. Lesadversaires semblaient encore trop animées de colère pour suspendrelongtemps les hostilités. Dans la nuit Bichot fut réveillé par des cris ; il éclaira aussitôt lalogette : les cris cessèrent, mais il vit le drap qui recouvrait le litdes fillettes se soulever en des mouvements lents ou subits ; lesépaules sombres de Gringalette apparurent, puis la nuque blonde deJuzaine, comme si successivement elles se vautraient l’une sur l’autrepour s’étouffer. Le clown se leva, fut devant le lit d’un bond, découvrit les corpsenlacés ; les dents qui mordent ; les mains qui s’étreignentenchaînées, ou libres vont pincer, égratigner, meurtrir la chair ; lesderrières tendus, gonflés par l’effort ou aplatis par la défaite. Lescombattantes étaient d’égale force ; en une minute tour à tour Juzaineétait sur Gringalette, puis Gringalette sur Juzaine. - Ah ! saloperies ! gronda-t-il. Et, les tirant avec violence par les cheveux, il les eut bien viteséparées ; à toutes deux avec une impartiale libéralité, il gifla lesjoues, claqua les fesses. Gringalette était haletante, mais elle neparaissait ni surprise de la soudaine intervention du clown, nifatiguée de la lutte. Elle ne songeait pour le moment qu’à protéger sonderrière ; aux premiers coups du clown, elle s’était vite placée sur ledos, et les cuisses, les reins collés au drap, elle luttait de toute saforce contre Bichot, qui avait entrepris de la retourner sur le ventrepour lui administrer, à l’endroit le moins osseux de sa personne, unevigoureuse correction. - C’est Juzaine qui a commencé, disait-elle. - Non, c’est elle, reprenait Juzaine, qui s’était mise à pleurer. Bichot, arraché à un sommeil dont il avait grand besoin, n’était pas enhumeur de faire le justicier. - Eh bien ! que je vous entende encore, se contenta-t-il de dire,et je vous promets que cette fois vous n’échapperez pas ! Gringalette eut un coup d’œil d’aspic pour sa compagne. Le clownn’avait pas donné raison à Juzaine ; cela lui parut un premier triomphe. La nuit se passa sans autre incident. Le lendemain Mlle Amélia Cusani, la fille du directeur, devait monteren haute école. Comme le costume adopté pour ce genre d’exercice estassez simple, Mlle Cusani tenait à le relever par le luxe de quelquesjoyaux précieux et d’une cravache à pomme d’or d’un travail délicat etenrichie de merveilleuses émeraudes. Quelle ne fut pas sa surprise, aumoment de s’habiller pour la représentation, de ne pas voir à côté desa jupe d’amazone et de son haut-de-forme la cravache qu’elle venaitd’y placer quelques minutes auparavant. Elle la fit chercher par lesécuyers. Elle-même courut en chemise par tout le cirque, comme affoléede cette perte. On ne la trouva point. Elle était si désolée qu’elle nevoulait pas paraître en public. Son père dut l’y contraindre. Queldépit lorsqu’elle dut se montrer avec une cravache vulgaire de quelquesfrancs ! Elle en pleurait de rage. - Mademoiselle, dit un écuyer à la fin de la représentation, je viensde retrouver votre cravache. Le visage de la jeune fille s’illumina. - Où donc cela ? - Dans la loge de Bichot, sur le lit de Juzaine. - La petite coquine ! Elle voulait me la voler, c’est sûr ! Et comme Juzaine passait dans un couloir, en toilette de cirque, ellel’arrêta brusquement par le bras. - C’est vous qui avez pris ma cravache ? - Moi, Mademoiselle ! - Oui, vous. Ne faites pas l’étonnée. Cela ne servirait à rien. Je suisédifiée sur votre compte. A ce moment, M. Cusani accourut. - Ah ! j’en apprends de belle. Vous êtes une escroqueuse, il paraît ? - Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Monsieur. - Comment osez-vous, répliqua Cusani, filouter vos maîtres, friponneque vous êtes ! Vous êtes aussi maladroite dans vos actes que dans vosfaçons. Vous deviez bien penser qu’en volant ce soir la cravache de mafille sans la mieux cacher, vous seriez découverte. Juzaine écoutait avec stupeur ; on eût dit qu’on lui parlait une langueinconnue dont elle n’entendait pas un mot. Quand M. Cusani eut achevé,elle rougit de honte : elle avait compris enfin ! - Monsieur, dit Juzaine, vous n’avez pas le droit de me soupçonner sansraison, et je ne vous permets pas de m’accuser ainsi en public ! - Ah ! tu ne me permets pas... je vais te demander la permission,peut-être. - Vous êtes un insolent. - Si tu le prends sur ce ton-là, nous allons voir ça, par exemple !Comme je vais te rabattre le caquet et moucher ton esbrouffe ! Tout en parlant de la sorte, le gros Cusani s’était jeté sur Juzainequi, vainement, avait essayé de fuir, repoussée vers lui par MlleCusani, par les écuyers et les valets. Il l’avait acculée à l’écurieet, après une courte lutte, il la força de s’agenouiller et la traînavers une stalle vide, la tête tournée vers le ratelier. Toute unefoule, parmi laquelle se trouvaient des spectateurs, les suivait, trèsintéressée. - Nous allons voir à présent si tu fais la faraude, ma fille. Et il releva les jupes légères qui formèrent au-dessus des reins commeune vaste auréole. De Juzaine, dans cette attitude, la tête, lesépaules étaient complètement cachées ; les pieds disparaissaientpresque sous la paille de l’écurie ; on n’apercevait que les fessesgrassouillettes, un peu foncées par la clarté du tulle qui lesenvironnait, saillantes, tendues malgré elles, et si bien en chair, siserrées par la frayeur que la fente s’en distinguait à peine sous lemaillot collant et rosé. On eût dit, sous les larges feuilles d’unarbuste des tropiques, un beau fruit, à peine mûr, mais qui ravit déjàles yeux. Mlle Cusani contemplait avec un visible plaisir ces grâces secrètes queJuzaine n’avait jamais laissé deviner qu’une seconde, dans une rapidevoltige, et qu’elle offrait en spectacle, ce soir-là, malgré elle, pourqu’on les flétrît, et dans une posture qui les rendait ridicules.Gringalette, se faufilant au milieu du public, était arrivée auprès desa jeune directrice et, comme elle, se délectait à cette humilianteexposition, non moins qu’à la pensée des sévices cruels qu’annonçaientces préparatifs. La lueur de leurs regards, le sourire qui desserraitleurs lèvres, exprimaient la joie féroce et sans déguisement des jeunesfilles. - Pas de maillot ! criait-on dans le public. - C’est ça, pas de maillot ! répéta Gringalette entre ses dents et avecune crainte vague que Bichot fût présent et l’entendît. - Déculotte-la, papa, qu’elle le sente bien ! glapissait Mlle Cusani.Veux-tu un canif ? - Je crois, faisait Cusani en tenant Juzaine entre ses jambes, je croisque, tout à l’heure, vous ne ferez plus la fière quand nous vous auronsfourbi devant le monde le médaillon. Et il allait lui déchirer le maillot lorsque Mlle Cusani, tournant latête avec inquiétude, dit à son père : - Papa, dépêche-toi. Si la police allait arriver ? - Qu’elle arrive ! repartit Cusani. Je n’en ai pas peur. J’ai bien ledroit de corriger une voleuse, je suppose. Puis, comme s’il n’était pas si tranquille qu’il essayait de leparaître : - Passe-moi un fouet, une cravache, vite ! Mlle Cusani lui tendit une légère badine, qu’il leva sur les chairstremblantes de Juzaine ; mais le coup qu’il voulait porter fut donnédans le vide. Brusquement Bichot, surgissant du couloir, s’était élancésur le directeur, lui avait arrêté la main et, le repoussant du genou,l’envoya tomber à quelques pas. Il releva Juzaine et, se frayant un chemin à travers la foule, ilrentra avec la fillette tout en pleurs dans sa loge où il s’enferma. - Arrêtez les voleurs ! criait M. Cusani qui s’était relevé. Je ne veuxpas que ces misérables passent la nuit sous mon toit. Il fit grand bruit et, accompagné par sa fille, il proféra nombred’injures à la porte de Bichot, mais n’obtenant aucune réponse etfatigué de cette scène, il alla se coucher après avoir donné l’ordre àdeux valets d’écurie d’empêcher le clown de se sauver avant l’arrivéede la police. Mais soit qu’on eût négligé de la prévenir, soit qu’ellene jugeât pas utile de se déranger, la police ne parut pas et laissaBichot pleurer à son aise avec la pauvre Juzaine qu’il essayaitvainement de consoler et dont il ne sut que partager le chagrin. Dès le matin, M. Cusani, qu’un peu de sommeil avait calmé, vint avec safille frapper à la logette du clown. Bichot lui ouvrit. Il y eut uneexplication, puis des excuses de la part du directeur, qui ne voulaitpoint se priver de deux artistes qui étaient l’honneur de sa troupe. - J’avais bu trop de champagne, dit-il en les quittant. Oubliez mabrutalité... Certainement quelqu’un vous en veut et a essayé de vousfaire passer pour des voleurs. L’attitude de Gringalette était si embarrassée et, la veille, elleavait si bien encouragé M. Cusani à châtier Juzaine, que les soupçonsdu clown s’étaient portés aussitôt sur elle, et il ne lui laissaitaucunement ignorer. Il n’était pas sûr qu’elle fût coupable ; maiscette incertitude, loin de l’apaiser, excitait d’autant plus sonirritation. Elle éclata un beau jour que, rentrant dans sa loge à l’improviste, ilsurprit Gringalette, des ciseaux aux doigts, occupée avec Juzaine d’unefaçon fort singulière. Les exercices de la matinée, la chaleur du jour,avaient fatiguée la petite écuyère, qui dormait profondément.Gringalette profitait de ce sommeil pour couper les beaux cheveuxblonds de la fillette. Déjà de longues boucles étaient éparses à terreet sur le lit. L’étonnement, la colère du clown furent extrêmes ; etGringalette, qui ne s’attendait point à le voir, laissa, de stupeur,tomber ses ciseaux. - Canaille ! s’écria-t-il. Elle voulut sourire, mais vite l’expression narquoise de son visagedisparut et fit place à de l’épouvante, tant la fureur de Bichotsemblait terrible. Il lui frappa la tête d’abord violemment, à luilaisser croire qu’il allait l’assommer. Elle eut une voix si plaintivepour demander grâce qu’il s’arrêta, ému de pitié malgré lui ; mais lesourire qui revint sur les lèvres de la fillette comme si, en dépit desa faiblesse corporelle, elle se sentait réellement la plus forte,l’exaspéra et lui rendit toute sa colère. Alors il se décida à lameurtrir d’une façon ignominieuse et qui brisât son orgueil. Il lacourba vers la terre, puis la chevauchant à reculons, il la saisit parle ventre, comme une enfant. Ce fut un curieux spectacle que le corps à corps de cette fillette à laface malicieuse et de ce grand clown dégingandé, spectacle dontJuzaine, qui venait de s’éveiller, put jouir tout à son aise. QuandBichot eut troussé la courte jupe et la chemise, apparurent des fessesjaunes et longues dont la fente ici et là se creusait en des replissombres ; des fesses qui semblaient rire d’une gaieté railleuse. Bichotqui avait pris sa ceinture, se mit à les fouetter vigoureusement. Alorsles jambes de la victime battirent l’air, et son corps souple seredressa, parut s’enrouler comme un serpent. Sa figure, toute rouge, seretourna vers le clown et lui fit mille grimaces pour le narguer. Maisvainement Gringalette voulait-elle paraître moqueuse ; à chaque coup,il lui fallait faire un effort pour ne pas crier, tous ses traits secontractaient, en même temps que la douleur entr’ouvrait de force lesfesses qui essayaient de dérober au supplice leur chair la plussensible. Vaincue et châtiée, mais non pas soumise, elle luttait, se défendaittoujours. Etaient-ce des larmes, étaient-ce des éclairs de colère quibrillaient dans ses yeux ? Elle essayait de saisir en arrière et à lavolée la ceinture du clown, ou encore de le mordre ; elle parvenait àle griffer. Tout à coup, au milieu des valets et des écuyers qui étaient venusassister à cette féroce fessée, Mlle Cusani montra son nezretroussé, son visage rieur et curieux. Gringalette l’aperçut, et alorstoute la résistance qu’elle avait jusqu’ici opposée à son bourreaucessa ; on eût dit qu’elle venait de sentir subitement la cruauté dufouet ; elle poussa des cris de bête et, sans plus essayer d’arrêter leclown, elle s’abandonna aux coups avec une sorte de désespoir. - Allons, Monsieur Bichot, dit Mlle Cusani, je ne sais pas ce qu’elle afait, mais elle en a assez ; voyez comme elle saigne ! - C’est une infection, Mademoiselle. C’est elle qui vous a volée, iln’y a plus de doute, et vous voyez ce qu’elle a fait à la pauvreJuzaine ! Si je n’étais arrivé, elle lui rasait la tête ainsi qu’à unegaleuse. Enfin, il lâcha Gringalette, que Mlle Cusani fit coucher sur le litd’une loge voisine. Elle fermait à demi les yeux, comme si elle étaitprès de s’évanouir, et respirait avec difficulté. Un verre de Porto quelui apporta Mlle Cusani la réconforta un peu. * * * Elle resta au cirque, mais ne coucha plus dans la loge du clown. Ladirectrice lui offrit un lit dans un cabinet proche de sa chambre. Cette correction publique l’avait profondément humiliée ; elle en avaitperdu son narquois et malicieux sourire. Elle ne pouvait rencontrerJuzaine sans murmurer entre ses dents ou lui lancer quelque injure ; aucontraire, elle ne semblait point garder rancune à Bichot ; elleessayait même de lier la conversation avec lui, mais ses parolesn’obtenaient aucune réponse. Il avait refusé, malgré la promesse faite naguère, de lui apprendre àdanser. Il ne voulait plus s’occuper d’elle, et c’était Mlle Cusani quilui montrait la valse et certaines danses espagnoles, pour qu’ellefigurât avec des jeunes filles et des enfants dans un grand bal donnéau cirque lors du Carnaval. Cette fête dont elle espérait tant de plaisir ne lui causa que dudépit. Elle fut vivement irritée, ainsi que Mlle Cusani, de voirque tous les applaudissements étaient allés aux danses équestres deJuzaine. Comme pour renouveler le triomphe de la petite écuyère, le cirqueCusani donna le même spectacle deux jours après. Mais au moment oùJuzaine se disposait à monter en selle, un valet d’écurie accourut,effaré. - Eh bien, dit-elle, vous ne m’amenez pas Reine-de-Mai ? - Mademoiselle, Reine-de-Mai est couchée dans sa stalle. Il n’y a pasmoyen de la faire lever. Elle doit être malade. Juzaine, qui éprouvait pour sa jument toute l’affection d’une amie, futtrès émue. Elle entra dans l’écurie, s’approcha de Reine-de-Mai, luidonna de petites tapes, lui caressa l’encolure, l’embrassa. MaisReine-de-Mai, qui savait si bien d’ordinaire reconnaître les attentionsde sa jeune maîtresse, parut cette fois insensible. Elle demeuracouchée ; son œil était terne et immobile, et Juzaine observa qu’elleavait le ventre très enflé. - Pauvre Reine-de-Mai ! répétait Juzaine qui avait les larmes aux yeux.Il faut qu’on aille chercher le vétérinaire dès ce soir. A ce moment, M. Cusani parut, suivi de sa fille en jupe d’amazone. - Il ne s’agit pas de vétérinaire, dit le directeur, il s’agit de vous,Juzaine. On vous attend. Si Reine-de-Mai est malade, prenez Frimousseque vous avez déjà montée. - Ah ! non, s’écria Mlle Cusani. Je garde Frimousse. Qu’elle monte LeKabyle. - Mais Le Kabyle a trop de fougue. Elle ne pourra rien en faire. - Tant pis ! dit Mlle Cusani, moi je garde Frimousse. Juzaine fut obligée de prendre Le Kabyle. C’était un magnifique cheval noir à la crinière et à la longue queueflottante, vif, docile quand il se sentait conduit par une main solide,mais prêt à s’abandonner à toutes ses fantaisies dès que son cavalierétait neuf, inexpérimenté, faible ou indulgent. Juzaine, on l’a vu, n’était point une novice dans l’art del’équitation, mais elle connaissait mal Le Kabyle. Elle sut pourtant lemaîtriser durant une partie de la représentation. Le spectacle seterminait par une grande pantomime : Scènes du Far-West, où Juzainefigurait une jeune Américaine, fille d’un cowboy, que veulent enlever,puis que se disputent des Pawnies. Prisonnière d’un Indien, quil’emportait en croupe du Kabyle, elle parvenait à rompre ses liens et,se dressant sur le cheval, elle frappait son ravisseur. A ce moment, unIndien à pied, qui n’avait point paru aux répétitions et dont la venuesubite parut surprendre les autres acteurs de la pantomime, s’approchadu cheval et lui tira de côté, mais presque à bout portant, un coup depistolet. Devant ce jet de feu et de fumée, Le Kabyle fit un écart etse leva sur ses pattes de derrière. Ce mouvement fut si brusque et siinattendu que Juzaine, qui se tenait alors tout debout sur le cheval,fut jetée à terre. La cavalerie des Indiens arrivait par derrière augalop. Ils ne purent retenir leurs chevaux. Juzaine fut piétinée. Uncri étrange, à la fois atroce et comique, cri d’oiseau blessé etpoursuivi, cri de perroquet effarouché, remplit le cirque, et l’on vitattifé en burlesque, coiffé de son petit chapeau pointu et vêtu de saculotte bouffante semée de grenouilles noires, Bichot écarter lesIndiens et les écuyers, se précipiter entre les chevaux et se jeter surJuzaine. Comme les spectateurs n’attendent que du plaisir, et que latournure et la voix du clown avaient le don d’exciter l’hilarité, oncrut pendant quelques minutes à une nouvelle farce du comique, et il yeut une fusée bruyante de rires ; mais cette gaieté eut un arrêtsoudain, terrible, lorsqu’à la stupeur des écuyers, au désarroi desmimes, aux hurlements et aux lamentations de Bichot, il fallut bien quele public reconnût sa méprise et un accident peut-être mortel. M.Cusani eut beau paraître en habit noir, saluer le public et annoncerque « la chute de cheval de Mlle Juzaine était sans gravité etque la représentation allait continuer », sa venue ne dissipa pointl’impression tragique de la foule, non plus d’ailleurs que les dansesles plus gracieuses de sa fille et de Gringalette. La douleur du clown,s’arrachant les cheveux de désespoir, derrière Juzaine inanimée, quedeux écuyers se hâtaient de transporter hors de la salle, était unspectacle trop saisissant pour qu’on pût, d’une minute à l’autre,l’oublier. Juzaine était réellement morte, et le pauvre clown qui la pleuraitressentait davantage son malheur à la vue de ce visage si joli il n’yavait qu’un instant et à présent défiguré par les sabots des chevaux.Le nez et l’œil droit étaient écrasés ; il n’y avait plus de traces delèvres, et les dents fines, dans cette bouche découverte, paraissaienthideuses. Les beaux cheveux blonds eux-mêmes étaient éclaboussés desang. Jamais la mort ne fut plus cruellement profanatrice. Le chagrin du clown touchait tout le monde, mais Bichot demeuraitindifférent aux témoignages d’intérêt ou d’amitié que lui prodiguaientses camarades. Il semblait inconsolable. .......................................................................................................................................................................... Le soir de l’enterrement, comme il pleurait, agenouillé devant le litvide de Juzaine, des cheveux effleurèrent sa joue, et une voix doucelui chuchota à l’oreille : - Maintenant qu’Elle n’est plus là, veux-tu que je sois ta fille etm’aimer un peu ? Il tressaillit à ces paroles et leva la tête avec une sorte de terreur. Gringalette était devant lui. Il la regarda longtemps comme s’il cherchait à lire dans ce visage quivoulait paraître triste pour lui complaire, mais dont les yeux,involontairement, avaient un sourire. Sans doute une image effrayantepassa dans son esprit ; il se couvrit le front, il écarta Gringaletteavec horreur et sortit en courant comme un insensé. Des écuyers qui lerencontrèrent ont rapporté qu’il les arrêtait en leur disant : Je suisun misérable ! J’ai recueilli, j’ai nourri moi-même l’assassin de monenfant. » Et à chacun il répétait ces paroles. Depuis on ne l’a jamais revu. ________________ NOTES : (1) Les sergents de ville. (2) Prison. (3) Tes père et mère. UN JEU DE FEMME Mlle Trébuchet, l’une des plus ferventes dévotes de la paroisseSaint-Jacques du Haut-Pas, qui venait chaque jour assister à lapremière messe, arrivait, par faute de sa pendule, un peu en retard cematin-là, et gagnait sa chaise avec plus de hâte et moins decomponction que d’habitude, lorsque le bedeau l’arrêta par le bord deson châle. - Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé, Mademoiselle, chuchota-t-il? Mlle Trébuchet parut très étonnée. Depuis des années, la vie s’écoulaitpour elle d’un flot si semblable qu’elle n’imaginait même pas que lelendemain pût différer de la veille. - Un grand malheur ! continua le bedeau qui se composa un visage decirconstance et leva les yeux vers la voûte de l’église comme s’il eûtespéré y apercevoir le visage de Dieu, un grand malheur ! - M. l’abbé Palloy ne dit pas la messe de sept heures ? Elle ne prévoyait pas dans le cours de son existence de révolution plusconsidérable. - Non, répondit le bedeau d’un ton d’infini dédain, l’abbé Palloy nedit pas sa messe. - Il est malade ? demanda-t-elle avec inquiétude. - Il vaudrait mieux qu’il fût malade, et même qu’il fût mort. Alors se penchant à l’oreille de Mlle Trébuchet, il murmura d’une voixà peine sensible : - Il vient d’être arrêté par la police... pour affaire de mœurs... Ilparaît que ce qu’il a commis est abominable. - Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupira Mlle Trébuchet qui chancela et duts’appuyer sur une chaise. Elle crut qu’elle allait devenir folle. L’idée que le bon abbé Palloy,son confesseur, était un criminel, qu’on pouvait le confondre à présentavec le mauvais larron ou le Judas de son chemin de Croix, étaitinsupportable à sa pensée ; elle eût admis plus facilement lasimultanéité du jour et de la nuit. Ce ne fut qu’en récitant machinalement des prières qu’elle parvint peuà peu à dominer son trouble. Elle entendit la messe de huit heures etdemeura longtemps en oraison après que le prêtre eut quitté l’autel. Lorsqu’elle sortit de l’église, elle se sentit plus calme, mais avec unvif besoin de confidence. Elle ne pouvait garder pour elle seule lesecret d’une telle aventure. Volontiers elle l’eût crié aux passants,mais elle préférait en instruire sa jeune amie Valentine Chassériau. Comment Mlle Trébuchet, femme d’un âge mûr, d’une dévotion scrupuleuse,d’une vie modeste et tranquille, était-elle liée avec cette petitepersonne, coquette et évaporée, qui souriait aux jeunes gens et dontjasait tout le quartier ? Une circonstance les avait rapprochées. Letuteur de Valentine était un parent de Mlle Trébuchet, et comme ilhabitait La Rochelle et que Valentine désirait achever son éducation àParis, il lui avait confié sa pupille. Deux ans plus tard, Valentine semariait, malgré les conseils de Mlle Trébuchet, avec un professeurconnu pour son anticléricalisme. A cette occasion, Mlle Trébuchet avaittenté une rupture, mais son âme tendre s’y était refusée. Valentine etl’abbé Palloy étaient ses seules attaches terrestres ; elles en étaientd’autant plus fortes. Mademoiselle se dirigea vers une haute maison de la rue Claude-Bernard.Elle monta au second étage et fut introduite par une bonne, jeune, devisage aimable et fort proprement vêtue. L’appartement n’avait rien defastueux ; les appointements de M. Chassériau ne permettaient pas à safemme d’être aussi dépensière qu’elle l’eût souhaité ; mais Valentineétait de ces personnes qui, faute de pouvoir posséder des meublesvraiment beaux, préfèrent à une simplicité qui ne tire point l’œill’imitation banale et grossière du luxe. Il y avait de faux canapésLouis XVI, de faux bahuts Henri II, de petites tables de Mappleachetées aux ventes publiques, des lambeaux de tentures liberty, et,pour harmoniser cet assemblage disparate, des rubans partout : auxfauteuils, aux tapis, aux rideaux, aux cadres. La bibliothèque, leslivres mêmes du professeur en étaient entourés. On eût dit l’intérieurd’une « étudiante » ou d’une petite provinciale de la galanterie, etl’on juge que le châle noir, la capeline sombre et le long visage jauneet osseux de Mlle Trébuchet s’y trouvaient quelque peu dépaysés. Bien qu’il fût onze heures, Valentine était encore au lit. En cettechaude matinée, elle avait rejeté les draps à ses pieds et, tournéevers l’ombre de la muraille, la chemise de soie noire retroussée surles reins, c’était la médaille fendue et poinçonnée de sa personnequ’elle présentait aux regards. - Que tu es paresseuse, ma pauvre Valentine ! s’écria Mlle Trébuchet enentrant ; mais voyant à quel interlocuteur inattendu elle avaitaffaire, elle parut très choquée et détourna pudiquement les yeux.Quelle indécence ! fit-elle, si au lieu d’une dame de mon âge, ç’avaitété son mari ou sa bonne qui fût entré dans sa chambre ; joli etédifiant spectacle, en vérité ! Les réflexions de Mlle Trébuchet, proférées à haute voix, éveillèrentla dormeuse. Mouvant toute une vague d’odeurs : la senteur forte de sa chair unieaux pénétrants parfums des essences, Valentine se retourna brusquementet montra son autre figure, un petit nez fin aux ailes palpitantes, auxnarines voluptueuses, des dents riantes dans une bouche large et mollecomme un fruit ; des yeux brillants et câlins sous leurs longs cils, etune chevelure sombre, ébouriffée, dont la double crinière cachait lesseins menus laissés à découvert par la chemise trop lâche. - Ah ! c’est vous, Mademoiselle, s’écria Valentine. Vous êtes bienaimable de venir me voir ; mais vous auriez bien dû ne pas venir si tôt. - Si tôt ! Il y a cinq heures que je suis debout. - Oh ! vous, vous êtes une sainte. - Ce n’est pas un acte de sainteté de se lever de bonne heure ;seulement on a tort de passer comme vous ses journées dans son lit,surtout quand on a un ménage, un mari... - Oh ! mon mari, vous savez bien qu’il ne rentre que le soir, pourdîner... - Vous avez d’autres obligations, vous le savez, que de préparer lerepas de votre mari... Il me semble, Valentine, que vous devenez bienindifférente à la religion, que vous négligez vos devoirs dechrétienne. Le matin, vous devriez assister à la messe... - Mais vous même, Mademoiselle, il me semble que vous ne prêchez pasd’exemple. - J’ai entendu la messe il y a deux heures et, si je ne m’occupe pasaujourd’hui de mes œuvres ordinaires, c’est que je suis pour le momentincapable de penser à quoi que ce soit, sinon au grand malheur quivient de m’arriver. - Vous avez perdu de l’argent ! - J’ai perdu, ce qui est bien plus douloureux pour moi, mon confesseur,le vénérable abbé Palloy, qui vient d’être arrêté sur une dénonciationque j’ai toute raison de croire calomnieuse. Je venais vous demander unconseil. Malgré votre jeunesse, vous connaissez bien mieux que moi leschoses de ce monde, et peut-être sauriez-vous ce que je dois faire pourle voir, et même pour obtenir sa mise en liberté. Au besoin votre mari,qui est très instruit, connu pour son savoir et son honorabilité,pourrait nous aider. Il ne s’agit pas ici de combattre ou de défendrela religion, mais de sauver un innocent, accusé à tort, j’en suispersuadée. Valentine se mordit les lèvres, se gratta la tête, rejeta sur son dosles touffes de cheveux qui lui couvraient la gorge et ne répondit pas. - Qu’avez-vous ! s’écria Mlle Trébuchet surprise. Le service que jevous demande n’a rien d’extraordinaire. - Il m’est impossible de vous le rendre, répliqua vivement Valentine. - Et pourquoi cela ? - Parce que c’est mon mari lui-même qui a fait arrêter l’abbé Palloy. - Votre mari ! mais c’est donc un monstre. Et quels griefs peut-ilavoir contre notre malheureux vicaire ? - Mais comment voulez-vous que je le sache ? - Vous le savez, j’en ai la conviction. Votre mari ne s’est pasdéterminé à un acte pareil sans vous en avertir. - Pourquoi m’aurait-il avertie ? Il ne me parle pas de ses affaires. - Ce ne sont pas ses affaires, mais les vôtres. Vous avez vu l’abbéPalloy chez moi, vous avez entendu sa messe, peut-être vous êtes-vousconfessé à lui. Si votre mari a songé à ce digne prêtre, c’est que vouslui en avez parlé. Qu’avez-vous pu lui dire ? - Je ne lui ai rien dit à son sujet, je vous assure. Seulement, Victor,depuis quelque temps est devenu très jaloux ; il s’est imaginé quel’abbé Palloy fleuretait avec moi. - Voyons, votre mari n’a pas encore perdu la raison. Comment seserait-il imaginé de lui-même que l’abbé Palloy vous courtisait ? Sil’abbé Palloy est venu vous voir, ce n’est que dans la journée ; il nesort jamais après six heures. Or, vous m’avez dit plusieurs fois quevotre mari ne rentrait que fort tard dans la soirée à cause de sescours et de ses leçons. - Il est rentré une fois dans l’après-midi ; l’abbé était venu quêterchez moi pour une œuvre de charité. Cette visite a donné des soupçons àVictor. - Et c’est sur de pareils soupçons qu’il aurait pu le faire arrêter !Valentine, vous me trompez. Vous savez la vérité et vous ne voulez pasme le dire ; mais vous me la direz, je vous le promets ; et je ne m’enirai pas d’ici que vous ne me l’ayez dite complètement ! Valentine, petite créature faible, se sentit vaincue par la volonté deMlle Trébuchet ; elle eut une mine craintive, imploratrice ; puis d’unevoix gémissante : - Je vous assure, Mademoiselle, que je ne suis pas coupable. Il ne fautpas m’en vouloir... C’est une aventure bien singulière. - Pour le moment, il s’agit de ne me rien cacher, dit Mlle Trébuchet,en s’asseyant tout près du lit ; si vous avez commis une faute, vousdevez la réparer. Qu’est-il arrivé, voyons ! Après une courte hésitation, Valentine se décida enfin à des aveux. Saconfession fut d’abord timide ; mais peu à peu elle s’enhardit jusqu’àprendre des allures cyniques, dont ne réussirent pas à la corriger lesappels indignés et fréquents de son interlocutrice. - Un jour, fit-elle, ou plutôt une nuit, j’étais si piquée del’indifférence, de la froideur de Victor que je cherchais tous lesmoyens de lui être désagréable. Au dîner, il avait attaqué les ordresreligieux et le clergé avec la fureur qu’il montre d’ordinairelorsqu’il aborde ce sujet. « - Ces prêtres que tu ne peux souffrir, lui dis-je tout à coup, n’ontpas votre âme sèche et brutale d’universitaires. Ils sont tendres,prévenants, amoureux. « - Comment peux-tu le savoir ? me demanda-t-il. « - Mais tu sais bien, lui répondis-je, que j’ai été élevée par lesreligieuses. Je voyais - c’est tout naturel - l’aumônier du couvent. Jeme confessais à lui. Je l’aimais beaucoup, et il me témoignait lui-mêmela plus vive affection. Ah ! je l’ai bien regretté, je le regretteencore ! » Ce fut tout ce que je lui dis ce soir-là, mais je sentis bien que jel’avais offensé, quoiqu’il ne m’eût soufflé mot. La blessure étaitfaite, et j’allais, souvent sans le vouloir, l’élargir. Le lendemain, au repas, il n’eut pas pour moi une parole. Il paraissaitfort préoccupé. Comme nous nous déshabillions pour nous mettre au lit : « - Qu’as-tu donc ce soir ? lui demandai-je. « Alors, sans répondre à ma question : « - Tu m’as parlé hier de l’aumônier du couvent où l’on t’a élevée. Tum’as avoué qu’il te témoignait une grande affection. Est-ce qu’ilt’embrassait ? « - Oui, quelquefois, comme un père peut embrasser un enfant. « -Seulement ce n’était pas ton père, et il n’en avait pas lesdroits... Et il te caressait ? « - Il me donnait de petites tapes sur les joues, et aussi par-dessusma robe. « - Ah ! il te donnait de petites tapes... A propos, il était tonconfesseur ; quelles pénitences t’infligeait-il ? « - Quelles pénitences ?... Mais le chapelet à réciter, quelquefoistout entier, quand je n’avais pas été sage. « - Et il ne te battait pas ? « J’eus grande envie de lui éclater de rire à la face, mais je mecontins, et me ravisant : « - Oh ! s’il me battait ! tu connais le proverbe : qui aime bienchâtie bien. « - Il t’a battue souvent ? « - Plusieurs fois. « - Et à quel âge as-tu quitté le couvent ? « - A seize ans. « - Et il te battait encore ? « - Sans doute. Pour dire vrai, je ne m’en souviens plus. » Cette fois encore nous en restâmes là, mais je pris dans la suite unmalin plaisir à irriter sa jalousie. Un jour que je m’attardais en déshabillé devant mon miroir, il mereprocha ma lenteur et me dit de presser ma toilette. Je fus fortdépitée de son observation et qu’il n’eût pas eu un regard pour ce queje lui laissais voir de ma personne. « - Ah ! tu ne ressembles guère à notre ancien aumônier, m’écriai-je.Ce n’est pas lui qui serait resté indifférent à ce que je te montraistout à l’heure. « Voilà mon mari rouge de colère. « - Qu’est-ce que tu viens de dire ? Qu’est-ce que tu viens de dire ?Répète-le. « - Calme-toi d’abord, je te prie. « - Je veux avoir des explications. Avoue-le ; il t’a prise, il t’a eueavant moi. « - Tu sais bien que non, répliquai-je en souriant. « - Enfin que signifie ta phrase de tout à l’heure. « - Que notre aumônier cherchait toutes les occasions de nousvoir... de contempler notre beauté. « - Le misérable ! « - Ce n’était pas un misérable. J’en aurais fait tout autant à saplace. C’était si facile pour lui ! Je me rappelle le coursd’instruction religieuse. Un jour, je me frottais sur mon banc lederrière qui me démangeait. A la fin de la classe, l’abbé m’appelle, meconduit dans le petit cabinet où l’on mettait les livres d’étude. « Vous souffrez, mon enfant ? me demanda-t-il. - Non, Monsieur l’abbé.- Vous ne pouviez tenir en place tout à l’heure. » Je rougissais et nerépondais rien. « Déshabillez-vous, me dit-il, et comme je déboutonnaisma pèlerine : non, par en bas ! Relevez votre robe et étendez-vous surce banc. » Juge si j’étais honteuse. Il m’écarte les jambes. « Petitecoquine, que faisiez-vous tout à l’heure ? Que faites-vous la nuit ?Vous n’êtes pas sage. Vous allez être punie. Retournez-vous ! » Cettefois, je dois me coucher sur le ventre, les jupons retroussés, et commeje me demande, toute palpitante d’émotion, ce qui va m’arriver, jereçois un coup sur les fesses qui m’arrache un cri de douleur. Je sensles ongles de l’aumônier s’incruster aux creux et aux pleins de machair, tandis qu’il me recommande de ne plus crier si je ne veux pasaugmenter la rigueur de mon châtiment. Il continue à me frapper,d’abord de ses larges paumes, puis de la souple baguette qui sert aumaître de géographie pour montrer les cartes. Je lui obéis, je retiensmes cris, mais, à demi-voix, je le supplie de me pardonner : « Monsieurl’abbé ! Monsieur l’abbé ! je vous en prie, ne me battez plus ! J’aitrop mal ! » Mais il ne s’arrêtait pas. Ah ! comme il me cinglait. Ilne m’eut pas plutôt dit de me rajuster que j’éclatai en sanglots. Jen’osais pas rentrer dans la cour de récréation, les yeux rouges etcomme meurtris. Quelque écolière indiscrète avait surpris la scène etétait venue la raconter à mes condisciples ; les grandes chuchotaienten me regardant ; si je m’approchais, elles faisaient semblant de nepas me voir, comme si la fessée que j’avais reçue m’avait déshonorée etrendue infréquentable. L’abbé, lui, me considérait en souriant. Ilm’appela : « Ecoutez-moi, mon enfant. C’est pour votre bien que je vousai punie. Dites-moi que vous ne m’en voulez pas. Et donnez-moi unbaiser de paix. - Non, Monsieur l’abbé, lui répondis-je en lui tendantla joue, je ne vous en veux pas. » C’était vrai. Même après une fesséeaussi rude, je n’avais pas de haine pour lui. S’il m’administrait unjour des claques sur le derrière, une autre fois, pour me récompenser,il m’apportait des bonbons. Et puis, quoique gosse, je sentais bienqu’il s’amusait à me corriger, et de temps à autre je me résignaisainsi à lui faire plaisir. - L’infâme !... L’infâme ! » répétait mon mari tout troublé, et commeje prenais ma figure naïve, il haussait les épaules. * * * - Vraiment, s’écria Mlle Trébuchet fort surprise, cela le divertissaittant, votre aumônier, de vous donner le fouet ? - Mais non ! répliqua Valentine ; seulement je m’amusais à conter deshistoires à Victor pour l’agacer un peu. J’ai été élevée par uneinstitutrice, et j’avais alors pour confesseur le curé de Saint-Micheldont je n’apercevais le visage que par le guichet du confessionnal. - Alors, vous mentiez ainsi, par plaisir !... Mais c’est indigne ! - On voit bien que vous n’avez jamais eu de mari ! - Enfin ! quel rapport peut avoir ce récit avec l’arrestation de notremalheureux vicaire ? - Vous allez le voir, répondit Valentine... Toutes ces confidencesavaient exaspéré la jalousie de Victor bien plus que je ne me seraisimaginée. En lui donnant de vagues soupçons, je ne songeais qu’à luienlever quelque peu de sa belle assurance, à le rendre moins confiantdans ses propres mérites, moins sûr de mon affection et, par là même,plus amoureux. Quand je m’aperçus qu’il était si ému de mes faussesconfidences, je fus très effrayée, mais il était trop tard. - Il n’est jamais trop tard, observa Mlle Trébuchet, pour se repentiret réparer le mal que l’on a fait. - Je me serais déshonorée à ses yeux, dit Valentine, en lui avouant quej’avais menti. Il s’imaginait réellement que l’aumônier ne s’était pasborné à me découvrir le derrière, que les corrections qu’ilm’infligeait n’étaient qu’un prétexte pour prendre avec moi les plusgrandes libertés. « Jure-moi, me disait-il, qu’il n’a pas été tonamant. » Je le lui jurai. Mon serment ne réussissait pas à leconvaincre. « Tu ne me feras pas croire, disait-il, que ce prêtre n’apas essayé de te revoir à Paris depuis que tu es mariée. » Pour lepersuader, je dus inventer encore une histoire et mentir à nouveau. - Malheureuse enfant ! soupira Mlle Trébuchet. - Je ne pouvais pas agir autrement. Il me fallait à tout prix lerassurer, endormir cette jalousie du passé que j’avais irritée siétourdiment. Surtout, je ne voulais pas qu’il me jugeât coupable. Enreconnaissant que ses soupçons n’étaient pas illusoires, en flattant samanie d’anticléricalisme, je pensais qu’il me croirait plus volontiers.« Je ne te cacherai pas, dis-je un soir à Victor, que mon ancienaumônier a essayé de me revoir ; il est venu sonner à cette porte, etmalgré moi il a pénétré ici. Après s’être informé de ma vie et de mesdévotions, peu à peu il m’a parlé du couvent ; il m’en a rappelé lesexercices, les actes de piété, quelquefois sur un ton grave etreligieux, mais le plus souvent avec des familiarités insinuantes, dessous-entendus libertins qui m’ont tellement choquée que je lui aiordonné de se taire, le menaçant, s’il continuait ses proposinconvenants, d’appeler la femme de chambre pour le mettre dehors. Sansm’écouter, décidé sans doute à tout se permettre, il a essayé dem’enlacer ; par bonheur je suis parvenue à me dégager de son étreinte,à gagner la chambre voisine, à m’y enfermer, le laissant dans unvéritable état de folie amoureuse ou sensuelle. Mes trois petitesnièces, Henriette, âgée de douze ans ; Lise, qui a onze ans, et Emiliequi en a neuf, étaient à jouer à la maison ; elles couraient de chambreen chambre et firent irruption en se bousculant dans la pièce où ilétait demeuré. Comme les deux plus grandes fillettes avaient renverséleur cousine, ce lui fut une raison suffisante pour les gronder ;voyant qu’elles se moquaient de lui, il n’hésita pas à les gifler et àles battre. Etait-ce fureur de n’avoir pas réussi, besoin de trouver àcet amour trompé une compensation luxurieuse ? Il saisit Henriette, ladéculotta et à l’aide d’une embrasse de rideau il se mit à la fouetteravec une telle violence que la pauvre enfant, qui est très courageuse,poussa des hurlements que la bonne entendit de la cave. Elle reconnutla voix d’Henriette et remonta vite. J’étais si effrayée que je n’avaisosé sortir de la chambre. « Madame, madame, me cria cette fille, lecuré qui est à martyriser Mlle Henriette ! » A côté de ma bonne jerepris courage, toutes deux nous arrachâmes ma petite nièce à cebarbare et nous le jetâmes à la porte. Henriette gémissait et de tempsà autre portait la main à ses fesses qui saignaient jusque sur leplancher. Tandis que nous pansions la pauvre petite, Lise nous dit quel’abbé, avant de fouetter sa sœur, l’avait attachée à un fauteuil etqu’il l’avait pincée sous ses jupes à deux reprises et en des endroitsqu’elle n’osait désigner : « Attends, s’était-il écrié, que j’en aiefini avec ta camarade, et je reviens accorder ta guitare. » Nousdécouvrîmes au haut de ses cuisses et sur son derrière desmeurtrissures profondes. Les ongles du prêtre avaient labouré, déchirécette peau tendre et lisse comme un pétale de rose. » Lorsque j’eusfini mon récit, je regardai Victor avec inquiétude : il ne m’avait pasinterrompue une seule fois, il m’avait écoutée sans un geste et d’unvisage impassible. Allait-il me croire ? « Quel monstre ! s’écria-t-ilenfin, et imaginerait-on qu’il puisse exister de telles passions ! Etquand je songe que les pauvres enfants de tes sœurs ont failli êtrevictimes de cette cruauté bestiale !... Ecoute, Valentine, tu vasécrire tout ce que tu viens de me raconter. Et tu demanderas aussi à labonne et aux fillettes d’écrire ce qu’on leur a fait et ce qu’elles ontvu. L’infâme ne pourra repousser ces cinq accusations !... Je vaisd’ailleurs moi-même interroger la bonne et les enfants. » Un résultatsi imprévu m’atterra. Vainement dis-je à Victor que cette aventureregrettable n’aurait pas de suite et qu’il valait mieux l’oublier, jene réussis pas à le détourner de ses projets de vengeance. La bonne niles fillettes n’étaient pas à la maison, mais il allait les voir lelendemain. Aurais-je le temps de le prévenir, et au restevoudraient-elles, sauraient-elles répéter mes mensonges ?Qu’arriverait-il s’il venait à s’apercevoir que tout ce que je luiavais raconté était faux ? Je passai une nuit d’angoisses, sans uninstant de sommeil. Dès le matin j’étais levée et je me trouvais àl’arrivée de la domestique. Je lui dis... ce que j’attendais de sacomplaisance. Cette fille, qui comprenait mal mes raisons et craignaitde s’engager dans une fâcheuse affaire, se refusa longtemps à se mettredans mon jeu. Enfin ma bourse, que je vidai dans ses mains, la décida.Je courus aussitôt chez mes nièces. Henriette et Emilie, ravies desbonbons que je leur apportai, écrivirent tout ce que je voulus ; maisLise fit des façons : « Pisque z’ai pas vu l’curé, disait-elle...pisque z’ai pas eu le fouet. » - « Si tu ne l’as pas eu, tu vas l’avoir ! » m’écriai-je en la courbantvers la table et en la forçant à se lever de la chaise où elle étaitassise, comme si je me préparais réellement à la fesser. Elle eut peur,implora son pardon et se mit à écrire, à l’exemple de sa sœur et de sacousine, ce que je lui dictai. Je commençais à être un peu plusrassurée et je ne fus pas trop émue quand mon mari, rentra le soir etme demanda ma déposition ainsi que celles de la bonne et des enfants. «C’est bien, dit-il froidement, à présent il faut m’avouer le nom. - Lenom, quel nom ? m’écriai-je de nouveau effrayée. - Le nom du misérablequi est venu ici, qui a essayé de te prendre de force et de souillertes pauvres petites nièces ! - Mais je ne sais pas son nom. - Tu nesais pas son nom ! Tu ne sais pas le nom de ton ancien aumônier !Prends garde, Valentine, je vais croire que tu es son complice. - Maisje vous jure !... » Je ne trouvais plus une parole tant j’étais épouvantée. Il me serraitle bras si fort que je poussai des cris. Je crus qu’il allait metuer : « On peut parfois pardonner à un adultère, disait-il, mais nonpas une trahison pareille, et je serai sans pitié, sois-en sûre, pourune coquine qui s’est prostituée à un calotin immonde comme ton galant.- Mais ce n’est pas mon amant, m’écriais-je, désespérée. - Ce n’est paston amant, alors pourquoi ne veux-tu pas me dire son nom ? Si tu aspitié d’un tel scélérat, tu es digne d’aller avec lui. » Je sentisqu’il fallait parler, et je dis le nom que j’avais sur mes lèvres, leseul nom que ma mémoire m’offrit à ce moment ; le nom du prêtre dontvous me parliez sans cesse, le nom de l’abbé Palloy. Je vous assure queje le lançai par hasard, sans mauvaise intention, ne cherchant qu’à medisculper devant mon mari. Vous savez le reste ! .......................................................................................................................................................................... Mlle Trébuchet avait écouté avec stupeur cette confession sansrepentir. Elle ne trouva qu’un mot pour exprimer son trouble. - C’est abominable ! C’est abominable ! répétait-elle en levant lesyeux et en joignant les mains ; soudain elle se tourna vers Valentinedans un élan de colère si inattendu que la jeune femme, malgrél’apparence faible et vénérable de son interlocutrice, prit peur et eutun geste comme pour implorer sa grâce. - C’est donc le diable qui est en toi, mauvaise fille ! s’écria MlleTrébuchet. - Je vous assure... je vous assure que c’est bien malgré moi que j’aifait ces mensonges. Mon mari m’y a, pour ainsi dire, forcée. - Tu mériterais qu’on te battît, qu’on t’assommât ! continuait MlleTrébuchet en la menaçant de ses poings levés. Enfin, les supplications, les yeux en larmes de Valentine ne latrouvèrent pas impitoyable ; elle se calma un peu. - Je veux bien te pardonner, dit-elle, mais à une condition : c’est quetu vas rétracter par écrit toutes les calomnies infâmes que tu as osélancer contre notre saint vicaire, et tu feras rétracter aussi toutescelles qu’ont proférées, à ton instigation, ta domestique et tespetites nièces. - Oh ! Mademoiselle, que me demandez-vous ? - Rien que de juste et de naturel. Tu as obtenu de quatre personnesqu’elles mentent pour t’être agréable ; tu obtiendras bien qu’ellesdisent la vérité pour sauver un innocent. - Mais que dira mon mari ? Je vais être perdue ! - Tant pis. Tu l’auras voulu. Mais je ne permettrai pas qu’un bonprêtre comme l’abbé Palloy soit victime de tes mensonges... Allons, jene partirai que lorsque tu m’auras donné ta confession, et bien sincère! Dépêche-toi, et sois persuadée que tu n’as rien à gagner en faisantla fourbe avec moi. Je dirai à ton mari toute la vérité, si tu m’ycontrains. - Ah ! gémit Valentine, je le connais, il me tuera ! - Il ne saura rien. Mais avoue que s’il te battait un peu, tu nel’aurais pas volé ! Valentine comprit qu’elle n’avait qu’à obéir ; elle se leva,s’enveloppa vivement de sa robe de chambre et se mit à écrire sous lesyeux de Mlle Trébuchet ; puis elles allèrent ensemble trouver la bonneet les fillettes. Lorsque la vieille dévote quitta Valentine, elleemportait avec elle les cinq rétractations. Elle ne perdit point de temps ; malgré les lenteurs de la justice, ellecommença aussitôt ses démarches en faveur de l’abbé Palloy, et, troisjours plus tard, elle obtenait la libération du vicaire. .......................................................................................................................................................................... Quand M. Chassériau vit dans les journaux que l’abbé Palloy, comme sirien ne s’était passé, avait repris ses fonctions à Saint-Jacques duHaut-Pas, il en put contenir sa colère. C’était un samedi soir qu’ilapprit cette nouvelle ; il passa toute la nuit du dimanche dans uneagitation étrange. Il se promenait dans sa chambre en lançant desimprécations, ou, se jetant dans un fauteuil, il semblait ruminer je nesais quels projets, puis reprenait vite sa marche folle. VainementValentine se leva plusieurs fois, vêtue seulement d’une chemise fine etsouple qui, sans rien voiler de ses grâces, en rehaussait la séductionpar la soie obscure et lumineuse qui ne les couvrait un instant quepour en donner, la minute d’après, une vision soudaine et éblouissante; elle se montrait un instant à la porte du cabinet de travail, avec unclignement amoureux vers son lit défait dont elle apportait l’odeurchaude ; et par les plus charmantes, les plus libres attitudes,appelait son mari au plaisir. - Eh bien, mon ami, tu ne veux donc pas te coucher ? - Non, non, laisse-moi, répondait-il d’une voix hargneuse. Il n’avait pas fermé l’œil lorsque l’aube vint éclairer la chambre,mais il avait sans doute pris une résolution, car il se mit à écrireplusieurs lettres et réveilla sa femme. - Habille-toi vite, lui ordonna-t-il d’un ton autoritaire, nous allonsaujourd’hui à la grand’messe. Valentine fut bien étonnée. - Comment, mon ami, toi, un impie, qui ne crois à rien, tu veux aller àune messe qui va durer près d’une heure. Mais tu vas t’ennuyer.Moi-même, qui suis pieuse, cela ne m’amuse guère... - Il ne s’agit pas de s’amuser. Nous allons ce matin à la grand’messe àSaint-Jacques du Haut-Pas. - Mais, mon ami, implora Valentine. - Pas de réplique. C’est une chose décidée. Lève-toi ! Et comme elle demeurait hésitante, la tête appuyée sur son oreiller, ilrejeta le drap qui couvrait le lit et tira sa femme sans précaution.Valentine se sentit aussi pénétrée de honte et de crainte que si elleeût été une fillette menacée du fouet ; même elle eut peur pour sesgrasses, indolentes et voluptueuses fesses que son mari regardait sanssourire, d’un œil dur, impitoyable. Domptée, elle ne résista plus, seleva et s’habilla avec soin, mais sans ses flâneries habituelles. Elle était bien tremblante lorsqu’ils partirent. Son mari, d’ordinaireinsoucieux de sa toilette, s’était vêtu avec une grande recherched’élégance ; il lui donnait le bras cérémonieusement sans lui parler,sans tourner la tête de son côté, à la façon d’un sergent de ville quientraînerait le malfaiteur qu’il vient d’arrêter. Ils arrivèrent à Saint-Jacques du Haut-Pas ; elle trempa sa main dansle bénitier et fit le signe de la croix avec une dévote lenteur, puiselle offrit de l’eau du bout des doigts à son mari, qui refusant detoucher son gant humide, passa devant elle et fendit la foule. L’égliseétait pleine de monde, mais M. Chassériau écartait vivement tous ceuxqui se trouvaient sur son passage. Sa femme le suivait, soumise,dominée par lui. Tout à coup l’orgue déchaîna ses tempêtes ; des enfants calottés derouge, des hommes obèses ou dégingandés, en surplis étroits ou tropcourts, défilèrent ; des prêtres portant des chapes étincelantesparurent au milieu du rayonnement des cierges allumés. La messecommençait. L’abbé Palloy était parmi les officiants. A ce momentValentine tourna la tête et vit tout près d’elle Mlle Trébuchetagenouillée sur son prie-Dieu et le front incliné vers son paroissien.Mademoiselle l’aperçut cependant, par suite de ce don singulier qu’ontles dévotes de pouvoir à la fois lire des prières et ne rien perde dece qui se passe autour d’elles ; elle eut un petit signe de têtediscret auquel Valentine s’apprêtait à répondre quand tout à coupquatre détonations retentirent tout près d’elle. Elle n’eut pas letemps de s’épouvanter. Après quelques secondes de silence, de stupeur,un grand mouvement et une rumeur énorme se produisirent. Valentine futécartée presque brutalement, rejetée sur Mlle Trébuchet, puisrepoussée, emportée plus loin jusqu’en dehors de la nef. Alors, avecdes battements de cœur précipités, elle regarda ce qui se passait. Saufle prêtre qui disait la messe et qui était adossé à l’autel, tous lesautres étaient groupés à droite de la balustrade devant un groupe trèsagité. Elle vit le bedeau, le suisse, et deux assistants qui emmenaientun homme dont, à cause de la distance, elle ne put distinguer lestraits. Cependant l’orgue éclatait à nouveau ; les chants montaientvers les voûtes. La messe continuait. Ne pouvant changer de placeValentine ouvrit un paroissien, en tourna les pages, s’assit, se leva,se signa suivant les prescriptions, puis à la fin de la cérémonie,comme on commençait à sortir, elle gagna la porte, pensant qu’elleallait retrouver M. Chassériau. A ce moment Mlle Trébuchet passa prèsd’elle et lui dit : - Il est donc insensé, votre mari ? - Mais qu’a-t-il fait ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. On ne lui répondit pas ; Mlle Trébuchet était déjà loin. Alors abordant le sacristain elle l’interrogea et put enfin apprendrel’événement. - C’est un fou qui a tiré quatre coups de revolver sur M. l’abbé Palloy. Cela lui suffisait. Elle était sûre à présent que le coupable était sonmari. Elle fut quelques minutes assez émue. Cependant personne ne luidisait rien, le soleil brillait dans les feuillages clairs, une chaudeodeur de printemps, de poussière, d’étoffe neuve et de parfums luivenaient aux narines. Elle eut faim, et se dirigea tranquillement versun restaurant où elle déjeuna de mets délicats et d’un fort bon appétit. De retour à la maison elle eut peur. « Il est arrêté, se dit-elle, etpeut-être va-t-on m’arrêter moi-même. » Elle attendait à chaque instantl’arrivée d’un commissaire de police. Il ne vint personne. A la montéede la nuit elle songea qu’elle était libre de passer sa soirée selonson caprice ; elle s’habilla de sa plus belle robe, mit son chapeauneuf, ses bijoux, alla dîner dans un restaurant assez cher du Quartierlatin où son mari l’avait menée une fois, et se fit conduire ensuiteaux Nouveautés, où elle rit et s’égaya de tout cœur. Un jeune homme,assez bien fait de sa personne, qui était assis près d’elle lui fit lacour ; ils causèrent durant les entr’actes et à la fin de lareprésentation il l’invita à souper. - Non, dit-elle, après un moment d’hésitation, ce ne serait pasconvenable. Elle lui laissa toutefois son adresse et lui permit de lui écrire. Elle eut une petite frayeur en rentrant dans son logis solitaire, maisson dîner copieux, le plaisir du théâtre, les émotions de la journéelui avaient donné quelque lassitude et à peine couchée, elle s’endormit. Le lendemain elle fut mandée chez le juge d’instruction. Elle ressentitquelque trouble en apercevant ce magistrat, mais il fut si poli, siaimable qu’elle retrouva vite son assurance. Son mari apparut, pâle,affaissé. - Mon pauvre ami, dit-elle en lui tendant la main, comment as-tu pufaire cela ! - Vous connaissiez depuis longtemps l’abbé Palloy, madame ? demanda lejuge d’instruction. - Nullement, monsieur, répondit Valentine, je le voyais seulement à lamesse et aux offices de Saint-Jacques du Haut-Pas, mais je ne lui avaisjamais parlé. - Mais il était votre confesseur ? - Non, monsieur. Je ne me confesse qu’une fois par an, et à undominicain. - Pourquoi alors avez-vous raconté à votre mari qu’il s’était permisdes libertés excessives à votre égard, qu’il vous avait fouettée commeune enfant, à nu, après avoir retroussé vos jupes, et que plus tardmême il avait essayé de devenir votre amant ?... Non seulement vousl’avez raconté, mais vous l’avez écrit. Ce manuscrit, en effet, estbien de votre écriture, vous le reconnaissez ? Et il lui montrait le cahier qu’elle avait donné à son mari. - Mon Dieu, monsieur, dit-elle, simplement je griffonne parfois dupapier pour me distraire : cela n’a aucune importance. Je me suisamusée à écrire un conte que je destinais à une revue où collaborentquelques-unes de mes amies. - Mais pourquoi nommez-vous l’abbé Palloy ? - Je parlais de l’abbé Palloy comme j’aurais parlé de l’abbé Durand. Jene savais même pas qu’il y avait un prêtre qui portât ce nom. - Tout cela est bien étrange... Enfin !... signez votre déposition. Valentine signa d’une écriture ferme et entoura son nom d’une élégantearabesque. - Vous pouvez vous retirer à présent, madame, dit le juge d’instruction. Elle tendit alors dignement la main à son mari qui n’eut pas un mot niun geste, puis elle s’éloigna d’un pas léger avec une allure de petiteinnocente. Les balles de M. Chassériau n’avaient atteint personne ; cependant poursa tentative de meurtre et malgré une éloquente plaidoirie de sonavocat il fut condamné à deux ans de prison. A l’audience Valentine nechargea point son mari, mais ne le disculpa point non plus. Elle eutd’ailleurs une attitude que tout le monde s’accorda à trouverexcellente. Quand elle entendit la condamnation de M. Chassériau ellefaillit s’évanouir. Son appartement lui paraissait bien vide à présent que son mari nel’habitait plus. Elle eut des heures de mélancolie, et comme le jeunehomme qu’elle avait rencontré aux Nouveautés était venu la voir, ellel’accueillit avec empressement, tel qu’un consolateur. Que pouvaitdevenir une pauvre femme toute seule ? Elle prit un amant. Mlle Trébuchet le sut ; elle alla trouver aussitôt Valentine pour laconfesser et la gronder un peu, mais l’ayant trouvée docile, attentiveaux conseils, toute disposée à reprendre les pratiques religieuses,elle jugea convenable de ne point se montrer trop sévère. - Que veux-tu, ma chère enfant, lui dit-elle en la quittant, je net’approuve pas, mais ce Chassériau l’a bien mérité ! LES RÉVOLTÉES DE BRESCIA (Récit d’un ancien diplomate.) En mai 1852 je me trouvais à Géra, chez le prince de Reuss, avec lesgénéraux Haynau et Herbillon. Haynau était célèbre par la manièreénergique et cruelle dont il avait conduit la guerre et réprimédiverses insurrections en Hongrie et en Italie. Herbillon avait eu laconfiance de Saint-Arnaud et du prince président qui, au coup d’Etat dedécembre 1851, lui donna l’ordre de combattre l’émeute au quartierSaint-Antoine. Par une après-midi charmante nous nous promenions dans les jardins quevenait d’arroser une légère ondée matinale ; le soleil en buvait lafraîcheur, fondait les perles suspendues aux branches, répandues surles pelouses et les feuillées. Nous goûtions avec délices la douceur del’air, quand un cri, suivi de gémissements, vint troubler notre plaisir. - C’est un de mes jardiniers, nous dit le prince, qui est en train decorriger sa petite servante. Il la fouette souvent, car elle a un fortmauvais naturel ; elle est aussi insolente et désobéissante quegourmande et paresseuse. Aussi je ne lui reproche point de la châtier ;si on ne lui donnait de temps à autre sur le derrière, cette enfantdeviendrait avec l’âge une coquine accomplie. Je vous avouerai que jene suis point opposé aux châtiments corporels. J’imagine que c’est leseul moyen de mettre en harmonie avec les lois sociales la cruautéinhérente à l’homme. J’ai observé que mon jardinier avait un véritableagrément à trousser les jupons de la petite insubordonnée ; il n’en estpas moins vrai qu’en satisfaisant sa passion il corrige cette fille etlui est utile. S’il avait pris une servante douce et soumise, il auraittort de la maltraiter ; au contraire avec cette méchante créature il seconduit comme il doit. Par ce choix il justifie son instinct qui, enréalité, n’est nuisible que s’il s’exerce à contre-temps. « Moi-même je vous avoue que j’ai été parfois aussi cruel qu’amoureux.Il y a quelques années je m’étais épris d’une princesse allemande fortjolie, mais qui montrait une froideur, une insensibilité exaspérantes.Je sus bientôt que si elle paraissait indifférente à mes déclarations,elle entretenait le commerce le plus ignoble avec un de ses valets ; jetrouvai un motif pour me plaindre de ce valet et le faire enfermer ;quant à la princesse je la dénonçai à son mari et j’eus le plaisir devoir l’adultère châtiée sous mes yeux, avant un dîner de gala. Dansl’étroit boudoir où je lui fis la confidence, attenant au grand salonde réception, le prince, sans songer à ses invités qui attendaient dansles pièces voisines, déchira la robe et les jupons de l’épousecoupable, et parmi les dentelles et la soie en lambeaux, il brandissaitsa canne, un jonc souple, et en cinglait de toutes ses forces lesépaules, les jambes, le derrière de la princesse qui courait éperdueautour de la chambre, dont elle cherchait vainement à ouvrir lesportes. Quand enfin elle y réussit, ses chairs étaient en sang et l’onput voir sa nudité rouge traverser vivement le grand corridor dupalais, traînant après elle les loques d’une toilette de deux milleflorins ! « Ce n’était pas un spectacle sans agrément pour un amoureux rebuté. Jevous avoue, toutefois, que j’eusse préféré tenir entre mes bras lecorps sans blessure de la belle, mais pour cela il eût fallu luiimposer mon amour, lui faire violence ; il en serait résulté unscandale que je voulais éviter. Je me contentai donc d’assister à lapunition de cette grossière amoureuse qui préférait les baisers d’unrustre à une liaison élégante et profitable. A voir ma physionomieimpassible, le mari ne soupçonna point que je n’étais rien moins quejusticier et que beaucoup plus qu’à son honneur conjugal jem’intéressais aux grâces charnelles de sa femme. .......................................................................................................................................................................... - Vous avez agi sagement, monseigneur, dit Herbillon, en vous abstenantd’aimer une femme qui ne vous aimait point. Si elle s’était froidementdonnée à vous, vous vous seriez attendri sur elle ; vous n’auriez paseu le courage ensuite de punir ses trahisons, ses dédains, sonindifférence, et le mal que vous auriez épargné à sa chair, elle vousl’aurait fait elle-même à votre cœur. « L’année dernière j’ai commis une grande sottise. Mes soldats venaientd’enlever la barricade de la rue Tiquetonne. Ils avaient saisiplusieurs gamins de quatorze à quinze ans dont les mains noires depoudre montraient qu’ils avaient tiré sur nous. Mes hommes étaientexaspérés ; ils voulaient passer grands et petits par les armes. Jem’interposai. Les écrivains révolutionnaires ne m’ont point reprochéune férocité extrême. Je dis aux soldats : « Faites grâces aux mômes ;ils sont plus bêtes que méchants ; déculottez-les et donnez-leur unefessée un peu rude, qui leur servira de leçon ; c’est tout ce qu’ilsméritent. » Ce genre de punition amusa les soldats et les rendit moinscruels. Je ne dis pas toutefois que leurs mains furent douces auxcoupables qui en voyant abaisser leur pantalon poussaient des crisindignés comme si on les eût pour toujours déshonorés. « En procédant à cette exécution d’un genre plus familial quemilitaire, voilà un solda qui dit tout à coup : « Ah ! il en a,celui-là, des coussins pour s’asseoir, on n’aura pas besoin de viseravec lui... mais c’est pas Dieu possible ! c’est une fille ! » Jem’approche. C’était en effet une fille, les cheveux ramassés sous unecasquette d’ouvrier, culottée et emblousée comme un garçon. Elle avaitde beaux yeux vifs, un nez qui flairait les aventures et une bouchecharnue ouverte sur les plus jolies dents du monde. Au milieu des mainsd’hommes qui la tenaient, elle se débattait avec une fureur quisemblait infatigable. « Allons, laissez-la, dis-je aux soldats. Vousn’allez pas vous attaquer aux filles à présent. Je prends celle-ci sousma protection. » Ils grondaient, et j’eus de la peine à leur arracherleur proie. Sans doute ils eussent fouetté cette petite avec des vergesde leur façon. « Je l’avais confiée à l’un de mes aides de camp, et lorsque je revinsà ma garçonnière de la rue d’Alger, je l’emmenai avec moi. « Elle était blessée et je ne savais pas trop ce que j’allais en faire; mais la grâce qu’elle conservait dans son costume masculin, en dépitde ses allures d’insurgée, m’avait ému ; je ne pouvais à présentl’abandonner. « A mon arrivée je la couchai, je lui donnai les premiers soins, et lelendemain un médecin que j’appelai, après un examen sérieux me déclarala blessure de la fillette sans gravité, causé seulement parl’effleurement d’une balle qui avait déchiré la peau sans pénétrer dansle corps. Elle se remit vite ; quelques jours après elle était sur pied. « Allais-je la renvoyer ? Je ne pouvais m’y décider. A la voir chaquejour je m’étais attaché à elle, à son joli visage, à ses gestes gentils; il me paraissait difficile de m’en passer. Elle pouvait avoir quinzeou seize ans au plus ; je sentais un ardent désir d’étreindre son corps; je me décidai à lui demander de rester comme femme de chambre.Jacques, mon valet, lui dis-je, a besoin d’aide dans son service. Enréalité ce n’était qu’un prétexte pour la garder. « Mais ma proposition l’indigna. Etre servante ? Elle, Irène Bureau ?Vraiment, que lui demandait-on ? Elle me débita alors des phrases deson catéchisme révolutionnaire. Qui l’avait donc si bien instruite ? Aforce d’être indiscret je finis par la pousser aux dernièresconfidences ; elle m’avoua que c’était son ami Charlot qui lui avaitfait son éducation. Charlot avait le même âge qu’Irène. - Eh bien, lui dis-je, si votre ami Charlot consentait à venir habiteravec vous, consentiriez-vous à rester ici ? - Elle eut un sourire narquois. - Oh ! fit-elle, je sais bien qu’il n’y consentirait pas. - N’importe ! répliquai-je, écrivez-lui de venir vous trouver. « J’avais mon projet qui n’était pas mauvais, comme vous allez le voir,si j’avais eu la constance de l’exécuter complètement. Lorsque Charlotarriva, je le pris à part. Je lui dis comment j’avais recueilli chezmoi sa petite amie et que je désirais, s’ils le voulaient bien, lesgarder chez moi comme domestiques. Leurs gages seraient assez élevés.Mais tout dépendait d’Irène. C’était à lui, Charlot, de la décider. « Je n’eus pas de peine à remarquer que mon amoureux révolutionnairetenait bien moins à la gentille Irène et à ses idées politiques qu’àl’argent que je lui offrais, et comme il avait alors sur elle beaucoupd’influence, il l’eut vite décidée à rester. - Ecoute, lui dis-je, Irène me paraît une excellente fille, mais elleest très jeune, très enfant ; elle a besoin qu’on la surveille et mêmequ’on l’éduque un peu. Ne me cache rien de sa conduite. Si elle agitbien ou mal, je veux le savoir. Tu me diras chaque soir comment elle sesera comportée dans la journée. Au reste je te paierai pour cettefacile surveillance. Si tu me trompes, et je le saurai un jour oul’autre, je te mets aussitôt à la porte. « Deux jours ne s’étaient pas écoulés que déjà Charlot me faisait sonpremier rapport pour lequel je lui donnai un louis de récompense :Irène avait découvert la cave à liqueurs et avait bu tout un flacond’anisette russe. J’appelai Irène et quand je fus seul avec elle, jelui reprochai sa gourmandise et son vol. Elle mentit. - Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! répétait-elle avec destrépignements. - Je vois, Irène, dis-je, ce dont vous avez besoin. « Sans peut-être deviner ce que je lui voulais, elle me laissa rabattresur ses bottines son pantalon d’ouvrier, mais quand j’eus retroussé sachemise et qu’elle me vit lever ma cravache, elle eut une rage folle etessaya de lutter avec moi. Je dus lui attacher les mains et alors,malgré les bonds et les contorsions de son corps, malgré les hurlementsdont elle remplissait la maison, je lui donnai une cinglade qui luimarbra convenablement la peau. « Enfin je la laissai aller pleurant, sanglotant, gémissant. Charlot,par la porte entr’ouverte, avait assisté à la correction et rirait souscape d’avoir vu écorcher le derrière de sa bonne amie. « Pendant deux jours elle se tint à l’écart, triste et boudeuse ; ellen’obéissait aux ordres de Jacques ni aux miens ; elle ne parlait àpersonne. Le soir du second jour elle s’approcha de moi et me dit trèsvite comme si elle n’était pas sûre d’elle-même et craignait uneseconde plus tard de manquer d’audace : - Ce n’est pas Jacques, c’est Charlot qui vous a dénoncé à moi. Ehbien, c’est un fourbe, ce Charlot, je le déteste ! C’est pour boireavec lui que j’ai pris le carafon de liqueur ; et puis il vous vole voscigares... « Mais il m’était indifférent qu’elle accusât Charlot et même queCharlot fût coupable de m’avoir volé des cigares. L’important pour moi,c’est qu’Irène et Charlot, d’amoureux fussent devenus des ennemisacharnés. Irène sentait en Charlot un espion et ne pouvait plus lesouffrir ; Charlot trouvait son intérêt à dénoncer Irène et il nel’aimait plus depuis qu’il l’avait vue courber le derrière sous macravache. Ce difficile amant la trouvait ridicule. « Pour consoler Irène je lui commandai de jolis costumes d’homme : unpour la maison, deux pour sortir le jour, et un habillement completpour m’accompagner le soir au cabaret et aux petits théâtres. J’avaisaussi commandé des costumes pour Charlot. « Le premier soir que nous dînâmes tous trois ensemble dans un salon duCafé Anglais, Irène était si séduisante dans son travesti que je ne pusy tenir. Dès qu’on eut servi le champagne, je l’entraînai sur lecanapé, et je déboutonnai ses vêtements. Je n’ai pas besoin de dire quece ne fut pas pour la fouetter. Quelle joie de caresser son ventrelisse et de sentir sous mes mains la plénitude et la cambrure de sesfesses ! Les yeux d’Irène brillaient de plaisir ; ses joues étaientempourprées par le vin, l’émotion de la fête. Je l’embrassais comme unfou et elle me rendait au double mes baisers. Devant nous, Charlotfaisait semblant de ricaner, mais au vrai il était furieux contre sonancienne maîtresse. « Nous recommençâmes plusieurs fois ces dînettes ; nous terminions lasoirée au théâtre. Le joli visage d’Irène lui valait des succès detoutes sortes ; des hommes, des femmes lui écrivaient ; beaucoup setrompaient ou feignaient de se tromper sur son sexe. Par sesespiègleries et aussi ses façons coquettes elle provoquait cesdéclarations passionnées ; souvent même de notre baignoire, debout oula tête penchée au dehors, elle répondait aux galanteries par desgestes, des œillades nullement équivoques. - Regardez donc Irène, me chuchotait Charlot, en me poussant le coude. - Irène, m’écriai-je, tu sais ce qui t’attend au retour. « Elle me regardait, se rasseyait, et était prise sur son fauteuil d’ungrand tremblement. Son derrière, dont la culotte étalait bienl’ampleur, se ramassait et semblait se rapetisser de crainte. Jejouissais vivement de son trouble qui durait tout le temps duspectacle. Cette angoisse augmentait quand nous montions en voiture. Apeine rentrés, je la jetais sur un divan, je la faisais tenir parCharlot et après l’avoir à demi-déshabillée, je la fessaisvigoureusement avec une cravache. Elle criait, sanglotait. Elle secalmait ensuite dans mon lit entre mes bras. « Elle était devenue tout à fait ma maîtresse ; laissant à Jacques et àCharlot les soins de la maison, elle ne s’occupait plus que de se vêtiret de se promener. « Un jour Charlot me monta une lettre qu’elle venait d’écrire etqu’elle avait remise à un commissionnaire. Elle répondait à un inconnuet lui donnait un rendez-vous. - Qu’est-ce que cette lettre ? dis-je à Irène en colère. « Elle pâlit, se troubla, mais vite elle eut dominé son émotion ; et,haussant les épaules : - Une invention de Charlot, fit-elle. Il me hait parce que je ne l’aimeplus. Il a imité mon écriture, ce qui n’était pas difficile puisquec’est lui qui m’a apprit à écrire, et qui autrefois me traçait lesmodèles que je m’efforçais ensuite de bien reproduire. « Je feignis de me contenter de cette explication, mais je n’étaispoint rassuré sur la fidélité d’Irène. « Le lendemain même, j’avais besoin de Charlot pour une commission ; jele sonne, il ne vient pas et Jacques m’apprend qu’il est sorti à lahâte il y a plus d’une heure. Cela me cause une certaine surprise carje lui avais défendu de quitter la maison sans m’en demander lapermission. « J’entre dans mon cabinet de travail pour écrire une lettre ; et làque vois-je ? Irène étendue tout de son long sur le parquet etparaissant évanouie. - Ah ! c’est vous, fait-elle, d’une voix éteinte, entr’ouvrant lesyeux. Oh ! secourez-moi, sauvez-moi. Je crois que je vais mourir. « Très effrayé, je la prends dans mes bras. - Mais qu’avez-vous, mon enfant, qu’avez-vous ? - Oh ! je ne sais pas, je me sens malade... étourdie. Il me semblequ’on m’a donné un grand coup... Ah oui ! C’est lui... Charlot. « Sa tête retombe comme si elle n’avait plus la force de parler etqu’elle fût sur le point de perdre connaissance, mais un moment aprèselle revient à elle, elle me parle de nouveau. - J’étais là, dans ce fauteuil, quand Charlot est entré avec vos clés.Il a ouvert le petit meuble. Comme il prenait des billets de banque, jeme suis élancée sur lui : « Tu ne feras pas cela devant moi, je ne lepermettrai pas ! » Alors il m’a donné sur la tête un coup terrible quim’a jetée à la renverse, et je ne sais plus ce qui est arrivé. « Avec l’aide de Jacques je transportai Irène sur son lit, je fis venirun médecin, qui trouva que le coup avait pu être donné avec violencemais qu’il n’aurait pas de suites, et que la victime ne s’enressentirait nullement. Rassuré, j’allai inspecter mon secrétaire etj’eus l’ennui de constater le vol qu’Irène venait de m’annoncer : deuxmille francs avaient disparu de mon secrétaire. « Le lendemain Irène était remise de son étourdissement et touteradieuse. Je ne l’avais jamais vue si gaie. Comme nous étions àdéjeuner, Charlot, à ma grande surprise, revint. Il me dit que laveille, une lettre où on lui annonçait la mort de son père l’avait faitquitter brusquement la maison, mais qu’au moment où il allait prendrele chemin de fer pour se rendre dans sa famille et assister àl’enterrement, il avait rencontré par hasard un de ses parents qui luiavait donné des nouvelles de son père qu’il venait de voir, qui était àParis et se portait à merveille. - Cette histoire m’intéresse peu, m’écriai-je, mais veux-tu me dire ceque tu as fait de mes deux mille francs ? « Il écarquilla les yeux et parut plus étonné encore que je ne l’avaisété de son retour. - Vos deux mille francs ? balbutia-t-il. - Oui, mes deux mille francs, qu’en as-tu fait, coquin, voleur ! Jevais te faire arrêter. - Mais, s’écria-t-il, je ne vous ai jamais rien pris, je vous le jure,mon général, je vous le jure sur la tête de mon père ! « Sans prendre garde à ses protestations je dis à Irène d’envoyerJacques chercher des sergents de ville. « Alors il comprit qu’il perdait sa peine à vouloir me convaincre ;voyant Irène se lever il tourne les talons et, sans qu’il me soitpossible de l’arrêter, traverse en courant le corridor, le vestibule ;quelques secondes après il était dehors, au loin. Jacques essayainutilement de le rattraper. - La vue de cet homme me fait mal, me dit alors Irène. Elle était toutepâle et j’entendais battre son cœur. - Sois tranquille, ma chérie, nous le retrouverons et nous le feronsmettre dans un endroit d’où il ne sortira plus pour t’ennuyer. « Ce jour-là j’étais invité à l’Elysée et, comme j’avais à faireauparavant quelques visites officielles, je me mis de bonne heure enuniforme : je ne devais rentrer que fort tard à la maison. Par hasardje n’avais pris qu’une paire de gants ; il m’en fallait d’autres pourme présenter devant le prince. Je rentrai chez moi. Ah ! quellesurprise m’y attendait ! « Dans mon lit j’aperçus Irène à demi-déshabillée et toute découverteauprès d’un homme dont elle ne laissait voir, dans sa posture, que lesjambes et les bras, mais au juron que je proférai, l’homme se soulevadu lit et me montra la figure effarée de mon aide de camp. Avec quellecolère je me jetai sur le couple ! Je saisis le ceinturon de monamoureux pour les cingler, et je les frappai à tour de bras. La têtedans l’oreiller, Irène hurlait comme une chienne. Quant à son complice,il se sauva en chemise dans la rue ; je lui lançai par la fenêtre sonsabre, son shako, ses bottes, sa culotte. Il dut se rhabiller dans uneallée. Je revins à Irène ; après lui avoir donné des coups de cravachepar le visage et lui avoir botté le derrière de la bonne façon, je lafis dégringoler mon escalier et je la jetai à la porte avec une jupe etune blouse sur les bras. J’étais comme affolé de ce qui venait dem’arriver ; j’étais si sot, si naïf que j’avais fini par avoirconfiance dans cette fille ; j’avais beau être jaloux, je nem’imaginais pas qu’elle pût me tromper. « Je regrettai bientôt d’avoir traité si durement Charlot. Je retrouvail’un de mes billets de mille francs dans un coffret d’Irène, et, dansson buvard, le brouillon de la fausse lettre qu’elle lui avait envoyéepour lui annoncer la mort de son père et le tenir éloigné de la maisonau moment où elle l’accuserait de m’avoir volé. Ainsi elle avaitinventé toute cette mise en scène de l’évanouissement pour m’émouvoir !Tant d’astuce me paraissait inconcevable ; j’étais surtout désespéréqu’elle m’eût trompé avec un officier, avec un des miens. Une pareilletrahison m’était doublement douloureuse. - Ah ! me disais-je, pourquoi n’ai-je pas laissé cette créature auxmains de mes soldats le 3 décembre ! Quand ils lui auraient déchiré sonderrière de voleuse, quand ils l’auraient violée, ne valait-il pasmieux qu’elle subît tous les outrages et qu’elle ne vînt pas déshonorermon uniforme, en me donnant des façons de niais et d’amoureux transi. « Pourquoi n’ai-je pas été cruel ! Pourquoi me suis-je laissé attendrir? .......................................................................................................................................................................... - Mais, fit Herbillon après une pause et en essuyant une larme, c’estassez de regrets. Et se tournant vers Haynau : - A vous, général, à vous de nous conter vos exploits de guerre etd’amour. - Permettez-moi un aveu, répliqua Haynau. Je ne conçois pas que dansnos relations avec une femme nous oubliions notre orgueil plus quenotre plaisir. Monseigneur, dans l’aventure qu’il a bien voulu nousfaire connaître, s’est souvenu surtout de son autorité : je ne puis luidonner tort. Vous, Herbillon, il me semble qu’à la mode de nombre devos compatriotes, après avoir affecté de traiter votre petiteprisonnière en conquérant, vous l’avez laissée devenir un peu tropvotre maîtresse. Vous vous êtes placé dans un état d’inférioritéfâcheux à l’égard de vos subordonnés qui n’ignoraient pas vos façonsd’agir ; le prince, lui, s’est seulement privé d’une jouissance. Je neprétends pas m’offrir en exemple, mais je crois avoir réussiquelquefois à contenter mes désirs d’homme sans rien perdre de monprestige sur mes soldats et mes officiers qui, soyez-en persuadés,connaissent la vie privée de leur chef et lui refusent, dans lescirconstances périlleuses, pleine obéissance, lorsqu’ils savent qu’il afaibli ou s’est rendu le moins du monde ridicule devant une femme. Je vais vous dire ce qui m’est arrivé à Brescia en avril 1849. D’abord je tiens à me justifier des reproches que m’ont lancés lesjournalistes révolutionnaires. A les entendre nul bourreau n’a surpassémes cruautés ; je ne suis pas un homme, mais un monstre. Ces messieurseussent voulu me voir panser les blessés et soigner les maladesitaliens, comme si j’étais un médecin ou une sœur de charité ! Je suis général, aux ordres de Sa Majesté l’empereur d’Autriche ; mondevoir était d’obéir à mon souverain qui me commandait de pacifier sesEtats par les moyens les plus rapides et en épargnant autant que jepourrais la vie de ses soldats. Il me fallait choisir entre l’arméedont j’avais le soin et les bandes des insurgés qui s’attaquaient aupouvoir de mon maître. Quant aux représailles dont j’ai usé à l’égarddes rebelles, les Français, durant la guerre d’Espagne, les Russes,durant la guerre de Pologne, m’en ont donné l’exemple ; elles sontinévitables dans ces luttes de partisans ; après un assaut pareil àcelui de Brescia, où chaque rue avait une barricade, où chaque maisonétait une forteresse, mes troupes se seraient révoltées si je leuravais demandé d’être miséricordieuses ; elles étaient exaspérées parune résistance aussi farouche, aussi meurtrière ; elles avaient soif devengeance. On me reproche surtout, je le sais, d’avoir été impitoyable pour lesfemmes ; mais si, comme moi, on les avait vues prêcher l’assassinat, sion avait découvert leur complicité dans plusieurs empoisonnementsd’officiers autrichiens, on s’abstiendrait de me blâmer. J’ai évitéd’ailleurs presque toujours de les condamner à mort, les regardantcomme des enfants qu’il faut plutôt punir que supprimer. Le fusillerest un mauvais moyen de leur faire expier un crime ; la plupart enapprenant leur sort perdent connaissance ; on n’exécute que descadavres. Au contraire, frapper leur orgueil, humilier leur beauté,dégrader, endolorir leurs chairs précieuses, voilà un châtiment sûr etque je ne me fis point faute de leur infliger..... Mais ce n’est point mon apologie que vous souhaitez entendre. Voicidonc, sans plus tarder l’aventure que je vous ai promise. Je venais seulement d’entrer à Brescia. A peine m’étais-je installé, avec mon état-major, à la maison de ville,qu’un jeune homme fort élégamment vêtu vint se présenter devant moi.Assez bien fait, il avait un de ces jolis visages un peu efféminés dontRaphaël nous a laissé le portrait. Il me dit sans préambule : - Son Excellence désire-t-elle connaître le nom des conspirateurs ? - Quels conspirateurs ? lui demandai-je. - Ceux qui ont juré d’anéantir l’armée autrichienne. Son Excellence nedoit pas croire qu’elle en a déjà fini avec Brescia ? - Je ne le pense pas non plus, répliquai-je, et je fais bonne garde.Mais, comment sais-tu qu’il y a une conspiration ? - J’ai surpris le secret d’un des conjurés. - Tu es donc un traître ou un espion ? - Ni l’un ni l’autre. - Un délateur en tout cas ! - Je n’ai qu’un moyen de me venger. - Enfin quel est ce secret ? - Je ne puis pas le dire. - Tu t’attends que je te donne de l’argent. Prends garde plutôt que jete fasse fusiller ? - Je ne dirai pas mon secret, parce que je n’en sais que ce que jeviens de vous apprendre ; il y a un complot ; quel est ce complot ? jel’ignore ; mais je connais le nom de la personne chez qui se réunissentles conjurés. - Nomme-la donc. - Emma Camporesi. Elle habite Contrada della Palata. - C’est bien. Reviens demain au Municipe, et si tu n’as pas menti, tuauras ta récompense : tout service en mérite une, quoique j’aie pu diretout à l’heure... - Oh ! fit-il, je ne veux aucune récompense. Il suffit à mon plaisird’être vengé. J’eus lieu de voir, dans la suite, que ce mépris de l’argent, comme ilarrive en pareil cas, n’était nullement sincère. Cependant mon jeune homme s’éloigna et, absorbé par l’installation demes troupes, je ne m’inquiétai point de sa dénonciation. Souvent onm’en a fait de semblables dont je reconnaissais bientôt la fausseté etqui n’étaient inspirées que par la cupidité ou un besoin servile demontrer du zèle au vainqueur. J’avais même tout à fait oublié lepersonnage et sa démarche quand le soir, en dînant avec les principauxofficiers de l’armée, je sentis l’enivrement féroce qu’on éprouve enquittant les champs de bataille, cette griserie du sang où l’on oublieles fatigues de la lutte et où on sent naître, violent et terrible, ledésir de l’étreinte, comme si du carnage s’élevait un appel vers lavie. Mes compagnons, jeunes ou dans la force de l’âge, subissaient,comme moi, cette ivresse. Au-dessus des verres on entendait à chaqueinstant se croiser les mêmes mots prononcés par cent voix différentes :« Les femmes..... Les filles de Brescia..... Ces putes-là !..... Ilparaît qu’il y en a de jolies... J’ai vu une frimousse tout à l’heureen sortant du Municipe... » Et toujours revenaient dans la conversationles mots de femme, de fille, de créature. Soudain le colonel Zichy dit à son voisin : - Il y a dans cette ville une très belle courtisane : Emma Camporesi. Je me souvins du jeune délateur. - C’est, prétend-on, m’écriai-je en souriant, un de nos plus terriblesadversaires. - Allons donc ! - Il n’y a qu’à l’envoyer chercher : nous apprécierons. J’avais inscrit l’adresse d’Emma. J’envoyai une lettre fort galante queje fis porter par l’ordonnance du colonel Zichy. J’invitais la dame àvenir boire du champagne le soir même en notre compagnie. La demandeétait peut-être un peu brusque, mais j’avais observé qu’en Italie,d’ordinaire, les princesses d’amour, même les plus huppées, ne sechoquent point de façons vives et gaillardes. L’ordonnance revint bientôt. Emma se trouvait à l’adresse indiquée.Elle habitait, au dire de notre soldat, un vieux palais trèsluxueusement meublé ; l’abord majestueux, mais le visage gracieux etjoli, elle ne mentait point à sa réputation. Seulement ce friandmorceau n’était point pour notre bouche. - Madame, nous dit l’ordonnance, a fait répondre qu’elle refusaitd’assister à une fête donnée par les ennemis de sa patrie. Il ne luiconvient pas, a-t-elle ajouté, de se réjouir au moment où l’Italie esten deuil. - Peste ! m’écriai-je, si nous avons affaire à des héroïnes, nousn’avons pas fini ! - Voulez-vous la voir ? ce n’est pas difficile ! La personne qui venait de parler ainsi était une femme grande, blondeet rose, aux hanches fortes, aux yeux gris, aux traits fins, le type deces beautés du Nord qui vous charment d’autant plus qu’on a goûtélongtemps aux méridionales langoureuses, dont l’amabilité facile maiscommune du visage, le corps d’ordinaire mal fait, à la taille longue etaux jambes courtes, vous lassent bien vite. - Est-ce que cette dame est entrée par le plafond ? demandai-je àSchwab. - Mais non ! répondit Schwab, vous n’avez pas vu la tête de Hartmannquand il l’a amenée à son bras ? - Est-ce donc sa maîtresse ? - Vous savez bien, me répliqua Schwab, que Hartmann n’a pas une fortuneà s’offrir une pareille femme. J’examinai la nouvelle venue ; sa toilette d’une élégance recherchée,surtout les diamants de ses bracelets et de ses bagues, et les joyeuxsplendides qui étincelaient dans ses cheveux, qui chargeaient son couet sa poitrine, tout annonçait en elle une femme qui met un haut prix àses faveurs. - Pourriez-vous nous amener votre amie, madame ? lui demandai-je. - Oh ! ce n’est point mon amie, se hâta-t-elle de répondre, mais jevous l’amènerai tout de même. - Vous aurez de la peine ! - Et pourquoi donc ne viendrait-elle pas où je vais bien, moi ? Nesuis-je pas aussi riche et aussi distinguée que cette demoiselle ? - Vous n’êtes sans doute pas une italienne ? - Par bonheur ! N’importe ! elle viendra, qu’elle le veuille ou non. - Vous avez l’air de lui en vouloir. Seriez-vous jalouse ? - Moi, jalouse d’elle ? Ah ! ce serait drôle par exemple. Si jen’habite pas comme elle, un palais, mes amants sont plus riches que lessiens, sans compter que j’ai une autre tournure ! Elle se cambrait et nous voyions se dessiner au milieu des finesbatistes sa gorge aux pommes hautes et ferme et, sous la jupe serrée,les fesses amples et magnifiques. - Avouez que vous avez une petite rancune à satisfaire. - Certes ! répliqua-t-elle, je déteste cette femme, je la déteste àmort. - Mais tout le monde a donc pour elle de la haine ? Elle me regarda d’un œil interrogateur. Je lui contai la visite quej’avais reçue dans l’après-midi. - Ah ! ah ! fit-elle, je sais : c’est Casacietto, son ancien amant ouplutôt son maq... - C’est qu’il n’a pas l’air du tout de lui vouloir du bien ! - Je vous crois ! il s’imagine que la signora a un préféré, qui n’estpas lui, simplement parce que la Camporesi depuis quelque temps ne luidonne plus de galette et devient avare. On raconte qu’elle met del’argent de côté pour qu’on lui dise des messes après sa mort. - Vous êtes méchante. Que vous a-t-elle donc fait ? - Une petite chose que je ne lui pardonnerai jamais... Elle m’a battuequand je servais chez elle. Elle fit cet aveu avec une sorte de fierté qui surprit tout l’entourage. - Eh bien oui ! dit-elle, j’ai été servante. Cela ne m’empêche pasd’être la maîtresse de ceux que je choisis pour m’adorer... Tenez, cegrand blanc qui est là, devant moi, avec sa poitrine couverte deplaques et de rubans, il sera à mes pieds quand je voudrai. C’était à moi qu’elle s’adressait. - Doucement, doucement, ma fille, lui dis-je en lui pinçant le derrièreet je la secouai un peu rudement. - Voulez-vous me lâcher, criait-elle en se débattant. L’ancienne servante reparaissait toute dans ses façons grossières quiétaient en violent désaccord avec sa beauté gracieuse et l’élégance desa toilette d’une richesse trop éclatante, mais pourtant de coupe et denuances harmonieuses. - Savez-vous que nous sommes les maîtres, dis-je, et que nous pouvonsvous forcer à nous obéir ? Changeant alors subitement de ton, elle prit une attitude câline, unevoix caressante et mielleuse, où il y avait pourtant comme unarrière-goût d’ironie. - Pourquoi prétendez-vous me contraindre, susurrait-elle, quand je suistoute aux ordres du vainqueur de Brescia ? Esther Bettington, dont lamère était autrichienne, est une admiratrice du général Haynau. Tout àl’heure je voulais plaisanter. Je sais bien qu’on n’est point lamaîtresse du général, mais son humble servante. Que me commande VotreExcellence ? - Ce que vous désirez vous-même, ma charmante Esther Bettington,répliquai-je, radouci. Nous voudrions voir comment votre beauté effacetoutes les grâces si vantées de la Signora Camporesi. - Je vais m’empresser de vous satisfaire. J’ai justement une lettre deCasacietto qui lui donne rendez-vous dans cette salle. Je vais envoyerporter cette lettre par une femme de chambre que la Camporesi neconnaît pas pour qu’elle vienne ici sans méfiance. - Vous croyez qu’elle viendra ? - Je n’en doute pas. Dès que son Casacietto l’appelle, elle accourt. Etl’imbécile s’imagine qu’elle ne l’aime plus ! Il est vrai qu’elle n’aplus pour lui ses prodigalités d’autrefois. Aussi lui ai-je conseilléd’irriter un peu son amour et sa jalousie afin de la rendre plusgénéreuse. Les amours trop confiantes deviennent égoïstes... MonCasacietto lui donne donc aujourd’hui, à cette maison de ville, unrendez-vous auquel il ne viendra point. - Mais pourquoi l’accuse-t-il de conspirer contre nous ? - Par intérêt. Il espère obtenir ainsi une double récompense, de vous,pour l’avoir dénoncée ; d’elle pour l’avoir sauvée, car il croit à soninnocence et pense qu’après quelques jours de prison il sera faciled’obtenir sa mise en liberté. Il compte, pour cette grâce, sur saparenté avec une dame qui accompagne l’armée autrichienne, épouse de lamain gauche d’un colonel... mais je dois être discrète. - Et vous pensez sans doute, comme Casacietto, que la Signora Camporesin’est pas coupable ? - Je pense tout au contraire qu’elle est l’instigatrice du complotformé à Brescia pour massacrer les troupes autrichiennes. C’est moi quiai dit à Casacietto d’aller la dénoncer, laissant croire à ce niaisqu’il n’y avait à cela nul danger pour sa maîtresse et du profit pourlui-même. - Mais parlera-t-elle ? Esther Bettington eut un atroce sourire. - Vous avez, mieux que moi, dit-elle, les moyens de la rendre bavarde. - Envoyez-lui donc porter la lettre de Casacietto ! Esther aussitôt prit un papier dans son corsage, et le remit àl’ordonnance de Zichy pour sa domestique. La salle devint alors presquesilencieuse. Malgré le vin bu en abondance, l’excitation des bataillesrécentes, du danger proche, et la vue de cette belle fille dont lapersonne n’avait rien de pudique, l’idée de cette Emma Camporesi nousavait rendus anxieux. Seul le colonel Hartmann, fier d’avoir amenéEsther, ne cessait de chuchoter des plaisanteries à l’oreille de saprétendue conquête, qui, assise sur le bord de la table, l’airindifférent, les yeux distraits, les accueillait par un petit rire depolitesse, en s’éventant de son mouchoir parfumé. Une heure se passa dans cette attente. Nous entendîmes un pas vifmonter l’escalier. - Je suis sûre que c’est elle, dit Esther en prêtant l’oreille,éloignez les lumières : cela vaudra mieux. Elle n’entrerait pas ici.Vous les rapporterez ensuite. Les ordonnances emportèrent les candélabres de la salle qui demeuradans une pénombre. Une petite lampe qui brûlait dans l’escalierglissait seulement par la porte entrebâillée une mince lueur. Esther secouvrit le visage de sa sortie de bal et s’avança sur le palier ; puiscontrefaisant sa voix : - Vous cherchez sans doute Casacietto, Madame, dit-elle ; il va venir àl’instant. Il m’a priée de vous dire de l’attendre dans cette salle. Emma Camporesi, la figure voilée, entra, suivie d’Esther. Aussitôt onrapporte les candélabres et on ferme les portes. Emma aperçut lesofficiers attablés, Esther qui avait rejeté sa sortie de bal et moi quim’avançais vers elle pour lui faire les honneurs de la fête. - C’est une indignité, s’écriait-elle, un pareil guet-apens !... C’esttoi, coquine, lança-t-elle à Esther, c’est toi qui m’as attirée ici ! - Il m’a semblé, ma chère Emma, répliqua Esther, qu’on ne pouvait seréjouir à Brescia en votre absence. - Ce n’est pas le moment de se réjouir, dit Emma, mais de se lamenter. - Voilà des paroles bien graves, signora, répondis-je, pour une boucheaussi jeune. Je la regardai. Sans être petite elle avait la taille courte et assezforte ; un visage aux grâces mignonnes, gentilles, presque enfantines,contrastait avec l’embonpoint naissant de son corps. Elle portait unemantille à l’espagnole et une jupe de satin noir ; aucun bijou, saufune broche ornée d’une grosse émeraude dont les feux verts étaient pourses amis un symbole d’espérance. - Qu’on me laisse partir ! s’écria-t-elle comme mes officiers s’étaientapprochés d’elle et l’entouraient. Qu’on me laisse partir ! Je ne veuxpas rester ici une minute de plus. - Et pourquoi êtes-vous venue, cara signora ? - Un doux cœur et une bourse plus douce encore sans doute l’attendaientici, chuchota Ester. - Taisez-vous, répliqua Emma indignée ! si je me suis donnée, c’estlibrement et à un italien. - Si distingué que soit votre ami, madame, dit le colonel Zichysérieusement, les officiers qui vous entourent ne lui cèdent en rien ennoblesse. Vous avez ici devant vous les représentants de la meilleurearistocratie autrichienne et vous pouvez faire un choix parmi eux,j’imagine, sans vous croire déshonorée. - F... moi la paix, s’écria Emma, et laissez-moi sortir. Je crus qu’il était temps d’intervenir. - Si vous avez refusé, dis-je, une invitation qui vous était adresséeavec courtoisie, du moins vous ne vous déroberez pas à moninterrogatoire. Elle me regarda et pâlit. Elle vit que je n’avais nulle intention deplaisanter. - Je sais, continuai-je, qu’on se réunit chez vous en secret, pour desdesseins qui n’ont rien d’amoureux ni de divertissant. Pourriez-vousnous en faire part ? Pourriez-vous nous nommer quelques-uns de cesmystérieux affiliés ? Elle eut un tremblement, mais reprit d’une voix ferme. - Je ne vous dirai rien. Je ne vous dirai rien parce que je n’ai rien àvous dire. - Vous oubliez qu’on peut vous faire parler. - Vous pouvez seulement me faire fusiller. - Oh ! oh ! ma chère, décidément vous étiez née pour la tragédie. Quelmalheur que je goûte peu ce genre, et que je préfère le comique, qui,j’en suis sûre, vous divertit beaucoup moins. Vous faire fusiller ?faire fusiller la plus belle femme de Brescia ? Dieu m’en garde.L’Autriche se reprocherait une pareille cruauté ; elle tient àjustifier au moins une fois le nom que vous lui donnez si fréquemment :« L’Autriche n’est pas une mère, dites-vous, c’est une marâtre. » Orune marâtre, avouez-le, est bien excusable si à une fille toujours enrévolte elle administre parfois une copieuse fessée. Ce châtiment estpeut-être moins décoratif qu’une fusillade, mais il est aussi plusbénin et il aurait pour nous de plus sérieux avantages. Nous ne voulonspas votre mort, chère madame, mais des aveux, des aveux sincères. Hein,dites-moi, belle signora Camporesi, que penseriez-vous d’une fessée,d’une fessée administrée d’une main un peu rude, mais juste ? Emma Camporesi avait peine à se soutenir. - C’est cela ! qu’on lui donne la fessée ! s’écria Esther enapplaudissant. - Oui ! oui ! qu’on la fouette ! qu’on la fouette ! rugirent lesofficiers. - Vous entendez, chère amie ! dis-je, vos hommes politiques soutiennentl’excellence du suffrage universel ; vous accepterez donc une sentencequi a reçu une approbation aussi générale. Emma tomba à mes pieds. - Je supplie Votre Excellence !... faites-moi grâce, laissez-moi meretirer sans outrage. Vous êtes un homme brave ; vous devez avoir lagénérosité des soldats et ne pouvez prendre plaisir à déshonorer unefemme ! - Vous déshonorer, ma chère ? mais je n’en ai nullement l’intention.Est-ce que votre maman, ou votre institutrice vous déshonoraient envous corrigeant ? Vous n’allez pas vous calomnier en vous proclamanttrop vieille pour avoir le fouet, je suppose. Il me semble en vousregardant que vous sortez du pensionnat. Ne vous plaignez donc pas sije vous traite en pensionnaire. C’est un hommage que je rends à votrejeunesse. - Grâce ! pitié ! répétait la malheureuse Emma en étreignant mes jambes. - Allons ! m’écriai-je. En voilà assez ! Et faisant signe à des ordonnances qui étaient là pour nous servir lesrafraîchissements et les liqueurs. - Saisissez-la, dis-je, entraînez-la jusqu’au fauteuil ; vous laforcerez de s’agenouiller sur les bras où vous l’attacherez par lespieds ; l’un de vous lui inclinera le haut du corps sur le dossiertandis qu’un autre, par derrière, lui tiendra les mains. L’ordre s’exécute malgré la fureur d’Emma qui ne suppliait plus, maisluttait désespérément comme un animal affolé. Enfin elle est liée surle fauteuil. - Allez donc, dis-je à Esther, ils vont lui déchirer ses jupes. - Oh non ! répond-elle, avec une moue, en s’éventant de son mouchoirparfumé, je craindrais ses mauvaises odeurs ; je l’ai approchée de tropprès ; je sais comment elle soigne ses dessous. - Comme je regrette, ma chère, fis-je à Emma en prenant un air apitoyé,comme je regrette que votre femme de chambre ne soit pas là pour vousdéshabiller. A ce moment elle poussa un cri de rage ; ses jupons de soie craquaient; et on lui relevait sa chemise sur les épaules. Les officierspoussèrent des « och ! och ! » de plaisir. Pour moi j’étais à la foissurpris et amusé que cette petite tête mignonne et sérieuse de fillettepût appartenir à la même personne que cette croupe vraiment monumentale. Jamais femme n’eut plus de honte. Emma, paraît-il, avait posé autrefoisdevant des peintres idéalistes fort épris de sa figure virginale etingénue, mais que choquait le développement de ses charmes inférieurs.Ces artistes lui avaient persuadé que ses hanches et ses fessesn’étaient pas en harmonie avec le reste de sa personne. Aussi, sansparler de l’effroi qu’inspirait à cette courtisane douillette l’idéed’une peine physique, c’était déjà pour elle un supplice atroce desubir ce déshabillage et d’être contrainte d’étaler, aux yeux d’unecentaine d’hommes, cette partie de son corps qu’elle croyait imparfaiteet qu’elle dérobait même à ses amoureux. - Voilà donc les grâces qui ont passionné l’Italie, s’écria Hartmann. - Je ne sais, dit Esther, si divulguées elles ne perdront pas de leurvaleur et si demain on paiera comme hier cent florins pour les voir. - Les galants suivront notre exemple désormais et s’en offriront lespectacle gratuit. - A moins qu’ils ne les jugent trop connues pour leur plaire. Réduite à l’humiliation extrême, la Camporesi qui n’avait plus rien àménager, retrouvait ses libertés anciennes de fille publique pourinsulter et braver ses bourreaux. Et elle lançait les piresgrossièretés à l’adresse de l’empereur, des officiers, de moi-même. - Ah ! fi donc, ma chère, disait Hartmann, on m’avait vanté vos talentsde cantatrice, mais je croyais que vous les manifestiez d’une autrefaçon. - Allons, dis-je aux ordonnances, prenez vos sangles, et qu’on se metteà la fouetter vigoureusement. Sous les cinglons des soldats, des pois de pourpre apparurent sur leschairs qui nous étaient offertes, puis des rais sombres ; bientôt lacroupe de la Camporesi fut pareille à une grande compote de fraises,d’un rouge violacé. Elle retenait ses cris ; mais la douleur fut plusforte que son courage ; à une cinglade plus coupante, des hurlementsmontèrent de sa gorge, suivis de rugissements, et les injuresalternèrent avec les supplications. Je me penchai vers elle : - Consentirez-vous maintenant à parler, à nommer vos complices ? Sans me répondre elle se mit à pousser des gémissements. - Arrêtez un instant, commandai-je aux ordonnances ; déliez-la etdonnez-lui un verre de champagne. Si tout à l’heure elle refuse defaire des aveux, vous recommencerez à la sangler. Elle avait un moment de répit. Comme l’endolorissement de ses fesses nepermettait pas de l’asseoir sur le fauteuil, on la coucha sur descoussins. Elle eut beaucoup de peine à boire car ses mains tremblaient,et son corps était secoué par de grands sanglots. Esther Bettington contemplait sa rivale d’un œil féroce ; elle avaitsuivi le supplice sans en perdre le moindre détail : - Je vois, me dit-elle, que ce ne sera pas facile de la faire parlersous le fouet. Il y aurait peut-être un autre moyen de lui arracher desparoles. - Lequel ? - Je vous préviens qu’il sera assez coûteux. - Je paierai ce qu’il faut si ce moyen me paraît effectif et praticable. - Oui, il vous donnera un résultat. Il s’agit d’acheter Casacietto. Je sus plus tard qu’il s’agissait aussi d’acheter Esther Bettington. - Et il demande un prix si élevé pour se vendre ? - Vous comprenez que cet homme tire de beaux revenus de l’amour de laCamporesi ; et il ne pourra plus guère y compter. - Naturellement. Et combien voudra-t-il ? - Dix mille florins au moins. - Voilà des aveux que je n’aurai pas à bon marché ! - Mais songez donc que la Camporesi est à la tête des conjurés, qu’ellesait tout ce qu’ils préparent, et qu’en prévenant leur complot voussauvez votre armée et peut-être votre propre existence ! - Evidemment, dis-je, ce n’est pas trop cher. Et une fois que mon hommeest acheté, qu’arrivera-t-il ? - Vous le verrez tout à l’heure. - Vous allez amener ici Casacietto ? - Dans un instant. - Allez donc le chercher ! - J’attends que vous ayez versé l’argent. - Vous avez ma parole. - Je voudrais au moins un acompte et votre signature. Je promis de lui remettre le soir même le papier qu’elle demandait etcinq cents florins que j’avais sur moi. Après quelques hésitations etm’avoir à plusieurs reprises regardé comme si elle craignait d’être madupe, elle partit à la recherche de Casacietto. Elle le trouva promptement car elle connaissait les habitudes du beausire. Chaque soir il allait jouer à la taverne de Saint Filastrel’argent que lui avaient procuré ses amours. Voilà l’entretien qu’Esther eut avec ce rufian, d’après ce qu’elle m’arapporté : - Veux-tu venir à la maison de ville où le général Haynau fait subir uninterrogatoire à la Camporesi ? Dans l’effroi que lui causa cette demande, Casacietto laissa tomber lecornet de dés qu’il tenait à la main. - Aller à la maison de ville, s’écria-t-il, et pourquoi ? - Pour y gagner quelques milliers de florins. Il fut rassuré et se mit à sourire. - Ce n’est pas à dédaigner. - Alors tu viens ? - Encore dois-je savoir ce que l’on attend de moi. - Que tu aies l’air d’être mon amant !... Oh ! seulement l’air,ajouta-t-elle en riant. Je ne tiens pas d’ordinaire, à ce que tu frôleston sale museau contre ma figure, mais pour une fois et quelquesflorins, j’y consens. - Comment, s’écria cette brute, mais je n’ai pas l’intention de tedonner quoi que ce soit. - Sois rassuré, ladre ! réplique Esther, on nous paie tous deux. Et lui prenant le bras, elle me l’amena ; puis, à voix basse, elle medit le rôle qu’elle se proposait de jouer tout à l’heure aux yeux deson ancienne maîtresse et quel langage je devais lui tenir moi-même :cette femme, dans sa haine et sa soif de vengeance, me dictait mesactes et je me laissais conduire par elle. La laissant à l’écart avec Casacietto au fond de la salle et biendissimulée par un groupe d’officiers je m’approchai de la Camporesi quine cessait de sangloter. - Eh bien, cara signora ! lui dis-je, ces coups sur votre beau derrièrevous ont-ils amendée ? êtes-vous décidée enfin à vous confesser ? Elle secoua la tête au milieu de ses larmes. - Vous tenez donc à ce qu’on vous donne encore le fouet ? Et comme elle me considérait d’un regard épouvanté : - Oui ! nous sommes décidés à vous fouetter jusqu’à ce que vous soyezdécidée à parler... Ecoutez, lui dis-je, en m’asseyant auprès d’elle,nous ne vous en voulons point de mal. Soyez seulement un peuraisonnable ! Nous savons que vous conspirez contre Sa Majestél’Empereur, que vous complotez avec plusieurs fous le massacre de nostroupes et pourquoi cela, je vous le demande ? Simplement, pour vousdonner une réputation de femme héroïque, dévouée à la patrie, qui fasseoublier votre ancien renom de beauté facile, et si vous tenez tant àentrer dans la classe des femmes vénérables, avant l’âge, c’est quevous désirez épouser certain marquis florentin, et pourquoidésirez-vous épouser ce marquis très riche, il est vrai, mais laid,vieux, infirme, plein de manies et d’exigences ? Est-ce donc que vousavez besoin d’argent pour vous-même ? Nullement. C’est que Casaciettodevient chaque jour plus exigeant, et que vous voyez dans la fortune dumarquis le moyen de satisfaire la cupidité de votre amant. Est-ce vrai ? Je lui débitais tout ce que venait de m’apprendre sur son compte EstherBettington. Elle parut très surprise que je fusse si bien informé. - Vous voyez que je connais votre histoire, repris-je. Je sais aussides choses que vous ignorez, et je vais vous les apprendre. Vouscompromettez votre fortune et votre existence non seulement pour unhomme qui ne vous aime pas, mais pour un ingrat, pour un traître. - Que dites-vous ! s’écria-t-elle en se redressant vers moi. - Votre bien-aimé Casacietto vous trompe avec Esther Bettington. - C’est faux. Vous mentez ! Et, malgré la douleur qu’elle éprouvait, elle bondit vers moi, et sansles soldats qui la gardaient, elle m’eût frappé au visage. - Calmez-vous, cara signora. Je puis vous prouver tout de suite que jene mens pas. Regardez derrière vous. Esther Bettington s’approchait au bras de Casacietto, à la grandefureur du colonel Hartmann qui tenait à passer auprès des autresofficiers pour être l’amant d’Esther. - Eh bien ! ma chère, dit la Bettington, comment avez-vous supporté lefouet tout à l’heure ? Quel triomphe c’eût été pour vous, quand on vousa découvert le derrière, si vous aviez suivi mes conseils et pris desbains de lait qui donnent à la peau un éclat incomparable. Vous eussiezenflammé d’amour tous les officiers ! Mais vous négligez trop votrepersonne, je vous le dis franchement, et puis que la musique plaintiveque vous nous avez soupirée était monotone ! Cet accompagnement desanglades, si original, aurait dû pourtant vous inspirer et nous valoirquelque brillante cavatine. En même temps elle prenait la main de Casacietto qui lui entourait lataille. La Camporesi eut un tremblement de colère. - Combien lui donnes-tu, à ce porc, répliqua-t-elle pour qu’il tecaresse ta peau... si avare que tu sois avec lui, je t’en avertis, tuperds ton argent, car il n’a pas de c... - Un homme peut bien être impuissant avec une femme comme toi quiempestes ! - Tu ne sens donc pas ton odeur, bouche d’égout ? - Et tu ne vois donc pas ton derrière en marmelade et tes seins quidégringolent, vieille rouleuse ! Les deux femmes continuèrent ainsi à se jeter d’immondes injures à laface. Je dus m’interposer et éloigner Esther. - Donnez-moi du papier, une plume, dit alors la Camporesi d’une voixsourde. Je suis décidée à tout vous dire. A présent cela m’est bienégal ! Je m’empressai de lui apporter ce qu’elle me demandait. Elle écrivitd’une main ferme et sans s’arrêter deux grandes pages de dénonciationsqui compromettaient les principaux nobles de Brescia et plusieursfemmes de l’aristocratie. - Puis-je à présent me retirer ? demanda-t-elle. - Ne voulez-vous pas avoir, dans ces moments de trouble, chère amie, unsauf-conduit qui vous assure la protection de nos troupes ? Les soldatsquelquefois peuvent pécher par excès de zèle. Venez donc avec moi. Vousavez d’ailleurs besoin de réparer le désordre de votre toilette. Je la conduisis jusqu’à ma chambre qui était au second étage de lamaison de ville. J’avoue que la vue de son joli visage d’enfant, queles larmes rendaient encore plus gracieux, que l’offre forcée, tardivede cette amoureuse qui s’était refusée à mon invitation galante etauquel j’avais imposé un châtiment ignominieux, tout enfin m’incitait àachever ma victoire. Je la poussai vers mon lit, je l’y fis rouler sousmon corps en rut, et j’étreignis, j’embrassai sa chair. J’eus le tempsde prendre mon plaisir ; mais tout à coup avec brusquerie elle rompitl’enlacement et me mordit la bouche. - Ah ! coquine ! m’écriai-je, et je voulus la frapper. Mais avec plus de vivacité que je n’en eusse attendue d’une femme aussigrasse et qu’avaient dû fatiguer les émotions et les peines de cettesoirée, elle s’échappa. - Monstre ! fit-elle, du palier. Le colonel Zichy, dont la chambre était près de la mienne, sortit à cemoment et la voyant s’enfuir : - Vous la laissez s’en aller, me dit-il, vous ne craignez pas savengeance ? - Je laisse à d’autres, lui répondis-je, le soin de se venger sur elle. J’allais rentrer chez moi quand apparut la figure de Casacietto, bassede sournoiserie et de servilité. - Que veux-tu ? - Votre Excellence, je viens demander la récompense promise. La morsure de la Camporesi dont je souffrais encore m’avait exaspéré.Je n’étais pas en humeur de libéralité. - Ta récompense ? tu oses demander ta récompense ? Mais la récompensed’un espion et d’un rufian de ton espèce c’est une bonne bastonnade etle repos forcé au fond d’un cul de basse-fosse. Les désires-tu ? Il n’en demanda pas davantage, descendit les escaliers très vivement etavec une grande peur qu’on ne le laissât pas sortir ; il fut toutsurpris et tout heureux de pouvoir respirer l’air libre. Esther Bettington ne se contenta pas si aisément. Dès le lendemainmatin, et lorsque j’étais encore au lit, elle demanda à me voir, et monordonnance, croyant que j’attendais sa visite, eut le tort de la faireentrer dans ma chambre. - Je pense que Votre Excellence tiendra sa promesse, me dit-elle aprèsm’avoir salué. - Vous pouvez y compter, ma belle, répondis-je, mais approchez-vousdonc ; les chaises sont un peu rudes ici ; dans ce lit vous serez mieuxpour causer. - Votre Excellence me pardonnera, répliqua-t-elle froidement, mais j’ai« mes mois » aujourd’hui et ne puis la satisfaire. - Est-ce que vous croyez que je tiens à vos bonnes grâces ? vous voustrompez, ma chérie ; je ne désire pas avoir les restes de vossouteneurs ! - Je ne suis pas venue pour entendre vos insultes, mais pour recevoirles dix milles florins que vous m’aviez promis. - On est déjà venu les réclamer hier soir. - C’est à moi que vous deviez les remettre. - Sa Majesté l’Empereur d’Autriche ne m’a pas nommé général de sesarmées pour entendre les récriminations des catins. Vous allez me fairele plaisir de tourner les talons. - Je ne m’en irai pas avant d’avoir mon dû ! - Oh ! oh ! si vous le prenez sur ce ton, nous allons voir, par exemple! Et je sonnai mes ordonnances. - Prenez cette femme par le bras, agenouillez-la devant mon lit, ettroussez-lui ses jupons. Esther Bettington eut un cri de colère, mais elle eut beau se débattre,ruer, mordre, donner des coups de poing, les deux soldats qui lamaintenaient l’eurent bientôt fait tomber au pied de mon lit. - Détachez vos ceintures, dis-je alors, puis me tournant vers Esther :regardez ces sangles, ma belle ; ce sont celles qui ont fouetté hiersoir votre amie Emma ; elles portent encore les traces de son sang.Vous allez bientôt, si vous y tenez, les marquer à votre tour ;j’imagine en effet que les ceintures feront de fort jolis dessinsrouges sur vos grosses fesses dont la peau me paraît plus blanche etplus fine encore que celle de votre amie. - Grâce ! s’écria Esther prête à pleurer. J’étais fatigué, avais envie de dormir et je ne me montrai pasimpitoyable. - Relevez-la, dis-je à mes ordonnances, et mettez-la à la porte. A mes paroles, elle se releva elle-même et s’enfuit aussi rapide quel’éclair. Elle quitta le soir même Brescia où elle avait tout àredouter de nos ennemis et où les officiers de mon armée eussentpeut-être abusé de ses grâces. J’appris, peu de temps après, que sans égard pour la peine que je luiavais infligée, on avait assassiné la Camporesi en représailles de satrahison. C’est ainsi que mes relations avec ces deux femmes fort séduisantesl’une et l’autre, mais toutes deux d’une vertu peu recommandable,n’eurent pas de suite. Mes amours ne me donnèrent que le délice d’unmoment ; du moins ne me laissèrent-elles pas d’épines. Le prince de Reuss avait écouté Haynau fort attentivement. - Général, dit-il, je vous félicite de votre aventure ; maislaissez-moi vous dire que s’il y avait une émeute à Géra, je ne vouschargerais pas de la réprimer. - Pourquoi, monseigneur ? - Parce que vous la feriez dégénérer en révolution. Herbillon aucontraire saurait la traiter doucement et l’apaiser. Comme Haynau paraissait fort blessé de cette remarque, tandis que soncompagnon se rengorgeait, le prince eut un sourire, et pour atténuerl’effet désobligeant de ses paroles : - Soyez-en persuadé ! dit-il, si des passions féroces soulèvent monpeuple, et qu’il faille une main de fer pour le châtier, nous penseronsà vous, Haynau. - Vous aurez raison, monseigneur, répondit simplement le général, je nesuis jamais si heureux que lorsque dans une ville tumultueuse, en proieaux fureurs déchaînées de la foule, je parviens à rétablir l’ordre et àfaire régner la paix. - Avouez, observa Herbillon, que vous ne craignez pas de ramener cettebonne déesse sur des ruines fumantes et des monceaux de cadavres. - Ce sont les accidents inévitables de la guerre, répliqua Haynau. Cen’est pas pour des jeux bénins que les peuples fabriquent des canons etéquipent des armées. LA COMÉDIE CHEZ LA PRINCESSE Jamais la princesse Daschkoof ne s’était trouvée plus belle qu’à cettepetite réception intime, où elle voyait les yeux de ses visiteurss’allumer de désirs en la regardant. Dans son vaste et magnifiquechâteau de Glinnoë elle jouissait de tout le confort et de tout le luxequ’elle avait à Pétersbourg, et elle se sentait plus adorée par lesfonctionnaires et les châtelains oisifs du district, plus reine aumilieu de cette armée de serviteurs attentifs à ses moindres désirs,prêts à satisfaire ses caprices les plus extravagants. Elle était digneaussi d’inspirer l’amour et l’admiration. Elle n’avait point cettestature massive de certaines Vénus slaves qui semblent avoir échangéles grâces de leur sexe contre une force trop apparente et masculine ;mais fine, souple, élancée, elle mouvait les hanches les mieuxarrondies, et dans ses libres attaches sa jupe laissait deviner desformes amples et cambrées que n’annonce pas d’ordinaire une tailleaussi mince. Au soleil couchant qui illuminait ses cheveux blonds, etmettait sur sa tête comme une auréole, toute droite sous une étoleétincelante d’émeraudes, elle avait parfois quelque chose d’une saintede vitrail ou d’une prêtresse à l’autel, mais vite un geste vif, unsourire malicieux corrigeait l’expression sévère ou orgueilleuse de sonvisage, et volontiers, malgré ses vingt-deux ans, elle devenait pourses hôtes une gamine joueuse et espiègle, à condition que seule ellefût libre et que ses plus grandes audaces de paroles ne fissent pointoublier le respect dû à son rang et à sa beauté. A côté de la princesse se tenait comme son ombre, Mme Narischkin,petite, noirâtre, heureuse de tout ce qui pouvait rejaillir sur elle deson charme, de son luxe, de sa richesse, ayant renoncé par suite d’unehumilité excessive au moindre succès personnel. Parmi les visiteurs se trouvaient deux châtelains des environs, legénéral Kapieff, et l’aide-de-camp du nouveau gouverneur de Kalouga, M.Soubotchef, qui s’était assis sur un siège très bas, tout près de laprincesse et semblait un prêtre en extase devant son Dieu. - Messieurs, dit-elle, en changeant soudain la conversation, profitonsde ce que mon mari fait la sieste et n’est pas là à nous raser avec lesréformes de l’administration et la politique du sultan pour organiserun complot. - Un complot ! s’écrièrent ces messieurs avec surprise. - Oui, un complot, mais avant que je vous explique ce dont il s’agit,il serait bon de prendre des forces. Vous en aurez besoin. MariaPawlovna, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme Narischkin, verse doncdu Xérès et offre des gâteaux à ces messieurs... Que penseriez-vous,pour charmer les loisirs ou plutôt distraire les ennuis de Glinnoë,d’une comédie que nous jouerions, que nous inventerions nous-mêmes ? On se regarda en souriant ; on était rassuré. - C’est là le complot ? - Mais c’en est un, reprit la princesse. Je n’ai pas l’intentiond’écrire une pièce, mais de contraindre par une sorte de suggestion desgens à la jouer autour de moi et comme je le voudrais. - Nous entrons dans le domaine de la sorcellerie. - Nullement. Certaines circonstances en déterminent d’autres pour ainsidire forcément ; vous vous rappelez la pièce de Gogol et comment legouverneur et les principaux officiers d’une petite ville prennent cefarceur de Khlestakof pour un inspecteur général et le forcent ainsi àen usurper les façons. Eh bien, il faut que nous trouvions parmi nosvoisins un homme auquel nous composions un rôle sans qu’il s’en doute,et qui le joue au naturel pour notre plus grand plaisir. - Ce n’est pas un divertissement facile, princesse, que vous imaginezlà ! - Le plus aisé du monde au contraire. Par exemple, prenons M.Soubotchef. Approchez, M. Soubotchef. Agenouillez-vous et tendez lemuseau. Bien ! comme cela. Donnez-moi un biscuit, Maria Pawlovna.Ecoutez, vous, Soubotchef. Vous allez garder le biscuit sur votremuseau. Et prenez bien garde de le faire tomber jusqu’à ce que je fasseun signe. Attention. Une, deux, trois ! hop ! Mangez le biscuitmaintenant. Vous voyez, messieurs, comme M. Soubotchef fait bien lechien, et sans sortir de son caractère ! Tout le monde éclata de rire, même M. Soubotchef qui s’était relevé etavait repris sa place sur le siège bas, auprès de la princesse. - L’important, pour la réalisation de notre projet, et que la personnechoisie par nous n’ait pas à sortir de son caractère. Trouvez-moi doncquelqu’un auquel on puisse faire changer brusquement son genre de viesans qu’il change pour cela de nature. - Le gouverneur, insinua Kapieff. - Le nouveau gouverneur ? Je ne le connais pas. - Il m’a dit qu’il avait eu l’honneur de vous être présenté par leprince à la gare de Kalouga. - Je ne me le rappelais pas. Il était nuit, j’avais froid, je n’ai pasfait attention à lui, et il n’a pas dû non plus me trouver biencharmante, car j’avais relevé mon collet, baissé ma voilette et jem’étais emmitouflée de fourrures : on ne pouvait seulement découvrir lebout de mon nez. - Il a dû garder cependant bon souvenir de cette entrevue puisqu’àpeine installé à Kalouga il compte venir vous voir aujourd’hui. - Simple visite de politesse ! Ce la m’amuserait bien, moi, qu’il sedérangeât pour rien. Maria Pawlovna, veuillez donner l’ordre de ne pasrecevoir le gouverneur, ou lui dire que je suis souffrante. - Et s’il voit nos voitures dans la cour du château ? - Tant pis ! il pensera ce qu’il voudra. - Ce serait pourtant un acteur excellent pour votre comédie. - Je le regrette. Seulement je ne suis pas en humeur de voir denouveaux visages. Mais il était trop tard. Mme Narischkin n’eut pas le temps de gagnerl’antichambre que le maître d’hôtel, soulevant les draperies du salon,annonçait l’arrivée de l’importun. - Son Excellence M. le gouverneur de Kalouga ! Grand et gros, correct et élégant, les yeux fureteurs, les lèvresfines, avec quelque chose de hautain et d’insolent, apparut M. legouverneur. Devant la princesse il devint humble. - Je n’ai pas voulu, madame, dit-il en s’inclinant, m’établir à Kalougasans venir aussitôt vous présenter mes hommages. Il m’a semblé que devous voir à mon arrivée serait non seulement un grand plaisir mais ungage de bonheur pour mon nouveau gouvernement. Je suis fortsuperstitieux et, en certaines circonstances, la vue d’une personnebelle et aimable m’apparaît comme un heureux présage. Ces compliments n’eurent aucun effet. Dès qu’elle avait aperçu legouverneur, la princesse avait pâli, et tandis qu’il parlait, sansparaître se soucier de ses démonstrations de respect, elle le regardaitavec stupeur. - Je vous remercie, dit-elle froidement. Je suis en vérité trèssatisfaite de vous inspirer tant de confiance dans les agréments d’unséjour en notre district. Le ton de ses paroles était d’une ironie si blessante, témoignait siévidemment de quelque ressentiment ancien que le gouverneur qui,jusque-là avait tenu les yeux baissés, leva la tête d’un mouvementbrusque et regarda son interlocutrice : ce fut à son tour d’êtresurpris, mais il se remit vite de son étonnement ; un sourire narquoiseffleura ses lèvres, et il commença à examiner la princesse de la têteaux pieds avec l’attention injurieuse d’un fêteur en quête d’unecompagne nocturne ou le souci minutieux d’un maître musulman qui veutacheter une esclave saine, solide et bien conformée. Sous ce regard impudique et retrousseur qui détaillait son corps, enviolait les charmes secrets, et lui donnait l’impression, malgré jupes,fourrures, étole, d’être nue comme une pauvre créature que le besoind’une pièce d’or contraint à se livrer aux caprices brutaux d’undébauché, la princesse serrait les dents de rage et pouvait à peinemaîtriser sa colère. Elle essaya toutefois, pour donner le change à sesvisiteurs, de jouer l’indifférence et de lancer la causerie sur lesplaisirs et les ennuis de Kalouga, mais son esprit, si brillantd’ordinaire, parut terne ou distrait ; ses paroles devinrent étranges ;et comme on n’y répondait que par politesse, la conversation traînait.Il y eut de longs et pénibles silences. Elle se leva tout à coup. - Messieurs, je vous prie de m’excuser : je suis un peu souffrante. MmeNarischkin, par bonheur, est là et me remplacera auprès de vous avecavantage. Là-dessus elle sortit vivement, laissant ses visiteurs effarés, trèsémus du malaise mystérieux que venait de lui causer l’arrivée dugouverneur, et torturant leur imagination pour découvrir les motifs decette scène inattendue. Le prince, peu après, fit dire que l’état de la princesse l’obligeait àdemeurer auprès d’elle et qu’il ne paraîtrait pas de la soirée. Au lieudu magnifique repas qu’il donnait chaque semaine aux jours deréception, ses visiteurs durent se contenter ce soir-là de sandwichs aucaviar, de viandes froides et de quelques verres de kwas et dechampagne, pris en compagnie de la triste Mme Narischkin, qui tentaitvainement de paraître gaie, et risquait des plaisanteries dont pas unen’arrivait à faire rire. * * * On remonta très tôt en voiture. M. Soubotcheff prit place dansl’automobile du gouverneur pour retourner avec lui à Kalouga. Le trajetfut court. Le gouverneur paraissait triomphant, mais n’adressa pas uneparole à son compagnon, qui n’osait par déférence l’interroger,quoiqu’il en eût grande envie. Enfin, au bout d’un quart d’heure, commeon entrait à Kalouga, le gouverneur fit arrêter l’automobile devant legrand hôtel. - Vous dînez avec moi, n’est-ce pas ? Cette maudite collation deGlinnoë, loin de calmer mon appétit, m’a donné une faim de tigre. M. Soubotcheff eût jugé malhonnête de refuser l’invitation, etd’ailleurs il était trop content de l’accepter. Il pensait bien que legouverneur, excité par le vin et la bonne chère, se laisseraitfacilement aller aux confidences. Son attente ne fut pas trompée. A peine à table le gouverneur se frotta les mains. - Voilà une visite, dit-il, qui me promet des journées assezdivertissantes. Jamais je ne me serais imaginé ce matin qui j’allaisvoir ! Et comme Soubotcheff écarquillait les yeux : - J’aurai la princesse quand il me plaira. Je connais un secret de sabelle jeunesse qui me rend absolument son maître... Vous tenez à lesavoir, vous aussi, curieux !... Eh bien, je vais vous le dire. Vouspouvez en profiter après moi, si bon vous semble, et cela m’amusera,moi, de vous le confier. Je revivrai ainsi en imagination une soirée ouplutôt une nuit qui vraiment ne me parut pas du tout ennuyeuse.Permettez-moi seulement de goûter encore à ces sterlets à la sauceimpériale qui sont vraiment exquis. Il mit sur son assiette tout ce qui restait dans le plat, etl’engloutit en quelques bouchées. Alors il s’essuya la moustache, reprit haleine et conta ce qui suit : « Il y a de cela cinq ans. On venait de découvrir un terrible attentatnihiliste. Le train impérial avait été miné. L’explosion devait seproduire quelques minutes après le départ. Le Czar, la Czarine et tousceux qui les accompagnaient auraient été tués. Ce fut le maîtred’hôtel, que l’un des conjurés avait cru pouvoir mettre dans lecomplot, qui le dénonça. Il y eut des arrestations en masse, et lapolice reçut les ordres les plus sévères. Elle devait étendre partoutsa surveillance et non seulement arrêter les suspects, mais punir sansjugement les moindre délits. Une parole imprudente ou irrespectueuseétait à ce moment considérée comme une provocation. « J’appartenais alors au bureau de Santousky et je fus chargéd’assister à un bal que donnait la princesse Youssoupoff, connuepour ses opinions libérales, même révolutionnaires, et ses relationsavec la société cosmopolite de Pétersbourg. « Délaissant les salons de danse et de jeu, j’avais pénétré avec deuxou trois officiers dans une sorte de boudoir où causaient plusieursjeunes femmes. L’une d’elles, que sa beauté, ses dentelles, ses joyaux,notamment un merveilleux collier de perles grises et roses, me firentaussitôt remarquer, avait une singulière hardiesse de langage, etétonnait, amusait tout l’entourage par l’esprit et parfois l’étourderieimpertinente de ses réparties. On vint à parler du dernier attentat. - Oh ! s’écria-t-elle, si nous n’avions plus notre petite père (1), cene serait pas un grand malheur. On en trouverait toujours un autre desa force. - Vous êtes un peu anarchiste, avouez-le, insinua quelqu’un. - Moi, répliqua-t-elle, je ne trouve pas du tout absurdes les théoriesdes révolutionnaires... J’en connais d’ailleurs quelques-uns. Ce sontde très honnêtes gens. - A part leurs assassinats, répliqua un interlocuteur ironique, je nevois pas en effet ce qu’on pourrait leur reprocher. - Oh ! leurs assassinats, parlons-en ! dit la jeune femme. Si un hommeou même plusieurs hommes doivent, en mourant, procurer à l’humanité lebonheur, pourquoi hésiterait-on à sacrifier leur existence ? - Voici, fis-je à mon voisin, une bien aimable sectaire. - C’est la comtesse Pougatscheff, me répondit-il. Son mari n’a pas eule temps de faire son éducation, car il est mort l’année dernière. Il yavait trois mois qu’il l’avait épousée. - Voilà comment elle le pleure ! - Pougatscheff était vieux et maniaque, et elle avait à peine seize ans. - Son père aurait mieux fait, au lieu de la marier, de l’envoyer àl’école. - Durant tout le bal la comtesse Pougatscheff tint des propos aussiextravagants. Elle y prenait goût car elle ne sortit du boudoir quepour le souper, et ne quitta la fête que vers quatre heures du matin.On me dit qu’à l’ordinaire elle préférait de beaucoup la danse à lacauserie, mais que cette fois, une légère entorse qu’elle s’étaitdonnée en descendant de voiture l’avait contrainte à renoncer à l’un deses plus grands plaisirs. « J’attendis son départ, la devançai à la sortie, montai avecl’ivoschik et, dès qu’elle fut en voiture, j’ordonnai d’aller au bureaude police de Santousky. Elle ne s’aperçut du changement de directionqu’à l’arrêt de la voiture devant le couloir du bureau, d’aspect assezmisérable. Comme elle s’attendait à voir l’élégant escalier du palaisPougatscheff, elle crut à une erreur du cocher et eut un violent accèsde colère. - Brute, stupide imbécile ! criait-elle, vous vous êtes encore grisésans doute ! Ne connaissez-vous plus le chemin du palais ? Allez-vousm’arrêter deux heures devant cette maison infecte et par un froidpareil ? Vous mériteriez qu’on vous déchirât la peau ! - Permettez, madame, dis-je en m’avançant vers elle et en lui offrantle bras, c’est moi qui ai dit à votre cocher de vous conduire au bureaude police. Nous aurions un petit renseignement à vous demander. Elle fut si étonnée et même, malgré son assurance de tout à l’heure, sieffrayée, que je pus l’entraîner sans peine jusqu’au cabinet de travailde Santousky. Un vagabond, la face ensanglantée, et deux rôdeuses de ladernière classe, arrêtés le soir même, considéraient avec étonnementcette femme couverte de diamants, enveloppée des plus magnifiquesfourrures et dont le passage laissait dans l’escalier une odeur fine etenivrante. « Je chuchotai quelques mots à l’oreille de Santousky qui, après uncourt salut, demanda vivement et d’un ton assez autoritaire à macomtesse : - Vous connaissiez des nihilistes ? « Elle répondit en balbutiant : - Mais non, monsieur, je vous assure. - Pourquoi donc, il n’y a qu’un instant, chez la princesse Youssoupoff,disiez-vous que vous étiez liée avec des révolutionnaires... - Et même que c’étaient de braves gens, ajoutai-je. « Je la vis pâlir et trembler. Elle cherchait du regard une chaise pours’y reposer, mais il n’y avait dans le cabinet de Santousky d’autresiège que le fauteuil où était assis le chef de police. - Oh ! fit-elle, je ne sais pas ce que j’ai dit tout à l’heure. Jem’amusais, je plaisantais. - Il y a des plaisanteries qui ne sont plus seulement inconvenantes,mais criminelles, reprit Satousky. Vous avez manqué de respect à SaMajesté, vous avez excusé, bien mieux ! exalté l’assassinat. De telsdiscours tenus dans un salon plein de monde, sont une véritableprovocation au meurtre. Félicitez-vous que votre rang et votre jeunessene vous vaillent cette fois qu’un avertissement. « Elle regardait la porte avec angoisse, et pensa qu’on allait luipermettre, après cette admonestation honteuse, de se retirer, mais unehumiliation autrement cruelle l’attendait. - Veuillez, je vous prie, me dit Santousky, débarrasser madame de sesfourrures. « Je lui enlevai son manteau. Elle était si émue que le chef de policedut la soutenir pour l’empêcher de tomber. Soulevant alors unedraperie, il l’introduisit dans un petit salon obscur qui se trouvaitderrière son fauteuil. Il sonna. J’entendis presque aussitôt un criétouffé. Je m’approchai. Je n’oublierai jamais le spectacle quis’offrit à mes yeux : « Santousky venait de donner l’électricité et l’étroit salon était enpleine lumière. D’abord je me demandai où était la comtesse. Et voicidans quelle situation je l’aperçus. Sa tête apparaissait au ras duparquet, le cou rentré dans les épaules ; ses bras étaient étendus, sesdoigts accrochés aux planches. On eût dit qu’on venait de lui trancherle haut du corps et qu’on avait jeté au loin la partie inférieure de sapersonne, ou bien encore qu’un enchanteur l’avait privée de ses membresinférieurs, la rendant assez semblable à ces anges qu’on voit sur lesrétables des anciennes églises. « Tandis que je me demandais où étaient passées ses superbes hanchesqu’une heure plus tôt, au palais Youssoupoff, j’avais tant admirées, jecompris l’aventure. Assez banale au temps de Nicolas, elle est d’uncaractère plus surprenant à notre époque, sans être cependant unique.Je l’ai vue, moi qui vous parle, deux fois se renouveler, toujours ilest vrai dans des moments de trouble, alors que les différents pouvoirsse trouvent sans contrôle et que les autorités peuvent se permettre lesmesures les plus arbitraires pour ramener l’ordre. « Par excès de zèle, peut-être aussi par vengeance, car j’ai su qu’ilavait eu à se plaindre autrefois de la comtesse, Santousky l’avaitsoumise à une de ces corrections privées, qu’on n’administre plus guèrequ’à des filles révoltées, en état d’ivresse ou coupables d’avoirfrappé un policier. A un coup de sonnette, le gardien qui se trouvaitdans le sous-sol avait fait descendre la trappe du petit salon oùSantousky venait de mener la comtesse, de telle sorte que notre belleavait les reins au-dessous du parquet et les épaules au-dessus. « Je vous assure que je n’ai point assisté à une comédie plusvoluptueuse. Figurez-vous, au niveau du plancher, cette tête jeune etaimable dont l’effroi élargissait les yeux et rapetissait le front, labouche entr’ouverte montrant les dents fines et claires, et lecontraste surprenant d’une expression d’épouvante et d’une tenue defête : les cheveux savamment crêpés, en boucles sur les tempes, encasque par derrière, illuminés de diamants ; le cou entouré d’uncollier de quatre rangs de perles ; les bras cerclés de bracelets ; lesdoits chargés de bagues étincelantes, et les traits figés de la face,les crispations des mains, et ce sein soulevé d’émotion ! Santousky,les mains collées aux genoux, se penchait sur sa victime et approchaitde cette peau nue éblouissante ses souliers mouchetés de boue commes’il eût voulu en essuyer le cuir sur la chair satinée, comme s’il eûtexigé qu’elle y posât ses lèvres ! « Tout à coup ce visage, encore charmant malgré sa frayeur,s’allongea puis se contracta en une série de grimaces comiques : lespaupières voilaient à demi et découvraient aussitôt les yeux vagues :comme si la comtesse s’attendait à un éternuement qui ne venait pas.Successivement elle serrait les dents, se mordait les lèvres, poussaitun soupir. Enfin le cri qu’elle essayait de retenir s’échappa malgréelle, perçant, lamentable. Les yeux étaient grands ouverts, lessourcils arqués jusqu’aux cheveux et, de la bouche à présent, deshurlements montaient toutes les demi-minutes : il semblait qu’en bas leflagellateur voulût mettre un intervalle assez long entre chaque coup,de manière à produire une douleur lente et successive que doublaientles angoisses de l’attente. Santousky sans doute pressé ou qui étaitd’une cruauté moins raffinée que son bourreau, me dit : - Allez donc voir ce que fait cet animal. Je crois qu’il s’endort surl’ouvrage. « Je descendis dans la pièce qui était au-dessous du petit salon, aussibasse qu’une cave. L’abat-jour d’une lampe était disposé de façon àréserver toute la lumière pour le milieu de la chambre où de petitspieds chaussés de satin blanc se débattaient, se perdaient dans unelongue jupe à traîne qui semblait pendue au plafond. Mais je vis, enm’approchant, que les pieds et la jupe reposaient sur la trappedescendue à quelques centimètres du sol et soutenue par quatre forteschaînes en fer. Derrière, apparut un homme court et trapu, à la barbebien fournie et qui tenait une verge épineuse à la main. - Y a pas moyen de fouetter cette gaupe-là, Excellence, me dit-il. Larobe est si lourde qu’elle lui retombe à chaque coup sur le derrière. - Eh bien, dis-je, appelle Serge Paulovitch et Ermeleï Serghéitch. L’untiendra les pieds et l’autre retroussera les jupons, tandis que tu lacingleras. « Les deux hommes arrivèrent un instant après. Il y eut un violentsoubresaut de la comtesse lorsque Serge lui saisit les jambes ; sesreins alors se tendirent et nous vîmes se dessiner sous la jupecollante le double relief et le creux profond de la croupe ; maisc’est peine si Ermeleï me laissa le temps d’admirer ce tableausous son voile à demi-transparent, tant il avait hâte probablement del’étaler en pleine lumière. « Quand il releva la robe et les dessous neigeux je crus voir s’ouvrirun riche écrin tandis que se répandait dans l’air une onde de parfums.Déjà rouges et pareilles à deux cornalines séparées par un onyx,apparurent les fesses de la Pougatscheff bien présentées par Serge qui,de la tête, à la façon d’un taureau qui assaille une cavale, luirepoussait le ventre de toute sa force et lui tirait les jambes pourqu’elle offrit largement son derrière aux piqûres des verges. Iln’était point si petit que la mignonne tête de la comtesse l’eût faitprévoir ; l’exercice du cheval l’avait développé, il eût inspirél’admiration à des hommes moins rudes que ces policiers si la manièredont Serge l’offrait au regard ne lui avait donné un aspect quasibouffon. « Cependant les verges se levèrent, la croupe rougit encore, desgouttes de sang perlaient. Sans retenue dans son supplice, la vasteface lunaire s’agitait, et aux senteurs fines d’essence de fleursqu’exhalaient les pantalons de dentelles, se mêlait une odeur forte etanimale. Les mignons souliers blancs de la victime se levaient commepour prévenir les coups ou implorer ses bourreaux, et retombaientensuite avec une lassitude désespérée. « Je voulus voir l’autre figure et je remontai dans le petit salon. Cen’était plus le visage audacieux et fier que j’avais contemplé aupalais Youssoupoff, mais une mine honteuse et effarée de petite fille.Les larmes faisaient paraître cette face de la comtesse aussi rouge etbouffie que son revers ; le fard des lèvres et des joues, le noir descils se mêlaient à la poudre de riz et formaient ici et là de longuesrigoles multicolores. Rien ne subsistait de cette beauté en détresseque son impeccable chevelure blonde dont, par un contraste plaisant,pas une boucle n’était défaite. « Santousky était toujours penché sur sa victime. Elle lui avait saisiles pieds, les étreignait de ses bras nus et entre deux cris arrachéspar le fouet qu’on ne cessait de lui administrer, elle murmurait d’unevoix entrecoupée : - Grâce ! pitié ! « Le chef de police agita une sonnette et le supplice fut arrêté. Lacomtesse remonta avec sa jupe relevée et ses jupons en désordre,laissant voir sa peau sanglante sur laquelle Santousky ne puts’empêcher de jeter un coup d’œil. « Remarquant les souillures qui tachaient ses dessous, il la conduisithaletante, secouée de sanglots, jusqu’à son cabinet de toilette et luiapporta un verre de Xérès. - Que cette leçon vous profite, madame ! lui dit-il. « Tout en pleurant elle se leva et s’arrangea tant bien que mal. Je duslui offrir mon bras pour la conduire jusqu’à sa voiture, et dansl’escalier elle eut à supporter les railleries ignobles des prostituéesqui s’amusaient de ses yeux rouges, de ses joues luisantes de larmes,de ses jupons qui traînaient jusque sous ses souliers de satinmouchetés de sang. Santousky nous suivait à quelques pas. « Lorsqu’elle fut dehors il parut qu’elle ne conservait plus de cetteséance si pénible qu’un horrible désir de vengeance ; elle reprit sonattitude fière, et nous jeta, à Santousky et à moi, un de ces regardsqui fixent les traits d’un visage dans la mémoire comme pour lesgraver. Elle nous en voulait certes ! à tous deux, mais bah ! il a bienfallu qu’elle nous oubliât. D’ailleurs Santousky est mort comme voussavez, et quelques après cette aventure... - Voudriez-vous dire ?... demanda Soubotcheff effrayé. - Que la comtesse fut pour quelque chose dans cette fin ? Non, répliquale gouverneur en souriant. Il est presque prouvé que Santousky a étéassassiné par les nihilistes. Je n’ai jamais eu à me plaindre de lacomtesse, et j’ai été bien étonné aujourd’hui de rencontrer à Glinnoëma touchante fouettée de Pétersbourg. - Alors cette comtesse Pougastscheff serait ?... - La princesse Daschkoff. Elle a épousé le prince l’année dernière.J’étais alors malade, en congé à Menton. Je n’ai pas assisté à leurmariage. Je n’avais fait qu’entrevoir la princesse, si bien voilée etcachée dans son costume de voyage, qu’elle rendait méconnaissable cettebeauté captivante dont j’avais pu découvrir au bureau de police,jusqu’aux charmes les plus secrets, jusqu’aux mystères les moinsfastueux de son corps. Vous devez penser si je suis satisfait de cetterencontre, car une connaissance aussi intime n’est pas sans donnerquelques droits à une possession complète et je compte bien en user ! - En vérité ? s’écria Soubotcheff, d’un ton si insolent que legouverneur fronça les sourcils. - Mais certainement, j’en userai reprit-il, et vous, mon cher, que celavous plaise ou non, vous me céderez la place comme c’est le devoir d’unsubordonné à l’égard de son supérieur. Vous prendrez plus tard votrerevanche. Vous pouvez attendre, vous ! moi j’ai quarante ans. Il fautme dépêcher de jouir de la vie. A ces paroles Soubotcheff se leva, salua froidement le gouverneur etles deux hommes se séparaient. * * * Depuis plus d’un mois Soubotcheff était l’amant heureux de la princesseDaschkoff. La jeune femme savait se donner à un homme sans rien perdrede son autorité ni de ses avantages sur lui. En réalité elle ne sedonnait point, elle se livrait à des baisers, à des caresses, etdemeurait tout de même une maîtresse indépendante, railleuse, parfoisimpitoyable, toujours sans gratitude pour celui qui lui procurait duplaisir. Obligée à la suite d’un scandale, et pour compenser desprodigalités excessives, d’aller vivre quelque temps sur les terres deson mari, elle avait essayé de retrouver aux environs de Kalouga lesamusements de Pétersbourg et choisi Soubotcheff parmi tous les jeunesgens du voisinage pour être le serviteur docile de ses fantaisies.Habitué à l’existence monotone d’une ville de province, Soubotcheff nese sentait pas d’orgueil d’avoir été distingué par une telle femme.Elle n’avait pas eu besoin d’un effort pour le plier à son caprice ; illui obéissait naturellement ; il était devenu avec délices son esclave. Mais le zèle n’empêche point la maladresse, et Soubotcheff était unamant aussi inhabile que dévoué. La princesse, pensa-t-il, se douterade l’indiscrétion du gouverneur et il est de mon devoir de lui enparler. Il profita d’une après-midi de congé pour se rendre à Glinnoë. Le prince était à la chasse et la princesse le reçut avecl’empressement d’une amoureuse longtemps privée. Ils s’embrassèrent etse réjouirent jusqu’au soir. Comme Soubotcheff quittait enfin le lit desa maîtresse, il contempla un instant les beautés majestueuses qu’elleoffrait à la vue. Lasse d’étreintes elle s’était tournée vers lamuraille pour reposer ; sa légère chemisette s’était enroulée sur sondos, et elle présentait ses larges fesses dans toute leur ampleur. - O belles chairs ! s’écria Soubotcheff. Comment des mains barbaresont-elles osé vous déchirer ! La princesse, qui avait un sommeil très léger, se réveilla aux parolesde son amant, et, se tournant vers lui : - Que dites-vous ? fit-elle avec une vague inquiétude comme si ellepressentait que Soubotcheff allait lui avouer quelque chose dedésagréable. - J’admirais, reprit-il avec une sotte assurance, j’admirais votrebeauté si parfaite et je me demandais comment il avait pu se trouversur terre un rustre assez grossier, assez barbare pour se permettre dedéchirer ces chairs divines d’une forme et d’un éclat incomparables. Elle se redressa brusquement : - Etes-vous fou ? Il sentit bien sa maladresse, mais il était trop tard pour la réparer. - On m’a conté, balbutia-t-il... Elle lui mit les mains sur les épaules et le secouant : - On vous a conté ! Qui vous a conté ? - Le gouverneur. - Et que vous a-t-il conté, le gouverneur ? A présent il n’osait plus répondre. - Allons, parlez donc, dites-moi les belles choses que Son Excellencele gouverneur vous a contées. Il se décida enfin et s’arrêtant après chaque mot : - Mais il m’a dit qu’après un bal... où vous aviez tenu des propos...imprudents... il vous avait conduite au bureau de police et que là... - Achevez donc ! en vérité vous êtes impatientant. - Eh bien ! il a prétendu qu’il vous avait vu fouetter. La princesse devint pâle, mais elle ne voulut pas laisser voir sonémotion, et avec une colère qui n’était nullement jouée mais qu’onpouvait attribuer aussi bien qu’au ressentiment d’une injure réelle, àl’indignation qu’inspire une calomnie : - Vous êtes un sot, mon pauvre garçon, oui, un sot, pour croire, commeparole d’évangile, les propos stupides que vous tient le gouverneur. Ah! ce monsieur a beaucoup d’imagination ; seulement il devrait s’enservir pour conter des histoires de fées aux petits enfants et non pouressayer de noircir ses contemporains. Ses inventions en vérité sonttrop absurdes ! Me voyez-vous fouettée, mon pauvre ami, et dans unbureau de police, moi, la princesse Daschkoff, qui suis à la tête del’aristocratie russe ! Moi qui ai du sang royal dans les veines ! Envérité, M. le gouverneur a des plaisanteries bien amusantes, mais toutde même un peu grosses. Et comme Soubotcheff restait abasourdi. - Habillez-vous vite, dit-elle, mon cher, mon mari va rentrer de lachasse et je ne voudrais pas qu’il vous rencontrât dans cette chambre.Ce serait là une mauvaise farce, presque aussi mauvaise que celle de M.le gouverneur. Soubotcheff en partant voulut l’embrasser, mais elle ne lui laissa mêmepas baiser sa main. - Au revoir, au revoir, fit-elle, en le poussant dans le vestibule. Il s’en alla désolé. Il était à peine sorti que la princesse fit appeler par un domestiqueMme Narischkin, alors occupée à lire dans la bibliothèque. MmeNarischkin laissa son livre et accourut aussitôt, comme pour montrerson obéissance et son empressement à se rendre utile. - Maria Pawlowna, demanda la princesse à demi-voix, as-tu del’affection pour moi ? - Comment peux-tu m’adresser une pareille question, ma chère AlexandraMikhailowna, je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour mon pauvrepère et comment tu m’as retirée moi-même de la pauvreté, m’offrant enpartage ton bien-être, ton luxe, tes plaisirs. Oh ! oui, je t’aime, tupeux en être sûre ! - Alors, ma chère Maria, je vais faire appel à ta reconnaissance.J’attends de toi un grand service. - Sans savoir ce que c’est, je suis prête à te le rendre, si seulementj’en suis capable ! - Ecoute. On m’a dit qu’autrefois tu accompagnais ton père à la chasse,et que tu étais toi-même une véritable Diane, que tu ne manquais jamaisun coup de fusil. - C’est vrai. Mon frère prétendait qu’il n’avait jamais rencontréd’aussi bon tireur que moi. - Alors Maria Pawlowna, voilà ce que je veux... je veux mettre tonadresse à l’épreuve. Et se penchant contre elle, la princesse pendant quelques instants luiparla à voix basse, en tournant de temps à autre des yeux inquiets versla porte. Mme Narischkin écoutait avec stupeur. Et quand soninterlocutrice eut cessé ses chuchotements, elle ne trouva point deréponse. - Eh bien ! demanda la princesse qui parut très anxieuse. Mme Narischkin eut une hésitation, puis résolument : - Je t’ai promis, Alexandra, de faire ce que tu voudrais. Dispose demoi ! - Ne t’effraie pas à l’avance, reprit la princesse. Le bois qui entourele pavillon où tu demeures est vaste. Et sur la lisière habite le vieuxVladimir. On le dit affilié à je ne sais quelle mauvaise secte ; lestaroste (maire du village) ne pense point de bien de lui. C’est luiqu’on soupçonnera. Je voudrais qu’on osât t’accuser. - Ce serait possible, Alexandra ! - Non, non. Je suis là, moi, pour te défendre, moi, la princesseDaschkoff. S’il t’arrivait la moindre chose, je parlerais au Czar. Jen’aurais qu’un mot à dire pour te sauver. N’aie donc pas peur !Seulement, cette lettre que tu dois remettre au gouverneur... - Quelle lettre ? - C’est vrai, je ne t’en ai pas parlé ! J’ai écrit hier soir, pendantque le prince dormait, une lettre au gouverneur. Tu la porteras àKalouga ; mais, une fois dans la ville, tu descendras dans une petiteauberge, tu prendras un cocher et tu l’enverras avec la lettre augouverneur en lui recommandant de ne pas la laisser et de te larapporter. - Mais le gouverneur ne voudra jamais la rendre ! - Si ! si ! Je lui demande de me répondre au crayon par un mot àdiverses questions que je lui pose et sur le même papier que je luiadresse. C’est une mesure de prudence qu’il doit comprendre et je pensequ’il n’y fera pas d’objection. Voici la lettre et des roubles pour lecocher. Va maintenant, et aie confiance ! - Que Dieu nous protège ! soupira Mme Narischkin. Les deux femmes s’étreignirent avant de se séparer. * * * La princesse savait se dominer et cacher à l’entourage ses plus fortesimpressions. Elle était pourtant inquiète et fébrile lorsque le maîtred’hôtel vint annoncer la visite du gouverneur. Elle eut dans les yeuxun éclair de joie puis donna l’ordre de l’introduire aussitôt dans lepetit salon de réception. Une toilette fort simple en apparence, maisd’une élégance calculée et séductrice, en révélant tous ses charmes,répandait sur son passage les plus violents désirs qu’irritait sonattitude altière et que l’expression orgueilleuse de son regardpromettait de laisser inassouvis. Le gouverneur sourit en apercevant la princesse, mais il lui fit lesalut le plus respectueux, et s’avança vers elle d’un pas dégagé. - Je ne vous cacherai pas, princesse, dit-il, que j’ai été quelque peusurpris de l’honneur et du plaisir que vous avez bien voulu me faire enm’invitant aujourd’hui à venir vous voir après votre réception plutôtfroide de l’autre jour. - Réception plutôt froide ! Vous avouerez, mon cher gouverneur, que jene pouvais pas, après ce qui s’était passé entre nous à Pétersbourg, memontrer très empressée, avant de savoir quelles étaient vos nouvellesdispositions à mon égard. Il eut l’air embarrassé et son visage se tendit en une grimace desmoins galantes. - Oh ! fit-elle, rassurez-vous, je ne vous en veux pas. Et comme pour témoigner qu’elle lui pardonnait, elle lui tendit la mainqu’il prit après une courte hésitation tout en regardant soninterlocutrice d’un œil observateur et défiant. Il paraissait redouterune mauvaise plaisanterie. Enfin il se rassura et en balbutiant : - Vous étiez une enfant à cette époque. Imaginez que Santousky et moiétions vos professeurs. Ce n’était qu’une pénitence comme on la donnequelquefois aux écolières, une petite leçon... - Et la leçon n’a pas été perdue, comme vous allez le voir,reprit-elle, et c’est même pour prévenir un châtiment plus grave que jevous ai fait venir aujourd’hui si brusquement, car en d’autrescirconstances, malgré tout le plaisir que j’éprouve à vous voir, je neme serais pas permis de vous arracher de la sorte à vos occupations deKalouga. Il sourit assez niaisement, ne sachant trop si elle se moquait de lui. - Et que désirez-vous donc de moi, parlez ! Le gouverneur de Kalouga nenégligera rien pour vous faire oublier le policier de Pétersbourg. - Vous avez agi comme vous le deviez, dit-elle, en me punissant d’uneparole imprudente. Aujourd’hui c’est moi qui remplis un devoir envenant vous dénoncer une conspiration des plus dangereuses et que j’aisurprise par hasard. Je ne veux pas que l’on me confonde avec descriminels. - Comment vous soupçonnerait-on, princesse ! - J’ai le malheur de recevoir chez moi l’un des conjurés et même cemisérable, par ses ridicules propos, m’a fort compromise. - En vérité ! Alors ce n’est pas seulement le souci de sauver legouvernement qui vous a donné l’idée de m’écrire, mais aussi le désirde venger une injure personnelle ? - J’ai pensé à l’Etat, mais aussi à moi-même ; cela ne doit pas vousétonner ? - Nullement. Et quel serait le... misérable ? - Vous voulez savoir son nom ? - Oui. - Vous vous rappelez que tout à l’heure vous vous êtes mis à mes ordres? - Quels sont-ils ? - De faire arrêter à l’instant les coupables. - Comme vous y allez ! - Vous les relâcherez ensuite si vous jugez que je me suis trompée.Vous allez entrer dans ce cabinet qui est devant vous. J’ai letéléphone. Vous communiquerez avec le bureau central de police. - Et si vous vous jouiez de moi ? demanda-t-il, toujours défiant, en laregardant avec attention. Mais la princesse demeurait très sérieuse, et on ne pouvait surprendredans son visage aucune intention d’ironie. - Enfin, je sers vos rancunes. - Peut-être, mais vous sauvez aussi votre existence. Il ne sut pas cacher une soudaine émotion. - Pourquoi voudraient-ils me tuer ? - N’êtes-vous pas un gouverneur assez sévère, et pensez-vous qu’on nese souvienne plus du policier ? S’il vous faut d’autres détails pourmettre votre vie en sûreté, je puis vous les donner. Et elle lui dit quelques mots à l’oreille. Il était de plus en plus inquiet. - Les noms... les noms de ces brigands, vite ! s’écria-t-il, rouge decolère. - Voici le téléphone, dit-elle, vous allez les mettre sous bonne garde,j’espère. - Vous pouvez m’en croire ! je ne vais pas les ménager. Quels sontleurs noms ? - Je n’en connais que deux, mais je pourrai sans doute probablementvous donner les autres d’ici peu ; le premier est... on vous a mis encommunication avec le bureau de police ! - Vous m’avez entendu. Je viens de vous obéir. On vous attend. - Le premier coupable est Soubotcheff. - Mon secrétaire ! - Lui-même. En êtes-vous surpris ? - Pas trop. J’ai reçu déjà des lettres sur lui qui me le présententcomme un homme suspect en qui je ne dois avoir aucune confiance. Etquel est l’autre bandit ? - Un fanatique, un paysan de Glinnoë, un certain Vladimir. Dans levillage on vous montrera sa demeure. Le gouverneur lança quelques paroles au téléphone, puis s’approchantdoucement de la princesse. - Vous pensez m’avoir sauvé la vie, dit-il, et cependant après vousavoir vue si bonne et si rayonnante de beauté, il me semble que je nepuis plus vivre si je n’obtiens de vous ce don suprême sans lequel ceuxqui vous ont connue ne peuvent plus espérer le bonheur. - Comme vous êtes galant, aujourd’hui ! Il fut tout démonté de cette réplique. - Ah ! vous raillez encore ? - Pas le moins du monde. Je vous admire. - Vous me raillez. Vous ne pouvez oublier cette aventure dePétersbourg. Santousky seul pourtant en était cause. - Je n’en ai voulu ni à Santousky, ni à vous, croyez-le bien, mon chergouverneur. Au contraire ! Les femmes, vous le savez, aiment parfoisqu’on les brutalise et ne gardent point rancune à leurs vainqueurs. - Hélas ! je ne suis pas un vainqueur, il s’en faut ! - N’est-ce donc rien de m’avoir eue en votre pouvoir ? Il me semble quesi j’étais homme, j’aimerais être de la police. Contraindre une femme àse déshabiller, et lui infliger le traitement qui vous plaît, n’est-cepas une belle victoire ? - Une victoire dont je me serais bien passé. Si vous croyez que je nesouffrais pas de voir meurtrir de si parfaites beautés ! - Souffrance bénigne, légère, et que, si vous êtes franc, vousappelleriez un plaisir... Je m’étonne que m’ayant ainsi à votrediscrétion, vous vous soyez satisfait si vite et à si bon compte. Il crut pouvoir commencer une déclaration et sottement, sur un ton deprière : - Oh ! princesse, je n’ai voulu jamais devoir qu’à votre générosité unesi précieuse faveur ! - A ma générosité ! s’écria-t-elle, eh bien, mon cher, vousl’attendrez longtemps ! Il sentit soudain la colère et le persiflage de la princesse ; il enfut ému un instant, mais songeant combien était grande son autorité etque cette femme, malgré son rang, pouvait être de nouveau à sa merci,il retrouva toute son assurance. - Vous oubliez trop, dit-il, que les pouvoirs d’un gouverneursurpassent de beaucoup ceux d’un simple policier et que plus ambitieuxdans ses désirs il peut se satisfaire moins aisément. Elle laissa passer entre ses lèvres une sifflante injure, il n’y pritpas garde et avec plus d’insolence : - Qui m’empêche de vous mettre vous aussi dans ce complot que vousvenez de me révéler si imprudemment ? La princesse eut un rire triomphant. - Le complot ! fit-elle. Et si je l’avais inventé, ce complot ? Si jem’étais jouée de vous ! Si j’avais voulu ridiculiser et compromettrevotre toute puissante autorité ! - Je m’en doutais, murmura-t-il entre ses dents. - Vous vous en doutiez. Seulement vous avez téléphoné tout à l’heure àKalouga ; vos ordres ont été exécutés. Soubotcheff est arrêté en cemoment. C’était ce que je voulais. - Mais je vais le faire relâcher à l’instant ! - Si vous le pouvez, dit-elle en se mettant entre lui et la chambrettedu téléphone. Il voulut l’écarter, mais elle saisit un revolver et ledirigea contre lui, prête à tirer. Vainement essaya-t-il de lui saisirle bras, de détourner l’arme ; la princesse ne céda pas. - Ne tirez pas, au nom de Dieu ! fit-il pâle d’effroi. - Agenouillez-vous, dit-elle, et demandez-moi pardon. Il tomba tout tremblant aux pieds de la princesse. - Ah ! ah ! dit-elle, tu es moins fier lorsque tu es seul avec moi. Tuas besoin pour maîtriser une femme de sentir derrière toi tous tespoliciers ! - Grâce ! implora-t-il. - Relève-toi, dit-elle, en lui lançant des coups de pied, relève-toidonc, misérable ! Et maintenant pars. Mais va-t’en donc, coquin !va-t’en donc. Elle lui ouvrit une petite porte par laquelle il sortit effaré, sansprononcer une parole. Il se trouva dans un étroit escalier quidépendait des appartements de la princesse et donnait sur un bois depins. Un chemin qui traversait le bois conduisait au village deGlinnoë. Le gouverneur le prit, croyant que c’était une allée de parc.Avant de s’y engager il se retourna vers la princesse qui d’une fenêtreobservait son départ. - Tu entendras parler de moi ! cria-t-il. Sois sûre que je net’oublierai pas dès que je serai à Kalouga ! - Il faudrait pour cela y arriver, mon cher, repartit la princesse. Et elle le regarda s’éloigner sous les grands arbres. Déjà la nuittombait et le chemin devenait obscur. Bientôt elle le perdit de vue.Elle resta à la fenêtre ne pouvant dominer son impatience fébrile,prêtant l’oreille au moindre bruit et tambourinant sur les vitres avecune sorte de rage. Soudain une détonation retentit au loin. - Enfin ! dit-elle. Elle rentra dans son salon, alla s’étendre sur un canapé, les mains surson cœur qui battait à coups précipités. La nuit vint ; un valet de chambre apporta des flambeaux allumés etdonna l’électricité ; le maître d’hôtel annonça le dîner ; la princessedemeurait toujours dans la même position ; seulement de temps à autreelle tournait la tête vers la porte du petit escalier et elle écoutait. Un pas monta vivement ; elle se leva, courut ouvrir : Mme Narischkinentra en toute hâte ; ses cheveux en désordre, ses traits altérés, samise d’ordinaire si soignée et qui paraissait cette fois improviséebrusquement et comme à l’aventure la rendaient méconnaissable. - C’est fait ! dit-elle d’une voix assourdie. La princesse lui saisit les mains avec effusion. - Ah ! Merci, merci, merci ! s’écria-t-elle. Et comment est-il mort, lemisérable ? - Je l’ai atteint à la tête. Il a tourné sur lui-même et est tombé. Ila certainement été tué sur le coup. - Tant pis ! - Pourquoi tant pis ? - J’aurais voulu qu’il souffrît mille fois ce qu’il m’a fait lui-mêmesouffrir et qu’il vît lentement la mort s’approcher. - Oui, mais ç’aurait été plus dangereux pour nous. S’il avait appelé ausecours et parlé, un domestique, un paysan peut-être aurait pul’entendre. Tandis qu’avec cette balle dans la tête, qui a fait de safigure une bouillie sanglante, personne ne peut plus reconnaître soncadavre. J’ai eu soin de le déshabiller, d’emporter chez moi sesvêtements et de les brûler. Mais n’as-tu pas commis quelque imprudencequand il était avec toi ? La princesse raconta la scène qui s’était passée entre elle et legouverneur. - Oh ! s’écria Mme Narischkin, pourquoi faire arrêter Soubotcheff ? - Parce que dans un assassinat bien organisé, il faut d’avance choisirle faux coupable sur lequel iront s’égarer les soupçons. - Mais s’il te dénonce, à son tour ? - Je suis tranquille. Il n’osera jamais rien dire contre moi. - Pauvre Soubotcheff ! fit Mme Narischkin pensive. - Tu le plains ? - Certes ! Il était innocent et il avait pour toi un grand amour. - Il savait mon secret, dit la princesse. * * * A quelques jours de là, il y avait grande réception au château deGlinnoë. Le général Kapief, qui était parmi les invités, s’approcha dela princesse. - Eh bien, dit-il, cette fameuse comédie où vous deviez suggérer sonrôle au personnage principal, quand donc la jouerons-nous ? - Mais général, repartit le prince Daschkoff qui, par hasard, cesoir-là, se trouvait au château, vous savez que nous sommes maintenanten plein drame : le secrétaire Soubotcheff est arrêté. On le soupçonned’avoir fait assassiner le gouverneur. On soupçonne aussi diverspaysans du district. - Ah ! ce Soubotcheff, dit le général. J’avais toujours prédit qu’ilfinirait mal. Il était trop adonné aux femmes ! N’importe. Ce sont devilaines histoires pour notre tranquille Kalouga. - Elle était trop tranquille, répliqua la princesse, et le procès quis’annonce nous promet des séances mouvementées. Je tâcherai d’avoir descartes pour vous, messieurs. ______ NOTE : (1) Czar. LA CRINOLINE Le souper auquel prenaient part de jolies femmes, de délicatsjouisseurs, quelques entremetteuses fières de leur expérience etquelques antiques fashionables, vieux habitués de Compiègne et deFontainebleau, farcis d’anecdotes et de souvenirs, se continuaitjoyeusement mais sans tumulte comme entre gens qui connaissent l’art duplaisir et jugent que le bruit empêche de goûter l’esprit d’uneconversation, la saveur des mets, le fin bouquet des vins, l’éclat dela lumière des épaules nues et des chevelures diamantées. On parlaitdes toilettes de l’année et du retour qui s’annonçait déjà aux modes dusecond empire, quand le marquis de Clérambault s’écria tout à coup : - Mesdames, permettez-moi d’abominer la crinoline : elle m’a fait ratermon mariage ! - Mais alors, observa quelqu’un, vous devriez avoir pour elle de ladévotion : ne vous a-t-elle pas rendu aux amours libres et volages ? - Les amours libres et volages, si charmantes qu’elles soient, ne m’ontpas encore consolé de m’être séparé de ma femme, pour ainsi dire avantd’en avoir goûté, car le fruit me paraissait exquis. - Mon cher ami, si vous devenez élégiaque, nous nous en allons. - Oh ! je n’ai pas l’intention de vous conter mon histoire. - Si ! si ! cria la voisine de Clérambault, une petite blonde à l’œilnarquois et au nez joliment retroussé, contez-nous-la ! - Oui ! oui ! contez-nous-la, reprirent en chœur toutes les femmes,duègnes et amoureuses. - Puisque vous le désirez, dit Clérambault, qui était en veine deparoles ce soir-là, je vais vous satisfaire : du moins essaierai-jed’être le moins triste et le plus joyeux que je pourrai. - Quand vous deviendrez trop lugubre, on vous donnera une coupe dechampagne pour vous rendre la gaieté. - Soit, fit Clérambault, qui commença aussitôt le récit de soninfortune conjugale : Elle s’appelait Alix. Il est inutile que je vous donne son nom defamille. Elle était riche et de vieille lignée, orpheline et sous lagouverne d’une grand’mère dont elle faisait l’enchantement et qui, enretour, était soumise à tous ses caprices. Elle sortait du couvent,avait l’air modeste qui alors était de mode chez les jeunes filles,mais cependant ne se montrait ni gauche, ni embarrassée ; elle n’étaitmême pas dépourvue d’une certaine coquetterie, s’habillait avec le goûtd’une femme expérimentée et prenait de temps à autre des allures fièresqui ne déplaisaient point à un chasseur de femmes de mon genre,dédaigneux des proies faciles, cherchant le gibier qui se dérobe etqu’on n’atteint qu’à force d’art et d’habileté. On commençait alors à porter des crinolines, et Alix en avait unemonumentale, étant à un âge où l’on se fait un point d’honneurd’exagérer tout ce qui paraît neuf, comme si on était fier de montrerainsi sa jeunesse et d’insulter aux vieilles façons. Malgré sesproportions inusitées, je vous avoue que cette crinoline ne meparaissait nullement ridicule et que je trouvais au contraire qu’elleconvenait à merveille à la beauté d’Alix. Imaginez une petite tête fine sans maigreur, encadrée de beaux cheveuxchâtain clair, dont les yeux bruns, un peu myopes, semblaient de loin,par leur clignement, vous regarder avec insolence et devenaient pluslarges et plus doux lorsque vous approchiez ; une peau fort blanche deblonde, pourtant bien enluminée aux joues d’une rougeur de santé ; lataille assez mince et ornée, pour tout joyau, d’une croix d’orsuspendue par une longue chaîne de cou : cette figure où l’on trouvaità la fois les traits d’une madone et l’expression d’une petite filleespiègle ; ce buste vraiment virginal aux épaules et aux braschastement couverts, aux seins menus et à peine accusés sous lamousseline ; cette image d’autel retouchée par un peintre un peusensuel et irrévérencieux, mais malgré cela, grave, convenable,évoquant les vertus de famille, vous la voyiez se dresser commeau-dessus d’une estrade d’étoffes, et tandis que cette figure, cecorsage et ces mains restaient si parfaitement honnêtes, les centvolants de la jupe se mouvaient, s’agitaient, s’étalaient,tourbillonnaient avec une coquetterie, une impertinence, une impudeurextraordinaire. Vous asseyiez-vous devant, derrière, à côté, loin decette jupe crinolisée ? Vous étiez sûr de l’avoir dans le dos, sur lesépaules, à vos pieds ou même sous le nez. Vous ne pouviez pas yéchapper. Elle vous entourait, vous enveloppait de soie et de parfums.On eût dit que la femme, telle qu’une étrange sirène, était parvenue àgrandir monstrueusement le bas de son corps pour prendre les hommescomme dans une nasse énorme qui avait fini par s’adapter si bien à sapersonne qu’elle en faisait partie, qu’on ne l’imaginait plus sanscela. Et quand sur un canapé, ou dans une voiture, vous étiez battu,souffleté, pressé par ces vagues d’étoffe, lourdes ou écumeuses, ilvous semblait que c’était une chair féminine qui vous opprimait ainsiet c’était pour vos désirs mâles une irritation délicieuse. Enervanteaussi. Devant la crinoline au repos d’Alix, il m’arrivait souvent de medemander quelle sorte de malicieux animal, grassouillet, large, cambré,palpitait au milieu de cette cage éblouissante. J’avais l’envie qu’onéprouve de briser un écrin pour avoir un diamant, de lacérer lesfeuilles d’un arbuste afin d’en cueillir le fruit. L’innocente grand’mère s’étonnait en voyant sa mignonne petite fille semouvoir avec aisance au milieu de ces jupes grossies, bouffantes,tendues, qui vous mettaient à chaque instant dans l’attente d’unmalheur : la prise et l’arrêt d’une femme dans l’embrasure d’une porte,le renversement d’une table à thé ou d’une console. Mais Alix passaitpartout comme une sylphide et sans autre éclat qu’un long bruissementd’étoffes, comme si elle courait sur des feuilles sèches, et ellen’avait à se reprocher jusqu’ici ni le bris d’une porcelaine, ni ladéchirure d’un volant. Ce qui n’empêchait pas la grand’mère de s’écrier: - Ah ! ma pauvre enfant, comme ces modes nouvelles sont extravagantes !Si nous avions porté ces robes-là dans notre temps ! Observation qui amenait un sourire sur les lèvres d’Alix, et le sourirepersistait au mot de la grand’mère : - J’avoue qu’elles sont bien plus convenables pour une jeune fille queles jupes étroites. Pauvre dame ! Qu’importe l’étroitesse ou la largeur d’une jupe ! LeDiable travaille toujours avec les couturières au grand bénéfice desamoureuses. La vérité, c’est qu’avec ces robes qui remplissaient un salon et cescrinolines qui les défendaient contre toute entreprise, les femmesprenaient une importance, un orgueil, une hardiesse inimaginables. Sousla protection de pareilles cuirasses elles devenaient d’une libertéeffrénée et elles s’exposaient au péril avec la sérénité la pluscomplète, persuadées qu’elles pourraient y échapper sans aucun dommage. Ma fiancée, sortie à peine du couvent, n’avait pas encore l’audaced’une femme habituée à la vie mondaine, mais à ses intempérances delangage, à ses reparties trop vives, au ton décidé, impérieux,tranchant, de ses confidences, qui avaient pour but principal dem’initier à ses fantaisies et à ses volontés, je sentais qu’en dépit desa gentillesse et de sa grâce, elle allait être pour moi, si je n’ymettais ordre, un inlassable despote. Cela excitait bien mon désir deconquérant, mais effaçait toutes mes idées matrimoniales ; elle se fûtpeut-être révélée la plus charmante des maîtresses ; au contraire ellepromettait à un mari l’existence la moins unie et les plus ennuyeusesaventures. Seulement elle savait si bien corriger ses paroles imprudentes par unemanière chaste d’abaisser les yeux, et une expression d’ineffablemodestie, que mes craintes se dissipaient et que je me laissaisaisément persuader par mon amour qu’elle était aussi douce que jolie. - Ce sont, me disais-je, ces pimpantes toilettes, si nouvelles pour unefille qui sort du pensionnat, qui la grisent ; elle a l’impression defigurer dans un bal costumé ; comme un masque elle se croit toutpermis. Plus habituée à ces robes, ou moins fastueusement vêtue, ellesera par là même moins vaniteuse, moins volontaire ; elle perdra soneffronterie et adoptera le maintien qui convient à une femme mariée. Ayant hâte de voir cette transformation s’accomplir, je fus d’accordavec sa grand’mère pour décider que nous irions passer les premiersjours de notre union en Anjou, dans une vieille propriété de famille etqui faisait partie de sa dot. Dès que nos noces furent célébrées, immédiatement après la collation,Alix dépouilla son étincelante robe et revêtit un costume de voyage ;mais, hélas ! s’il était de teinte plus sombre et d’étoffe moins fine,il avait une coupe aussi compliquée, des formes aussi embarrassantesque les toilettes de ville ; enfin la jupe était soutenue parl’indispensable, l’inévitable crinoline. Ce qui m’effraya davantage, ce furent les malles énormes dont onchargea la voiture. Une troupe de théâtre n’emporte pas plus de bagages. - Mais, demandai-je, nous n’allons pas là-bas donner des réceptions ? - Rassurez-vous, dit-elle, c’est pour nous ! Nous arrivâmes assez tard et assez fatigués dans ce château de LaChesnaye où, malgré la lettre de la grand’mère, on ne nous attendaitpoint. Il fallut réveiller les domestiques, préparer des chambres à lahâte. Alix feignit l’embarrassée quand elle vit qu’il n’y avait qu’unlit pour nous deux, mais, comme elle était assez lasse, elle cessa viteses minauderies et se décida à se déshabiller, tandis que j’allais dansune chambre voisine procéder à ma toilette nocturne. Elle était déjà couchée lorsque je revins la trouver. Elle ne parut pastrop effarouchée quand je me glissai à ses côtés, mais à peine étais-jedans le lit qu’elle se redressa et souffla vivement la bougie quibrûlait près de nous. Rien ne pouvait m’être plus désagréable. Les jouissances de la vue sontpour moi les principales, et puis j’aime à savoir où je suis ; d’uncloaque ou d’un jardin parfumé, parfois les dehors sont les mêmes.Enfin j’espérai que le contact de cette peau éblouissante compenseraitle chagrin que j’avais de ne point la contempler, et j’étreignisavidement Alix. Hélas ! si mon épousée n’était pas en crinoline, celan’en valait pas mieux pour moi. Une chemise empesée, aussi dure qu’unecuirasse, lui montait jusqu’au cou et lui descendait jusqu’aux pieds ;vainement j’essayais de la soulever, Alix se mit à se débattre, àégratigner les mains qui la caressaient, à mordre les lèvres qui lavoulaient baiser, à envoyer de furieux coups de genou dans ces jambesqui essayaient de la presser amoureusement. Bref, cette nuit fut pourmoi une révoltante défaite. Je perdis sans effet des flots d’éloquence.J’étais las de mon effort ; elle criait toujours en me repoussant : «Laissez-moi, mais laissez-moi donc ! » Je l’abandonnai ; elle me tournason derrière, protégé comme le reste de sa personne, et j’accueillis ensauveur le sommeil qui me fermait les paupières. En m’éveillant à la lumière le lendemain, avec le vague souvenir decette nuit humiliante, je me promettais de mieux employer les heures dela journée et de venger l’affront qu’on venait de me faire. Je fus biensurpris de ne point voir Alix à côté de moi ; je me levai, j’allai dansles deux cabinets de toilette, dans le petit salon qui formait l’entréede notre appartement nuptial : personne ! L’oiseau s’était envolé !Tout confus d’une pareille aventure, je me décidai pourtant àm’habiller et, une fois vêtu, à me mettre à la recherche de monépousée, je ne pouvais dire encore ma femme ! Il n’était pas probablequ’elle eût quitté La Chesnaye. J’errai donc une grande heure à traversle château, ne laissant pas un coin inexploré. Je ne découvris pointAlix ; seulement, comme j’entrais dans une chambre, il me semblaitentendre un trot léger dans la pièce voisine. Jugeant cette chasseinutile et ne voulant pas me risquer dans le parc où une pluiebattante, comme pour narguer nos épousailles, s’était mise à tomber, jeretournai à notre chambre. Mais je ne pus en ouvrir la porte qui étaitfermée à clef. De l’intérieur j’entendis la voix d’Alix qui me criait :« On n’entre pas ! On n’entre pas ! » Elle avait joué, mais sans rire,à cache-cache avec moi. Comme je priais et suppliais, à la fin sous laporte on glissa un papier. Il était à mon adresse. Voici ce que j’y lus: « Vous vous êtes conduit hier soir en goujat. Je vous déteste. Je nevous reparlerai jamais. « N’essayez pas de me voir. Je vais rester dans ma chambre jusqu’àl’arrivée de ma grand’mère avec laquelle je retournerai à Paris. « ALIX. » Je ne le cacherai point : j’étais furieux, et je ne sais à quellesviolences je me laissais emporter quand survint une vieille servanteportant le chocolat de « Mademoiselle ». Une idée me vint alors àl’esprit, fort inconvenante, mais qui me calma et me réjouitpleinement. « Attendez, dis-je à la servante, mademoiselle a toujourscoutume de mettre dans son chocolat un peu de vanille et je n’en senspas le parfum. » La bonne femme s’arrêta docilement ; aussitôt, courantà la petite pharmacie qui était renfermée dans une de mes valises, jeretirai d’une boîte quelques pincées de poudre que je laissai tomber aumilieu de la tasse : « Cela remplace la vanille ! » ajoutai-je ; laservante n’en demanda pas davantage, frappa chez sa maîtresse : «Mademoiselle, voici votre chocolat ! » La porte s’entrebâilla, une mainprit vivement la tasse, puis on referma aussitôt. La comédie commençait et j’attendis que mon tour fût venu d’y jouer unrôle. Une heure ne s’était pas écoulée que voici mon Alix toute pâle, touteeffarée, qui sort de sa chambre. - Je savais bien, me dis-je, que je t’en délogerais, petite obstinée ! Je n’eusse point osé souhaiter un pareil négligé. Les cheveux entorsade, ébouriffés, et non seulement point de crinoline, mais point derobe : une camisole légère comme les femmes alors en portaient la nuit,par-dessus la chemise longue il est vrai, mais libre et flottante sousle large et court jupon : c’était là toute sa toilette. Elle passa très vite et s’enferma précipitamment dans une petite piècedu vestibule. J’attendis son retour à la porte de sa chambre. - Ah ! monsieur, c’est lâche ! Profiter de ce que je suis malade pourvenir ici... Mais vous n’entrerez pas ! - J’entrerai ! Et après des poussées et des repoussées, je parvins à ouvrir, puis, luisaisissant les mains, je l’entraînai avec moi et verrouillai la porte.Elle était ma prisonnière. - Ah ! ah ! c’est affreux, c’est infâme, s’écria-t-elle. J’étais tellement irrité que j’oubliai avec elle les galanteriesordinaires. Le moment des prières, des chatteries était passé ; ilfallait bien lui parler d’un ton rude, et même, je le devinai de suite,il fallait plus encore pour la soumettre. « Alix, lui dis-je, je suis votre mari depuis hier. Vous devez m’obéircomme vous obéissiez à votre grand’mère. » Du fauteuil où elle s’était laissée tomber, elle eut cette riposte : « Je ne lui obéissais pas. - Vous aviez tort, lui répliquai-je à mon tour, mais croyez bien que jene serai pas aussi indulgent que cette bonne dame. Elle prit une attitude de défi. - Pensez-vous que je vous supporterai ? - Je vois ce dont vous avez besoin, m’écriai-je, et je m’élançai surelle. - Grand’mère ! grand’mère ! appela-t-elle, comme si sa grand’mère, deParis, pouvait l’entendre et voler à son secours. Elle avait une frayeur extrême, et, cependant, par des coups de pied etdes coups de dents, elle essayait de se défendre. Je parvins pourtant àla lever de son fauteuil, à la jeter en travers du lit, à la retournersur le ventre ; en dépit de ses jambes qui les tenaient serrés entreleurs chairs, j’arrachai de sa peau jupon et chemise ; je dénouai etabaissai jusqu’à ses chevilles son pantalon, puis, m’asseyant à côté deson derrière, je lui enserrai la taille, et, de la main restée libre,je commençai à faire prendre à ses joues inférieures l’empreinte de mescinq doigts. Ce qui me surprit, c’est que sa main, durant toute la correction,demeura obstinément plaquée sur le haut de sa fesse droite, et que jene pus l’en chasser. Enfin, j’avais un champ assez vaste pour lachâtier ; elle devait sentir mes coups, et elle le témoignait bien parses soupirs et le battement de ses jambes. Quand ma colère se fut un peu dissipée, j’éprouvai le besoin deregarder ces beautés secrètes que, durant plusieurs mois, je n’avaismême pu deviner sous la robe à crinoline. A la vérité, la petiteobstinée à taille mince qui était ma femme possédait des hanches vasteset une croupe large, plus grasse que n’en ont d’ordinaire les jeunesfilles, croupe honnête, pleine de gravité bourgeoise et différant fortdu reste de sa personne évaporée, croupe qui, honteuse, eût-on dit, deses proportions, dissimulait sa fente et ses mystères, en rapprochantses vastes joues. Par malheur, la main qui me cachait le côté droit des reins, le jourpluvieux, les arbres qui, devant les fenêtres, interceptaient lalumière, les lourds meubles qui emplissaient la chambre, le lit garnide rideaux, la posture de ma victime, tout était réuni pour dérober cesfesses joliment replètes et m’empêcher de bien jouir de leur aimablevue. Cependant, si imparfait que fût le spectacle, faute d’être éclairésuffisamment, je tenais à le prolonger. Aussi, comme je demandais à ladouce épousée si elle était prête désormais à m’obéir et qu’elle merépondait par des injures en me traitant de « lâche » ou de « misérable», je trouvai dans ces paroles un prétexte à reprendre la correction.J’aperçus contre la cheminée un balai de genêts verts, et il me parutqu’en la cinglant de ces verges piquantes je rendrais la leçon pourelle plus profitable qu’en lui administrant une simple fessée. De fait, elle ne les eût pas plus tôt reçues que sans retirer la mainde sa fesse droite, elle se mit à pousser les hauts cris : « Au secours! Grand’mère ! grâce ! ah ! c’est affreux ! grâce ! grâce ! au secours! » Voyant sa peau rouge et meurtrie, et n’étant pas un bourreauimpitoyable, je jugeai qu’elle en avait assez et je jetai les verges. Quand elle ne sentit plus les cinglons, elle rabattit sa chemise et sonjupon, remonta sa culotte et se coucha sur le lit. Je m’étendis à côtéd’elle. - Serez-vous obéissante, maintenant, lui demandai-je, reconnaîtrez-vousque je suis votre mari ? Elle ne répondit que par des sanglots ; alors je l’étreignis et,jouissant du souvenir tout frais de ses grâces secrètes et de la vue desa jolie figure rouge de larmes, je l’épousai réellement, cette fois,ce dont elle ne parut pas trop se plaindre, puisqu’à la fin du jourelle me rendait au double mes baisers. - Oh ! dit-elle, pourquoi m’avez-vous ainsi maltraitée ? - Pourquoi m’avez-vous fermé votre porte ? - J’étais toute blessée de ce que vous aviez fait hier soir. - Qu’avais-je donc fait de si horrible ? - Vous m’avez regardée à la lumière ; vous avez soulevé ma chemise !Dites que vous ne le ferez plus ! - Je ne le ferai plus, mais alors vous ne vous barricaderez plus dansvotre chambre ? - Non, mais jurez-moi de ne plus me maltraiter. - Je le jure... Puis, me penchant à l’oreille de ma petite femme : - Jamais vous n’avez eu le fouet ? - Jamais on ne m’a battue, dit-elle. Il est à remarquer que les enfants admettent qu’on peut les battre,mais non pas les fouetter. Le battu en effet rend les coups, tandis quele fouetté subit sa peine avec une passivité déshonorante. Ainsi unefillette qu’on a troussée, déculottée, et qui a les yeux encore rougesde la fessée qu’elle vient de recevoir, reconnaît avoir été battue ;elle n’avouera jamais qu’on l’a corrigée. Les enfants comme les hommesfont tenir leur orgueil dans des mots et des paroles. .......................................................................................................................................................................... Satisfait sottement de ce premier acte d’autorité, que je croyaissuffire à assurer mon autorité de mari, je ne voulus pas blesser mafemme par mes exigences. Je pensais que peu à peu elle accommoderaitses habitudes aux miennes et que ses caprices céderaient quelquefoisdevant mes goûts. Mais il n’en fut rien. Je ne pouvais l’embrasser quedans les ténèbres, couverte de cette étrange chemise dont j’ai déjàparlé ; et à peine nous étions-nous enlacés qu’elle quittait mon litpour aller dormir dans une chambre voisine dont elle fermait la porte àclef. Dès le matin elle était habillée, protégée par sa crinolineinattaquable, et elle retrouvait cette expression orgueilleuse, cesfaçons d’inconnue et d’étrangère qui prévenaient de ma part toutetendresse, toute expansion, toute familiarité. Sauf, en ces courtsmoments de la nuit où elle voulait bien s’étendre à côté de moi etrecevoir mes caresses, dans une telle obscurité, un silence si biengardé et en si grand secret qu’elle aurait pu aisément se faireremplacer pour cet office par une autre femme, j’étais moins pour elleun mari qu’un voisin de table, l’habitué d’une même maison à qui onadresse des phrases polies et indifférentes sans jamais s’abandonnerdevant lui à une confidence. Ce n’est pas ainsi que je conçois lemariage, ni même une cohabitation avec une femme. Aussi je ne tardaipas à reprendre ma liberté ; mais ce ne fut pas sans regret que nousnous séparâmes. .......................................................................................................................................................................... Là-dessus M. de Clérambault poussa un soupir et nous dit : - Croyez-vous maintenant que je puisse adorer la crinoline ? - Mais, observa quelqu’un, je ne vois pas trop comment cette pauvrecrinoline peut avoir causé vos malheurs conjugaux. - Il n’y eut pourtant pas d’autre coupable. Avec sa crinoline, la femmene peut plus être soumise, ni bonne, ni douce ; elle perd même toutesses grâces enfantines ; elle cesse d’être joueuse et espiègle ; elle al’impression d’être éloignée des autres êtres, cuirassée contre lesattaques des hommes ; elle est portée au sérieux, à la solennité ;convaincue d’être une puissance, elle se croit le devoir de se montrerun despote. La crinoline est un symbole ; elle représente bien lebesoin qu’ont les femmes du monde moderne d’être toujours - commentdirais-je - sous les armes, de n’apparaître qu’en toilette et parées ;la crainte aussi qu’elles éprouvent de laisser voir une boucle défriséeà leur chevelure, un mauvais pli à leur jupe, une défaillance à leurorgueil. - Accusez encore la crinoline. Elle peut être, comme vous le prétendez,un conseiller d’orgueil, mais aussi un déguisement, un moyen de cacherquelque défaut. - Que voulez-vous dire ? demanda Clérambault, prêt à se mettre encolère. - C’est sûr ! dit la petite blonde au nez retroussé qui, en sa qualitéde femme galante, se croyait tout permis et ne redoutait nullementd’irriter Clérambault. C’est sûr ! Ne nous as-tu pas conté que lorsquetu as troussé ta femme pour la fesser, elle plaquait la main sur lecôté droit de son c... ? - Oh ! je ne prétends pas, s’écria l’interlocuteur mâle de Clérambault,que votre femme eût rien à cacher, mais les crinolines du jour, leschemises longues de la nuit ont été inventées bien moins par la pudeuret l’orgueil que par une coquetterie savante, soucieuse de dissimulerles imperfections du corps féminin. Ecoutez plutôt ce qui est arrivé àun de mes amis : J’étais, me disait-il, à Biarritz en septembre 186., au moment où laprésence de l’empereur attirait sur cette plage les femmes les plusélégantes de Paris et de Madrid. Elles s’y disputaient les hommes d’amour, non seulement aux bals etconcerts du Casino, mais aussi le matin, à l’heure du bain, où, aprèss’être montrées la veille au soir, enveloppées jusqu’aux épaules, lecorps dérobé par les jupes amples, les voiles de soie et de crêpe deChine, la peau couverte par les fleurs et les diamants, ellesrévélaient subitement des charmes inattendus, dans un costume simple etserré qui moulait leurs formes, laissait éclater la cambrure etl’ampleur de leur croupe ; la fermeté ronde de leurs seins ; lasveltesse de leur taille ; des chevilles fines, des jambes hautes, delarges cuisses, des hanches fortes, une chair lumineuse et pleine ; -bref, toutes les séductions d’un corps bien fait. Plus que les fêtes duCasino le bain était le triomphe des beautés jeunes et accomplies. Lesfemmes qui n’étaient pas sûres de leurs grâces n’osaient s’y risquer.Et telles qui s’étaient faites remarquer l’hiver précédent par unephysionomie expressive, langoureuse, espiègle, passionnée ; par lestraits réguliers de leur visage ; par l’art de se bien vêtir et deporter avec aisance une toilette somptueuse, se voyaient avecétonnement dédaignées, laissées en oubli pour des créatures de nom, defigure et de tenue moins nobles, mais d’une solide et harmonieusecharpente, d’une chair riche, claire, qui réjouit et la main et l’œil. Aux bals du Casino, une jeune femme me séduisit fort par sa mutinerie,son enjouement, ce qu’il y avait de gai et de naturel dans sa causerie.Bien qu’avec leurs crinolines, il est fort difficile de juger un corpsféminin, elle me parut bien faite ; d’ailleurs, de formes ingrates ouadmirables, je m’imaginais qu’elle devait être assez exempte decoquetterie pour affronter toutes les critiques et même s’en gausser aubesoin ; aussi je fus assez surpris de ne point la voir se baigner. Jepensai qu’il fallait attribuer cette abstention à la crainte decertaines promiscuités, ou peut-être à l’une de ces étranges etexcessives pudeurs qui se rencontrent quelquefois chez les femmes lesplus libres et les plus hardies. Cela ne m’empêcha donc point de luimontrer qu’elle me plaisait, de lui faire la cour et d’avoir bientôtavec elle les relations les plus amicales. Mais bien que je ne soispoint un timide, j’étais arrêté dans mes entreprises amoureuses par lacolère soudaine et l’énergie de sa défense ; protégée comme elle étaitpar sa toilette compliquée, véritable geôle pour son corps, dont elleseule connaissait les sorties et les échappées secrètes, il meparaissait inutile de l’attaquer ; que sa résistance fût feinte ouréelle, je ne pouvais réellement pas le savoir, tant qu’elle seraitainsi vêtue. Comme mon désir devenait de jour en jour violent et qu’ilétait bien improbable qu’elle changeât tout à coup sa manière des’habiller, voici le stratagème que j’imaginai pour avoir bon gré malgré cette hésitante ou cette moqueuse ; je ne la voyais en effetqu’avec l’un ou l’autre de ces caractères. Rien alors ne m’expliquaitsa conduite avec moi que la crainte religieuse qu’elle pouvait avoir decommettre un péché ou le plaisir orgueilleux de se jouer d’un amant. Une compagnie de jeunes gens et de jeunes femmes de notre connaissanceavaient arrangé pour le lendemain une excursion assez lointaine et nousétions invités tous deux à y prendre part. Mon amie se réjouissait à l’idée de changer de place et de voir dunouveau ; j’étais heureux à l’idée que cette promenade favoriserait mesdesseins, car alors il me serait facile de me trouver seul avec elle,en un de ces abandons qui sont fréquents, même chez les prudes, enpareille circonstance, et dans un endroit assez isolé pour qu’elle nesonge point à s’y défendre ; seulement mon projet n’avait quelqueschances de réussite que si elle renonçait à ces robes-forteressesqu’elle portait toujours, même en négligé. Naturellement elle ne s’ydéciderait pas d’elle-même ; je devais donc l’y contraindre. Dans la nuit qui précéda l’excursion, pendant qu’elle était au Casino,je fis enlever de chez elle et transporter chez moi toutes sestoilettes. Le lendemain sa femme de chambre que j’avais achetée, ce quin’avait pas été sans peine, ni sans gros débours, devait au moment oùelle ferait sa toilette lui apprendre le vol ; il était vraisemblableque Madame serait au désespoir. Là-dessus la femme de chambre avecdouceur insinuerait notre proposition : - Si Madame voulait sortir quand même aujourd’hui, il y aurait bien unmoyen. - Lequel ? - La bonne de la villa voisine, à qui j’ai conté la chose, m’a dit quesa maîtresse était prête à mettre à la disposition de Madame un costumede chasse tout neuf, qu’elle n’a pas encore porté. - Mais il ne m’irait pas, ce costume ! - Elle a la même taille que Madame. - Et puis, c’est une personne de la galanterie ? - Oh ! elle est tout à fait comme il faut. Bref la femme de chambre, par de chaleureux discours, triompherait desrépugnances de mon amie qui finirait par accepter le costume de savoisine, une de mes anciennes maîtresses, restée en fort bons termesavec moi et qui s’était prêtée avec beaucoup de plaisir à cette petiteintrigue. Tout se passa comme je l’avais désiré, et mon amie, avec des soupirsmensongers et une joie réelle, revêtit cet habillement de Diane modernequi la changeait des robes à volants et des jupes monumentales. Vous n’imagineriez rien de plus gracieux que ce costume demi-masculin,si bien ajusté à la taille de mon amie qu’on eût dit qu’il avait étéfait pour elle. Je la découvrais plus jolie que je ne l’eusse rêvéesous cette veste légèrement flottante qui laissait voir le souple etample dessin des épaules, la nuque longue et fine ; dans ce gilet quine déguisait rien de la beauté ronde de sa gorge ; dans cette culottebouffante aux genoux, serrée sur le derrière large aux courbes hardies,qui, disproportionné chez une autre femme, au contraire était glorieuxchez elle, porté par des cuisses fortes et de hautes jambes. Un chapeautyrolien, orné d’une aigrette de plumes de coq, posé de côté sur lescheveux châtain clair, donnait à mon amie quelque chose de brave ou defanfaron, qui rendait son charme encore plus irritant. Sa beauté, que cette tenue rendait éclatante, et à laquelle on nes’attendait point ; puis le récit du vol dont elle avait été victime,lui valurent un grand succès. Les femmes lui lancèrent des regardsenvieux, les jeunes gens s’empressaient autour d’elle ; lescompliments, les œillades, l’ardeur amoureuse de son entourage lamirent en des dispositions excellentes pour mes projets, mais j’eusmille peines, lorsque nous descendîmes de notre char-à-bancs, àl’isoler de son cortège d’adorateurs. Il fallut, avec l’aide du guide,égarer les uns après les autres, ces messieurs, qui ne voulaient pas laquitter. Enfin ils nous avaient laissés dans cette campagne assez sauvage, où jen’apercevais ni une maison, ni un être humain ; ni rien qui pût arrêtermon désir, lorsque tout à coup, pâle de gêne, et peut-être de lacontrainte qu’elle s’imposait depuis quelques instants, elle me ditqu’elle voulait arranger ses dessous, négligés par sa femme de chambre,et me pria de la laisser seule un instant. Je feignis seulement de luiobéir. Le chemin que nous suivions, très ombragé, faisait un coude àquelques mètres de l’endroit où nous étions. J’allai jusqu’à cetournant de route, et, au risque de m’entendre crier les pires injures,je revins sur mes pas en me cachant derrière les arbres jusqu’à laplace où je l’avais quittée. Dans la violence de mon désir, je necraignais ni sa honte, ni sa surprise, ni sa colère ; je voulaisl’étreindre et j’avais hâte de la tenir dans mon embrassement. Je l’aperçus de dos. La culotte aux chevilles et la tête courbée versses bas comme pour les rajuster, elle me tendait les reins. A mon approche une bouffée de vent souleva sa courte et lâchechemisette ; et pareille à une large jatte de lait qu’on me lanceraitau visage, je vis jaillir sa croupe vaste. Mon regard allait s’endélecter, quand tout à coup j’aperçus au bas des reins, à droite, surle haut d’une de ses fesses magnifiques, une inscription et un dessinqui formaient sur la peau claire des arabesques d’un bleu noirâtre. Cestatouages étaient alors fort mal portés. Ils n’étaient en usage quechez les femmes à matelot et les rôdeuses de barrière ; si épris que jefusse, la découverte de ces caractères et de ce grossier croquis furentpour mon désir comme une douche d’eau glacée. Je n’en voulus pas voirdavantage. Je détournai les yeux. Je m’enfuis. Laissant là mes amourset leur cortège, je revins seul à Biarritz et repartis le soir mêmepour Paris. - Si elle était si jolie, dit un convive, votre ami n’était pasexcusable. - Que voulez-vous ? J’avais..... mon ami avait pris une aventurière dela dernière catégorie pour une femme du meilleur monde. La désillusionétait cruelle. Trouver une pierreuse qui s’était donnée peut-être pourquarante sous sur les fortifs quand on s’attendait, après une attaquedifficile, à conquérir la comtesse de Pommereuil ! - Comment s’appelait-elle ? demanda avec anxiété M. de Clérambault. - La comtesse de Pommereuil, répéta le conteur, Alix de Pommereuil. - Mais c’était ma femme ! s’écria Clérambault en levant les bras auciel. Malheureux ! vous avez osé faire la cour à ma femme ! - Ce n’était pas moi, c’était mon ami. D’ailleurs, vous le voyez ! ill’a respectée ! - Jolie façon de respecter une personne vertueuse et du meilleur monde! C’était un goujat, votre ami, le dernier des goujats. - Mais puisque vous étiez séparés ? - Peu importe. C’était un insolent pour oser prétendre à l’amour de Mmede Pommereuil, et un sot pour s’imaginer ensuite qu’elle était uneaventurière. Qu’y avait-il donc d’inscrit sur sa peau ? - Vous devez bien le savoir puisque vous avez été son mari. - Sauf pendant la querelle dont je vous ai parlé je n’ai jamais vu mafemme, le jour, qu’en crinoline ; la nuit, je vous l’ai dit, elle avaitune chemise qui lui tombait jusqu’aux pieds. Encore me forçait-elle desouffler les bougies dès qu’elle s’était couchée. J’ai toujours ignoréqu’elle portât sur son corps une inscription. Mais quel était donc cetatouage ? - Je vais vous le dire, moi, s’écria tout à coup une dame majestueuse,presqu’imposante sous le harnais, à la faveur du henné qui lui teignaitles cheveux, et qui ressemblait à sa voisine, la petite blonde au nezretroussé, comme une vieille chromo peut ressembler à une fraîchepeinture, je vais vous dire aussi pourquoi on lui a fait ça ! - Vous connaissez Mme de Pommereuil, vous ! lança dédaigneusementClérambault. - Certainement, je la connais, Alix de Pommereuil, et je l’ai connueavant vous, avant son mariage. Et, sans attendre qu’on l’en priât, la dame imposante nous fit ce récit: J’étais alors toute gamine et j’avais un petit ami que j’aimais bien,qu’on appelait Totor. Totor et moi nous faisions des promenades à n’enplus finir dans la banlieue de Paris, même que nos paternels ne nousarrangeaient pas au retour pour cracher comme ça sur l’ouvrage etpasser en ballade les trois quarts de la journée et la moitié del’autre quart. Une fois, un jeudi que je crois, nous étions partistoute une bande. Chacun de nous, Gisèle, Henriette, Clémentine, avaitson ami. Il y avait même un garçon de trop, le petit Riri, qui étaitvieux d’à peine quinze ans et qui ne promenait point de demoiselle àson bras, quoiqu’il ne lui eût p’t’être pas marché su’l’pied s’il enavait trouvé une à sa convenance, vu qu’y nous regardait toutes avecdes mirettes en braise à chacun de nos tourniquets. Seulement Totor luiavait dit, en partant : « Riri, n’te fais pas de bile ! Nous tetrouverons une grosse gironde et nous te marierons en route. » Or, nousvoilà tous envolés sur les hauteurs, là-bas, à Montmartre, qui n’étaitpoint un quartier de rupins comme aujourd’hui, mais pour ainsi dire lacampagne perdue. Totor nous conduisit chez « La Mère Michel », un petitcaboulot où l’on sirotait pour un rond une prune à l’eau-de-vie. Commenous étions là à rire, à buvocher et à chanter, nous voyons défiler desrégiments de demoiselles, des petites et des grandes et des moyennes,avec des sœurs dont les grandes coiffes claquaient en l’air et de longschapelets qui leur battaient les cuisses avec le bruit d’un sabre decavalerie, et toutes ces chères sœurs se remuaient et se trémoussaientet allaient de droite à gauche et alignaient les unes et morigénaientles autres, et avançaient celles-ci, et reculaient celles-là, quetoutes baissaient les yeux et se laissaient mettre en place comme untroupeau de baudets. « Qu’est-ce que toute cette bondieuserie, MèreMichel ? demanda Totor. » - M’sieur Totor, répondit la bonne femme quiétait une copine pour lui, tout ça vient de Saint-Pierre. Y a fête et,je crois bien, pèlerinage. » Enfin comme le soir venait, toutes leschères sœurs se remisèrent avec les petites oies qu’elles conduisaient.« Y faut rentrer aussi nous, » dit Totor, et il paya, en grandseigneur, la Mère Michel. Nous étions encore à souhaiter le bonsoir àla bonne femme quand voilà une grande demoiselle de quatorze, quinzeans, qui passe à côté de nous, effarée et toute niaise, comme si ellecherchait son esprit qu’elle avait perdu en chemin : « Messieurs,Mesdemoiselles, le chemin de Paris, s’il vous plaît ? - Le chemin de Paris, le voilà ! s’écrie Totor, et nous descendons avecvous. » Elle voulait se sauver, mais nous la rejoignons : « Tiens ! ditTotor à Riri, voici la femme que tu cherchais. Donne-lui le bras. » Etnous le poussions dans les jupons de la petite qui faisait toujours soneffarouchée, d’autant mieux que Riri, qui n’avait point l’air moinspenaud, ne pouvait guère lui donner confiance. Enfin, comme nouspoussions toujours Riri et que nous nous moquions de sa timidité, monRiri, d’un coup, s’enhardit, parle à Mademoiselle. Ce qu’il luiraconte, je n’en sais rien, mais ça ne devait pas être des oraisons,car la frimousse de Mademoiselle devient rouge comme un panier decerises. Riri n’en reste pas là. Il lui prend la taille et l’embrasse.Pour le coup, Mademoiselle se fâche. Elle le gifle. Riri lui répond parune claque. Mademoiselle lui lance une ruade. Riri lui botte lefessier. Ils se prennent aux cheveux, se griffent, se mordent, sedonnent des coups de poing. Nous les séparons, mais, comme Mademoisellefaisait toujours sa renchérie, Clémentine, qui venait d’avoir uneroulée de sa belle-mère et la sentait encore dans les jambes, propose,histoire de se venger, de flanquer le fouet à Mademoiselle. « C’est çac’est ça ! crient toutes les filles et les garçons ! qui mouraientd’envie de voir le derrière d’une personne du monde, fichons-lui lefouet. » Nous entrons dans un autre rince-gueule, du genre de celui quenous venions de quitter, et, au milieu de la cour, la demoiselle a beaujouer des pieds et des mains, ses cotillons et sa chemise sont bientôtpar-dessus sa tête, et nous y allons chacun d’une claque sur sa fesse,avec un entrain tel qu’on nous aurait payés nous n’y aurions pas misplus de cœur ! Quand son séant a été rouge comme une culotte de soldat,elle s’est cachée la tête contre le mur, dans son jupon, mais alorsRiri s’est mis à lui parler doucement, doucement, et, comme elle étaittoute tremblante et qu’elle n’aurait pas fait de mal à une mouche, jecrois bien que mon Riri s’est conduit avec elle comme un petit homme.En tout cas, il en était fort capable, le scélérat ! Totor, qui lesavait laissés s’expliquer en tête-à-tête un moment, est revenu avecnous et, voyant Riri embrasser la fillette, il lui a dit : « Riri, àprésent, tu as une femme, c’est bien, mais ton mariage n’est pas signé! Faut que tu passes devant Monsieur le Maire ! » Il appelait ainsi ungrand maigre, un ancien matelot, qui était toujours dans la boutique etqui faisait métier de dessiner et d’écrire des devises sur la peau. Cethomme est venu. Et il a demandé à la demoiselle quel était son nom. «Alix, » a-t-elle répondu. Alors Totor a commandé au dessinateur de luiécrire ceci : « Alix est à Riri pour la vie. » - Et où faut-il lui écrire ça ? - Sur le c... ! dit Totor que nous avons tous applaudi pour cette idée. Là-dessus on a couché Alix sur le lit, on l’a retroussée encore unefois, et on lui a gravé en haut de la fesse droite deux cœurs percésd’une flèche avec cette inscription : Alix est à Riri pour la vie. Quand l’opération lui causait trop de mal, nous lui apportions pour lacalmer un verre d’anisette. Je crois bien qu’elle était ivre à la finde la séance ; elle n’en dut pas moins assister à l’inscription de sonmari auquel on grava sur le bras le même dessin avec cette devise : Riri est pour toute la vie à Alix. Puis nous banquetâmes en l’honneur des nouveaux époux et toute la nuitse passa dans cette maison nuptiale. Le lendemain Alix errait, dégrisée, d’une chambre à l’autre, comme unefolle, criant sans cesse : - Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Que vais-je devenir ! que m’a-t-on fait !Mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de moi ! Que vont dire les sœurs ? Ses supplications nous émurent. - Faut la ramener, dit Totor, mais où demeures-tu, la gosse ? - Chez les sœurs de Marie, gémit Alix. - Et où logent-elles, ces sœurs de Marie ? - Au coin de la rue de Bourgogne et de la rue de Varennes. - C’est bien, et comme Totor agissait toujours en grand seigneur, ilprit une voiture pour reconduire Alix à son couvent. On fut bientôt arrivé, Totor descendit avec la fillette et sonna à unegrande porte ; une vieille tourière vint ouvrir. - Dites donc madame ! c’est une demoiselle qui s’est égarée de notrecôté, qui était quasiment perdue et que nous vous ramenons. Y a-t-ilune récompense ? Pour toute réponse, la tourière prit Alix par le bras, la fit entrerdans le couvent et ferma la porte violemment. - Eh bien, y sont rien pingres, dans cette boîte, observa Totor enréglant la voiture avec les quarante sous qui lui restaient. A présent, je crois bien que Alix de Pommereuil, - car c’est bien lenom que j’ai vu inscrit sur le livret que la gosse avait laissé tomberde son jupon, - Alix de Pommereuil n’a point fait de boniments surcette histoire, et si les chères sœurs en ont su quelque chose, ellesse sont bien gardées d’en souffler mot à sa grand’mère. - Allez donc vous fier aux jeunes filles, déclara Clérambault enmatière de conclusion. - Tu parais tout triste, mon vieux, dit la petite blonde au nezretroussé. - On le serait à moins ! - Mais puisque tu t’es séparé de ta femme, que t’importent à présentles aventures qui lui sont arrivées avant ou après toi ? - Je pensais que j’avais épousé une fière et chaste jeune fille,soupira Clérambault, et c’est navrant de perdre à mon âge ses illusions. - Tout ça ce sont des fadaises ! s’écria la petite blonde qui, grisée,allumée par le champagne, monta sur le canapé du salon et releva sesjupes. Tiens ! contemple ! Tu n’auras pas d’illusions à perdre avecmoi. Tu peux me regarder à gauche, à droite, de haut en bas, tu nedécouvriras pas un défaut. Et frappant sur ses fesses avec orgueil : - J’ai posé pour Dalou, pour Falguière, pour Rodin, mon cher ! Il n’y apas beaucoup de femmes qui pourraient s’en vanter ! Et j’en suis plusfier, moi, que d’avoir eu sur le dos des diamants et des frusques pourcinq cent mille francs ! |