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REVEL, Paul Toutain pseud. Jean (1848-1925) : Levoyage à Honfleur(1912). Saisiedu texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.III.2007) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (Bm Lx : Norm 31 bis GF) du numéro de juillet 1912 de LaRevue illustrée du Calvados, publiée à Lisieuxpar l'Imprimerie Morière. Le voyage à Honfleur conte normand par Jean Revel ~*~Lesétudiants de Paris fêtaient, il y a quelque temps, dans leur maison dela rue de la Bûcherie, un de nos compatriotes hauts-normands, leprosateur Jean Revel, de Rouen. Au cours de la veillée donnée en sonhonneur, l’académicien Jean Aicard, fit de lui, un éloge dont nousaimons surtout à retenir la citation empruntée à M. Liard, vice-recteurde l’Académie de Paris. « Normand vous l’êtes jusqu’aux moelles, parvos qualités et par votre oeuvre ». Maître Toutain, car Jean Revels’appelle de son vrai nom Me Toutain et appartient à l’honorable corpsdes tabellions rouennais, affectionne les rives fleuries de la Seine etconnaît admirablement les populations de l’estuaire. C’est à ce titreet parce qu’il parle souvent de chez nous que nous donnons aujourd’huià nos lecteurs un amusant conte de notre aimable et apprécié voisin. ~*~LEcapitaine Trouplin et son pilotin Hopsore s’étaient trouvés bien malpris sur le banc du Ratier « ousqu’ils péquaient la moule ». La méétait si dure qu’ils avaient bien failli « se neyer ». Toute une nuiten perdition ! Au commencement de la tempête,Trouplin fit un voeu. S’adressant à la chapelle de Grâce, qui, sur lacôte, se dressait en face de lui, il cria : - BonneSainte-Vierge ! si vous permettez que je revoie jamais Quillebeu’, jeporterai, au pied de votre estatue, un cierge qui pèsera une livre decire blanche ! La tourmente ne s’arrêtait point. -Bonne saint Mère de Dieu, continua Trouplin, vous n’ m’écoutez point,donc ? Vot’ cierge, il sera de cinq livres, je le promets ! Lepéril augmentant, Trouplin devint pathétique : -Intercédez pour moi, Etoile de la Mer ! Le cierge, je le jure, il seragros comme mon grand mât. La Vierge Marie fut-elletouchée ?... Le vent s’apaisa et la barque put se sauver. Quandles marins furent revenus en leur sang-froid, le pilotin Hopsore émitcette remarque : - Mais, patron, pou’ vot’ cierge,vous ne trouverez jamais assez de cire dans l’arrondissement. Trouplin,à la réflexion, était devenu moins lyrique. - Causepas si fort, donc, grommelait-il… J’i en donnerai un, gros comme monpetit doigt : faudra bien qu’all’ s’en contente… Et pi, eunesupposition : qué qu’ ça peut li faire, à la Bonne Dame… Le poids n’estpour rien dans l’affaire : c’est l’intention, comprends-tu ? vilainmousse… l’intention… A peine débarqué, Trouplin fitemplette d’un beau cierge : prudemment, pour n’avoir point trop àrougir de son manque de parole, il négligea de s’informer du poids. Ilenveloppa le cierge soigneusement dans du papier, pendant qu’Hopsores’inquiétait des moyens de transport jusqu’à Honfleur. -J’irons à pied, proclama Trouplin (qui ne se sentait peut-être pas trèsen règle vis-à-vis de Sainte-Marie) : cha ne sera peut-être point mal.Si, des fois, je donne un peu moins de cire, je ferai un brin pluspénitence ; ça reviendra au même : l’acquit de ma conscience, je n’connais qu’ ça. Et ils s’en furent. Mais,arrivés au Marais-Vernier, ces marins, qui n’avaient point l’habitudedes routes, étaient exténués : le compas de leurs jambes, établi pourl’écartement des immobilités instables, s’accommodait mal de cettedétente régulière d’une marche sur le « plancher des vaches ». -Patron ! conseilla le mousse, j’ pourrions-t’y point louer un cheval,ou ben un bourri, censément affréter une barque ed’ terre ? -Pourquoi pas ? acquiesça Trouplin : j’ n’ vas pas du contraire. Moyennantcent sous, un fermier prêta sa jument, vieille bique aux longues dents,oeil malin, poils immenses. - Al’ est superbe,observa le campagnard : vous serez supérieurement montés, j’en réponds.Al’ trotte « d’allure » ; c’est Sophie qu’on l’appelle : les messieursd’ la ville disent que Sophie, ça veut dire sagesse. D’effet, all’ estben sage ; seulement, all’ a du coeur, n’ la marublez pas. J’ vos laconfie. Vous allez monter dessus tous deux ; vous vous tiendrez ben, àcalifourquette ? Trouplin prit un air avantageux. -J’ savons rester droits dans tous les bourlinguages, dit-il ; j’ sommesd’aplomb : j’avons jamais chaviré… - Bon, bon, ditle paysan ; alors, pas besoin de maï ? J’ vas à m’n ouvrage. V’là laselle et la bride : vous savez la garnir, pas ? Trouplinfut méprisant : - L’équipage, ça nous connaît :appareillons… Allons, mousse, à t’n ouvrage, mon garçon. -Le diable m’emporte, murmura Hopsore, si je sais comment qu’ ça segréé, c’t’ barque-là ! Il se mit tout de même endevoir de sangler la selle sous le ventre de Sophie. -Mâtin, dit-il, al’ a la quille ronde. - Serre pasl’écoute si fort ! conseilla Trouplin (substituant les vocables demarine aux termes de sellerie). Faut pas manier ça comme un moufle ouun palan différentiel !... Là… là… bien… Veille à la sous-barbe, auxgalhaubans, au plat-bord… L’intelligence obscure desanimaux n’est pas exempte de malice, parfois. Voyant ses nouveauxmaîtres un peu inexpérimentés dans ces soins de harnachement, Sophievoulut s’amuser, coucha les oreilles et eut quelques gambades… avec unrictus de lèvres visiblement narquois, puis certain éclat de rirenerveux : Hiûû… - Attention ! cria Trouplin, c’t’particulière-là, al’ n’est pas sûre : méfie-taï, mousse… Veille augrain… Faut d’ la prudence : j’allons nos amarrer dessus : va-t’enchercher la drisse de notre chaloupe, avec la petite ancre… J’tiendrons mieux la jument, c’t’ noble bête, du bossoir à l’étambot…J’étalinguerons, s’il faut… Une précaution est toujours bonne à prendre… Alleret retour, Hopsore mit deux heures, que Trouplin employaconsciencieusement au « Café des Voyageurs », absorbant quelques verresde « fil-en-six », de telle sorte que, la monture une fois prête, lepilote avait des idées assez vagues sur l’univers en général, sur lesbarques et les juments en particulier. Voici lesordres qu’il intima au pilotin : - Tié ! vilainmousse, tu vas monter en croupe… en misaine, maï… taï, à l’artimon…Espère voir encore un peu : passe le filin autour ed’ nous ; comme ça,si al’ prend trop d’aire, la rosse, j’ pourrons l’arrêter… je jetteronsl’ancre… et vire au cabestan !... Là… là… parfait ! Maï, j’ tiens labride ; taï, lâche pas la croupe : comme qui dirait, l’un à l’arrière,l’autre au beaupré qu’est itou le gouvernail… comprends-tu ? J’ sommesarrimés au mieux, comme cha. Je devons avoir tous nos agrès et apparaux. Tantbien que mal, Hopsore se hissa, se jucha, tenant haut son cierge. -No v’là partis en procession, dit-il gaiement. -Pare à virer ! ordonna le patron : embraque le nou de l’amarre… Et,obéissant à son propre commandement, il prit en main les rênes, qu’ilraidit. Après quoi, on se mit en marche. Legrand air acheva de griser Trouplin, qui, inconsciemment, soumis à desrythmes et balancements inconnus, serrait les jambes, jouant du talonde botte sur les flancs de Sophie. Celle-ci, émoustillée, esquissaitquelques bonds, biaisait, frôlait les fossés. Mal sanglée, la selleflottait, glissait, instable. - Y a du tangage,patron, hasarda le mousse, se cramponnant, un peu inquiet. -Et pis du roulis, acheva Trouplin… du roulis, particulièrement… J’sommes montés sur une rosse, mon petit : al’ tire des bordées… faut d’l’équilibre. Tiens ferme… lâche pas… Si j’ capotions, ce qu’on nousblaguerait à Quillebeu’ ! Et les deux cavaliersnovices se tenaient, s’agrippaient, désespérément. Sophieles sentait mal en selle ; alors, la maligne bête se mit à ruer. -Al’ apique, patron ! al’ apique !... cria Hopsore. Et,instinctivement, le mousse, à pleins ongles fermés, se raccrocha surl’appendice caudal de la jument. Celle-ci, chatouillée, égratignée,crut qu’on lui demandait un effort et partit à fond de train. -J’ sommes en perdition ! articula Trouplin, résigné. -Et pas moyen de filer de l’huile ! ajouta Hopsore, qui, bien que forttroublé, tenait à honneur de pouvoir montrer encore sa blaguegoguenarde et son insouciance de mousse. - Al’n’obéit plus, not’ monture, poursuivit Trouplin ; al’ fait des abattéesde cinq cents, tonnerre ! Aide-maï aux guides, mon gars… Tu vas êtrecensément le gouvernail de fortune. Les cavaliersunirent leurs bras qui firent, selon leur expression, comme des «vergues en bataille ». Au raidillon de la côte,Sophie, calmée, reprit le pas ; mais ses naseaux fumants, la lueur deses yeux, indiquaient l’exaspération sournoise qui la tenait. Voicil’équipage en haut de la montée, sur les bruyères : là, un carrefour,où se croisent plusieurs routes. Embarras des marins. Honfleur, de quelcôté ?... Le poteau imprimé indique certaines directions ; maisHonfleur n’y figure pas… Et les matelots ignorent la topographie, lescartes terriennes. - Passe-moi la boussole, ordonnaTrouplin ; faut consulter le point. Le pilotin semit à rire bruyamment. - Tu l’as point apportée ?continua Trouplin ; t’es propre à rien, man paur’ fils. Restons à lacape, alors ; no va peut-être faire quelque rencontre. Sophieattendait… Au repos, maintenant, la bête en profita pour se soulager deses émotions : elle se livra à ce plaisir des chevaux, la pétarade. -J’avons d’ la brise, fit Trouplin. - Oui, ajouta lepilotin… Qué qu’al’ a pu mâquer, vot’ chaloupe ? Maisvoilà que la jument s’impatiente et s’énerve… lasse de cette immobilitéqu’elle désapprouve. Consciente de la perplexité où se trouvent sesconducteurs, elle prend un parti brusquement : doublant, raide etcourt, à gauche, elle s’engage au grand trot sur la route qu’elleconnaît le mieux, celle de Bouquelon, qui la ramène par Saint-Aubin, àson écurie. - C’est dit, alors, observa Trouplin, j’mettons le cap sur Honfleur : grand largue ! Je naviguons par l’estime… L’allures’accéléra… C’était le galop, maintenant ! Un passant, qui les croisa,voyant ce train d’enfer, crut les marins en ribote, en bordée, et cria : -Y a du vent dans les voiles, camarades ! - Oui,répartit Trouplin, satisfait ; j’ serrons au plus prés : si c’est parlà Honfleur, j’y toucherons avant peu. D’autres leuradressaient quelques lazzis et quolibets : - Halezbas le foc ! Prenez un ris ou deux dans les huniers, ou dans les bassesvoiles… Carguez les bonnettes… Serrez les perroquets et les cacatois…Changez d’amures… Vous v’là pris dans les balancines… Pare à redresserle navire ! Vous fuyez devant le temps !... A cesironies, Trouplin souriait, bon enfant. Mais, tout àcoup, à travers les arbres, il aperçut un clocher qu’il connaissait :Bouquelon… Il tira les rênes de toute sa force, s’arc-boutant. -Cûûle ! hurla-t-il, pas par là, tonnerre ! J’y sommes pas : barre àgauche, toute ! Sophie ne voulut rien entendre,piqua, tête baissée, bondit, fit feu des quatre pieds. -Al’ a le mors aux dents, clama le mousse… Amène un peu, patron !...amène… Vire lof pour lof ! Mais Trouplin perdait latête… Affolé, il songea aux grands moyens, à l’ancre de salut… -Mouille ! cria-t-il… Hardi !... mouille. De la maindroite, Hopsore lança l’ancre, avec l’amarre… Ce fut instantané ! Lacorde, enroulée aux reins des matelots, les cueillit tous deux enarrière. Incontinent, ceux-ci vidèrent les arçons et tombèrent engrappe sur le fossé… Malheureusement, l’élan les entraîna plus loin,les fit rouler !... Et ils dégringolèrent dans une mare qui, paroccurrence, se trouvait là… Meurtris, crottés,trempés, les marins se déhalèrent non sans peine. -J’avons des avaries dans le gréement ! dit le mousse. -Pas d’avaries grosses, heureusement ! acheva Trouplin, se tâtant, etconstatant qu’il avait encore tous ses membres. -C’est humiliant, tout de même, continua-t-il, de naufrager dans unemare… Y a pas à dire, c’est fichant ! En unegalopade effrénée, Sophie avait disparu. Penauds,les camarades demeuraient sur la route, avec leur cierge tout aplati. Leconsidérant, lamentable, Hopsore déclara : - Iln’est plus présentable… Et pis, v’là, y a trop loin d’ici Honfleur… àpied… Ce serait not’ mort. Et, pisque la Sainte Vierge nous a sauvés,c’est qu’al’ ne nous veut pas de mal, d’apparence ; faut savoir devinersa sainte volonté. Trouplin eut une idée. -Veïons… observa-t-il, v’là l’église ed’ Bouquelon : faut entrer. Alors,avisant l’autel de la Vierge, il parut enchanté et prit un air desupériorité haute. - Tié ! vilain mousse, vé-tu !c’est à Elle, itou, c’t’ belle table-là… Et,montrant la statue : - La v’là !... C’est pointcelle de Honfleur, et, quoique ça, c’est la même personne… àce que dit M. le curé… Alors, c’est tout de même point la peine d’allerjusqu’à « Grâce ». J’allons li mettre s’n offrande, là… Al’ en auraconnaissance faut croire. Et, pieusement, il déposason cierge sur l’autel. Puis, s’agenouillant, il dit : -Très sainte Mère de Jésus, ayez pitié… Faites excuse ! C’est peut-êtrepoint ben côvenable, ce que j’ fais : vous ne vous formaliserez point,pas, dites ? puisque vous êtes la Bonté même… Y a pas meilleu’ qu’vous, « sur la terre comme au ciel ». JEAN REVEL. |