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ROBERT,Clémence (1797-1872) : Unamour historique (ca 1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (14.XI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre desSalons publié à Paris par Mme VeuveLouis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
Unamour historique
par
Clémence Robert

~*~

I

C’était en pleine nuit ; un bateau traversait le fleuve de la Seine,couvert d’épais brouillards, entre la tour de Nesle et celle du vieuxLouvre.

L’éboulement du pont Notre-Dame, chargé de soixante maisons, qui venaitd’avoir lieu, rendait la navigation très-difficile en cet endroit, etla frêle barque frayait laborieusement sa route au milieu de cesruines-écueils. Cependant nulle lumière ne brillait à sa proue, et elleparaissait surtout occupée de choisir les lignes d’ombres les plusnoires pour y glisser plus secrètement encore, en étouffant le bruit deses rames.

A la pointe du bateau était un vieillard tenant les deux avirons ; ilavait le front penché sur le sombre miroir de l’eau, soit parl’attention qu’il mettait à sa tâche, soit par le poids d’une tristesseprofonde. A l’autre extrémité de la petite embarcation, sur un banccouvert d’une tente épaisse, était un jeune homme portant un uniformede cavalerie, chargé des insignes de la plus haute noblesse ; et unefemme enveloppée d’une mante d’hermine et d’un long voile qui cachaitsoigneusement son visage même au milieu de la nuit.

Un murmure de douces paroles, de tendres inflexions de voix, desourires de bonheur arrivait seul de cette tente à l’oreille duvieillard. Or, voici quelques mots de la conversation qui avait lieu encet endroit.

- Oui, monseigneur, disait la jeune femme, il y avait deux heures queje vous attendais à l’extrémité du Pré-aux-Clercs, sur la butte dessaules. Après trois mois d’absence, quand j’allais enfin vous revoir,ne pouvant hâter l’instant du retour, j’avançais au moins celui del’attente.

- Et moi, ma chère Diane, je brûlais la route sous les pas de moncheval, je galopais à travers champs, taillis et marais pour arriverplus vite près de vous… Oh ! si vous saviez combien le temps mesemblait long pendant cette absence ! combien je maudissais l’honneurque la reine m’avait fait de m’envoyer dans son duché de Bretagne poury traiter des affaires d’État, comme une vieille barbe grise qui n’aplus autre chose à songer, tandis que vous restiez à la cour,environnée de galants seigneurs empressés autour de vous !...

- Je ne les voyais pas et je n’entendais que ceux qui parlaient devous, qui vantaient Georges de Savoisy, ce jeune héros à citer entretous pour la valeur et la loyauté, chéri de son roi, de son pays, deses frères d’armes ; aimé de toutes les femmes dès qu’il le voudrait….

- Ils avaient raison sur ce dernier point, car je suis aimé de cellequi les vaut toutes.

- C’est ce qu’on est loin de penser. Que de fois dans le cercle de lareine je me suis cachée derrière mon éventail pour rire et pour rougirlorsqu’on s’étonnait autour de moi que le duc de Savoisy n’eût point d’engagement de coeur parmi les dames de la cour.

- Oh ! qu’on le pense toujours aussi. Je ne puis souffrir ces amourspublics, affichés sur les murs du palais… c’est l’impudeur de l’âme quise montre dans sa nudité…. Ainsi, l’automne dernier, à une chasseroyale, le chevalier de Gisors se jeta sous les pieds des chevaux quis’emportaient, pour ramasser le bouquet de la duchesse de Montluc ets’en emparer. Peu de jours après, à un souper d’ivresse, le marquis deSaintrailles jurait d’écrire le nom de Marie de Rohan avec le sang dequiconque refuserait de la proclamer la plus belle des femmes ; j’enrougissais pour elle et pour lui… Oh ! moi, je ne comprends l’amour quedans le mystère ! Quand je parviens à vous voir dans quelque heure duciel, il me semble que si tout le monde le savait je ne serais plusseul avec vous. Et si loin de moi vous parliez du sentiment qui nousunit à un autre, je serais jaloux de ces douces ardeurs exhalées devotre âme et recueillies par lui.

- Vous retrouverez ici tout ce que vous aimez et tout ce que vousméritez si bien, mon doux seigneur, l’amour dans le mystère et lagloire dans le monde.

- Et notre cher Louis XII ? parlez-moi de lui.

- Toujours adoré du peuple et moins aimé des grands, qui regrettent lerègne précédent sous chaque nouveau règne ; car chaque règne nouveauleur enlève quelque chose.

- Et la reine Anne de Bretagne ?

- Toujours pieuse, chaste, austère ; mais orgueilleuse, despotique,avide de dominer et prenant la palme de la vertu pour s’en faire unsecond diadème.

- Que de choses j’ai à vous demander et à vous dire, Diane, et que toutce qui se dit avec vous a de charmes !... Je vous verrai cette nuit,n’est-ce pas ?... quelques minutes seulement.

- Non, on monte la garde à toutes les portes du Louvre, et je nepourrais pas vous recevoir sans danger.

- Je passerai par le balcon de votre appartement qui donne sur larivière ; les pierres en saillie me serviront de degré jusqu’à laprincipale corniche, et vous me tendrez un cordon pour franchir lereste.

- Mais il est plus difficile de redescendre.

- Oh ! n’y pensons pas ! Quand on va trouver la femme qu’on aime, ilsuffit d’arriver, qu’importe le retour !

En ce moment la barque atteignit le bord ; les passagers montèrentlégèrement sur la grève, et le duc de Savoisy, ne pouvant approcheravec sa belle maîtresse du séjour royal, chargea le vieux batelier dela conduire jusqu’à la porte du Louvre, où Diane, comtesse deMontdidier, avait sa résidence comme dame d’honneur de la reine Anne deBretagne.

Lorsque la jeune dame fut sous la voûte de la poterne, elle s’enveloppaplus soigneusement de son voile, pour ne pas être connue des gardesdevant qui elle allait passer. Elle tendit une pièce d’or au batelieret se retourna pour monter l’escalier.

A cet instant, le nom de Diane fut jeté à son oreille comme un cridouloureux.

- Mon père ! s’écria-t-elle à son tour avec un gémissement pleind’effroi.

- Suis-je encore ton père ! Diane, dit le vieillard caché sous lecostume de batelier, suis-je encore ton père, puisque tu souffres ettrembles en me reconnaissant !

- Dieu, c’est donc vous ! vous qui nous avez conduits.

- Oui, c’est moi qui me suis fait marinier ce soir, afin qu’un homme dupeuple, le premier venu, ne pût pas dire : « J’ai conduit cette nuitDiane, comtesse de Montdidier, à un rendez-vous d’amour ».

- Quel dévouement et qu’il me cause de remords !

- Vous pensiez, ma fille, que parce que vous aviez jeté une mante survos épaules et un voile sur votre visage, on ne vous reconnaîtrait pas; mais la taille, le maintien, le son de la voix !... Hélas ! vousn’êtes pas du nombre des femmes qui peuvent aisément se confondre avecles autres. J’avais vu la lettre de Georges de Savoisy qui vousindiquait le jour et l’heure de son retour, et le lieu auquel ilespérait vous trouver ; je savais que toute défense de vous y rendre neservirait qu’à vous faire faire quelque folie…

- Mon père….

- J’en étais sûr. J’ai pris l’habit d’un batelier, j’ai caché ma figuresous ce capuchon de laine, et je suis venu vous attendre sur le bord dela rivière, où vous avez été bien heureuse de trouver un passeur d’eauquand vous brûliez de partir.

- O mon Dieu ! et ce lourd bateau qu’il a fallu conduire !

- J’ai retrouvé ma force pour en manier les rames.

- Et ce brouillard glacé qui vous enveloppait !

- Je l’ai enduré sur mon front chauve et mes membres sexagénaires.

- Et ces deux heures d’attente !

- Je les ai passées sur la grève, occupé à te plaindre au lieu de temaudire… Et tu vois encore à présent quelle est la douceur de mesreproches.

- O mon père ! votre bonté me cause plus de douleur et de remords quene le ferait votre colère ! Pour mettre le comble à mon repentir,pardonnez-moi.

- Pas encore : il faut que tu achètes ce pardon. Mon enfant, ta vie atoujours été sans tache. Jeune fille auprès de tes parents, femme ducomte de Montdidier, qui portait le même nom que nous et le relevaitencore, ta conduite a été irréprochable. Pour t’en récompenser, lareine vient de t’élever à la dignité de l’Ordre de la Cordelière (1),accordé aux plus sages d’entre les femmes. Elle t’a donné le cordond’honneur de ses mains royales, et tu dois être reçue par lesdignitaires de l’ordre en séance solennelle. Et maintenant une liaisoncoupable avec Savoisy t’expose à perdre en une minute et cette renomméeet ces honneurs qui la couronnent.

- Mon Dieu ! je veux bien y renoncer.

- Et moi, je ne le veux pas. C’est moins pour le lustre qui enrejaillira sur notre maison que j’ambitionne cette dignité, que parcequ’elle te servira d’égide à la cour, où je vais te laisser seule. Dansnotre famille, nous avons toujours sacrifié les penchants aux devoirs.Pour trouver les tombeaux de tes pères, ce n’est pas sous les paisiblesombrages des domaines héréditaires, ni dans les cathédrales où reposentles oisifs des villes, qu’il faut aller ; c’est sur les champs debataille où a triomphé la bannière de nos princes ; notre sang atoujours été la rosée du lis royal. Ton frère, le dernier héritier dunom, est mort à la guerre du Milanais. Moi, qui ne peux plus retournercombattre dans ses plaines, j’ai refusé la place de trésorier du roi,où il n’y avait que des richesses à amasser et point de services àrendre. Nous avons tous soumis les intérêts les plus chers à l’honneur; tu as commencé comme nous, il faut finir de même. Nous avons sacrifiéà la pureté éclatante de notre nom la fortune, le pouvoir ; il faut quetu lui sacrifies l’amour.

- Je demanderai à Dieu d’en avoir la force.

- Tu dois l’avoir en toi-même, fille de Montdidier. Promets-moi de neplus revoir ton amant.

- Mon père… je… vous le promets.

A l’accent faible et tremblant de Diane, on aurait pu juger qu’ellen’était nullement résolue, mais qu’elle cédait seulement pour l’instantà une autorité trop puissante pour qu’elle pût la braver.

Elle quitta respectueusement son père et gagna avec rapidité levestibule du Louvre. Malgré son trouble et ses cruelles inquiétudes, illui fallut paraître un instant  à l’assemblée de la reine.

Anne de Bretagne était belle et d’une jeunesse charmante, en dépit deses trente-six ans ; elle avait un abord plein de majesté malgré lapetitesse de sa taille et la défectuosité qui la rendait un peuboiteuse. Elle voulait que Louis XII trouvât en elle, avec les charmesde sa personne, dont il avait été onze ans amoureux, les hautes vertusde la malheureuse Jeanne de France, qu’il avait répudiée pourl’épouser. Elle affichait une dévotion exemplaire et une granderigidité de moeurs (2). En même temps, élevée par la dame de Laval, lafemme la plus érudite de son siècle, elle avait une idée de toutes lessciences dans l’état où elles étaient alors, et possédait plusieursarts d’agrément (3). Elle se plaisait à réunir autour d’elle ce qu’il yavait de premiers talents et de mérites supérieurs dans la nation.

Il se trouvait ce soir-là au cercle d’Anne de Bretagne, dans le petitsalon du Retrait, où elle recevait sa société intime, le chevalierBayard, Gaston de Foix, neveu de la reine et déjà célèbre, lesmeilleurs auteurs des Mystères, savoir, Jean Michel et Simon Grébau,ainsi que le premier acteur de leurs drames, l’avocat Pierre Buchet ;puis Saint-Gelais, évêque et poëte ; Jean Marot (4), qui fut le maîtrede son fils Clément, et même Jean Joconde, le cordelier-architecte, quifaisait en ce moment-là reconstruire le pont Notre-Dame tel qu’ilexiste encore aujourd’hui.

On s’occupait, dans cette grave assemblée, de l’Ordre de laCordelière, qui venait d’être institué par Anne de Bretagne. C’étaitun cordon à l’imitation de celui de Saint-François, mais tissu de soieet d’or, qui était accordé en signe de distinction aux femmes dontl’honneur, disaient les paroles de l’institut (5), était resté sanssoupçon et sans tache.

Car en ce temps-là on prenait les femmes au sérieux : leur conduiterelevait ou dégradait les familles, leurs passions influaient sur lesaffaires d’État, leurs amours s’inscrivaient dans l’histoire, etl’Ordre de la Cordelière avait acquis dès sa fondation beaucoupd’importance et de renommée.

Le cérémonial observé pour le concéder aux chevalières étaitabsolument semblable à celui qui était en usage pour les hommes dansles premiers ordres de la chevalerie (6).

Les cordelières formaient un cercle de femmes à la vertu éprouvée, dontla reine s’entourait pour corroborer en quelque sorte sa propre sagesse.

Cependant, cette congrégation composée de femmes exemptes de toutefaiblesse de coeur, ne renfermait guère que celles qui, peu favoriséesde la nature, s’étaient vaillamment sauvées de l’amour, parce quel’amour s’était sauvé d’elles. Anne de Bretagne était donc charmée derelever cette froide confrérie par l’introduction de la belle comtessede Montdidier, sa compatriote et son amie, qui, douée de tous lesattraits de la figure et de toutes les richesses du coeur, avait plus demérite à y entrer et plus de gloire à y répandre.

- Pour moi, dit le chevalier Bayard avec sa franche courtoisie, je suischarmé que notre gracieuse souveraine ait songé à honorer d’un signepublic le mérite des femmes. Nous autres, nous gagnons avec quelquescoups d’épée les décorations les plus illustres ; c’était pitié delaisser sans récompense cette chasteté, cette pureté de moeurs quicoûtent bien plus de temps et d’efforts à mener à bien.

- Et qui exigent de cruels sacrifices, ajouta la belle Diane avec unprofond soupir.

- J’ai pensé, dit la reine, qu’un plus grand nombre de femmesresteraient dans la route de la vertu quand un peu d’illustrationbrillerait au bout du voyage.

- Hélas ! dit le jeune Gaston, les hommes courraient donc le dangerd’être convertis en même temps, puisqu’ils ne trouveraient plus l’amourque dans le mariage.

- Il est un péril plus grand, fit observer Jean Marot. On peut craindreque ces dames, tourmentées par une nouvelle ambition, ne négligent unpeu celle de nous plaire.

- Et ne mettent en oubli des devoirs encore plus importants, ajoutaJean Joconde.

- Ah ! pour cela, mon père, je prendrai la liberté d’affirmer lecontraire, s’écria la reine, qui, dans son immense vanité, ne laissaitéchapper aucune occasion de faire ressortir ses mérites. Je ne pensepas que mon peuple ni mon royal époux aient jamais eu à se plaindred’aucune négligence de ma part, et cependant je fais partie de l’ordredes Cordelières.

- Oh ! vous madame, vous être l’orgueil de votre sexe, répondit lereligieux, en donnant in petto un double sens à ses dernières paroles.

- N’importe, dit Gaston de Foix pour clore la discussion, sij’instituais, moi, un ordre de chevalerie à l’usage des femmes, jechoisirais, pour les honorer de cette récompense, les plus tendres etles plus aimantes, au lieu des plus sages ; de cette manière j’auraisplus charmante confrérie, et surtout de plus sûr aloi.

Ma chère fille, dit Anne de Bretagne à la nouvelle chevalière,préparez-vous à la séance solennelle dans laquelle les grandsdignitaires de l’ordre vont ratifier le don que je vous ai fait ducordon d’honneur. Je veux que toute la pompe de ma cour soit déployéepour cette cérémonie, qui aura lieu dans quelques jours et que le roiprésidera en personne.

- Madame, répondit Diane en balbutiant, je suis vivement touchée detant de bonté… mais je crains que mes droits à les obtenir ne soientpas aussi assurés. J’aurais voulu avoir quelque temps encore pour mepréparer à cette haute faveur. Ne pourrait-on différer le moment ?...

- Non pas, ma chère Diane, votre vertu ne peut s’élever davantage,répondit sa souveraine ; vous êtes dans tout l’éclat des dons du cielet de ceux de la nature. C’est le moment, où étant rehaussée vous-mêmepar la décoration que vous allez recevoir, vous lui prêterez à votretour un nouveau lustre.

- Ah ! madame, votre bonté pour moi ne vous abuse-t-elle pas ?

- Comment pourrais-je me tromper dans le choix que je fais de vous, monenfant ? Vos droits à la dignité du cordon sont visibles aux yeux detous : la voix publique est prête à affirmer que votre coeur a toujoursété au-dessus de toute coupable faiblesse, et je ne fais qu’appliquerla récompense que vous a décernée son jugement.

Diane baissa le front, et rougit en songeant combien on peut mentir parle silence.

Tout le monde se retirait.

La comtesse de Montdidier traversa, pour rentrer chez elle, une galeriebasse dans laquelle elle aperçut son père et Louis XII quis’entretenaient seuls, et sans doute d’affaires d’État. Elle sentit unélan d’admiration pour le noble comte de Montdidier, qui, au milieu despeines de famille qui venaient de l’atteindre, s’oubliait déjà lui-mêmepour entrer dans les intérêts de son prince et de son pays. Elle songeaque ce digne père, même sans y penser, lui donnait encore là un belexemple à suivre, et que c’était un avertissement providentiel derenoncer au fatal rendez-vous de la nuit. Cette sage réflexion demeuradans son esprit aussi longtemps que son père et la grande galerierestèrent sous ses yeux.

Diane rentra bientôt dans sa chambre, ouvrant sur un long couloir quiconduisait des appartements de la reine à la chapelle du Louvre etdonnant sur les bords de la Seine.


II

Il est minuit.

Le sage Louis XII, en arrangeant sa tête sur l’oreiller royal, secomplaît dans la pensée qu’il a bien employé sa journée, et accomplitout ce que prince de bonne volonté peut faire pour mériter le nom depère du peuple.

Anne de Bretagne, demeurée seule dans la tour du Retrait, et la têtepenchée sur la carte de France, compte combien de provinces, de fiefs,de duchés sont en son pouvoir, de combien de villes elle tient lesclefs dans ses frêles et blanches mains…. Et en même temps la mortcompte les jours qu’il lui reste à posséder tout cela, et trouve lesgrains bien peu nombreux dans le sablier (7).

Dans la tour de la Fauconnerie, des officiers boivent ; s’enivrent,jouent aux dés leur dernier écu et leurs dernières maîtresses.Au-dessous d’eux, les soldats de garde tremblent de froid, tombent desommeil, maudissent la consigne et le diable, qui prend sans cesse laforme fugitive d’un loup ou d’un voleur pour leur faire faire desrondes inutiles sur la grève sombre et glacée.

Le vent de la nuit se promène sur Paris, et s’écoute lui-même murmurerdans le silence universel de la cité. Le chaume qui couvre encore laplupart des maisons et la vague du fleuve frémissent sous son souffle.

Mais ce qu’il y a de plus agité et de plus tremblant à l’heure deminuit, n’est pas le brin de chaume sur la surface du toit, ni la vaguedu fleuve : c’est la femme attendant un rendez-vous d’amour, c’estDiane à sa fenêtre, écoutant avec angoisse les plus légers bruits quipeuvent lui annoncer l’arrivée dangereuse de son amant.

Bientôt Georges est au pied des murailles ; il a trompé l’attention desgardes assoupis ; il s’attache aux aspérités de la façade, à toutes leséchancrures du vieux monument, et il atteint une forte corniche qui està peu de distance de la fenêtre ; il n’a plus qu’un effort à faire poury arriver, mais il faut un soutien. Diane cherche parmi les objets quil’entourent ce qui pourrait venir en aide à son amant ; le fort cordon,insigne de la chevalerie, se trouve sous sa main ; elle le lui tend, etil s’élance dans la chambre aimée.

- Ah ! Georges, Georges, que j’ai tremblé pour vous ! s’écrie la jeunefemme, pâle et tremblante à défaillir.

Et les amples rideaux de soie retombent sur les vitraux.

- Non, ma chère Diane, je ne pouvais succomber dans ce danger, carc’était mon âme qui m’élevait vers vous… La lumière des étoiles étaitplus claire, la mousse de la muraille s’affermissait sous mes pas…

- Le fleuve était si près !

- Oh ! le ciel ne nous aurait pas rapprochés pour nous séparer si vite.

- C’est vrai, il nous a toujours réunis malgré les événementscontraires. Élevée dans un château-fort de Bretagne, bien loin deslieux que vous habitiez, j’étais déjà tout occupée de vous. Parmi lesportraits des jeunes chevaliers qui décoraient la galerie de mon père,je ne remarquais que celui de Georges de Savoisy : un charme inconnu meretenait devant cette image ; et je lui donnai tout ce que mon âmecommençait à exhaler d’amour.

- Et moi, lorsque le prince m’offrit le choix de plusieursgouvernements, par quelle heureuse inspiration préférai-je justementcelui de la sauvage province où je pouvais vous connaître et vous aimer.

- Georges, vous souvenez-vous de quelle profonde tristesse nous fûmessaisis en même temps, le matin du jour où arriva tout à coup votreordre de départ. Nous nous crûmes séparés pour toujours ; nous lepensâmes bien plus encore quand mon obéissance à mon père me forçad’épouser son parent, son frère d’armes. Et cependant la mort rompitbientôt ces liens, et nous nous retrouvâmes à la cour de France pournous aimer plus que jamais… Non, rien ne pourra rompre une union sichère… rien, pas même la volonté toute-puissante de mon père, ajoutaDiane en soupirant.

- Cependant, je vous l’ai dit, amie, je souffre cruellement, lorsque leservice du roi m’appelle en d’autres contrées, de vous laisser danscette cour si dangereuse, et de vertu si fragile malgré ses apparencesaustères… Je désire souvent un bonheur plus complet : je voudraispasser l’été au poste immuable de tout chevalier, rester sous lesdrapeaux militaires pendant ces six beaux mois de l’année qu’on aappelés temps de campagne, parce que le soleil ranime la guerre avecla vie de la nature ; et puis, quand l’hiver serait venu faire replierles tentes et rentrer les armes dans le fourreau, vous retrouver, monamie, dans le château solitaire de l’Armorique, me payant chaque jourde fatigue par un jour de repos et de bonheur, ne vivant que pour vousseule…

- Et pour mon père, qui va ces jours mêmes, se retirer dans cettedemeure de ses ancêtres pour y mourir en paix. Et moi aussi, mon cherseigneur, je le voudrais. Je me plains souvent dans mon âme del’illustration de mon nom qui me force de rester à la cour pour lereprésenter. Je me plains même de la faveur de la reine qui m’y attachepar les liens de la reconnaissance. Je ne sais par quel rêve, ou quelpressentiment, je vous vois souvent blessé par un fer ennemi, ou ayantperdu dans les fatigues quelque chose de cette beauté qui faitl’admiration de la cour et son ornement ; et je me vois aussi près devous, dans notre retraite bénie, tenant sous ma main vos chèresblessures, et remplaçant par l’idolâtrie de mon coeur ce que vous auriezperdu ailleurs d’admiration et de succès.

- Oh ! tu ne te trompes pas dans cette prévision, mon adorable amie !va on se retire toujours blessé du commerce des grands du monde envieuxet méchants ; et l’amour est le contre-poison naturel que Dieu a misauprès du mal.

Pour toutes ces réflexions qu’ils avaient à échanger ensemble, pourtous ces commentaires de tendresse, des siècles auraient été tropcourts, la nuit ne fut pas assez longue.

Ils n’avaient pas encore eu la pensée de se séparer, quand une lueurrouge, perçant les brouillards, vint frapper les vitraux. Ils sepersuadèrent que c’était l’église voisine des Dominicains quis’éclairait pour l’office de la nuit, et n’y pensèrent plus. Mais, unmoment après, le mouvement qui commençait à se faire entendre dans lepalais leur annonça que c’était bien la lumière naissante du jour.

Il n’y avait pas un moment à perdre pour que Savoisy pût encore dérobersa fuite.

Il voulut redescendre sur la corniche d’où il pourrait regagner lagrève ; mais le soutien qui lui avait aidé à monter n’était plus là ;le cordon, insigne de l’ordre sacré, était tombé dans la rivière quibaignait en ce temps-là les murs du Louvre.

Tandis qu’ils délibéraient sur les moyens de s’en passer, des pas sefirent entendre dans le corridor. C’était celui qui conduisait de lachambre à coucher de la reine à la chapelle, et, comme Anne de Bretagneétait très-matineuse, des officiers allaient déjà l’attendre à la portede son appartement pour l’accompagner à la première messe.

Ces bruits de pas étaient des coups de poignard pour Georges et samalheureuse amie. Si Diane ne faisait pas venir ses femmes à l’heure dulever, si elle n’était pas prête pour suivre la reine à la chapelle, onallait s’inquiéter de ce retard et entrer chez elle !

Ils avaient beau appeler un moyen de salut avec tous les cris de leurâme au désespoir, nul ne se présentait à eux.

- Eh bien ! dit Georges, le ciel m’aidera ! Je vais tâcher de descendrele mur sans soutien… Adieu, mon amie… un dernier baiser, et prie Dieupour moi.

- Non ! non ! s’écrie-t-elle en se jetant devant la croisée, quoi qu’ilpuisse arriver tu ne sortiras pas ainsi… je ne veux pas exposer ta vie…la perdre… Oh ! plutôt la honte et la mort pour moi.

En ce moment on entendit les deux battants de la chambre royales’ouvrir avec bruit, et la lance des hérauts d’armes retentir sur lesdalles.

- La reine vient, dit Diane en pâlissant, elle va passer devant cetteporte, la faire ouvrir… entrer !... Ah !...

- Tu vois bien qu’il faut que je sorte… laisse-moi passer… je le veux !

- Mon Dieu ! Dieu de pitié ! s’écria Diane, tandis qu’une sueur froidecouvrait son front, n’y a-t-il donc aucune ressource pour remplacer cemalheureux cordon ?

Et son oeil égaré cherchait de toutes parts.

- Ah ! tiens, regarde, dit-elle à Georges, les rideaux de cette fenêtrecoupés en morceaux…

- Oui, mais il faudrait une heure pour couper ces lambeaux et les nouerensemble, et nous n’avons pas une minute.

D’un côté, on entendait les pas avancer ; de l’autre, le fleuveeffrayant mugissait sous la fenêtre.

Georges souffrait trop du danger que courait une femme si chère, sonâme s’éleva au dernier degré du dévouement ; il sentit un besoinirrésistible de n’avoir plus à trembler que pour lui. Il éloigna Dianeavec violence, ouvrit la fenêtre, et son pied posait déjà sur la pierrefatale.

Mais Diane qui n’avait plus d’autre moyen de le sauver se précipita àla porte de la chambre, d’un coup hardi en ouvrit les deux battants, etmontra à la reine, qui se trouvait en face avec sa suite, Georges deSavoisy, au lever du jour, dans la chambre de la comtesse de Montdidier!...

- Maintenant, dit-elle à Georges d’une voix profonde et avec letriomphe du sacrifice, maintenant, on t’a vu… ta fuite serait inutile…tu ne dois donc plus sortir.

La reine demeurait immobile de stupeur et pâle de colère devant leseuil de cette chambre. Diane alla se prosterner à ses genoux. Savoisyà quelques pas avait le front baissé, les bras croisés sur la poitrine,mais l’air toujours digne et fier dans son accablement. Il n’y avait àla suite de la reine que deux officiers du palais et le comte deMontdidier, le malheureux père de Diane.

- Retirez-vous, madame, de ma présence et de la cour, dit Anne deBretagne à la jeune femme, tant d’audace à montrer votre conduitescandaleuse me fait horreur.

Le comte de Montdidier voila sa face de son manteau ; le noblevieillard, qui se sentait trembler pour la première fois de sa vie, futobligé de s’appuyer contre une colonne pour ne pas défaillir.

- Oh ! madame, reprit la reine, vous m’avez bien trompée !.. vous nesavez pas tout le mal que vous me faites !... vous portez un coupterrible à la sainte institution dans laquelle vous venez d’entrer. Dèsce moment vous n’en faites plus partie. Rendez-moi à l’instant même lecordon que vous avez indignement usurpé.

- Je ne l’ai plus, dit Diane en tremblant.

- Malheureuse ! qu’en avez-vous fait ?

Elle releva la tête et dit avec le courage de l’amour :

- Je l’ai tendu au duc de Savoisy, suspendu sur l’abîme du fleuve, pourlui servir de soutien.

L’un des officiers de la reine dit tout bas à l’oreille de soncompagnon :

- (Qu’en dites-vous, baron ; si les chevalières de l’ordre se serventde leur cordon d’honneur pour faire entrer leurs amants par la fenêtre,voilà une institution bien remplie).

- N’importe, reprit la reine, quoiqu’il ait servi à cet indigne usage,rendez-le moi.

- Je ne peux pas, répondit la jeune femme, il est tombé dans l’eau.

- (Vous l’entendez, chevalier, dit l’autre officier en parlant aussiderrière sa main, l’honneur de ces dames est à vau-l’eau).

La reine détourna la tête d’indignation. Un cri de désespoir déchirantsortit de la poitrine du vieux Montdidier.

- Mon père, écoutez-moi, s’écria Diane en tombant à ses genoux. Je n’aipu résister à l’amour ; j’avais là, dans mon sein, un foyer trop ardentde tendresse et d’adoration… Mais ce sera mon seul crime…. J’aimaisGeorges, je n’ai pu le voir mourir sous mes yeux pour me sauver, j’airévélé sa présence près de moi pour qu’il ne songeât plus à la déroberau péril de sa vie. Cette faute eût été celle de toute femme digne dudieu d’amour qui l’a créée. J’ai tout sacrifié pour le sauver,l’honneur, la renommée, la fortune, le présent, l’avenir, tout. Maismaintenant…. Oh ! de grâce écoutez-moi !... je sacrifie cet amourlui-même à mon devoir, à ma piété pour vous. Je quitte Georges, jequitte la cour, je vais m’enfermer avec vous dans la demeure obscureque vous avez choisie… vous ne serez plus seul dans votre manoirattristé ; vous aurez le sein de votre Diane pour reposer votre tête,sa voix caressante pour bercer vos vieux ans, et vous me pardonnerez lelustre que j’aurai fait perdre à votre nom, quand je vous le rendrai enbonheur chaque jour de ma vie.

- Je ne veux pas, dit le comte d’une voix faible, je ne veux pas devoirce bonheur à une femme coupable.

- Elle ne le sera plus, prononça Savoisy avec un regard imposant, carvous ne lui reprocherez pas d’aimer son mari. Jusqu’à présent nousavons préféré tous deux tenir notre amour caché aux yeux de tous, dansle sanctuaire de notre âme ; mais maintenant Diane consentira à medonner sa main pour effacer le scandale de ce jour, et surtout pour quej’aie le droit de vous suivre dans votre solitude, de vous consacrer mavie comme elle.

A cette assurance de mariage, l’austère Anne de Bretagne regarda lesdeux amants avec moins de colère. Le vieillard découvrit son noblevisage baigné de larmes, et sans rien dire tendit les deux mains à sesenfants en signe de grâce.

- Voici ce qui est tombé cette nuit dans ma barque, comme je traversaisla rivière, dit Gaston en se montrant subitement.

Et il tendit à la reine le joli cordon toujours frais et brillant.

- Vous le voyez, ma chère tante et souveraine, ajouta-t-il, il n’estpas besoin d’être sage pour donner bon avis, et j’avais bien raison devous dire l’autre soir qu’en récompensant dans les femmes le saintamour au lieu de la vertu sévère, vous ne risqueriez pas tant de voustromper.

Anne de Bretagne prit le cordon en soupirant.

- Oh ! madame, dit Diane en levant ses beaux yeux vers la reine et enjoignant ses mains suppliantes, c’est le dernier instant où je vousvois ; vos yeux ne se reposeront plus sur celle que vous avez sisouvent nommée votre chère Diane…. Je vais pour jamais m’ensevelir dansla retraite….

- Eh bien ! dit Anne de Bretagne, eh bien ! ma fille, emportez-y monpardon, pour que votre bonheur n’y soit mêlé d’aucun regret.

L’ordre de la Cordelière, peu de temps après cet événement, tomba endésuétude.

C’est le seul essai qui ait été fait en France pour accorder unedistinction honorifique en signe de récompense publique.

Comme la lampe qu’on allume devant une sainte image pour l’éclairer auxyeux des passants, la décoration qu’on attache à la poitrine d’un hommeest faite pou attirer l’attention sur un talent ou une gloire. Cettelumière s’est éteinte bien vite pour les femmes. Et cependant, quand ily a lieu, l’amour et la renommée savent toujours les reconnaître.


CLÉMENCE ROBERT.

(1) Ordre dechevalerie pour les femmes, institué par Anne de Bretagne.
(2) Son caractère avait toujours eu beaucoup d’austérité ; elle fut lapremière reine qui porta le deuil en noir ; elle introduisit cet usageà la mort de Charles VIII, son premier mari. Jusque-là les souverainsportaient des vêtements blancs à leur veuvage, et on leur donnait alorsle nom de reine blanche.Ce fut aussi Anne de Bretagne qui créa les filles d’honneur ;elle fit venir les demoiselles des plus grandes maisons de son royaume,et, par cette institution, les tint sous sa sauvegarde.
(3) On voit encore à la bibliothèque royale un livre d’heures où setrouvent des vignettes peintes par Anne de Bretagne.
(4) Il portait le titre de poëte de la reine.
(5) Conservé aux archives royales.
(6) Anne de Bretagne tenait infiniment à cet ordre ; elle fitconstruire à ses frais un magnifique vaisseau auquel elle donna le nomde la Cordeliere,et qui commanda la flotte envoyée contre les Turcs.
(7) Elle mourut très-peu de temps après le moment dont nous parlons.