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SILVESTRE, Armand (1837-1901): Curiositéprovinciale, (1883). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (22.X.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(coll. part.) des Histoiresbelles et honnestes publiéesà Paris par Marpon et Flammarion en 1883 etillustrées par Kauffmann. Curiositéprovinciale par Armand Silvestre ~~~~I Le vieux château de Keloac Kornaubec, contemporain deBertrand Duguesclin de glorieuse mémoire, n’avaitpas connu ses hôtes naturels depuis la Révolution.Abandonné à un intendant isolé dansune façon de désert qu’il dominait detout l’orgueil de ses tours délabrées,les seules visites qu’il reçût jamaisétaient celles de touristes évadés quivenaient se reposer et rêver dans la grande ombrequ’il projetait parmi la solitude. A part ses rareshabitants, il n’intéressait guèrequ’une façon de vieux savant retirédans le plus proche village où il exerçait, assezplatoniquement, d’ailleurs, les fonctionsd’architecte. Ce n’était pas, sachez-letout d’abord, un homme ordinaire que ce Petronius, venu deBretagne on ne sait quand et qui y eût passécertainement pour un sorcier, n’eûtété sa piété exemplaire etl’amitié du bon abbé Lohic,curé de la localité. Ce Petronius, fort versé dans les antiquitéségyptiennes, avait fait la curieuse remarque que lechâteau de Keloac Kornaubec étaitorienté comme cette fameuse statue de Memnon qui, auxpremiers rayons du soleil, emplissait la campagne d’uneharmonieuse musique. Ayant découvert, d’ailleurs,le truc au moyen duquel les prêtres obtenaient ce miracle, ilavait répété cent fois que rien neserait plus simple que d’en installer un tout pareil dans laseigneuriale demeure. Il avait imaginé pour cela unefaçon de caisse sonore, pouvant s’adapterà une chambre quelconque et qui avait lapropriété d’amplifier le moindre bruitdans la proportion étonnante de cent cinquante et demià un. - Vieux toqué ! lui disait le bon abbé Lohic enriant aux larmes, quand il racontait ces balivernes. - Gros incrédule ! répliquait le savant en tapantdoucement sur le ventre du curé. Et tous deux, interrompant leur piquet trinquaient amicalement avec unbon pichet de cidre, comme font les braves gens de pays-là. II Cependant, un jour, l’intendant Joëlreçut une lettre qu’il apporta bien vide aumaître d’école Festinard, ne sachant,pour sa part, lire que l’écrituremoulée. Festinard chaussa son grand nez de besicles, et avecl’importance d’un homme qui domine une situation,après s’être violemmentmouché et avoir craché de droite et de gauche,voici ce qu’il lut : « Monsieur mon intendant, « Prenant femme le trente courant et désirantvenir passer en mes terres la première semaine de monmariage, je vous prie de faire aménagerl’appartement de mes aïeux de façon queje puisse m’y installer convenablement. Acôté de la chambre où vous aurezérigé le lit nuptial, vous voudrez bienménager, d’une part, un cabinet detoilette et, de l’autre, un boudoir où,dès le matin, madame la comtesse, qui est musiciennepassionnée, puisse étudier son piano. Vousrecevrez, par petite vitesse, tous les meubles que je jugenécessaires à ce court séjour dans mondomaine. Comptant sur votre zèle et votre antiquedévouement à ma famille, monsieur mon intendant,je vous baille féodalement le bout de mes doigtsà baiser. «Comte BERTRAND DE KELOAC KORNAUBEC. » - Belle rédaction, dit Festinard en achevant la lecture. - J’ai mon idée ! ajouta Petronius en faisantclaquer les uns contre les autres ses maigres doigts. - Bonne affaire pour mes pauvres ! reprit l’abbéLohic en se caressant doucement l’abdomen. - Enfin, je verrai une Parisienne ! conclut Dinah, la femme del’intendant Joël. Joël, lui, n’avait pas prononcé uneparole, mais il se frappait le front comme un gaillard qui ne sedissimule pas l’importance de ce qu’il va faire. III En sa qualité d’architecte, Petronius futchargé des arrangements intérieurs duchâteau ; il choisit la plus belle pièce pour yinstaller le temple où, comme le ditélégamment Festinard, la jeune comtesseimmolerait sa chasteté sur l’autel del’Amour. Cette magnifique chambre qui avaitété, dans le bon temps, une salle de torture,était justement flanquée de deuxpièces moindres, jouissant de la même expositionmagnifique au soleil levant. Petronius choisit immédiatementcelle de gauche pour les ustensiles de toilette, et réservacelle de droite pour en faire l’harmonieux boudoirdemandé par M. le comte.C’est donc dans cette dernière qu’ilposa lui-même les appareils sonores qu’il avaitinventés pour cent-cinquantuplerl’intensité des sons et dont j’aiparlé plus haut. - Quelle agréable surprise,pensait-il, pour cette jeune dame et pour le pays tout entier, quand lepremier accord qu’elle fera sur son piano retentiraà ses oreilles comme une batterie d’artillerie eteffarouchera, à une demi-lieue, toutes les bêtesdans la plaine ! Dès qu’elle y sera mieuxaccoutumée, ses moindres sonates seront une fêtepour toute la région, et nul doute qu’on ne viennedes quatre coins du monde, pour admirer cette résurrectiond’une des merveilles les plusaccréditées de l’antiquité. Ainsi se parlait à lui-même le doux Petronius, secomplaisant dans l’épanouissement de son propregénie. Cependant d’immenses caisses avaient apporté lesmeubles annoncés - un mobilier tout parisien, sans aucunerecherche de couleur locale. Horreur ! Une armoire à glace !Un piano à queue avec une lyre à lapédale. Monsieur le comte était, au fond, unassez joli bourgeois. Tout fut mis en place, sauf un objet dont ladestination douteuse provoqua un véritable conseil desministres. IV Une boîte d’acajou élevée surquatre pieds, et, dans cette boîte, un évasementde porcelaine ayant, à fort peu près, la forme etles dimensions d’une guitare. - C’est un petit cheval de bois pour les enfants, dit lemagister Festinard, qui devait, du premier coup, être le plusprès de la vérité. Mais l’abbé Lohic levant les épaules. - C’est tout simplement, fit-il, un plat àpoissons pour les jours de cérémonie. Quatrevalets l’apportent en tenant un pied chacun et ledéposent sur la table en grand apparat. - Ne pensez-vous pas plutôt, reprit Dinah en se signant, quece soit un bénitier pour mettre dans la chapelle ? - Et moi, dit Joël, je prétends que c’estun plat à barbe pour se savonner le museau aprèsles morsures du raseoir. - Vous êtes tous des ignorants, conclut solennellementPetronius. Cet instrument, comme l’indique suffisamment sonfacies extérieur, est un instrument de musique.J’ajouterai que c’est certainement un instrumentà cordes, de la grande famille du violon et du violoncelle.Ce creux dont vous imaginez mille destinations stupides estcaractéristique de cette grande famille. Bien que je ne voyepas les chevilles où s’enroulel’extrémité des cordes, je suis certainque celles-ci doivent être tendues dans toute la longueur dubois. Vous me permettrez donc de faire transporter ce luthquadrupède dans le boudoir où madame la comtessedoit faire de la musique. Je placerai un coussin àcôté : car le peud’élévation de ce cymbalum(c’est peut-être le véritable cymbalumdes anciens) indique qu’on en doit jouer assis oumême accroupi comme les tailleurs qui ne travaillent bien quele derrière sur les talons. Tout le monde s’inclina devant la scienceincontestée de Petronius, et il fut fait comme il avait dit. Seulement, M. le comte, en arrivant, jugea à proposd’étonner ses vassaux par unerévolution. A peine entré et le premier regard jeté sur cequi avait été préparé : - C’est idiot, fit-il, je veux le cabinet de toiletteà droite et le petit salon musical à gauche. Il y a des gens comme cela, qui, pour faire del’autorité, bouleverseraient le cours naturel desétoiles, n’était qu’ellessont trop haut perchées. - Voilà qui est fâcheux, pensa le pauvrePetronius, et tout le mal que je me suis donné pourrenouveler le miracle de la statue de Memnon est perdu. On a bienaffaire que de cent-cinquantupler les sons dans un cabinet de toilette ! Comme M. le comte n’avait pas l’air de plaisanter,le déménagement fut opéréau plus vite, les meubles de la pièce de gauche passant danscelle de droite et réciproquement. Mais quant vint le tourde l’objet qui avait si fortement intrigué tout lemonde, M. de Keloac Kornaubec le fit maintenir où ilétait, c’est-à-dire dans le nouveaucabinet de toilette d’où on voulaitl’emporter. - C’est un âne qui n’en sait pasl’usage, redit tout bas Petroniusdésolé. - Je savais bien que c’était un plat àbarbe ! triompha Joël. - Toutes ces petites bouteilles sont peut-être pour dire lamesse, hasarda Dinah. - C’est qu’ils mangent du poisson à leurpetit déjeuner, pensa l’abbé Lohic. - Vous voyez bien que c’est pour attendre les enfants,murmura Festinard qui tenait à son idée. V L’aurore aux ongles de carmin venaitd’entrebâiller la porte du Jour sur un grandembrasement de l’horizon. Le temps étaitd’une beauté parfaite et l’air si calmequ’on n’y entendait ni un tressaillement de feuille ni un bourdonnement d’insecte. Ce fut donc unesurprise pour tous les êtres, bêtes et gensépars dans la campagne pour les travaux du matin, quand unvéritable bruit de tempête traversa la plaine, -sans que rien y parût d’ailleurstroublé, - dans un rayon de plus d’une demi-lieuedu château de Kéloac Kornaubec. Jamais soupir del’antique Borée, fouetté parl’Aquilon, n’avait fait pareil vacarme ens’échappant des antres aériens. Cettetrombe mystérieuse, qui ne dérangeait rien dansl’atmosphère et ne s’accusait que parson infernale musique, se tut soudain, laissant un grandétonnement après elle. Toutes les femmesétaient tombées à genoux sur le borddes chemins, et les hommes avaient porté vigoureusement leurmain à leur chapeau pour le tenir ferme contre un coupd’ouragan qui n’était pas venu. Un instant après, qui eûtpénétré dans le châteaueût vu M. le comte se promener les poings serréset d’un air furieux, tandis que Mme la comtesse, rouge commeune pivoine et les yeux pleins de larmes, se roulait sur un divan,comme accablée par le désespoir et la honte. Cependant, Petronius, qui avait bien deviné quelque miraclede sa boîte à musique, arrivait en grandehâte quand Dinah, la femme de l’intendantJoël, l’entraînamystérieusement dans un coin. - Je sais maintenant, lui dit-elle avec une joie féroce decuriosité satisfaite. - Comment ? tu sais ? - Oui, je m’étais cachéederrière une portière pour voir tout qui sepasserait entre monsieur et madame. - C’est du joli ! Eh bien ? - Eh bien ? Vous savez bien la chose à quatre pattes ? - Parfaitement. - Vous aviez raison. C’est un instrument de musique. - Parbleu ! - Seulement vous aviez tort aussi tout de même. - Et comment cela, s’il vous plaît ? - Parce que c’est un instrument à vent. |