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SILVESTRE, Armand (1837-1901): Figure deréthorique, (1883).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (10.XI.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(coll. part.) des Histoiresbelles et honnestes publiéesà Paris par Marpon et Flammarion en  1883 etillustrées par Kauffmann.
 
Figurede réthorique
par
Armand Silvestre

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I

Après avoir épousé, devant les gensqui comptent en matière de mariage, ladélicieuse Ursule de Château-Guignard, le baronJean des Etoupettes s’était retiré dansses terres de Normandie et y menait la vie solitaire à deux,d’un mari profondément épris de safemme. Il y avait de quoi, morbleu ! Et même sous la douchematrimoniale, vous eussiez adoré, comme lui, cettecréature à la fois belle et joyeuse, pleine dedroiture et de santé, appétissante et cordiale,un vrai sourire de chair sur lequel volait sans cesse lapoésie d’une chanson. Ah ! l’aimablefille avec ses grands yeux bleus regardant bien en face, sa bouche dontles moues elles-mêmes appelaient le baiser, sa maingrassouillette et aristocratique de dessin toujours tendue, sa gorgedont les éclats de sa gaîtén’ébranlaient pas les marbres roses et vivants,ses reins cambrés dont l’arc avait les lignespures de celui de Diane, son… non ! mais vous me laisseriezaller comme ça jusqu’à demain ! Et sile baron me giflait, iriez-vous vous battre pour moi ? C’estqu’il est fort jaloux, le baron ! Et il a tort. Car sachezque je viens de vous faire un conte. Je n’ai jamais vu ni lesreins ni la gorge de Mme des Etoupettes qui est la plus vertueuse dumonde ; seulement je les ai devinés, parce que labeauté de la femme a des logiques inflexibles et quel’homme d’expérience restitueà coup sûr, dans la splendeur de leurnudité, toutes les merveilles qu’elle nous cacheet garde à son seul époux. Je vous ai fait unconte, mais je maintiens ce que j’ai dit. Unménage fort heureux au demeurant. Le baron, qui avait servidans la cavalerie, et avait, de plus, fréquentéles ateliers pendant qu’il tenait garnison àParis, était sans morgue seigneuriale aucune et parlaitvolontiers le langage imagé que nos artistes onthérité des aïeux. Les menus proposgrassouillets n’étaient pas d’ailleurspour faire peur à la jeune baronne qui riait de tout etétait prodigieusement bonne enfant. Ce couple, sage etexempt de toute bégueulerie, menait une vie large etémaillée de mille petites fumisteries que leconjoint faisait à la conjointe etréciproquement. Car M. Jean des Etoupettes avait pris, dansle commerce des peintres et des sculpteurs, un goûtimmodéré pour les charges et l’avaitfait partager à sa moitié. Voilà quivaut d’ailleurs infiniment mieux que de s’occuperde politique.

II

Il était cinq heures du matin, et le baron passait seshabits de chasse. Ursule, qu’il avaitréveillée en se levant, en profitait pour luidemander une paire de petits chevaux bretons, dont elle avait une enviefolle depuis un mois. Pour la vingtième fois, le baronrefusait avec énergie, ces bêtesentêtées et violentes (c’est des chevauxbretons, et non du baron que je parle) lui semblant les plusdangereuses du monde. Et comme Ursule insistait avec des impatiencesd’enfant :

- Que j’aie le derrière peint en vert si je vousles donne jamais ! s’écria-t-il parmanière de parler libre et pittoresque qui étaitdans ses façons habituelles.

- Ce n’est pas joli ce que vous dites-là,monsieur, se contenta de répondre Ursule, avec un airadorable de bouderie.

Le baron l’embrassa dans les cheveux, ce qui est exquis lematin quand la tête de la femme est encore tièdede sommeil et légèrementembroussaillée par les poses nonchalantes de la nuit. Puisil descendit au chenil, jura, siffla, rassembla ses chiens, fit bouclerces hautes guêtres par le garde, assura son fusil sous sonbras et partit pour aller embêter d’innocentslapins en train de promener leurs petits museaux roses sur lesfraîcheurs roséennes du thym. Dans ce belliqueuxet utile exercice, il dépassa les frontières deson domaine, et il se trouvait notoirement sur celui de la commune,quand il entendit derrière lui un coup de feu. Une ou deuxlégères piqûres dans le gras des reinsl’avertit en même temps que le chasseurn’avait pas perdu tout son plomb. Il aurait fallu voir lespetits lapins rire aux larmes derrière la haie voisine !

- Fichu maladroit ! hurla le baron en se retournant.

Un homme venait à lui, se hâtant dans les raideursd’un accoutrement tout neuf, avec un pince-nez en fourchetteque le mouvement de sa course avait fait descendre ridiculement.

- Pardon, monsieur, vous aurais-je touché ?

- Certainement, imbécile.

- Ah ! mais pardon ! Quand je viens vous faire des excuses, jen’entends pas recevoir de gros mots.

- Vous êtes un animal !

- Et vous un malotru !

Ils marchèrent vivement l’un versl’autre, en fouillant dans leur poche comme pour y trouverdes cartes. Mais quand ils furent à cinq pas l’unde l’autre, ils ouvrirent simultanément leurs braset s’enfermèrent dans une doubleétreinte :

- Mon cher Ventemol !

- Mon vieux des Etoupettes !

Ils étaient si grotesques que les petits lapinsétaient obligés de mettre leurs pattes sur leursventres blancs pour ne pas éclater.

III

- Toujours myope, mon pauvre Ventemol ?

- Hélas ! Il y a longtemps que je serais chefd’escadron sans cela. Et toi ?

- Heureux et marié. J’habite à deux pasd’ici dans le château de mes pères. Aufait, nous allons déjeuner à l’auberge,mais tu viendras dîner ce soir à la maison et ypasser la nuit.

- Impossible ! Crois-tu que je voudrais me présenter devantta jeune femme dans cet accoutrement !

- Tu ne connais pas ma femme ! Un bon garçon comme toi etmoi ! Meilleur que toi ! car jamais elle ne s’est permis deme tirer des coups de fusil où tu sais.

- Non ! mon ami, pour rien au monde je ne paraîtrais devantune châtelaine dans l’état oùje suis.

- Eh bien ! nous allons arranger ça.

- Comment ?

- Tu es de ma taille et à fort peu près de ma« corporation » comme dit M. Schumann, montailleur. Tu te rappelles bien d’ailleurs qu’aurégiment nous nous sommes souvent prêténos uniformes.

- Après ?

- Nous ferons comme au régiment. Nous rentrerons sans bruit: Je te conduirai silencieusement dans ma chambre, sansprévenir la baronne de ton arrivée. Tu ytrouveras de quoi changer de linge et tu revêtiras un de mescomplets. Pendant ce temps, je donnerai un coup d’oeil auchenil. Puis je viendrai te reprendre. Tu seras tout battant neuf etmis comme un marguillier. Je te présenterai à labaronne qui ne reconnaîtra pas mes habits sur ton dos, ettout se sera passé, comme à la courd’Espagne, dans toutes les rigueurs del’étiquette.

- Soit ! dit Ventemol. Je serai heureux de connaître la femmequi a fixé pour jamais le volage des Etoupettes.

Ils s’éloignèrent en cheminant vers unefaçon de cabaret où l’on faisait dedélicieuses omelettes au lard. A peine furent-ils partis queles petits lapins dépêchèrent desreporters dans tous les sens pour conter ce qu’ils avaient vuet entendu à leurs contemporains.

IV

Le baron a conduit le capitaine Ventemol dans sa chambre, lui adonné le choix entre plusieurs complets fortélégants et lui a ouvert l’armoire aulinge. Après quoi il s’est retiréconformément à son programme. Ventemol acommencé sa toilette et en est venu au moment de passer unechemise. Le devant et les manches de celles qu’il a choisiesont maintenus en place par un nombre prodigieuxd’épingles, si bien qu’aprèsavoir enfilé les pans au-dessus de sa tête, lecapitaine, qui n’a pas pris la précaution deretirer tous ces petits piquants, se trouve pris sous unefaçon de cloche dont le haut est fermé parl’empois et qu’il manie trèsdifficilement sans se piquer, n’osant plus en sortir et neparvenant pas à s’y insinuercomplètement. Nous avons tous passé par ce genrede torture inventé par les blanchisseuses. Laditefaçon de cloche descendait juste à la hauteur deshanches, de sorte que tout le reste de la personne de Ventemol, ycompris ce qu’elle avait de plus charnu, étaitindécemment au vent, comme dans les images païennesd’Hercule et d’Apollon. Au-dessus de cetterotondité en plein air, un souffle léger etironique, venu par la fenêtre et tout embaumé del’âme des fleurs automnales, agitait mollement,comme une voile, le pan souple de la chemise. Tout à coup lecapitaine, qui ne savait comment sortir de cette position ridiculementcritique, se sentit rougir jusqu’au front, en entendantdistinctement, dans le silence de son désespoir, un petitfrôlement de pas et de jupes. Il retint son souffle pour nepas attirer l’attention et demeura immobile. Maisbientôt, le délicieux frôlementétant venu jusqu’à lui et ayantbrusquement cessé, il sentit quelque chose detrès doux, comme une queue de blaireau, qu’on luipromenait au-dessous des reins dans tous les sens ; en mêmetemps, il éprouva une impression humide sur toute larégion de son individu ainsi caressée. Cela duraquelques secondes au plus, mais qui lui parurent uneéternité, tant il était inquiet etintrigué de ce qui se passait. Les pas et la jupe reprirentleur chanson qui s’éteignit rapidement et quetermina un éclat de rire déjàlointain, mais strident et joyeux comme un bruit de verre.

Se sentant enfin seul, Ventemol tira rageusement à lui lespans de sa chemise et, au risque de s’égratignerles bras et le visage y pénétra violemment ;passa une cravate, acheva de se vêtir et se trouvaprêt quand le baron vint le reprendre en sifflant une fanfarejoyeuse. Tout abasourdi de son aventure, il se garda biennéanmoins de la lui conter. C’étaità la fois embarrassant, inutile et même imprudent.La présentation se fit le plus galamment du monde. Audîner, Ventemol, qui était physionomiste, ne futpas sans remarquer que la baronne avait toujours envie de rire enregardant son mari et qu’un éclair de moqueriedouce passait alors dans ses yeux.

V

- Eh bien, mon chéri, j’aurai mes petits chevauxbretons ?

- Par exemple ! moins que jamais, ma chère Ursule !

- Vous ne vous rappelez donc pas ce que vous m’avez dit cematin ?

- Moi ? Et quoi donc ?

- Vous avez dit que je les aurais le jour où vousauriez…, vous savez bien ! peint en vert. Une de vosexpressions favorites.

- Et puis, après ?

- Eh bien, mon mignon, pendant que je retire mes bas pour me mettre aulit, au lieu de m’y aider, comme àl’ordinaire, allez-vous en du côté de laglace et, laissant choir votre pantalon, regardez-y l’enversde votre personne.

Le baron, très intrigué, obéit.

- Je ne vois, dit-il, que la trace des deux grains de plomb que cettebuse de Ventemol y a logés.

La baronne, plus intriguée encore, accourut. Elle parutsurprise en apercevant l’image aussi blanche qu’unebotte de lis.

- Vous avez donc pris un bain ? s’écria-t-elle.

- Moi ? par exemple ! et à quel moment ?

- C’est vrai ! mais alors ?... Vous ne vous êtesaperçu de rien dans la chambre pendant que vous vousdébattiez contre votre chemise ?

- Moi ! mais de rien absolument.

- Ah ! c’est trop fort et vraiment indigne ! Vous tenez unvilain propos et je vous prends au mot pour obtenir une chose que jedésire ardemment. J’arrive, à forced’adresse et de ruse, à réaliser votremalpropre idée, et vous faites, je ne sais comment,disparaître mon ouvrage. C’est de la mauvaise foiça, monsieur, et je les ai gagnés, mes petitschevaux, loyalement gagnés, malgrél’air bête que vous prenez pour faire celui qui necomprend rien ! Et je les veux, entendez-vous, parce que vous avezjuré et que ce que vous avez dit a étéfait.

Et, prise de colère enfantine, elle trépignait deses jolis pieds nus sur le tapis.

- Ma femme a bu une pointe de champagne de trop ! se ditphilosophiquement le baron Jean des Etoupettes. Mais Ursule le boudatoute la nuit, ce qui lui fut spécialementdésagréable, parce qu’il se sentaitplein d’imagination conjugale.

Le lendemain matin quand il entra dans la chambre de Ventemol, iltrouva celui-ci, pâle comme un mort, assis dans son lit grandouvert, immobile et comme stupéfié, dans unecontemplation douloureuse.

Au milieu des draps, à l’endroit justeoù avait posé le mitan de la personne ducapitaine, imaginez un paysage d’un vert cru,éclatant et impitoyable à l’oeil.

- Je ne sais pas ce que j’ai eu cette nuit, ditd’une voix dolente le capitaine à son ami, en luimontrant ce faux Hanoteau, mais je dois être bien malade.

Le baron Jean des Etoupettes se frappa le front et sortiatterré, sans dire un mot. Avait-il deviné dequelle erreur la malice innocente de la baronne avaitété victime ?.. Toujours est-il qu’ilabandonna son juron favori et ne retint pas Ventemol àdéjeuner ce jour-là.