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SILVESTRE, Armand (1837-1901): Le centenaire deDiafoirus, (1883).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (15.XI.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(coll. part.) des Histoiresbelles et honnestes publiéesà Paris par Marpon et Flammarion en  1883 etillustrées par Kauffmann.
 
Lecentenaire de Diafoirus
par
Armand Silvestre

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I


M. le bourgmestre de la ville de Rops, obstinémentoubliée sur les cartes de Belgique par lesgéographes, se creusait depuis longtemps la têtepour inventer une solennité locale qui fît un peuparler de cette cité délaissée. Unjour, enfin, en compulsant, pour la centième fois, lesarchives municipales, il acquit, à fort peu près,la preuve que le célèbre Diafoirus,immortalisé par Molière, étaitné dans les environs de Rops. Il ne lui en fallut pasdavantage. Il y avait certainement plus de cent ans que ce remarquablepraticien était mort ; mais, comme on avaitoublié de lui rendre publiquement hommage à cetteoccasion, M. le bourgmestre pensa que cet acted’indifférence pouvait être mis sur lecompte d’un simple retard, et il fit savoir urbi et orbi, parla voie des journaux et des prospectus, que le centenaire dupère à Thomas serait fêtépar des réjouissances inouïes. Congrès,orphéons, discours, arcs triomphaux, banquets, chevaux debois, chars allégoriques, représentationsthéâtrales, feux d’artifice, rien nedevait manquer à ce programme glorieux. Tous les corpsmédicaux de l’Europe résolurentimmédiatement de s’y faire représenter.Notre Académie ne fut pas une des moinsempressées, et désigna le docteurLenflé du Pétard pour cette mission,d’ailleurs fort recherchée. Bien que fort jeuneencore, le docteur Lenflé du Pétards’était fait une rapide renommée parplusieurs décès inattendus et retentissants,aussi bien que par sa célèbre brochure : L’art des’asseoir ou la science de l’oculisteappliqué aux maladies des personnes sédentaires,ouvrage plein d’aperçus nouveaux dont lecorollaire avait été l’inventiond’un monocle pour les personnes constipées. Bonvivant d’ailleurs, n’en voulant pas une minute auxgens qu’il avait tués, et bien fait pourreprésenter, dans le monde des Flandres, le peuple joyeux,spirituel et bon enfant que nous croyons être.

- Viens-tu avec moi ? avait-il dit à notre ami Jacques.

- A quel titre ? avait répondu celui-ci.

- Mais comme journaliste, si tu veux. La presse est inventée.

- Au fait, c’est vrai, je n’écris nullepart. Donc je suis journaliste.

Et Jacques, qui s’embêtait ferme en cemoment-là, boucla sa valise.

II

Il avait été décidé par M.le bourgmestre que les invités de la ville coucheraient chezl’habitant. Car on est hospitalier en Belgique, comme lesavent bien ceux qui furent au centenaire de Rubens. M. le conseillerVan den Bourik ne fut donc pas surpris quand, deux noblesétrangers s’étantprésentés à sa porte, les deux cartessuivantes lui furent remises : Docteur Lenflé duPétard, de la FACULTÉDE PARISet Jacques Moulinot,rédacteur de l’ INVENTIONPOLITIQUE ET LITTÉRAIREjournal desintérêts aléatoires. Sansles recevoir lui-même, car M. le conseiller Van den Bourikétait plein de morgue, il les fit installer, par sonfactotum, dans un appartement fort convenable, où undîner copieux leur fut servi par une bonne tout àfait appétissante, répondant au nomd’Apolline. On était à la veilleseulement du grand jour, mais la cité étaitdéjà toute en fête. Une retraite auxflambeaux et des salves d’artillerie devaient saluer le leverdes étoiles et on jouait, au théâtrefrançais de Rops, lequel n’était ouvertau public qu’une fois tous les six ans environ, le Pied de Mouton,arrangé en vaudeville à trois personnages. Commenos vieux amis venaient d’achever leur café etd’allumer un cigare :

- Allons au spectacle ! dit cet enragé de Lenflédu Pétard.

- Ma foi non ! répondit Jacques, je me réservepour demain.

- A ton aise, paresseux.

Et le docteur sortit seul, laissant Jacques rêveur. Carcelui-ci pensait, tout ensemble, à la dernièremaîtresse qui l’avait trahi et aussi àla gorge délicieusement modelée dont le fichu malnoué d’Apolline lui avait laisséapercevoir un petit coin blanc comme une boule de neige.

III

- Entrez !

On venait de frapper discrètement un coup à laporte de la chambre et Jacques était partagéentre la mélancolie du souvenir et les chatouillements del’espérance, situation toujours dangereuseà la vertu. Ce fut Apolline qui entra. Jacques eut unéblouissement et conçut les plus audacieuxprojets. Mais Apolline ne paraissait nullement disposéeà la plaisanterie. Un doigt sur la bouche, dans la pose desconfidences mystérieuses :

- Monsieur, lui dit-elle, ma maîtresse, qui est seuleà la maison, s’est trouvée subitementindisposée. Sachant qu’il y avait unmédecin fameux parmi les hôtes françaisque nous avons l’honneur d’héberger,elle m’a prié de le venir chercher. Serait-ce, parhasard, vous ?

- Mais certainement ! fit Jacques qui ne manquait pas de toupet.

Et il suivit Apolline, en prenant les airs d’importance quiconviennent à la profession qu’il venaitsubitement d’embrasser. Son guide l’introduisitdans une chambre somptueuse et, sous la lumièretrès amortie d’une lampe àl’abat-jour baissé, le conduisit vers une chaiselongue sur laquelle une femme, tout emmitouflée dans lesdentelles de son peignoir, était étendue. Il nefallut pas grand temps à Jacques pour s’apercevoirque cette nonchalante personne était, tout simplement,admirablement belle et pour s’applaudir de l’audacequ’il avait montrée. Après avoirrelevé, d’un geste paresseux de ses mainsblanches, la lourde chevelure noire qui lui cachait le front et luitombait jusque sur les yeux :

- J’ai un singulier service à vous demander,docteur, fit-elle d’une voix lente et harmonieuse comme unsoupir de flûte. Je voudrais éclaircir un pointqu’il me serait désagréable desoumettre au médecin de mon mari. Je puis compter,n’est-ce pas, avec vous, sur la discrétionprofessionnelle ?

- Qui l’aurait, si ce n’est moi ? soupira Jacquesd’un air convaincu.

- Eh bien, docteur, continua en rougissant l’adorablecliente, je voudrais savoir si je ne suis pas destinéeà devenir mère dans un avenir prochain.

- C’est ce que nous allons voir avec plaisir,répondit Jacques imperturbablement et avec un redoublementde gravité.

Je ne sais comment il s’y prit, mais, trois minutesaprès, le faux médecin recevait un soufflet, etla charmante madame Van den Bourik lui criait en le chassant :

- Misérable ! Je le lui dirai !

- J’aurais mieux fait de m’adresser toutbêtement à la bonne, pensa Jacques qui avait ungrand fond de philosophie.

Un instant après, Apolline venait lui faire une confidencepareille à celle de sa maîtresse et lui demanderla même consultation. Mais les choses finissaient moinstragiquement.

IV

- Eh bien, t’es-tu amusé à ce Pied de Mouton ?

- Beaucoup ! répondit le docteur. J’y ai fait laconnaissance d’une femme charmante, d’un vraiRubens. Je ne l’ai plus quittée de lasoirée, et si je rentre à trois heures du matin,c’est bien par respect pour la maison de notrehôte, car j’aurais volontiersdécouché.

- Tu as eu raison, conclut Jacques. On ne saurait avoir tropd’égards pour des personnes qui vousreçoivent si bien.

- Bonsoir !

- Bonne nuit !

Le lendemain matin, le factotum de M. le conseiller seprésenta avec une certaine solennité.

- Monsieur le docteur Lenflé du Pétard ? fit-il.

- C’est moi ! répondit le vrai Lenflé.

- Eh bien, M. le conseiller m’a chargé de direà monsieur qu’il lui serait obligé depasser dans son cabinet, où il a àl’entretenir.

- J’y vais.

Et quand le factotum fut parti :

- Je vois ce que c’est ! fit-il à Jacques. Rienpour rien dans ce bas monde ! Cet animal-là me loge, mais ilva me soutirer une consultation. C’est unsédentaire en sa qualité de magistrat. Il aura luma brochure. Pourvu qu’il ne me demande pas de lui poser unoeil artificiel !

Mais Jacques n’était pas si tranquille que son ami.

Quand celui-ci revint un quart d’heure après, ilavait le visage bouleversé de colère.

- Il sait tout, pensa Jacques, et doit être furieux contremoi.

Mais le docteur Lenflé du Pétard, tout en sepromenant avec des gestes exaspérés :

- C’est trop fort ! hurlait-il, et est-il possiblequ’un homme soit bête à ce point ! Sefâcher et me traiter ainsi pour une chose de si peud’importance ! L’impertinent ! me parler sur ce tonpour une vétille !

- Hum ! fit Jacques. Que t’a donc dit ce conseiller ?

- Il m’a abordé, mon cher, avec ces mots :« Monsieur, vous vous êtes conduit hier soir commeun polisson avec une femme digne de tous les respects. »J’ai compris tout de suite qu’il avait vu hier, authéâtre, mes familiarités avec la damedont je t’ai parlé et qui est probablement samaîtresse.

- Eh bien, que lui as-tu répondu ?

- Ceci tout simplement : « Monsieur, je suisdésolé de vous avoir étédésagréable, mais je n’ai fait querépondre aux avances qui m’ontété faites. » Vlan !

- Alors ?

- Alors, il a paru démesurément surpris : -« Vous me jurez votre parole d’honneur, monsieur,a-t-il continué, que vous avez été, dela part de cette personne, l’objet d’agaceries nonéquivoques ? - Je vous en donne ma paroled’honneur, ai-je dit sans hésiter, et je lacontraindrai bien à vous le dire elle-même. - Ilsuffit ! » a-t-il repris et il s’estécrié en se portant les mains au front :« Ah ! les femmes ! »

- Et puis ?

- Et puis il s’est remis en colère :

- « C’est égal, monsieur, on ne secomporte pas comme ça dans une ville oùl’on est reçu officiellement et oùl’on représente un grand pays. Vousdéshonorez la France ! »

Et il est sorti en gesticulant comme un possédé.

« A-t-on jamais vu ! se mettre dans de pareilsétats pour une simple drôlesse quim’avait abordé en me demandant un bock ! Oh ! maisça ne se passera pas comme ça ! Il retirera lesmots qu’il a dits ou nous verrons ! »

Et le docteur Lenflé du Pétard soufflait comme unphoque agacé dans son baquet par des polissons.

V

Apolline entra. Elle avait l’air tout triste en remettantà Jacques un billet soigneusement cacheté.Celui-ci le parcourut et le tendit à son ami.

« Docteur, était-il écrit, excusez unmouvement de vivacité. Je conçois que vousn’ayez pu résister à de si infernalescoquetteries et je vous plains plus que je ne vous blâme ;vous êtes, en vérité, la victimed’une des plus abominables trahisons qui se puissentimaginer, car, sachez-le bien, c’est elle,l’infâme, qui m’a excitécontre vous…

- Ah ! la belle volée de coups de canne que je vais luiflanquer ! interrompit Lenflé du Pétard.

 « Une prière maintenant, continuaitl’épitre. Vous m’obligerez en quittantau plus tôt cette maison oùj’étais heureux de vous recevoir, maisoù vous devez comprendre que votre présence estune gêne pour tous les deux. Agréer,etc…
                   «VAN DEN BOURIK».

- Dès qu’il s’excuse, conclutLenflé du Pétard, je n’ai plus rienà dire. Partons !   

- Partons ! dit Jacques. Mais tu avoueras, mon cher, qu’ilest peu agréable de voyager avec un monsieur dontl’inconduite vous expose à de pareilsdésagréments. Si jamais tu me repincesà te suivre aux centenaires des médecins fameux!...

- Le fait est que j’ai manqué de tenue, pensadouloureusement le pauvre Lenflé du Pétard.