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SILVESTRE,Armand (1837-1901) : Cinquièmeacte (1886).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.IX.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Septièmejournée, publié à Paris par E. Dentuen1886.
 
Cinquième acte
par
Armand Silvestre

~*~

I

LE sombre manoir des La Pétardière par unenuit d'orage. La lune, sans cesse voilée, puis découverte par la coursefolle des nuages, semble un écureuil de lumière qui sautille de brancheen branche, au sommet d'un arbre noir. Les étoiles, dont la géométrieest sans trêve dérangée par le passage des ombres, paraissent jouer àcache-cache au fond du firmament. Tandis que le zénith est encoretraversé par de larges bandes d'azur qu'un vent invisible secoue commeune lingerie céleste pendue à des clous d'or, l'horizon montueux etsombre est déchiré d'éclairs que reflète l'eau frémissante des fossésdu château. Tout est redevenu terrible d'aspect dans l'architecture decelui-ci, ainsi qu'aux jours maudits de la féodalité, quand BarnabéLevent de La Pétardière, le plus méchant seigneur de l'Angoumois,terrorisait les fertiles environs, assommant les hommes et jambant lesfilles, tenant pour si peu de chose la vie des manants qu'il lesfaisait pendre par douzaines, pour le simple plaisir de faire parade desa supériorité. Gros vaniteux, va ! On dirait que l'horreur de latempête ressuscite les tourelles abolies et balance, à l'extrémité desgargouilles absentes, d'imaginaires suppliciés. C'est qu'un drame, plusterrible encore que le drame extérieur qui n'en est que le décor, sepasse dans les profondeurs de la légendaire demeure. Le dernier des LaPétardière, le comte Hugues-Gaspard Lechant de La Pétardière,ex-chambellan du roy Charles le dixième, est en train de rendre à Dieuune âme sans malice. Car c'était bien le plus borné gentilhomme de sontemps ; ce qui n'était pas autrement fâcheux pour lui, - car il ne s'endoutait pas, - non plus que pour les autres, car il était aussiinoffensif que bébête. Oui, ce porteur d'un nom tant de fois illustre(dans mes chroniques du moins) s'éteint sans postérité, faussementpleuré par un tas de collatéraux avides, et ne recevant l'aumône devraies larmes que d'une enfant aussi sincère que mélancolique, sacousine lointaine Louise, âgée pour lors de sept ans, et dont cetappareil de mort a mis les nerfs fragiles en vibration.

Durant que leprêtre récite aux assistants agenouillés les suprêmes litanies, l'intendant Bernadou, le plus vieux serviteur de lamaison, a sournoisement gagné un coin de l'appartement du comte qu'ilserait malséant de mieux désigner en un pareil moment; et, dans un oeilde bois ouvert sur des profondeurs mystérieuses mais non sans vaguesparfums, il précipite un nombre considérable de papiers dérobés dans lesecrétaire du mourant.

Les comptes de gestion d'abord, à lui Bernadou ; car il avait volé ledoux Hugues-Gaspard toute sa vie, puis une énorme liasse de titres defamille, pouvant faciliter des revendications sur l'héritage ; enfin etsurtout le dernier testament qui ne comprenait pas moins de vingt ramesde papier : car son maître était prolixe en diable, l'abondance du stylen'étant point un privilège des gens d'esprit.

Boum ! boum ! le tonnerre gronde et l'âme, toute blanche, du comtes'envole dans l'éternité. C'est le prologue auquel vous venezd'assister.

II

Vous saisirez aisément la raison de cet acte irrespectueux de Bernadou,irrespectueux et même indélicat, quand vous apprendrez que ladestruction de toutes ces pièces donnait une autorité définitive à desdispositions d'outre-tombe autrefois prises par le défunt, et qu'ilavait entendu abroger depuis par des dispositions nouvelles. Dans unmoment de tendresse irréfléchie pour son intendant, le comteHugues-Gaspard Lechant de La Pétardière avait, un jour, résolu quecelui-ci devînt propriétaire de tous ses biens si, au bout de quinzeans, aucun enfant n'était survenu à une personne de sa lignée qu'ildésignait. Or, la petite Louise était précisément cet enfant, mais dontla naissance ne pouvait se prouver que par des recherches assez compliquées, comme Bouchardylui-même aimait à les concevoir. Sachez seulement que les éléments enétaient contenus dans les paperasses que Bernadou avait précipitées auxabîmes, et que le testament également supprimé était au profit de lapetite. L'intendant savait donc bien ce qu'il faisait. Institué gardiendu manoir, après lecture du testament, remis en vigueur, il se prit àattendre patiemment que les quinze ans spécifiés dans ce dernierfussent écoulés, pour devenir le seigneur d'un pays où ses aïeuxavaient longtemps battu les grenouilles. Et, en bon manant qu'il était,il s'enflait déjà à l'idée d'assommer tous ses compatriotes de sonimportance : car n'allez pas croire, au moins, que les immortelsprincipes solennellement proclamés « devant la nation réunie au Champde Mars », comme dit l'épigraphe d'une gravure populaire, aient diminuéles moyens d'oppression mis à la disposition des forts à l'endroit desfaibles. La bourgeoisie possède ses procédés de tyrannie, tout commel'ancienne noblesse, moins brutaux peut-être, mais plus lâches, pluslégaux mais non moins infaillibles. Elle excelle à faire crever de faimles bourgeois à venir qui le rendront d'ailleurs aux aspirantsbourgeois des âges futurs. Car c'est par cette transmissiond'attentions délicates que s'affirme la solidarité fraternelle desgénérations, l'affectueuse unité des races.

III

Et, comme il redoutait justement que le temps lui manquât à lui-même,pour exercer autour de lui cette tutélaire influence, - car Bernadouavait dû vieillir pour devenir un coquin parfait, - il avait élevé sonfils unique Onésime de façon à en faire un sot accompli, un sotpétulant, un sot dangereux, non pas un de ces calmes imbéciles dont lecrétinisme est, tantôt et presque au choix, un repos ou un amusement,mais un de ces idiots barbares et bruyants qui emplissent l'air deleurs bêtises si bien qu'on y suffoque,l'étalent fastueusement, tapent dessus pour en faire jaillir duvacarme et monter de la poussière. Rien ne manquait à ce drôle pourêtre irrémissiblement insupportable. Et une opinion de lui-même, bienqu'il eût été, au collège, un cancre renommé ! Il avait étonné sesprofesseurs eux-mêmes. Le vieux Bernadou voyait, avec joie, s'épanouir àson ombre ce trésor de mauvais sentiments, cette fine fleur d'égoïsme,ce futur fléau de ses voisins. Par un raffinement de cruauté, ilréservait à ce monstre une délicieuse épouse, la plus charmante fillequ'on pût rêver, cette petite Louise qui grandissait au couvent, trèspauvre puisqu'elle était dépouillée, et Bernadou s'était hypocritementchargé pour se faire une grande réputation d'humanité, d'abord, etensuite parce qu'il avait son plan. Il en avait caché un peu dans sapoche, des papiers qui établissaient la parenté de cette enfant avecl'illustre souche des La Pétardière, et son droit à porter le nom. Unjour on pourrait fort habilement faire revivre tout ça, et s'adresser àM. le garde des sceaux, qui est, comme son nom l'indique, un des hommesles plus occupés de France. On obtiendrait de greffer le nom de lafemme sur celui du mari, et tout à coup verrait-on surgir de sa rotureoriginelle un Onésime Bernadou de La Pétardière, timidement blasonnémais réputé, chez les ignorants, pour un héritier direct du pendeur devilains, Barnabé Levent de La Pétardière. Ainsi se complétait, dansl'aristocratie menteuse d'une apothéose nobiliaire, le rêve égalitairedu bourgeois Bernadou, libre-penseur et démocrate, en attendant, membredu conseil municipal et inspecteur des bibliothèques laïques.

Ce rêve devait d'ailleurs se changer en réalité. Car il est certainscoquins à qui tout prospère, ce qui n'est pas, de vous à moi, pourencourager la vertu. Or, tout au moins, le mariage qui en était lepoint de départ devait s'accomplir comme Bernadou l'avait voulu,c'est-à-dire à l'expiration précise des quinze ans qui le faisaitpropriétaire du manoir. il devait s'accomplir : il est accompli.

IV

Le voici maintenant, mon fameux cinquième acte, tout ce qui précèden'étant qu'un acheminement vers une des situations les plus fortes quedramaturge ait jamais conçues. Nous sommes au soir de l'hyménée etl'antique château, profané par l'indécente joie des usurpateurs, estplein de bruit et de lumière. Le vieux Bernadou, soûl comme une grive,soufflette de sa main rouge et alourdie les casques de fer oùs'emprisonnait le mâle visage des chevaliers. II semble que l'outragesonne, avec un bruit sinistre, au creux de ces héroïques coiffures etque les ombres des héros gémissent. Onésime, lui, a trop mangé, et demalséants hoquets scandent les lourdes galanteries qu'il débite àl'épousée, plus mélancolique que jamais dans sa parure de lys et quisemble porter en blanc le deuil de ses illusions de jeune fille. C'estdans la chambre, c'est dans le lit où le débonnaire HuguesGaspard,maître de son père, avait exhalé son bienveillant esprit, qu'Onésimeentend proclamer ses droits de mari. Aussi est-ce là que l'attend,rougissante sous les draps et y cachant sa jolie tête blonde, Louise,toute indignée et toute troublée. Mais elle l'attendra longtemps.Va-t'en voir s'ils viennent, Jean ! Les heures tombent goutte à goutteau gouffre du silence, et Onésime, sorti un instant, sans avoir dit unmot du but de son voyage, ne revient pas. Bientôt l'aube, pareille à uncygne, éparpillera à l'horizon la blancheur cotonneuse de ses plumes,et l'époux n'en est pas encore au premier verset du cantique deJuliette Lamber. L'épouse, elle, s'est doucement endormie. Que s'est-ilpassé ? Changement à vue et tableau.

Un intérieur modeste ; pas de tableaux de prix aux murailles, maisquelques bouquets de lavande. Aucun meuble somptueux. Un simple siègeen acajou prolongé en tablette, avec une poignée de cuivre à droite et,à gauche, un placard que soulèvent des journaux et des correspondancesfroissées. Sur une planchette, une urne de porcelaine ayant à fort peuprès la forme d'une saucière. Sur le siège, presque dedans, car une force mystérieuse semble l'entraîner àl'intérieur, - un malheureux congestionné, les yeux hors de la tête, lalangue pendante.

Ce malheureux, c'est Onésime, le héros de la fête interrompue.

Entré dans ce sanctuaire le cigare aux lèvres, il l'avait jeté, brûlantencore, dans l'oeil ouvert et s'était brusquement assis, en hommepressé. Une douce chaleur était montée vers lui des profondeursbéantes, mais bientôt si cuisante qu'il avait voulu y soustraire sonarrière-face en se levant. Impossible ! Le vide faisait siphon sous luiet, son séant fermant hermétiquement l'ouverture, il était devenu lasoupape vivante qu'une pression invincible fixe à son poste. Comme dansl'hypothèse des antiques physiciens, la nature, pleine de l'horreur duvide, l'attirait violemment en dessous pour le combler. Il s'épuisait,terrifié et sans voix, dans une lutte inégale et ridicule contre lesinexorables lois des éléments.

Vous avez deviné, n'est-ce pas ? Le cigare allumé avait mis, entombant, le feu aux papiers jadis précipités là par l'infâme Bernadouet depuis longtemps desséchés. Immédiatement une raréfaction de l'airtendant vers le vide mathématique avait transformé en ventouse cescavités longtemps abandonnées. Onésime se trouvait assis sur lerécipient d'une machine pneumatique ! Heureusement que l'apothicaireDardanus, grand ami de Bernadou, avait été invité à la noce. Après unelongue dissertation scientifique sur les causes de cet accident, ildaigna délivrer le pauvre Onésime, en faisant parvenir de l'airextérieur au-dessous de lui. Mais celui-ci n'en mourut pas moins, un anaprès, de la fièvre, sans postérité.

Allez donc nier, après cela, le mystérieux et consolant pouvoir de laProvidence !