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TAILHADE, Laurent(1854-1919): Contes satiriques,contes inédits et Lettres parisiennes (1929)
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (15.IX.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'unecollection particulière d'AuPays du Mufle suivi de nombreux poëmes inédits édité àParis par la Typographie François Bernouard en 1929.
 
Contessatiriques,
Contes inédits,
Lettres parisiennes
par
Laurent Tailhade

~*~

CONTES SATIRIQUES


Un Souper
Chez Simon le Pharisien
CONTE DE NOËL

Or, ce soir-là, neuvième du mois de Tebeth, Simon le Pharisien régalaitquelques amis dans sa villa des Sycomores. L’assistance étaitnombreuse, choisie et respectable, composée d’hommes riches et defemmes à qui la durée du putanat rechampissait une virginité. La maisondu Pharisien comptait, à bon droit, parmi les merveilles de Jérusalem.Des chevaux de race et des valets sans nombre en faisaient une demeurecossue, majestueuse et adéquate comme il sied à un notable commerçant.L’usure, le proxénétisme, l’attachement aux dogmes religieuximmatriculaient Simon entre les plus dignes bourgeois. Ses opinionsprépondéraient devant le Sanhédrin. Les vierges impubères n’avaientrien que de favorable à ses désirs. Il recevait les gens de Bourse, lesmarchands du Désert, les trafiquants nomades. Pour les divertir, ilamenait à grands frais les Oulels-Naïls de la Cyrénaïque, des montreursde singes et des ténors. Il louait parfois des académiciens, afind’essuyer ses babouches dans leur creux poplité. L’on rencontrait chezlui Sully-Prudhomme, fils de Joseph, qui, sourd, timide et viergeirréductiblement, portait en plein visage, sous forme d’eczéma, sacroix de commandeur. Pierre Loti, dans ses voiles de bayadère, yfréquentait, s’oubliant, parmi les antichambres à causer de trop prèsavec les larbins noirs. Jean Lorrain y crachotait, en suceuse expertedes médisances bordelières, de quoi les vieilles dames se pâmaient.

Doncques, pour fêter le solstice d’hiver et l’aube du grand jourannuel, on buvait ferme chez Simon. La salle du festin éclatait dejoyaux, d’orfèvreries, de lumières et de vins. Sur une haute estade,vêtus de costumes bariolés, incommodes et somptueux, des musiciensbarbares concertaient doucement. Les sambuques, les violes d’amour etles cymbales qui, jadis, éteignirent la voix d’Orphée, accordaientleurs soupirs aux flûtes adoniques. Sur les crédences mourraient desombres fleurs, et, des buires violettes, les narcisses, les anémonestombaient en pétales odorants. Plus bas, sur les tables aux nappes debyssus et d’amiante, les fruits, les victuailles s’entassaient :grenades voluptueuses, dattes couleur de miel et raisins d’Engaddi. Lesquartiers de chevreaux flanqués de laitues vertes, les pains azymes,les gâteaux saupoudrés de sésame et les fromages, sur un lit de cuminou de fenouil. Des esclaves aux cheveux nattés offraient, de leursmains adolescentes, les breuvages illusoires, versaient de haut, en unjet mince, et le vin de Chiraz et les muscats plus lourds qu’auxsaisons vendémiaires, apporte de Syrie l’âne robuste et gai.

C’était l’heure où, parmi les odeurs chaudes, le fumet des viandes etl’exhalaison des membres en sueur, une ivresse grandit qui fait lescœurs joyeux et la lèvre confiante. Les convives parlaient tous, d’unevoie aiguë et convulsive, aux accords de la symphonie lointaine.

Près du Maître, les Dignitaires s’étageaient, couverts de rubans, decrachats et de plaques honorifiques, chamarrés d’emblèmes ridicules.C’étaient les virtuoses du faux, les professionnels de l’homicide, lessurhumains du crétinisme.

Teintes de fard, d’antimoine et de céruse, avec force chignons couleurde safran ou de henné, les vieilles patriotes contrepointaient leursgorges blettes de lumineuses pierreries. Bob de Capharnaüm et Lucie deBethsaïde, la fille du Tanneur, et les saintes femmes du Bal des Vachesmontraient, jusques à la ceinture, le faisandé de leurs appas. Maissous un dais de pourpre et dominant l’assemblée, une femme vêtue denoir causait avec Arthur Meyer, patricien de Venise. Chacun saluait enelle, avec un respect assaisonné d’admiration, la veuve du martyr,l’héroïne des cent mille francs, la Colonelle Henry.

Drumont, sous la robe verte et jaune, dont Véronèse peignit labrocatelle ; Francois Coppée, en velours de Gênes (tramé coton) ;Déroulède en fustanelle tricolore, et Barrès avec de véritables faussesdents, se groupaient, faisaient apothéose, cependant que JudetIscariote arborait, non sans quelque emphase, son costume d’égoutier.

“ Moi, disait Coppée, je suivis, tout enfant, le régiment qui passe. Majeunesse verdoya d’amours ancillaires, tout comme un pot de basilic.Sans effort préalable, je devins bête à manger du foin. Le basilic estmort, le foin est desséché, la fleur de ma jeunesse est caduque ; maisla bêtise qu’on me voit permane dans l’éternité.

- Vive l’armée ! exclama Déroulède.

- A bas les Juifs ! hurla Gaston Méry, que Possien, ignoblement ivre,chavirait dans les bras de Pollonais, par le seul faguenas de samalebouche pestilente.

- La chère est délectable, notifiait le marquis de Vascagat, redressantd’une main fébrile son toupet légendaire ; ce poisson, notamment, voussavez bien, mon cher Régis, le machin au bleu, était si culinaire queje me suis cru, le mangeant, à ma table de famille.

Ah ! ce ne sont pas des dreyfusards, les vidangeurs syndicataires nil’anarchiste Pressensé qui offrent à leurs amis de tels régals !

- Voilà qui est parlé, mon benoît collègue approuva, ruisselant degraisse, le jésuite Drumont. Sur sa barbe, le vin de cinnaine coulaitpêle-mêle avec l’huile de roses, noyant sous un flot de parfums lesinsectes coutumiers.

- Entre nous, cependant, la chose manque de gaîté. Le maître du logisaurait dû préparer quelque assassinat un peu folâtre et des négociantspaisibles à égorger, pour le dessert.

Mais l’oraison du sociologue s’éteignit dans un hourvari formidable.Parmi les coupes brisées et les sauces épandues, quelques antisémites àpoigne maîtrisaient Alphonse Humbert, écumant, épileptique, furieux,pour ce que Barrès venait de lui refuser cinquante centimes qu’ilcherchait à emprunter. Celui-ci, très calme, fourrait dans sa poche lescigares à trois francs et les mégots entamés pour n’avoir pas àdépendre, le lendemain chez, son marchand de tabac.

Soudain, un roulement de voiture se fit ouïr, puis une voix de femmechevrotant un air connu :

Arrête, cocher,
J’ai mes trois cheveux pris dans la portière.
Arrête, cocher,
J’ai mes quatre dents sous le marchepied.

Et chacun reconnut que c’était Marie-Anne de Kéroubim, la vengeresse del’armée, la pucelle cocardière aux farouches boniments. Elle entra,comme Alcibiade au banquet d’Agathon, et, négligeant, cette fois, debaiser ses compagnes à la bouche, fut poser sa couronne sur le front deDéroulède qui, malgré l’héroïsme qu’on lui sait, bondit épouvanté. Desmembres de la Ligue préservèrent sa retraite et Marie-Anne, un peuconfuse, tendit ses violettes à Drumont qui, du moins, pour la laideur,commémorait Socrate.

- Tout ca n’est pas chouette pour deux ciguës, réitéra Peau-de-Requin,en vidant son petit verre de coca Marinoni. Ces gens-là sont troppoires. Ils font pallas et dix de gueule ; c’est marrant quand on est,comme eux et moi, fils de putain, putain soi-même, forçat ou maquereau.D’ailleurs, la viande kasher me donne envie d’aller au refile.

Ah ! nous aurions besoin d’un beau jeune homme pour en faire notre dieuet “ l’aimer comme papa ”. Ainsi chantai-je à Saint-Lazare ! Mais letruc du Nazaréen – un joli mec cependant – choit dans la mélasse. Il nefait même plus rouspéter les flicks. J’ai vu, aux Quat’-z-Arts etailleurs le pante Jehan Rictus, un loupiot à l’œil jambonnique. Ilaffure des pépètes en faisant Jésus-Christ avec les interjections deBruant et les mots de Richepin. Il la relève en tombant les vieillesMadeleines ; on le loue comme un fiacre, chez les passionnées enretraite. Il fait la monte pour un larantque de console, à juste prix,les ventres quinquagénaires, tant la profession de Jésus, à présent,est décharde. Vrai, c’est un bon Dieu qui n’est pas fiérot.

- Vive l’armée ! appuya Déroulède.

- A bas les Juifs ! opina Drumont.

- Crevons Reinach ! dit un souscripteur de la Liste.

- Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, proféra Millevoye.

Pendant ce temps, Humbert ayant trouvé prêteur, libellait un effet àquatre-vingt-dix-jours pour l’Ethiopien de service. Dans la pénombrediscrète Lucie de Bethsaïde susurrait à Mme de Capharnaüm cesexclamations melliflues que l’oreille ne perçoit pas.

Alors une draperie s’écarta, révélant un paysage crépusculaire, de boisd’oliviers et de lauriers en fleurs. Dans une buée lumineuse, leGaliléen se montra, tenant son cœur rougeâtre ainsi qu’un massepain. Ilporta sur les convives une dextre de lumière et, joyeux de leur union,les bénit avec douceur.

- Chrétiens, mes serviteurs et mon lignage, leur dit-il, j’ai fait pourvous des œuvres sans secondes. Je vous ai permis de garder vosmembranes et de vous emplir de charcuterie. Vous avez brûlé le Sérapéumde Memphis. Vous avez émietté dans les fours à chaux les dieuxtutélaires d’Athènes. Vos moines ont, sous l’orteil de leurs piedssales, écrasé la Raison. Vous avez cuit Savonarole et tourmentéGalilée. Vous avez léché le crottin de Bonaparte, larronné laRévolution francaise, restauré les Jésuites et conquis M. Brunetière àvos desseins. Je suis content de vous ! Après deux mille ans, je veuxencore vous bénir et vous récompenser. J’abolis, en votre faveur, lesderniers scrupules qui prohibaient le larcin, le meurtre oul’imposture. Vous ayant donné l’Affaire, je maintiens d’autres présents: mon nègre Cassagnac, la veuve du Faussaire, Jules Guérin l’assommeur,et Max Régis, l’estafier. Pour une longue suite d’ans, je vous concèdeBarrès, Drumont et Flamidien.

A ces mots, la foule reconnaissant combien il était dieu, se rua auxgenoux du Visiteur. Plus rapide que l’onagre, Marie-Anne de Kéroubininonda ses pieds d’eau de Cologne et, d’un geste fanatique les frottade ses cheveux.

- Merci bien, dit Jésus, en l’écartant, mais ils sont par trop rares.Je n’aime pas l’humidité, craignant les rhumes de cerveau.

Et, d’un geste amical, il offrit ses orteils à la séduisante Capharnaümqui les torcha, non sans élégance, dans le dernier numéro de La LibreParole.

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Les Mages au Berceau
CONTE POUR LE JOUR DES ROIS

A moncher maître, jacques de Boisjolin*.

En ce temps-là, Jésus continuait à naître depuis dix-neuf cents années.Sur le chemin de son étable, des andouilles par monceaux et des tripesen charnage, et des lampions versicolores manifestaient la dévotioncatholique. Par un miracle inouï, portenteux et spectaculaire, uneallégresse frénétique s’emparait du monde civilisé, avec la rigueurd’une échéance et l’ébriété d’un carnaval. C’était plus drôle queGauthier-Villars faisant des calembours sur Beethoven, plus hilarantque Gyp, reprochant à Israël d’avoir le nez tortu.

Par les chemins durcis de glace et les bois aux pendentifs de givre,sous les sapins à la barbe de frimas, les Gentils pérégrinaient versBethléem, car chacun sait qu’en Judée, on ne voit, en décembre, niglace, ni frimas.

L’étable où reposait l’enfant était cossue, majestueuse et balayée. Unbondieusard de la rue Saint- Sulpice en avait fomenté l’architecture,et, pour la garnir de foin bien chaud, M. Coppée avait jeûné longtemps.Des ornements d’un goût saumâtre, où le genre parfumeur et le stylechemisiers s’épanouissaient à l’aise, accommodaient en pralines lecrottin des animaux, posaient sur le nouveau-né d’atroces baldaquins.Joseph de Rochefort-Lucay, en robe canari, tenait la porte ouverte,accueillait d’un bon sourire les michetons de son auguste Epouse.Personne d’ailleurs n’en eût osé médire, car, d’après une ordonnance,chère aux Pharisiens, offenser en paroles un ménage modèle, ainsi queses beaux-frères, coûte au délinquant trois mille shikles d’or.

Ainsi, les visiteurs éprouvaient, en ce lieu, des sensationscharmantes. A condition qu’ils apportassent quelque chose, les plusbêtes, les plus sales et les plus viles accrochaient un sourire de lajeune Mère avec l’effusive étreinte du Charpentier. Derrière lui,broutant l’avoine ou l’épautre, le bœuf et l’âne rivalisaient dedistinction. En effet, pour éviter les cacades inhérentes à cesquadrupèdes, l’on avait substitué au ruminant, M. Mézières ; ausolipède, Jean Rameau. Député juif, larbin antisémite de l’Etat-Major,M. Mézières somnolait à plat ventre, mâchonnant de confusesonomatopées. Son mufle, par une combinaison gracieuse, rappelait à lafois le P. Dulac au museau de fouine, le P. Didon à la tête de veau.Pour Jean Labegthe, il hennissait, remâchait, pétaradait, connaissantque la Prose de l’Ane fut spécialement harmonisée pour lui.

                 Ce Rameau peu ordinaire
                  Clopinant tout de guingois,
                  Réconforte le Gaulois
                  De sa vigueur asinaire.
                  Eh ! sire Rameau, chantez,
                  Car belles bouches avez,
                  Aurez de la paille assez
                  Et des orges à planter. Hi han !

Les pasteurs du voisinage, accourus en foule, contribuaient par maintesviandes hétéroclites au réveillon de Bethléem : grives, dindes auxmarrons, poitrines de vieilles dames, plus trois francs soixante-quinzeque la Bonne Souffrance valut, jusqu’à présent, à son éditeur. Lesuns couverts de peaux de bête, comme Jean le Baptiste, d’aucuns portantlimousine tricolore, vociféraient en chœur, sans nul souci du ton ou dela mesure, un Noël plein d’ingénuité. Et c’était Joris-Karl Huysmans,remarquable par ses cathédrales en bouchon, et le jeune Thiébautluisant de gras-fondu ; Paul Bourget, habile à couper les chats enquatre et Brunetière, éleveur de sangsues doctrinaires ; Sorel qui n’arien de commun avec Agnès du même nom, que son béguin pour la maison deFrance et Thureau-Dangin, sans rival pour les cataplasmes historiqueset le style invertébré ; Lavedan, cavalcadour ès bidets ; Jean Lorrain,pasteur d’étalons, peu goûté dans les vélédromes (à cause qu’iln’encourage que les cyclistes à long développements), Barrès, viergecomme Abélard offrait quelqus aureus dans le cabas qui servait, jadis,à madame sa mère pour accomplir son marché, cependant qu’un régiment devieilles ducailles : les Broglie, les Audiffret-Pasquier, et autresseigneurs sans orthographe, décoraient, à la facon de magots, les coinssombres du local.

Soudain une musique retentit lointaine, d’abord, puis furieuse,immédiate et déchaînée : cymbales, trompettes, fifres suraigus. Descoureurs frottés d’huile, des eunuques en robe verte, des cornacs auxmanteaux d’hyacinthe cramoisie, des soldats aux chevelures empennéess’agitaient, secouant mille flambeaux autour des palanquins et desbêtes de somme. Des éléphants, imbriqués de verroteries, de plaquesmétalliques et de housses diaprées ; des onagres au pelage de tigreavancaient parmi la foule. On eût dit, çà et là, de pesants navires surune mer où le col sinueux des girafes et la bosse des dromadairesfaisaient, par place, ondoyer quelques remous. Un héraut à dalmatiqued’or, chargé de bracelets et de pendants d’oreilles, vocifère, dans unbuccin de cuivre, son altière fanfare, apprenant aux quatre coins duciel que les Rois Mages en personne, daignaient pérambuler à travers lanuit. Dans le ciel de velours noir éclaboussé de gemmes, une étoileinsolite brillait sur le cortège. Ses feux multiples irradiaient, bleuscomme le saphir, vineux comme le rubis, troubles comme l’opale,aveuglants comme l’escarboucle, limpides comme le diamant.

Bientôt les augustes cavaliers mirent pied à terre, car la fantastiqueétoile, pareille à un serpenteau mal dirigé, abattait son vol de flammesur le toit néopignouf de la crèche où Rameau ne cessait de braire lescantiques.

Les mages entrèrent, annoncés par Joseph et conduits par Arthur,chambellan de toutes les Majestés, profès en belles manières, piloteancien de Blanche d’Antigny et Palinure habituel sur les trirèmes dudésert. Et les rois saluèrent l’Enfant-Dieu, qu’ils reconnurent tout desuite pour l’avoir fréquenté dans leurs églises, dans leurs paysrespectifs. Melchior, roi nègre, de la nuance Jean Aicard, le pritingénument pour Horus sur les genoux d’Isis ; Balthazar, le jaunetouranien, crut revoir Ninus bercé par la grande Sémiramis, tandis queGaspard, curieux bouddhiste, saluait à la fois, dans cet enfant, lesparthénogénèses de Krischna et de Cakia-Mouni.

Seigneur, dit Melchior, en déposant un couffin de résine aux pieds duNouveau-Né, je t’apporte l’encens agréable aux narines des dieux.L’idole Mama-Jumbo, tous les fétiches, tous les grisgris se résument entoi. Nous faisons cuire dans l’eau bouillante nos prisonniers deguerre, nous offrons le sang des beaux jeunes hommes aux larves desaïeux. Tu syncrétises l’ignominie dévote ; nos cultes féroces ou idiots; tu les perpétueras dans le crime et la stupidité. Salut, dernierChrist de la bêtise humaine ! Maître des cœurs tremblants et des frontsaplatis, Dieu des bûchers, du Sacré-Cœur et des Pères de Lourdes, jevénère en toi maints siècles de cannibalisme ou d’abrutissement. Jet’asservirai mes peuples, je t’approvisionnerai d’inquisiteurs. VoiciDrumont, le cambrioleur, et le boucher Cassagnac, mulâtre baptisé.Salut à toi, Jésus !

- Pour voler cette pécune, dit Balthazar en faisant rouler sur lesdalles pièces et lingots d’or, mes Tatars ont dévasté la plaine,incendié les maisons et saccagé les forteresses. Au galop de noschevaux, la terre frémissait, les astres tombaient des cieux. Mes filstravailleront pour toi, depuis Attila, maître des Huns, jusqu’àNapoléon, le bandit corse, voleur de conscience et cambrioleur decités. La souillure militaire dégradera, pour te les soumettre, lesraces libres et fières, empoisonnera de chancres irréductibles lesesprits et les corps. Mes casernes protègeront tes cathédrales et tescouvents, et tes gymnases. Le sabre de mes pandours favorisera lesdéprédations de tes ministres. D’un commun accord, nous installeronsdans le monde la bassesse, la couardise et la terreur ; nous jetteronsla nuit sur l’humaine pensée ; nous truciderons les innocents. Tu serasle fils de Sabaoth, mon inspirateur et mon esclave. Salut à toi, Dieuprofitable, Dieu des faussaires et des armées !

- Moi, Seigneur, dit Gaspard, découvrant à demi un vase d’orprécieusement chargé de baroques ciselures, je n’offre pas grand’choseà Votre Majesté. C’est la myrrhe des funérailles, gardée en une couped’or, comme ces larmes brillantes que la fille incestueuse épandit surGuigras. Je vous ai rencontré dans les fables de mon pays, lorsque, aulieu du nom que, plus tard, égayera le vaudeville, je portais celui deGatha-Spaça, le pénétrant, et qu’un rayon d’Indra éclairait mon génie.Vous êtes venu tard après l’Inde fabuleuse et la Perse héroïque, et lesamphyctionies d’Hellas. La beauté des Dieux s’est retirée du monde ;mais, pour inoculer aux âges postérieurs ce que leurs prêtres ontd’avarice et d’inhumaine turpitude, nul ne l’emportera sur votre règne.

Mes descendants, épris de connaître et de penser, auront en vous leurplus cruel ennemi. Par le poison, par le bûcher, par le mensonge, vousétoufferez de votre mieux l’intelligence humaine, et sacrilègesthuriféraires, les bedeaux encenseront votre ciel de nos livresconsumés. Dieu des lâches, des ignorants et des malades, Agneaucannibale des autels futurs, en attendant que la myrrhe embaume toncadavre, salut à toi, Jésus !

Ayant ainsi conféré, les Mages quittèrent l’étable, au grandcontentement de Jean Rameau qui, sur-le-champ reprit une cantate deformidable longueur. Marie-Anne de Keroubim, ayant brisé sa dentmâchelière contre la fève d’un gâteau, l’interrompit de cris aigus.

Mais au dehors, les esclaves se lamentaient et, pour assembler leséquipages, leurs maîtres les appelaient en vain. L’étoile aux feuxchangeants avait disparu du ciel. Tout en haut, dans le pâle azur,brillait seul un feu rose que l’aube étreignait déjà.

- Cette flamme que tu vois, dit Gâtha-Spaça au nègre tremblant, c’estl’étoile permanente de la destinée humaine, étoile qui survivra auxflambeaux mensongers des rites évanouis. Astre de la volupté, lorsquetombe le soir, elle est, à l’aurore, annonciatrice du travail. Lerossignol la salue d’une plainte amoureuse, dans les crépusculesembaumés, l’alouette, au matin, lui darde sa chanson. Elle guide, surles flots, l’audace du nautonnier, symbole de la raison éternelle et dulabeur fécond et de l’Amour, seul Rédempteur.

A ces mots, le Prince jaune et le Monarque nègre se séparèrent du Mageindien avec horreur, chacun s’en allant, par des routes différentes,vaquer à son métier de potentat.


*
* *

CONTES INÉDITS
__________

Rien ne va plus
PRÉFACE D’UN LIVRE QUE PERSONNE NE FERA


                           A Madame***
                             “ jens d’esprit torcheculatif ”.
                                 RABELAIS.

Une maquerelle de beaucoup de sens et d’expérience me disait un jour :

“Le principal, mon cher enfant, est d’éveiller le plus possible dansl’esprit du lecteur des idées de masturbation, la littératuren’existant plus aujourd’hui que pour les collégiens curieux des’irriter l’épiderme, les portières sensibles et les femmes de chambredésabusées. Le public du vingtième siècle se soucie de poésie, autantqu’un parapluie de manger de l’ananas, et si l’on prend un livre avantde s’endormir, les petits romans ne manquent pas qui s’avalent avec lafumée d’un cigare. Quant à vos grands vers, ne les lisez même pas àvotre cousine, si vous ne voulez pas qu’elle vous préfère son coiffeurou mieux encore sa camériste, ni à vos amis qui ne vous pardonneraientjamais une supériorité quelconque, même celle du ridicule. Si vous avezabsolument besoin de faire du papier sale avec du papier propre, faitesla connaissance de votre archevêque et écrivez beaucoup de petiteschoses obscènes qui vous feront une réputation d’homme d’esprit auprèsde la magistrature et du clergé. Tâchez surtout d’avoir une de vosscènes de canapé condamnée en police correctionnelle, moyennant quoiles jeunes demoiselles raffoleront de vous et les maîtresses de maisonvous prieront de conduire le cotillon et de jouer avec leurs filles lacomédie de société ”.

Ne croyez pas, madame, que j’approuveaucunement, ces paroles véritablement scandaleuses et que je sois lemoins du monde tenté de suivre ces conseils subversifs de tout ordremoral. Si même j’ai fait violence à ma pudeur habituelle pour vous lesrapporter dans leur intégrité et les écrire au commencement de cetravail de haute esthétique c’est que je tenais essentiellement à vousdémontrer qu’on s’exprime assez élégamment dans les lupanars et qu’on yraisonne avec tout autant de logique que dans beaucoup desous-préfectures.

Cela posé, permettez-moi d’aborder mon sujetet de vous parler pendant dix minutes d’autre chose que de la chute deM. Constant ou de la tragédie d’Alfred Poizat, que je vous félicitebien sincèrement de ne pas avoir entendu.

Parmi les lecteursqu’on peut avoir, si vous défalquez le stock considérable desphilistins de toute nature et de tous sexes (y compris le troisième),de cocottes littéraires et de bons petits amis qui vous lisent avec unvéhément désir d’épiloguer sur les mots et d’écorcher vos tartinesjusqu’à les forcer de porter leur peau en guise de pardessus comme leSaint-Barthélémi de Michel-Ange, il ne reste plus guère de publicenviable et aimable,  que les femmes du monde comme ont coutume dedire les calicots ambitieux et les professeurs de troisième, épris depoésie.

Mais vous le savez, Madame, parmi celles de vospareilles qui font l’ornement des médianoches et qui vont, pendant lecarême, se confesser au curé de leur paroisse, emmitouflées dansd’onctueuses pelisses de renard bleu, il en est assez peu qui sesoucient de savoir si un poëte s’est préoccupé de trouver des rimesriches et de comprendre l’esprit athénien ou les modes classiques.

Nousvivons dans un temps d’agents de change et les femmes ont depuislongtemps vendu leurs âmes et leurs corps pour quelques grammes deperles ou quelques mètres de martre du Canada.

Quant auxbas-bleus, je me tairai sur elles. Elles partagent avec les jeunesthébains du boulevard Lafayette, le charme et les inconvénients del’androgénéité. N’étant femmes que par le corps, elles sont tout aussijalouses que des camarades avec la coquetterie en plus.

Vousvoyez bien, Madame, que si je voulais pousser l’analyse un peu loin, ilme serait facile de vous servir une petite préface dans le genre Dumasfils, aussi longue que le Ramayana ou que les cheveux du citoyenRappoport et non moins ennuyeuse que les poésies lyriques du nomméDelavigne, auteur des Messéniennes ou de Baour Lormian, qui fitquelque chose, vers l’an 1810.

Mais je préfère vous raconter unehistoire qui m’est arrivée au dernier bal du Casino de Bagatellbourg oùj’avais l’honneur de valser avec la délicieuse comtesse Nimportekoi. Lepère de la demoiselle, un monsieur très bien, en culotte de peau, quivoulait tout savoir, m’avait confié sa fille, à cette heure douteuse oùles grands parents soupirent après le punch, d’une avidité à rendre despoints à un caniche altéré.

Dans ce temps-là, il y a longs jours(six mois, tout au moins) je passais pour un joli garçon et je portaisd’une grâce particulière un habit des plus dithyrambiques, dont l’airvraiment miraculeux ne me nuisait pas auprès de ces dames etcontrariait jusqu’au délire cinq ou six de ces excellents bons que voussavez.

Aussi, et ma mauvaise réputation aidant, j’avais, outrele cœur de la colonelle de Saint-Charabias, à qui ses onze lustresavaient enlevé beaucoup du sien, conquis celui de deux ou troispensionnaires à monosyllabes qui me faisaient, en dansant, l’honneur dese serrer sur ma cuisse sans doute pour mieux se marquer la mesure àelles-mêmes. Mais ces bonnes fortunes vulgaires me plafonnaient letempérament et je gardais toutes mes grâces donjuanesques, pouremporter d’assaut, à travers sa blancheur de chairs de neige, auxagrafes de fraise, le cœur héraldique, mais compatissant, de la bellecomtesse de Nimportekoi.

Après force marivaudages, et comme elleme demandait un sonnet, j’écrivis sur l’ivoire vert de son carnet dedanse la petite ordure que voici, entre le nom de mon ami Chose quidansait la mazurka et celui du lion de la semaine, René deSainte-Esbrouffe, à qui elle avait promis le galop.

“ Pour fixer d’un seul trait la grâce enchanteresse
Qui vous donne ce charme étrange à définir
Et dans des vers subtils et doux, avec adresse
De votre fin profil graver le souvenir ;
Il nous faudrait, madame, aux sculpteurs de la Grèce
Demander leur ciseau divin et rajeunir
Les tons mystérieux dont Jean Hemling caresse
Ses vierges sur un fond d’or pâle et de saphir.

- Monsieur, me dit en rougissant la belle comtesse, votre sonnet est charmant et je regrette en vérité qu’il soit si court ”.

L’orchestrese tut en ce moment et je la reconduisis à sa place où vint bientôt lachercher le jeune Sainte-Esbrouffe à qui je ne me sentis plus lecourage de la disputer.

Vraiment, Madame, je ne sais pourquoi,je vous raconte cette niaiserie et je vous avoue que j’ai totalementoublié ce que je voulais dire en commençant ce mirifique ouvrage.

J’aiété me regarder dans la glace et je me suis aperçu qu’il m’était pousséun bouton sur la tempe, ce qui a jeté dans mes idées une perturbationtotale et me met dans la triste nécessité de vous dire d’une façonentièrement dépourvue d’ironisme, pourquoi j’ai fait une préface, aulieu de me tailler les ongles ou d’aller manger des rognons à l’Athénée.

Primopour faire quelque chose, vu que j’ai cassé mon peigne à barbe et égaréma maîtresse de la semaine, ce qui me prive de deux distractionsconsidérables ; ensuite pour vous faire comprendre qu’il ne vaut pasplus la peine d’écrire pour des gens qui ne nous lisent pas que defaire des bottes pour une langouste, et enfin pour justifier l’opinionde la respectable maquerelle qui daignait m’éclairer de conseils dictéspar une expérience profonde.

Je vous annonce, en outre, que jeme livre à la confection des dessins orduriers destinés aux demoisellesde bonne famille et que je me propose d’envoyer à tous les journaux unfait-divers, où il sera dit que me nourris exclusivement de cœurs decadavres et d’excréments humains ce qui, je pense, me rendra assezsatanique pour me permettre d’avoir des dettes, de ne plus saluer lesgens qui me sont désagréables et de ne plus vous assurer, comme cesoir, du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, Madame,votre très humble et très dévoué serviteur.

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Le Petit Ponte

Celui-là s’appelle Légion.

Plusnombreux que la poussière, plus vivace que le corbeau, il pullule etfourmille dans les lupanars du jeu. C’est lui qui entame la partie etrallie autour du tapis vert le troupeau des indécis et des décavés, luiqui amorce l’avarice sommeillante et fait miroiter sous la vive clartédes lampes les premiers jetons. C’est lui qui, chaque nuit, s’assied àla même place et risque la même somme, recommençant ses combinaisonsavec méthode, mûri dans un invincible sang-froid. C’est lui qui passedes heures à attendre que la chance se déclare sur son tableau avant dejeter une plaque de cinq francs.

Doué d’un flair de sauvage etde carnassier, il se rue sur les coups gagnants que son instinctdevine, et corrige le hasard à force de patience et d’entêtement.

D’autresdemanderont aux cartes mystérieuses les délices d’une ivresse etl’enchantement des idéals rêvés. Dans les nuits immondes du cercle, àtravers la brume fétide des cigares et la puanteur du gaz allumé, leséphèbes aux longs cils verront voltiger les écharpes des amoureuses, etpour un peu d’or tombant devant eux, sentiront passer dans leur chair,le vent des chevelures dénouées.

Le petit Ponte, lui, n’est pasau jeu pour faire de la poésie. N’ayant d’autre industrie, il opèreconsciencieusement, décidé à gagner quand même et à partir avec songain.

Il approche de la table maudite avec la tranquillitéconvaincue d’un employé honnête qui se rend à son bureau et placide, fait venir son pain quotidien. Excellent homme au demeurant, quin’oublie pas les siens, les jours où il se sent en veine, qui travaille souvent une heure de plus, afin de pouvoir offrir lelendemain un bijou à “ Madame ”, un sac de bonbons au “ petit ”.

Excellenthomme en vérité ; intelligent aussi, car il a compris d’abord combienest avantageux ici-bas le métier de parasite. A voir des crabes rongerun cadavre échoué sur le sable, des mouches nettoyer un verre où l’on abu, il a édifié la théorie de l’engraissement des petits. Pareil auxvermines qui labourent la peau humaine, il s’est senti formidablementarmé dans son infirmité. Il s’est dit que là où de plus grands et deplus superbes pourraient sombrer, son abjection lui serait une arme, salâcheté une défense. Du jour où, d’un coup d’œil, il a mesuré sa forceet sondé ses appétits, il a été créé et a pu commencer à jouer sonrôle. Les droits à la paresse étaient acquis. Ayant pour capital lasottise et la cupidité des autres, il n’avait plus qu’à fairefructifier ce riche domaine, ce tuf immortellement fécond.

Ettout de suite, il a pu réaliser le rêve de son cœur : se lever à deuxheures, manger des petits plats et porter de belles chemises. Et c’estpourquoi, tandis que de vulgaires malfaiteurs chourinent la nuit dansl’horreur frissonnante des routes, alors que la pleine lune fait hurlerles chiens et hulluler les orfraies, quand la vision pressentie de lamachine à couper les têtes fait trembler le surin aux mains desescarpes, notre personnage, très digne et cravaté de frais, assassine,en pleine lumière dans des bouges tolérés par la police, les insensés,assez stupides pour croire qu’en ce milieu pourri on peut encorecompter un cœur par poitrine d’homme.

Le petit ponte est d’habitude sans profession, le baccarat suffit à ses besoins.

Commeil a des nuits de peine et qu’il tient à conserver sa fraîcheur, ildort longtemps et se nourrit bien. Sa toilette qu’il soigne, sondéjeuner qu’il savoure, le conduisent assez avant dans le jour pourqu’il ne s’ennuie pas trop des estaminets variés où il étale sa grâcede joueur de billard et sa faconde de beau parleur.

Car le caféest vraiment le lieu où s’épanouit dans sa gloire ce respectablemonsieur. C’est là qu’il trône et pérore au milieu d’une cour de petitsjeunes gens. Vautré sur le velours pisseux des banquettes, c’est làqu’il les initie aux joies de l’écarté et leur enseigne l’art d’aimer.Il leur raconte ses bonnes fortunes, leur donne des conseils d’hygièneet leur explique en beau langage les plus obscurs secrets d’Eros.

Le petit ponte sait toutes les finesses permises, toutes les tricheries licites.

Trèsutile au chef de la partie qui compte sur son assiduité pour attiserles gros bonnets, il est traité en enfant de la maison par les employésqui ferment amicalement les yeux sur les manèges de tous les soirs.

Luiqui répugnerait peut-être à dérober le porte-monnaie d’autrui, iltrouve tout simple d’être payé double quand il gagne et de ne riendébourser quand il perd.

Dans l’orgie du métal épandu à pleinesmains, dans le ruissellement de l’argent épanché comme d’une fournaiseouverte, il suit paternellement le sort de son misérable enjeu. Quedemande-t-il après tout cet ambitieux modeste ? Les victuailles de lasemaine et quelque chose en plus pour acquitter l’arriéré de lablanchisseuse.

En dehors de l’avidité prudente, qui estl’essence même de son individu, ce qui domine en lui, c’est laméchanceté platonique, la joie perverse, toujours renouvelée de voirl’argent se fondre et s’éparpiller devant lui.

Comme lesantiques vestales, il se venge de sa continence, par la cruauté, del’humilité de son désir, par la grandeur des désastres qu’il contemple.

Non content de se chauffer aux tisons de l’incendie, il aime à voir s’envoler les flammèches et la maison s’effondrer.

C’estavec une supériorité moqueuse qu’il raconte la fin de ces décavés, lestragédies auxquelles il a assisté sans s’émouvoir. Cela lui sembledrôle que des gens meurent d’une passion dont les miettes le font vivre; un mépris lui vient pour tous ces imbéciles qui n’ont pas su faireleur vie et se sont endormis un beau matin dans leur misère et leursouffrance, plutôt que d’endurer une existence infâme, une déchéancesans espoir.

Tel est le petit ponte.

A part quelques nuances de monde et de pays, il est toujours le fantoche redoutable dont j’ai tenté de fixer la silhouette.

Embusquédans les repaires du jeu, il guette patiemment et dévore la proie quele hasard, l’ennui ou le besoin d’argent, lui amènent sans relâche.N’étant pas tourmenté de cupidités vagues et sachant ce qu’il vientchercher, il est le plus terrible des partenaires, le plus acharné desvainqueurs.

Si, trompé par les fictions de son cerveau et lesnobles mensonges des poëtes, quelque adolescent pénètre un soir dansl’antre abhorré et risque sur un coup de cartes les saintes espérancesde l’avenir, soyez sûr que le petit ponte sera là pour profiter de sadéconfiture, quitte à lui donner ensuite les plus sages conseils. Etcelui qui était entré vierge dans le cloaque repartira brisé parl’effroyable veille, un frisson de fièvre aux dents, pleurant le rêvemort, encore plus que l’argent perdu.

Car le jeu n’est pas lalutte héroïque où les hardis peuvent dompter la fortune, où la barquedu pêcheur Dalti et les lèvres de Portia bercent sur l’Océan, ceux quele sort a vaincus ; le duel surhumain où pour avoir étreint les brasinvulnérés de l’Ange, les fils de la terre sont appelés forts contreDieu.

Car le ponte résume et condense tous les vices d’abjectdésir, toute la sottise meurtrière que l’usage des cartes développedans l’esprit épais et le cœur des bourgeois.

Car il est legenius Coci du brelan, l’incarnation même de la férocité des joueurs,l’ignoble victimaire, à qui profitent la honte et les douleurs de ceuxqui, pour un vertige d’une heure, ont vendu sur la terre et dans leciel leur part de paradis.

1880.

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Du Château de Volapüch

Le 23 d’octobre 1820.

La semaine quis’achève marque une date la plus avantageuse du monde aux personnes denotre sexe. Le croirais-tu, ma belle mignonne ? M. Aurélien Scholllui-même, le Scholl du café Tortoni et des nouvelles à la main, M.Scholl, crieur juré de toute baliverne aiguisée en pointe, couronnad’un soupçon de myrthes la caboche d’un Bas-Bleu. Et quel Bas-Bleu, monTrésor ! J’en suis encore déferrée, malgré mon grand âge et l’habitudequ’on me sait de l’imprévu, ma nièce Balbine qui se mêle de vers ainsique le chevalier, son père – un grand bénêt, que je soupçonne fort den’improviser qu’en charades – me fend la tête et veut lire à tout prixles catalectes de la Dame, comme si l’Odéon jouait à Volapück. Toutcela par la faute d’un méchant papier (les gazetiers sontd’impertinentes gens et leur fatras en vaut pas un geste) que mapéronnelle a ramassé je ne sais où. En cette feuille donc, M. Scholl,agréable comme toujours au même titre que l’almanach liégeois, proposeà l’univers les morceaux lyriques de Mme Krysinska, la dernière desPolonaises, oubliée dans Paris. Ombre de Poniatowski ! Vois-tu cejubilé des bords élyséens ?

Je pense avoir rencontré jadis lalauréate du “ très spirituel ” chroniqueur, en une assemblée fortpouilleuse où de petits messieurs, d’accoutrement bouffon, s’exercaientà la poésie légère. Notre muse têtonnière en diable et d’uneventripotence peu commune, hurlait au clavecin des airs de sa façon,remarquables seulement par l’absence de toute musique. C’était le beautemps de Maurice Rollinat, autre élève de la nature, que sesadmirateurs comparaient volontiers à Grieg ou à Chopin.

Autourde lui grouillait une Académie de fossoyeurs imberbes, acharnés sur lespianos. Pour ne se distinguer point de ces éphèbes, Marie Krysinskadétaillait, à grand renfort de triples croches, le faguenas du cadavreet les helminthes du cercueil. On insinuait que le poëte des Névrosesl’avait élue, un soir, afin de constater sur modèle vivant, lesdéfaillances de l’humaine plasmature et commenter à ses genoux lesoctaves de maître François Villon pour la Belle Heaulmière. Plus tard,Maurice Rollinat, que nourrissait peu l’exploitation du Macchabée, serésolut au conjungo et, vers l’an quarante-huitième de son âge, cessade frissonner. Il plante maintenant des choux en Berry, des chouxmacabres, comme ceux de Lestiboudois, et continue, je suppose, àbourrer son nez de tabac d’Espagne, ce qui constituait, jadis, un deses plus irrésistibles enchantements.

Mais Krysinska, du moins,reste près de nous, en son abondante corporéité. Krysinska jute de laprose, comme la reine de Roumanie, et pond des vers comme Jean Aicard.Elle ne rime pas, la chère petite folle, mais elle assonne avecdéliquescence. Et chroniqueurs de s’esbaudir, le miracle impossible auxvers de Rimbaud et de Verlaine, les Proses rythmiques de MmeKrysinska, l’effectuèrent sans douleur. Elles dessillèrent le monocled’Aurélien et produisirent sur sa rétine, l’effet qui, depuis lebonhomme Tobie, semblait réservé au fiel du cachalot. Lis ce morceau,ma mignonne, et dis-moi sans feinte, si tu n’en es pas charmée :

Quoiquetrès ouvert aux innovations, j’ai peu goûté la prose obscure,entortillée, prétentieuse, d’une école qui a déjà mordu la poussière.
Mesyeux sont-ils dessillés ? Suis-je le Polyeucte d’une poésie nouvelle ?Voici que tout à coup, je m’éprends des Rythmes pittoresques deMarie Krysinska.

C’est un plaisir d’enfant – ou de marsouin –de se rouler dans les vagues de sa prose scandée, à laquelle latypographie donne l’apparence du vers et de folâtrer entre ses ïambes.Il y a là une cadence qui berce et qui enivre. On dirait des coupletstraduits d’une langue étrangère, et où le traducteur ne met pas derimes pour conserver la pensée intacte. La Ronde du Printemps, LesMirages, Les Résurrections ont un je ne sais quoi de printannier etd’éolien ”.



LETTRES PARISIENNES
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La Chapelle de la rue d’Arras

J’eusquelque peine à découvrir dans le quartier Mouffetard la salle où M.Loyson réunit ses adeptes. L’ancien prédicateur de Notre-Dame sembles’être fait une spécialité des établissements incongrus. BoulevardRochechouart, il prenait la suite d’un beuglant en déconfiture. Lesencensoirs succédèrent aux brûle-gueule et les cantiques aux gaudriolesdéhanchées. Rue d’Arras, il habite un local où retentirent longtempsles cris d’animaux politiques en train de réformer la société. Il fautrendre à M. Loyson cette justice qu’il a vaillamment assaini ce théâtrede pugilats électoraux et que sa boutique ne raccroche d’aucune manièreindécente les explorateurs de ce pays perdu. Sans la concierge, quiprend la peine de m’aviser que l’hérésie se tient au fond de la cour,je n’eusse pas aperçu l’entrée du sanctuaire, non plus qu’une échoppeoù l’on débite les ouvrages du défroqué. Ses photographies s’étalent aumilieu d’opuscules dogmatiques et de formulaires à l’usage descroyants. En surplis, en habit de ville, de face, de profil, avec ousans extase, je ne pense pas qu’il y ait au monde quelqu’un de pluscollodionné, hormis Sarah Bernhardt. Ce goût de cabotin le suit dans larue où la laideur de sa redingote et l’hypocrisie de son chapeau letrahissent aux curieux. L’air cuistre au fond, malgré l’incontestablefinesse de son visage, il monte sur les impériales d’omnibus et portevolontiers un sac de pédicure affecté aux ustensiles de sa religion.

Eglisegallicane réformée. Sous l’enseigne, une porte étroite surmontée d’uneRépublique de style balourd. C’est toujours un café-concert où lemaître-autel a remplacé l’estrade des artisses, mais où se trouveencore l’emplacement du pourtour et des fauteuils d’orchestre. Unechaire pareille à un grand coquetier, un baptistère à rincer dessalades, et, tapissant le fond de la salle, une tenture d’Andrinoplecontrepointée d’une croix d’or. Lorsque j’arrive, les fidèles sont ennombre déjà. L’aspect de l’assemblée n’est pas ce qui se peut imaginerde plus mondain. Les zingueurs mystiques des environs forment, avec unnombre restreint de cuisinières en rupture de fourneaux, le meilleur del’auditoire. Un relent de chat mouillé, l’odeur des tramways, les joursde pluie, remplacent le cinname et l’oliban. Mais l’assistance neparaît aucunement raffinée sur les plaisirs de l’odorat. D’ailleurs,afin de solenniser la Pâque, l’autel est paré de fleurs. Il y a bienpour douze francs d’azalées et de plantes vertes. Sur les degrés duchœur, quelques roses effeuillées donnent à supposer que la prêtressede l’endroit ne consacre pas tous ses loisirs à traduire Ignace deDoellinger.

La confession générale, qui, dans la lithurgiegallicane, précède ordinairement les vêpres, a déjà eu lieu. Je nepuis, à mon grand regret, discerner les concupiscents d’avec lesavaricieux, et je m’installe au hasard dans une tribune où je recevraila parole du sermonaire à bout portant. En attendant qu’il paraisse, lachapelle exécute des hymnes et chante une version francaise des psaumesdu dimanche sur les airs grégoriens. Un grand dadais alterne sesbêlements avec une dame fort mûre, toute pleine d’intonationsséraphiques, tandis que deux péronnelles assez mal en gorge miaulentaux toussottements d’un harmonium aigre. J’ai pêché cette perle dans latraduction de l’O filii :

            Voici, Thomas, lui dit Jésus,
            Mes pieds, mes mains. Les ayant vus,
            Sois fidèle et ne doute plus.

Ily a une douzaine de tercets de ce goût-là. Le trop amoureux apôtre dugallicisme rime aussi ladrement que le grotesque Déroulède, sans avoirl’excuse de se faire interpréter par Thérésa.

Enfin les vêpressont terminées et M. Loyson monte en chaire. Ses acolytes, aucunementjolis, se tassent pour l’écouter, l’harmonium se détend en un couacsuprême et le silence des fidèles environne l’orateur. L’âge n’a pointépargné le renégat. La tête latine aux méplats de médaille a perdu desa majesté. Des bouffissures ont empâté les contours, des rides ontmordu les yeux. Les cheveux emportés découvrent le front trop bas, cefront où la honte du parjure effaça l’onction sacerdotale. Tel qu’ilest, le geste robuste, la voix mordante et bien posée, il retrouve jene sais quoi du prestige disparu, se détache en clarté sur sonentourage de grimaces. Cependant, “ une vertu s’est retirée de lui ”,des nuages ont enveloppé son éloquence, comme les nuées de malédictionqui s’abattaient sur les villes condamnées. Du protagoniste chrétienfameux entre ses pairs, il ne reste plus qu’un histrion récitant desmonologues schismatiques devant une poignée de crétins. Au Cirqued’hiver, où M. Loyson essaya l’an dernier une apologie de sesdoctrines, le grand public ne vint pas. Le père Monsabré avait déclinéla controverse en des lettres de haut goût, et les rieurs s’abstinrent,comme lui, de cette déplaisante exhibition.

L’orateur fait sonprône sur les Mystères du jour. Je ne sais quoi de flasque et deréticent dans le verbe l’empêche de dégager un enseignement quelconquede ces touchants récits.

Le prêtre fécond selon la chair nedevient-il  pas impropre à tout enfantement spirituel ? Pêle-mêleavec l’eau tiède de son homélie, il adresse des coquetteries servilesaux archontes d’arrière-magasin qui reconnurent l’apostasie du pèreHyacinthe comme un culte public. Mais cette mise en cartes ne suffitpas à M. Loyson, qui rêve de quitter le trottoir des Tertullias pour unsanctuaire en pierre de taille. Aussi, ne ménage-t-il pas les encensaux farceurs qui tiennent la queue de la poêle. Pour un peu, ilcéderait une place au stupide Grévy dans le tryptique de Desboutins,entre Mme Loyson, son épouse, et le scrofuleux potache issu de leursembrassements.

La musique menace de recommencer. Au scandale dequelques duègnes pleines de ferveur, je m’esquive par un prochainescalier. J’ai hâte de revoir la rue, le grand jour, et, dans cepaisible coin de province, les enfants jouant le long des trottoirs. Lecarrefour Saint-Victor où bruit la gaîté des beaux dimanches est pleinde robes rouges et bleues, ces robes d’Italie qui mettent un coin deTranstevère au pied de la montagne Sainte-Geneviève.

Sur lesquais, le long du fleuve, une foule de printemps, alanguie en desparesses dominicales. Des groupes boivent sous les lauriers roses desmarchands de vin. En toilette claire, des femmes, une touffe deviolettes ou de ravenelles au corset. Paris se repose du labeurquotidien, insoucieux enfin des divines jongleries, ayant vomi lesdogmes qui l’opprimaient et réduit les hérésiarques aux proportions dequeues rouges sans baraques ni public.

   avril 1884.

                                 Paris, 23 novembre 1884.

Ilfaut aimer la musique d’un véhément amour et tenir du ciel uneimpassibilité farouche pour assister à une exhibition lyrique en l’ande mercerie mil huit cent quatre-vingt-quatre. Les directeurs despectacles, les entrepreneurs de concerts et tous autres montreursd’anthropiniens savants n’ignorent pas l’attrait de la difficultévaincue et se sont avisés, pour mieux attirer la foule, d’hérisserd’obstacles l’entrée des manèges où s’exerce leur industrie. Il estimpossible d’entendre vocaliser une primadona du poids de quelquesdiamants ou d’assister aux jeux icariens d’un violoncelliste connusans, au préalable, subir les démonstrations indécentes des jeunesanthropophages qui, plus collants que pieuvres, gardent le seuil dessanctuaires musicaux. Marchands de contremarques échappés de Gomorrheou libérés de marmites, le malheureux, en proie à leurs hennissements abientôt fait d’être vaincu et bousculé, assourdi, les mains pleinesd’imprimés qui tachent les gants, il est enfin mûr pour les insolencesdu contrôle et le dédain de mesdemoiselles les ouvreuses.

Notezque je parle ici des gens avisés qui ont retenu leurs places à l’avanceet choisi leur fauteuil de manière à être le moins possible écrasés parles grosses dames en retard et les clercs d’huissiers curieux deschoses de l’esprit. Les autres, indignes de pitié, se morfondent auguichet, sous le barbotage des parapluies, les injures de leursconcurrents et l’insultante commisération des impériales d’omnibus.

Toujoursdans le but d’intéresser davantage à leurs phénomènes, les débitants dedoubles croches ont le soin d’installer leur clientèle sur desescabeaux auxquels ne manque guère qu’une garniture de clous pour êtrele plus parfait des engins de torture. Cependant, on voit assis,là-dessus, des hommes graves qui ne risqueraient pas cent sous poursauver un poëte en détresse, des financiers, des nègres, des valaques,des économistes, des élèves pharmaciens, des belles-mères réchampies àla céruse, sans compter toutes sortes de déplumés, ceux qui cachentavec pudeur la nudité de leurs crânes sous un duvet de canard et ceuxdont la reluisante calvitie serait à peine de mise dans un caleçon.

                              
Paris, le 25 mars 1885.

Lesides de mars célèbres par l’expulsion des cravates rouges auxsaute-chiens du président Grévy, furent véritablement égayées parquelques affaires criminelles d’un beau sanguinolent. Le tendre Mielle,péripatéticien du boulevard Bourdon et l’éphèbe Gamahut, lutteur du balFabour, ont comblé d’émotions fortes les bourgeois habitués de la courd’assises. Les concierges, à qui Montépin ne suffit plus, les petitsrentiers que leur indigence préserve des glapissements de MeBrunet-Lafleur, se sont gavés à plein gésier de détails féroces etrépugnants. Malgré le mépris dont les femmes ont accoutumé de chargerles dissidents de l’amour, plus d’une s’est pâmée sur l’infortunéLebon, ce marchand de volailles qui eut le tort de ne pas s’en tenir àla “ petite oie ” avec son meilleur ami. Les gens graves ont feintd’apprendre les détails scabreux que le procès Mielle a découverts,touchant les icoglans du trottoir, comme si l’industrie de ces jeuneshommes ne s’exerçait pas en pleine lumière sous l’œil encourageant despoliciers. Hormi les dames raccrocheuses dont ils entravent le commerceet usurpent les attributions, les représentants du troisième sexe ont,depuis longtemps, su se concilier la bienveillance de la foule et desautorités. De la Madeleine au canal Saint-Martin, des hauteurs deBatignolles au marché de Montfaucon, ils se répandent sur Paris, druscomme les sauterelles d’Egypte, pullulent à la façon des rats dans unégout. Chaque soir, sans que personne s’en inquiète, ils lèvent lesbanquiers en rut et leur extraient la forte somme, par maints procédésingénieux autant que délicats. Tels ont pour spécialité d’introduire lazizanie dans les familles au moyen d’un chantage habilement organisé.D’autres – moins élégants – coupent les bourses et tirent la laine auxpassants curieux de sensations inédites.

La Perdrix et LaPâtissière ont acquis dans cette sorte de travail un renom incontesté.D’ailleurs, ce n’est pas seulement la rue qui donne asile à cesadolescents. Les étuves publiques dont ils spécialisent la clientèle,les estaminets de toute sorte, aussi bien les cafés borgnes oùs’échouent les mornes “ copailles ” du boulevard, que les cabaretsnocturnes, hantés par les fils de famille à la recherche de cinquantelouis, sont les gîtes préférés des ganymèdes contemporains. La duchesse d’Alençon accueille à son thé du dimanche les personnages envue, médecins, avocats, bureaucrates, tous pêle-mêle avec les employésdu Bon Marché. Son logis, qu’embellit une vieille actrice plus connuepour ses opinions orléanistes que pour son talent dramatique, est leconservatoire de la galanterie universelle, quelque chose comme unhôtel de Vendôme approprié au goût du jour. Cela, d’ailleurs, n’empêcheen rien ce maître de maison extraordinaire d’être reçu partout de lafaçon la plus courtoise et de vivre sur un pied d’intimité avec lesfemmes de la plus indéniable vertu. Ce qui témoigne d’un esprit exemptde scrupules chez ces dames, en même temps que d’une certaine astucechez leurs féaux époux.

Parfois, cependant, un assassinat romptla benoîte monotonie de ces comportements. Quelque Mielle à courtd’argent, lassé d’éplucher le pot-au-feu matrimonial, se divertit unpeu à dépecer son “ petit homme ”. La curiosité s’émeut, puis unesemaine ou deux s’écoulent, et, plus que jamais, reparaît, au grandjour des becs urbains, “ le persil ” des belles sodomites.

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Aprèsmessieurs les surineurs, les masques ont eu l’avantage d’amuser letapis. La Mi-Carême, qui vide chaque an sur le pavé des survivants defeu Chicard, sembla regorger cette année d’un nombre inusité decrétins. Je ne pense pas qu’il y ait au monde un spectacle plus sauvageque cette foule de calicots rués à contempler le décrochez-moi-ça deslavoirs et des bals publics.

La popeline en délire s’abat ausoleil avec des joies qu’abritent d’ordinaire les sentines de laBouche-Noire ou de Tivoli-Vaux-Hall, et qui, lâchées sur le pavé, fontregretter les mœurs polies des gentlemen anthropophages. Oui, certes,bien plutôt que les Bullier, par qui les apprentis notaires seréjouissent des souillons promus à la dignité de concubines, qu’on nousrende les festins guerriers ou les chefs botocondos rhythment dessaltations victorieuses, tout en grignottant les os d’un missionnairegras ou bien les côtelettes d’un huissier saisi à point.

L’Opéradonnait aussi son dernier bal et déroulait ce chapelet d’aventuresnauséeuses qui n’eurent jamais d’esprit, que celui de Gavarni ou desGoncourt. Les gommeux d’arrière-boutique, les tendresses indurées dePéters, un nombre considérable de femmes de chambre, et d’avoués deprovince, ont une fois de plus savouré ces jolies délicates oùs’épanouit la fleur de l’urbanité nationale, pendant qu’au dehors lapluie tape ferme et que grelottent, sous les auvents, les pauvresdiables sans logis.

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Un nouveau cirque àl’usage des hommes du monde. Le fils du chocolat Menier ouvre une arèneaux clubmen de ses amis et voici que les hoirs des géants possèdent unendroit de plus où recevoir des claques sur leur fessier héréditaire.Les courses ne suffisaient pas avec le baccarat à vider lesintelligences de ces garnements. Il leur fallait manger une autre honteà la gamelle des saltimbanques et se prostituer à la curiositérépugnante des créatures et des badauds. Les plus aristocratiquesbeautés ne manqueront pas, au surplus, d’embellir de leur présence, cesnobles divertissements. Les coureurs de dots possèdent là un débouchénouveau. Pour la grâce à imiter la grenouille ou à sauter sur un chevalnu, les Rastignac de l’avenir sauront toucher les héritières. A moinsque la baraque de l’avenue Gabrielle ne s’écroule sous les sifflets, etque M. Menier n’apprenne à ses dépens la vérité de la belle maxime quelui transmirent ses aïeux. Se méfier de la contrefaçon.

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Mais loin des banquistes, des scélérats et des histrions, le renouveau sonne chaque jour ses fanfares d’allégresse.

Auxcoins des carrefours s’entassent des chariots de fleurs. La nuit, dansl’air déjà tiédi, des parfums d’ambre léger caressent les bonsnoctambules. Et ce sont elles, les belles violettes aux robes depourpre abbatiales “ la violette à deux sous qui embaume ” et fleuritle corset impubère des filles de seize ans. Narcisses jaunes,renoncules, jacinthes, anémones, et les frêles mimosas couleur de miel.Paris, comme une amoureuse, s’est couronnée de fleurs. Le soleil danseet par les Tuileries essaiment les babies tout roses du grand air. Lesdames s’empressent aux boutiques où s’épanouissent les étoffes couleurdu temps.

La quinzaine de Pâques a suspendu les réunionsmondaines. On peut oublier enfin les cotillons éreintants et lessoupers néfastes, et les proverbes de salon, et les épaules de MmeGautereau.

Atours discrets et front voilé, les belles pénitentesse ruent en Monsabré. Le baron Platit explique l’éloquence de lachaire. Dépositaires de l’orthodoxie, les épiciers débitent aux âmespieuses le hareng canonique et les pruneaux du Concile. Demain, lesrameaux de Pâques fleuries empliront les rues ; demain, ce seront lespalmes et les cloches. Demain, les lilas seront ouverts et les arbresde Judée secoueront au vent leurs grappes roses ; demain, lesjouvenceaux courront par les bois de Vanves ou de Meudon. Sous lestonnelles des banlieues chantera, pour les cœurs extatiques, ce ramierqui disait à la sulamite la saison des feuilles nouvelles et la vigiledes premières amours.

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Ondée surondée. Il pleut et “ dans le Luxembourg, ce paradis du monde ”, lesmarroniers pleurent leurs étoiles blanches, perdues comme le bouquetd’Ophélie, leurs étoiles emportées, valsant au milieu des bassins. Lespierrots mouillés hérissent leurs plumes, sous les branches, tandis queles Reines de marbre, cérémonieuses et glacées, regardent le ciel grisde leurs yeux indifférents. Une tristesse d’automne enfonce au cœur lesouci des joies anciennes, approfondit en nous la douleur de vieillir.Pourtant, vers le soir, quand l’averse tarit et que se déchirent lesbrumes, un coin d’azur apparaît. Des ramiers s’envolent. Des robesclaires passent, et, parmi les flaches enjambées, sautillent comme desbergeronnettes les pieds mignons des Parisiennes en toilette deprintemps. Les trottoirs sentent l’absinthe et le lilas. Un rais desoleil tombe et la rue joyeuse s’emplit d’or. – Mais ce n’est pas larue qui célébrera les pompes du renouveau, la rue qui parfumera nosmisères de consolantes fleurs. Entrez, l’Eglise a suspendu pour vousdes couronnes d’allégresse aux murs silencieux. L’âme des roses se mêleaux lithurgiques vapeurs de l’encens. L’autel de la Madone flamboie et,dans la douceur des prières latines, se déroule une vision de paradis :les communiantes en voiles blancs.

                Sur les balcons du ciel penchés,
                Les Elus en surplis brochés,
                Dans l’or des clairons embouchés,
                Proclament aux vents extatiques
                La rémission des péchés,

                Et les Séraphins athlétiques
                Agenouillés sous les portiques
                Au son de l’orgue et des cantiques,
                Devant le troupeau lilial,
                Balancent des roses mystiques.

Et,par la ville sacrilège, à travers la cohue des fornications et desavarices, on les voit, jusques au soir, dans l’orgueil de leur féminitépremière, passer, candides et superbes, comme un vol d’angesintercesseurs.

                Aussi brune qu’une hirondelle,
                Avec ses yeux où tremblent des feux clairs,
                Une gaîté calme émane d’elle
                Et sur ses dents palpitent des éclairs

                Par les chemins où les gypsies
                Rôdent, le soir, à travers les blés mûrs
                Dans l’or fumeux des ombres épaissies
                Elle a cueilli le lierre des vieux murs.

                Elle a couru parmi les berges
                Et les sentiers au long des clos herbeux,
                La gorge souple en la fraîcheur des serges
                Elle a dormi sur l’herbe auprès des bœufs.

                Le lis, la neige et les ivoires
                De leurs trésors n’ornent point sa beauté
                Mais de ses seins fleuris de roses noires
                Monte, joyeux, le parfum de l’été.

Bagnères-Thermal, 1884.