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VAN LERBERGHE, Charles (1861-1907) : Du Pays du sommeil au Pays du Réveil(1906).
Saisie du texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.II.2006)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire(Coll. part.)des  Contes hors du temps,publiés à Bruxelles en 1931 par les Amis del'Institutsupérieur des Arts décoratifs, dans lasérie desauteurs belges, n°5..

DuPays du sommeil au Pays du Réveil
Les Aventures merveilleuses
du Prince de Cynthie
et de son serviteur Saturne
(1)

par
Charles Van Lerberghe

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Lorsque le princede Cynthie s'éveilla, le soleil étaitdéjà haut dans le ciel. Saturne, qui attendait auchevet du lit de son maître, en écarta les grandsrideaux de mousseline.

On était au printemps. Par la fenêtres'apercevaient les toits et les tours d'une ville gothique. Des sons decloches, des voix d'enfants, de femmes, de marchandss'élevaient dans les airs.

Le prince, assis sur son séant, écoutait cetterumeur avec une expression d'étonnement telle qu'oneût dit qu'il l'entendait pour la première fois.

C'était un jeune homme, au visage pâle, aux traitsaristocratiques et affinés. Avec ses yeux bleus, sa longuechevelure blonde et ses longues mains fines, il ressemblaità une jeune fille.

Saturne, n'osant troubler le prince qui peut-être s'attardaitau bord d'un de ses rêves, attendait, silencieux, qu'il luiadressât la parole.

Enfin celui-ci lui demanda :

- Où suis-je ?

- Où vous êtes, Seigneur ? Mais sur la terre.

- Quel jour est-ce ?

- Dimanche.

- Quel mois ?

- Avril.

- Pourquoi font-ils ce vacarme ?

- On fête Pâques, dans l'illustre ville de votrepère.

- Oui, je me souviens, dit le prince, et il écouta encore.

En ce moment, la grosse cloche se mit à sonner, unâne à braire sur la place, puis deux, puisplusieurs et l'on entendit meugler un boeuf.

Alors il se fit unsilence, immédiatement suivi de cris divers et d'unebruyante fanfare qui déboucha sur la grand'place.

- Pourquoi font-ils toute cette musique, demanda le prince, etsonnent-ils le bourdon de fête ?

- Que Votre Seigneurie, répondit Saturne, me permette de luirappeler que c'est aujourd'hui Pâques, le jour oùle Christ est ressuscité, où s'ouvre la foiretraditionnelle de Porqueville et où sort lecortège du boeuf gras. Et se penchant à lafenêtre, il ajouta :

- Toute la ville est déjà en habits defête. Que de monde ! Voici la corporation des bouchers quidéfile sur la place, musique en tête. Ils ont ungrand drapeau de velours rouge où une lyre doréeest brodée. Ils se rendent à l'églisepour la messe des actions de grâces. Et voici le syndicat desEpiciers et des Charcutiers ! Qu'ils sont nombreux! La garde civiqueà cheval les suit. Entendez-vous le piaffement des chevaux?Le drapeau national est arboré à toutes lesfenêtres. Il n'y a que la nôtre qui n'en ait pas.Si Sa Seigneurie veut se lever, il est l'heure d'aller rejoindre SaMajesté, à l'église. Voici sonpourpoint de satin et son haut-de-chausse.

- Ah ! juste ciel ! s'écria le prince en joignant les mains,fermez la fenêtre.

Saturne obéit.

- Et descendez le store, rallumez la veilleuse. Je veux rentrer dans lanuit.

Saturne ralluma la petite lampe.

- Je ne veux plus me réveiller aujourd'hui. Ce soirpeut-être lorsqu'ils dormiront, ou demain, lorsqu'ils aurontfini.

- Je vous comprends, Seigneur, et vous avez raison, dit Saturne. Leurjoie est bruyante. Si l'âge ne m'avait rendu un peu sourd,elle offusquerait aussi mes oreilles. - Sa Seigneurie veut-elle lireles journaux du matin : La Liberté, l'Aurore, Le Soleil ?

- Donnez-moi La Rosée, s'écria le prince. Etn'avez-vous aussi La Brise, Le Chant de l'Alouette, et La Senteur desBois ? Apportez-­les-moi. Où sont-ils ?

Mais Saturne interloqué ne répondit point etresta bouche bée, les journaux sur les bras.

- Jetez-les au feu ! s'écria le prince. N'avez-vous pashonte de vous tenir au chevet de mon lit, à lalisière de mes rêves, avec ces abominables papiers? Au feu !

Les papiers ne firent qu'une flambée et disparurent par lacheminée, en ronflant.

- Mon bon Saturne, dit le prince radouci, il y avait là unpetit sentier entre des fleurs blanches, sans doute desaubépines. Je le suivais. Quelqu'un marchait devant moi, unêtre lumineux et léger comme un sylphe. Il seretournait de temps en temps, mais je ne distinguais pas son visage.J'allais l'apercevoir quand ils m'ont réveillé :l'âne s'est mis à braire, cette clocheà sonner. Crois-tu que si je me rendormais, je pourraisretrouver mon rêve au détour du mêmesentier ?

- J'ai grand'peur que non, dit Saturne. Les rêves sont sifantasques Ils ne se laissent pas saisir aisément. On croitqu'on les tient et ils ont fui. Quant à en renouer deux, unde la veille à celui d'aujourd'hui, c'est unepénible affaire. J'ai essayé souvent ; j'aitoujours échoué.

En ce moment ils entendirent un vacarme tellement violent qu'ilsemblait qu'une grêle de sons s'abattait sur les vitres.C'étaient toutes les cloches de toutes leséglises de la ville qui sonnaient à la fois.

- Fermez les volets, cria le prince en se bouchant les oreilles,étouffez leurs bruits. Je hais la vie ou plutôtc'est leur vie que je hais.

On frappa à la porte.

- C'est le grand chambellan du roi votre père qui estlà. Il vient prendre vos ordres, dit Saturne.

- Je n'en ai pas. Je n'en ai plus. Chasse-le. Voici monépée. Tue-­le, s'il le faut.

Et Saturne, l'épée à la main,brusquement bondit sur lui, derrière la porte. Et onentendit un grand vacarme dans l'escalier.

Puis il rentra, essuyant son épée, et s'assittout essoufflé.

- Il est mort, dit Saturne, d'un ton flegmatique, il ne fera plus debruit.

Il y eut, en effet, un grand silence dans la maison.

- C'est bien assez de bruits au dehors, dit le prince. Le braiment desânes, le tintamarre des cloches et leurs fanfaresm'assourdissent. J'en ai assez ! Oui ; la vie est belle, le soleilaussi, et l'air pur des montagnes ; mais leur vie me désole; leur vulgarité et leur ignominie me choquent. Je veux, aumoins, dormir en paix. Ah, dis-moi mon bon Saturne, toi qui sais tantde choses et qui as lu tant d'histoires que lisaient autrefois nospères, n'est-il pas raconté dans ces vieux livrespleins de sagesse qu'il y eut des gens qui dormirent desannées, même des siècles ?

- Il y en eut, maître, répondit Saturne. Tel lesage Epiménide, qui dormit plus de cent ans, et qui,lorsqu'il se réveilla, trouva tout changé dans cemonde. Et tel Rip van Winkle, qui ne s'éveillaqu'après plusieurs siècles. D'autres ont dormiplus longtemps encore, jusqu'à l'avénement dusiècle où nous sommes.

- Eh bien, dit le prince, puisque de nos jours le progrèsest si lent, je voudrais dormir, moi, pendant mille années,jusqu'à ce qu'ils en aient fini de leurs petitesfêtes et de leurs petites misères,jusqu'à ce que le monde ait enfin un peu changé,et que le neuf sous le soleil ne soit plus éternellement duvieux neuf. Mais est-ce possible, Saturne ?

- Tout est possible, Maître, dit Saturne, et si vous daignezle permettre, je m'endormirai avec vous.

- Mais connaissez-vous, du moins, le secret d'Epiménide ?

- Il est simple, dit Saturne. Le sommeil est une plante quicroît dans les prairies solitaires et humides. Je saisoù on la trouve. C'est un champignonvénéneux, les hommes et les bêtes n'ytouchent pas. On le nomme vulgairement pain de sorcières, etil est bleu. Les sages, qui en ont mangé, ne sont pas morts,comme on croyait ; ils se sont endormis d'un sommeil si long, sifabuleux qu'on l'a cru éternel.

- Mène-moi dans cette prairie, dit le prince. Nous mangeronsdu pain des sorcières, puis nous nous enfermerons dansquelque grotte pour y dormir en paix.

- Oui, maître, mais cette prairie est à unejournée d'ici. Si nous voulons y arriver avant le soir, ilfaudra partir sur l'heure.

Aussitôt le prince se leva et tous deuxs'apprêtèrent ; Saturne fit son sac pour le voyagedu long sommeil. Il y mit, en perspective du lointain réveilplutôt, son vêtement de dimanche, quiétait de satin, couleur de soleil ; il emporta saflûte, une épée, un pain, desnourritures terrestres, toutes choses inutiles, déclara leprince, et dont il prétendait se passer. Quant àlui, il ne voulut rien emporter de la terre, il resta en chemise etpieds nus, pour mieux marquer son dédain du monde.

Aussitôt ils sortirent secrètement du palais etprirent, par des rues détournées, le chemin deschamps. Personne ne fit attention à eux, les croyant fous oulunatiques, ce qui pour les gens de Porqueville était lamême chose.

Vers la tombée du jour, ils sortirent de la ville par levieux pont en bois, dit le pont de la Sirène. Il menait dansune vaste prairie solitaire et humide. D'énormesquantités de champignons y croissaient,précisément de ceux dont avait parléSaturne, qui étaient bleuâtres etvénéneux et auxquels personne, nibêtes, ni gens, ne touchait par crainte de la mort. Toute lavallée que la lune inondait en ce moment semblaitphosphorescente, comme un jardin magique ou un site d'un autre monde.

Voici la Prairie du Sommeil, dit Saturne, et le Pain desSorcières, et voilà tout proche la grotteoù nous nous retirerons pour dormir.

Sur quoi tous deux se mirent à cueillir desbrassées de champignons et les emportèrent dansla grotte.

Elle était profonde, obscure et fraîche. Saturneroula à l'entrée une énorme pierre,semblable à la porte d'un tombeau. Tous deux se mirentà manger en silence. Puis ils s'endormirent. Les champignonsbleuâtres luisaient comme du phosphore dans lesténèbres. Ils avaient un goût laiteuxdans leurs bouches et s'y éteignaient lentement, comme depetites étoiles. Une obscurité d'or se fit dansl'obscurité azurée. Puis leur âme sedétacha du monde, devint infiniment lointaine,nébuleuse. Ils dormaient.

Sur la terre l'aube revient. Le soleil se lève, monte et secouche. Puis une autre aube, et d'autres et d'autres encore. Lesoiseaux chantent, aiment, meurent. Le temps passe. Les fleurscroissent, s'épanouissent, se fanent, meurent. Les fruitscroissent, mûrissent, tombent. Les feuilles poussent,tombent. L'eau suit son cours, et le temps passe, et tout passe. Lesnuages circulent. Il pleut, il neige. La terre tourne. C'est leprintemps, c'est l'été, l'automne, l'hiver, etc'est de nouveau le printemps, l'été, l'automne,l'hiver. Et cela recommence, comme le temps passe, comme les nuagespassent, comme le vent souffle, et cela reprend toujours, sans cesse,un an, dix ans, vingt ans, un siècle, mille ans, dix milleans, cent mille ans, des milliers de siècles.

Ils dorment toujours.

Un jour, enfin, Saturne s'éveilla le premier. Ils'étira les bras. « Quelle heure peut-ilêtre ? » se dit-il. Il se leva dansl'obscurité et se dirigea vers l'entrée. Un mincerayon de soleil filtrait sous la pierre. Il l'écarta, et uneaveuglante clarté fit irruption dans la grotte. Il ne vitrien d'abord. Il lui semblait que le monde n'était plusqu'une clarté. Il se frotta les yeux, peu à peus'habitua et aperçut la terre.

Elle était toujours là devant lui, verte etradieuse. Combien de temps avaient-ils dormi ? une longue nuit sansdoute, car il se sentait infiniment reposé et rajeuni, il sesentait plein d'une fraîcheur et d'unegaîté juvéniles. Sa joieétait si vive qu'il en rit aux éclats et dansacomme un enfant dans la clarté du soleil. Ilaperçut alors le prince qui s'étaitlevé en même temps que lui et se tenaità ses côtés, toujours silencieux. Ilregardait la lumière éclatante et contemplait enextase le monde ébloui et virginal qui semblaitplongé dans le ravissement. L'herbe avait grandi. Jusque surle seuil de la grotte, avaient poussé de merveilleuses etétranges fleurs bleues. Elles brillaient comme desétoiles vivantes vacillant sur des tigeslégères. Les jeunes arbustes étaientdevenus des arbres; les feuilles, des plumes ailées. Laprairie ressemblait à un vrai paradis terrestretraversé d'ombres et de rayons. On reconnaissait dans lepré, entre tous les autres, les champignons de la veilleà leur immense dôme bleu qui les faisait comparerà des mosquées d'un culte fantastique.

Soudain, ils entendirent au-dessus de leurs têtes une petitevoix flûtée qui disait : des hommes !

Au même instant, un écureuil s'enfuit, la queue enpanache, au haut d'un arbre. Il en tomba une pomme d'or aux pieds deSaturne. Il la ramassa, la goûta et la rejetaaussitôt avec horreur C'était comme du feu.

- Où sommes-nous ? s'écria-t-il. Nous sommes-nouslevés pendant le sommeil ? Avons-nous erré par laterre, comme des somnambules, tandis que nous dormions ? Est-ce ici laMésopotamie, ou l'Arabie heureuse, que les pommes d'or ycroissent sur les arbres et que les oiseaux y parlent ! Et quel est cefleuve, là-bas, ce grand fleuve scintillant ? Est-ce lapetite rivière que nous avons quittée hier ! Touta bien changé.

- Que les dieux soient bénis ! s'écria le prince.Nous avons dormi longtemps, très longtemps. Attendons-nousà voir un monde nouveau, un siècle nouveau. Maisne manifestez donc pas tant de surprise !

- Maître, dit Saturne, ne croyez-vous pas qu'il est temps dese lever, à présent ? Voici le jour. Nouspourrions nous baigner, là-bas, dans ce beau fleuve.

- Oui, répondit le prince, à qui le flegme deSaturne faisait plaisir, oui, et allons nous purifier de la terreancienne.

Tous deux allèrent se baigner.

En sortant de l'eau ils se mirent au soleil et restèrentquelque temps assis, nus, dans l'herbe et les fleurs. Saturne retira deson sac le pain qui n'était plus qu'un caillou noir et lelança dans l'eau ; puis il prit ses vêtements defête, son épée et sa flûte.Mais le vêtement, qui autrefois avaitété de satin jaune, étaitpassé au point de ressembler à du damas de vieilor. Il donnait à Saturne l'allure d'un des personnageslégendaires qu'on voit aux vieilles tapisseries, figure quecomplétait à merveillel'épée dont il se ceignit et la flûtequ'il tenait en main. Il acheva sa toilette par un chapeau de soleilqu'il cueillit dans la prairie parmi les innombrables champignonsbleus. La plupart étaient devenus gigantesques et formaientune coiffure fraîche et légère, faiteà souhait pour Saturne, lequel, comme Socrate,était chauve. Mais le prince, dédaigneux de vainsatours, resta nu, tel qu'il venait de sortir du fleuve. Il ressemblaitainsi, dans l'air tiède et radieux de ce beau jour,à Apollon Cynthien, dont il avait le visage, les longscheveux bouclés et l'allure juvénile ettriomphante.

- Par les dieux ! dit-il, ce doit être aujourd'hui jour defête en la terre entière, tant il fait joyeux etserein. Allons voir le monde !

Mais avant de partir, ils décidèrent d'inspecterl'horizon du haut de leur rocher qu'ils nommèrent la grottedu Sommeil. Vue de là, la ville présentait unaspect fantastique.

- On s'y reconnaîtrait à peine, s'écriaSaturne. Ils ont presque tout rebâti ! Heureusement, qu'ilsont conservé quelques vieilles tours et cevénérable pont de la Sirène quej'aimais et où je jouais, enfant. C'est fort heureux, carc'était la tendance et la manie d'hier de toutrebâtir en fer, l'abominable métal de cetâge. A part cela, c'est à peine s'il reste rien dePorqueville. Au milieu de quelques vieux clochers du moyenâge, ils ont bâti des kiosques et des tourelles decristal, d'un style inconnu, oriental il semble, mais qui se marieadmirablement, en tout cas, à l'exubérance de lavégétation actuelle. Jamais on ne vit tantd'arbres à Porqueville, ni de plus étranges et deplus exotiques ; ni plus de terrasses. On se croirait aux jardins deBabylone. Mais le plus curieux c'est le cours d'eau qui hier encoren'était qu'une rivière et que voilàdevenu, en une nuit, un grand fleuve ; et chose plus surprenante encoreil a changé de cours, il remonte à sa source. Letemps avait beau passer autrefois, un fleuve ne remontait jamais soncours pour autant que je sache. Celui-ci, qui sortait de la ville, sousce vieux pont des Sirènes, traversait ensuite cetteprairie-ci, passait devant la grotte du Sommeil et dévalaitlà-bas, à droite vers la mer, vient àprésent de la mer, qu'on voit à l'ouest,à travers la forêt ». Saturne indiquaitde la main la vaste plage couverte de forêts qui plongeaientdans la mer. Le fleuve en débouchait en un large estuaireplein de vaisseaux toutes voiles déployées, puispassait, en deçà, dans la prairie, s'engouffraiten bouillonnant sous le vieux pont de la Sirène, et seperdait en ville.

- C'est étonnant comme nous avons dormi et comme les chosessont changées ! conclut Saturne.

- Pour moi, il n'y a rien là qui m'étonne,répondit le prince avec calme. Nil mirari, c'est la maximedu philosophe poète. Descendons, et allons voir la ville.

Tous deux descendirent du rocher du Sommeil et prirent le large sentierqui, entre les hautes herbes et la forêt des champignons,menait droit vers la ville.

Ils n'avaient pas fait cent pas qu'ils rencontrèrent unebergère, qui menait son mouton.

- Bergère, dit Saturne, ce chemin conduit-il àPorqueville ?

- Il mène à Brocéliande-au-Bois.

- A Brocéliande-au-Bois ! s'écria Saturne. Allonstoujours, prince. Cette fillette se moque de nous.

Une vieille passa, qui portait une oie sous le bras.

- Holà, la mère, fit Saturne, est-ce bienlà le chemin de Porqueville ?

- Que parlez-vous de Porqueville ? répondit la vieille. Il ya mille ans qu'elle n'existe plus. D'où sortez-vous, vousdeux ?

Tenant toujours son oie sous le bras, elle se mit àdévisager curieusement derrière ses besicles lesdeux étrangers, l'homme vêtu d'or et l'homme toutnu que le premier appelait son maître et à qui ildonnait le titre de prince.

- Ne faites pas l'ahurie, la mère, s'écriaSaturne. Nous avons dormi quelques siècles, voilàtout, comme un certain Epiménide de Grèce, et uncertain Rip van Winkle, parce que le monde nousdégoûtait. Cela vous surprend-il ? Nous pas ;d'ailleurs rien ne nous étonne. Demandez àMonsieur. Nous nous attendions à quelque changement : parexemple, celui de l'aspect de la ville, aspect jadisdéplorable, celui de son nom si roturier et de mauvaisgoût, et même, puisque tout change sous le soleil,que ce fleuve remontât son cours ; mais ce qui nous surprendc'est qu'il y ait toujours des vieilles et des oies qui se moquent dumonde. Nous prendriez-vous par hasard pour des naïfs etauriez-vous, la vieille, la prétention de nous conter commedu neuf l'antique légende de Rip van Winkle, que connaissenttous les enfants ? Ce serait perdre votre temps et votre peine. Leprince n'aime pas à entendre des histoires banales.Dites-nous simplement, sans tant bavarder, si c'est là laville ; son nom nous importe peu. Nous allons la visiter et voir si lesgens d'à présent valent mieux que ceux d'hier.

- Les gens d'à présent! fit la vieille. Il n'y ena plus, heureusement. Saturne et le prince se regardèrentavec stupéfaction.

- Alors l'humanité serait morte ? demanda le prince.

- Oh ! il y a bien longtemps.

- Et vous alors, la mère ? dit Saturne, incrédule.

Mais la vieille haussa les épaules, sans répondreet l'oie fit de même.

- Pourtant, poursuivit Saturne, il y a toujours la ville, les arbres,les bêtes ?

- Tout est mort, vous dis-je. Il n'y a plus rien de vivant sous lesoleil.

- Mais la terre existe et le soleil !

- Oui, la terre seule n'est pas morte, ni le soleil.

- Etes-vous la Mort en personne ? s'écria Saturne, en sereculant.

- Bien au contraire, je suis la Vie.

- Et la fille là-bas dans le pré, ne vit-elle pasnon plus ?

- Bavard ! répondit la vieille. Mais c'est LaBergère et son mouton. Pourquoi ne vivrait-elle plus ? C'estune éternelle enfant. Elle vivra toujours, cette bellelégende. Mais pourquoi, dites, vous deux,n'êtes-vous pas morts comme les autres ?

- C'est que nous avons mangé des champignons bleus, ditSaturne. Nous en avons mangé des tas, tout unpré, peut-être trop.

- Plus que vous n'auriez voulu, sans doute ? C'est une erreur, dit lavieille. Un champignon bleu eût suffi pour dormir unsiècle. Vos mères savaient cela. Vous avezmangé trop de champignons, voilà ! Et maintenantil n'y a plus rien que nous. Vous avez dormi des milliers desiècles ; il y a plus de quarante mille ans que tout estmort, tout, jusqu'au dernier homme, jusqu'au dernier oiseau,jusqu'à la dernière des fleurs ; jusqu'au ciel,jusqu'à Dieu lui-même. Tout est mort, sauf nous.

- Juste ciel ! s'écria Saturne visiblementdécontenancé.

- Vous avez mangé trop de pain de sorcières,répéta la vieille, en éclatant derire, et en même temps son oie se mit à clabauder.

Mais le prince, qui décidément nes'étonnait de rien, paraissait ravi.

- Que la Mort soit bénie, s'écria-t-il, qui nousa délivrés de la vie ; je l'attendais.

Saturne cependant paraissait incrédule et se grattait latête :

- Que nous contez-vous là, la vieille ? dit-il. Tout estmort, mais ne vois-je pas la ville, la forêt, le fleuve, cesarbres, et vous, et cette oie ?

Et ce disant, il tira l'oie par lapatte et elle se mit à clabauder horriblement.

- Vous voyez, dit-il au prince, cette vieille se moque de nous. Toutexiste encore, grâce à Dieu, qui existe encorelui-même.

Mais la vieille, comme une sibylle, mit un doigt sur seslèvres et dit :

- Je suis LA MÈRE L'OIE.

- Je le sais bien, mordieu, répliqua Saturne, et quevoulez-vous que cela nous fasse ?

Mais le prince, souriant en son âme répondit avecsérénité :

- Je comprends enfin ; cette vieille a raison. Tout est mort. Iln'existe plus que ce qui ne peut mourir, ce qui est immortel, lesIdées. Tout le reste, qui étaitpérissable, a péri. Platon avaitdéjà prévu ce temps qui s'est enfinréalisé. Il n'y a plus que des rêves,de beaux rêves. Ce qui était une fantaisie depoète, la légende, est devenu laréalité, l'unique réalité.Le monde d'à présent est le seulvéritable, le plus beau des mondes, et le plus logique.C'est lui qui devait être parce que les poètes etles sages l'avaient rêvé, et c'est lui quevoilà. Aujourd'hui sans doute tout n'obéit plusqu'à des lois de beauté et devérité. Les arbres portent des fruits d'or pourle plaisir des yeux des poètes et pour apaiser leur faim ;les fleurs sont si magnifiques, - aussi fantastiques que les abeilleset les papillons dont elles sont nées - lesétoiles, si animées parce que ce sont les fleursvivantes des cieux supérieurs. Voilà pourquoi cefleuve a remonté son cours vers le soleil dont il descend etpourquoi cette vieille mère l'oie, cette bergèreet son mouton ne sont pas mortes. Et il en doit être de toutainsi dans l'univers réorganisé selon la loi dela suprême harmonie. C'est ainsi que tout aurait dûêtre dès l'origine du monde, si Dieu nes'était trompé et avait consulté lespoètes, ou s'il avait réalisé sapropre idée. Toutes ces Idées que nous voyonsenfin étaient déjà en lui, le senspratique seul lui a manqué comme il a manqué engénéral à tous les grandspoètes. Platon, le premier, tenta de réaliserl'idée divine, mais n'y réussit pas. SaintAugustin, après lui, eut une idéegéniale et l'énonça clairement :l'Absurde seul est croyable ; il faut croire à l'absurdeparce que c'est l'absurde et que tout ce qui est vraisemblable ouhumainement raisonnable est faux, antidivin. Saint Augustinéchoua parce qu'il comptait trop sur les dieux de cetemps-là, qui étaient de fabrication humaine etsauvage, de véritables monstres à figure d'hommes.

« En présence de leur échec, ils nevoulurent plus se mêler d'être les conseils desdieux, les devinant plus bêtes encore que les hommes etobstinés dans les gâchis et les abominablesbesognes qu'ils avaient réalisées sousprétexte de créations. Platondénonça les dieux, les rendit hardimentresponsables de tout le mal qui existe dans le monde, de tout le manquede bon sens. En cela il eut du courage. Il osa dire publiquement lavérité aux dieux malgré qu'il eneût coûté cher à Socrate.

« Il avait résolu de chasser les dieux de sarépublique et de se substituer à eux. C'est cequi a été réalisé dansl'avenir, le présent actuel dont cette vieille ignorel'histoire, par l'humanité, la sagesse humaine, seule forceorganisatrice que Platon avait si bien reconnue capable de se passer dedieux. L'âme humaine l'a fait dans la suite dessiècles. Elle a réalisé ce que lesdieux n'ont pu faire faute de suite dans les idées et desens pratique. Elle a profité de toutes lesexpériences des dieux, des poètes et des sages ets'est réorganisée elle-même. Ainsi,finalement, ce sont les poètes qui, en remplaçantles dieux, ont recréé le monde tel qu'il auraitdû être, tel qu'il est aujourd'hui. Et puis, sonoeuvre faite, la pensée humaine, elle aussi, s'estreposée. Elle a trouvé qu'elle étaitbonne ; cette fois elle avait raison comme nous le verronsassurément, au cours de notre voyage, et est morte.

« Elle n'a pas voulu survivre à son oeuvre sublime; ce qui lui survit réellement ce sont des Idées,toute sa volonté éternelle de Sagesse, deBeauté, toute sa force d'organisation dans le sens de cesgrandes lois. Evidemment, conclut le prince, c'est ce quel'idée sibylline de cette vénérableMère l'Oie voulait exprimer en disant que les dieuxmêmes n'existaient plus. De fait ils ne sont plus ; iln'existe plus que la vie idéale et divine ; tout le resteest mort.

- C'est cela, dit la vieille, qui avait écoutéavec extase ces magnifiques paroles du maître. L'homme toutnu a bien compris ; de dieux il n'en existe plus, vous n'en trouverezplus dans la belle ville où vous allez vous rendre ; maiselle les honore en idées et en quelques images de grandshommes comme Platon, qu'elle appelle immortel et divin. Et ellehonorera cet homme-ci, en qui je reconnais un immortel à sasagesse, et un dieu à sa nudité.

- Il l'est en effet, Madame, dit Saturne en faisant unerévérence devant la Mère l'Oie, c'estmon maître, l'illustre prince de Cynthie, devant qui lesimmortels eux-mêmes doivent s'incliner comme je m'inclinedevant lui.

« Ah! Maître, c'est à peine croyable,ajouta Saturne, tout en restant humblement courbé et chapeaubas : ce qui ne paraissait qu'imaginations absurdes etrêveries de songes-creux est la véritémême. Par Charon ! si je m'en doutais ! Nous sommes donc horsdu temps, et il n'existe plus que des rêves, deslégendes, des fables, tout ce que les gens senséscroyaient suprêmement puéril. Tout ce àquoi l'on croyait avec tant de force est folie et fantasmagorie, maisles contes de fées sont réels, lesrêves des enfants, des poètes et des fous sont lavérité, l'évangile n'est plusl'évangile, mais les contes de ma Mère l'Oie.C'est à en perdre la tête. Comment vais-jediscerner à présent le réel del'irréel ? Comment parler encore à quelqu'un ?Toucher à rien de ce monde fabuleux ? Tout ne va-t-il pass'évanouir entre mes doigts ? Heureusement la terre existeencore, la vieille terre où je suis né. J'aiplaisir à me sentir toujours d'aplomb et debout sur mesvieux os humains. Je me demande avec effroi ce qu'il fûtadvenu de nous si la mort ne nous avait miraculeusementsauvé la vie en la prolongeant au-delà de notrepropre existence. Si nous avions mangé un champignon deplus, donc dormi un siècle de plus, la terre sefût sans doute évaporée comme une bullede savon et résorbée au sein de l'univers enl'universelle rêverie. Et nous, comme des images qui sereflètent sur ces bulles, comme des fantômes, desillusions, qui flottent à leur surface, nous aurionsété évaporés enpoussière d'eau, avec des yeux qui ne voient plus rien etdes bouches qui n'ont plus rien d'humain.

«A quoi se raccrocher ! En tout cas, je ne veux plus agirà l'égard des divines chimères commeje reconnais qu'agissent trop souvent les hommes grossiers et vulgaires; ainsi que je fis par exemple à l'égard del'immortelle Mère l'Oie, que j'aurais dûvénérer et aimer comme ma mère mel'apprit dès l'enfance. Au lieu de m'incliner devant elle etlui dire: « Sainte Mère l'Oie, je vousbénis, vous êtes digne de vivre en ce mondemeilleur », je m'en moquai et tirai sacrilègementla patte à son immortelle oie. Je veuxvénérer aussi désormais l'immortelleBergère et son divin mouton, et agir de mêmeenvers toutes les belles idées immortelles que jerencontrerai. Mais plaise à ces divinitésnouvelles de ne pas s'offusquer si par malheur et par ignorance je leurmanque de respect. C'est à genoux etnu-­tête que je les prie de me le pardonner. Je nesuis ni poète, ni philosophe, mais un vieux domestique,humble et soumis, et si ignorant en philosophie platonicienne qu'ilserait sans doute incapable de retrouver son chemin à Utopieou à Brocéliande-au-Bois, si par malheur il s'yperdait.

- Agis, dit le prince, selon ta nature et ton tempérament,et sois sans crainte, c'est la bonne sagesse antique et humaine. Ellene t'égarera pas. Il n'est pas besoin de tant demétaphysique. Un bon sens admirable suffira.

- Je l'espère », dit Saturne, en se relevant, caril était resté à genoux et avaitgardé son champignon en main pardéférence envers la Mère l'Oie et lasagesse de son maître ; « je l'espère,et dès ce moment je veux que toutes mes paroles, si elles nesont pas encore divines, car, ma foi, je ne suis qu'un homme, aient dumoins quelque apparence d'éternité. Je nefoulerai plus cette terre qu'avec respect. Elle est sacrée.Je ne respirerai plus cet air merveilleux qu'avec extase. Je neregarderai plus les choses qu'avec un saint émerveillement.Je dirai comme Saint Augustin : cela est absurde, cela n'a pas le senscommun, donc cela est la vérité absolue, la seuleréalité possible, et c'est tout le reste qui estabsurdité et folie ».

Tout en devisant ainsi Saturne et le prince arrivèrent auvieux pont de la Sirène qui formait les portes de la ville.

Le soir tombait. Le couchant embrasait le fleuve qui ressemblaità un torrent de roses ardentes. Un chant d'unesuavité inouïe s'élevait des eaux. Tousdeux se penchèrent au-dessus du parapet pour voird'où venait une pareille harmonie. Ils virent unesirène qui se baignait sous le pont et chantait tout enpeignant ses cheveux. Elle était nue, et d'unebeauté surhumaine. Sa chevelure d'or longuementdénouée flottait dans l'eau merveilleuse.

- C'est une sirène, déclara le prince. Autrefoisil y en avait sous les vieux ponts, et c'est à cause de cetouchant usage d'hospitalité féerique que cettevieille hôtellerie s'appela depuis l'Hôtellerie dela Sirène. Elles sont revenues avec ces temps heureux.

Passé le pont, sur le seuil de l'Hôtellerie,l'Hôtelier se tenait avec ses trois filles pour recevoir seshôtes. C'était un homme gros, à minejoufflue et joviale, et qui portait le costume blanc du marmiton.

- Soyez les bienvenus, messeigneurs, dit-il.

Ses trois filles s'inclinèrent devant lesétrangers, et pas une n'eut l'air de s'apercevoir que leprince était nu.

- Oh! les belles filles!  s'écria Saturne, en leurprenant le menton, il me semble déjà avoirrencontré dans quelque existence antérieure cescharmants visages.

Il fouillait sa mémoire, les yeux fixés dansleurs beaux yeux, mais ne trouvait rien. Il ne s'en tourmenta paslongtemps l'esprit. Tandis que le prince agissait dans lerêve, timidement comme un somnambule au bord d'un toit,s'efforçant toujours, dans ses gestes et ses paroles, de semaintenir à la hauteur de l'irréel et del'immortalité splendide de ses hôtes, et dans laconscience du monde surhumain où il devait vivre, Saturnen'en avait cure ; il n'était, s'avouait-il, ni philosophe,ni poète, et déjà il en prenaità son aise avec ses hôtesses.

Il avait complètement oubliél'irréalité et il est à croire qu'ils'en moquait.

- Vous êtes ici à l'Hôtellerie de laSirène, dit la plus jeune des filles, une blonde quiressemblait à une Gretchen. Logerez-vous ici ? Vous aurezune excellente chambre donnant sur le pont, d'où vouspourrez cette nuit contempler et entendre la sirène.

- Cela fera mieux l'affaire de mon maître,répondit Saturne en prenant Gretchen par la taille ; leprince est poète et philosophe, et peut-êtrea-t-il suffisamment dormi les nuits précédentes ;pour moi qui ne suis que son serviteur, si vous permettez,mademoiselle, je partagerai votre lit.

- Pauvre mortel ! » dit le prince en riant. Sur quoi chacunprit son bougeoir et monta à sa chambre.

Dès qu'il fut arrivé à la sienne, leprince se mit à la fenêtre pour écouterla sirène et la voir nager dans l'eau argentéeoù la lune se levait précisément.Quand elle aperçut sur elle un reflet argentéelle se mit à chanter l'air célèbre deLoreley :

Ich weiss nicht was soll es bedeuten
Dass ich so traurig bin.

Le prince, ému de nostalgies lointaines, et de tout ce qu'ilavait éprouvé de bonheur ce jour-là,fondit en larmes.

Il resta longtemps cette nuit à la fenêtre del'Hôtellerie, à contempler la merveilleuse etimmortelle sirène, et à se souvenir de tout cequ'elle rappelait de beau et de tendre à son âme.Il se coucha enfin et s'endormit vers l'aube, comme on dort dans unpays où le rêve est situé de l'autrecôté du sommeil.