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VIOLLIS, Henrid’Ardenne de Tizac, pseud.Jean (1877-1932) : L'Auvergnate(1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03 Mars 2013)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: 6671-15) du numéro XV (Septembre 1922) des Œuvres Libres, recueil littérairemensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 
L'Auvergnate
par
Jean Viollis

~*~

                             A Ferdinand Loüet.

I


Hubert d’Outrepigny quitta la ville d’Aurillac, l’esprit gai, le cœurcontent, et rempli d’estime pour les Auvergnats. « Ils sont forts,pensait-il, mais un Normand les roule ». Hubert s’enorgueillissait desa qualité de Normand ; il lui attribuait les succès de sa vie.

Son voyage avait eu pour but d’offrir la bague de fiançailles à uneenfant d’Aurillac, Blanche Torrillon. La bague avait plu, c’était unsaphir de prix. On avait mis au point les conditions du contrat. Cettefamille Torrillon s’était bien défendue : elle était pourtant privée deson chef, Benoît Torrillon, le père de Blanche, décédé depuis dix mois,mais la maman Emma et les deux frères de la fiancée formaient un rudebloc pour préserver leurs intérêts ; la maman Emma portait mitaines ;elle se coiffait d’un bonnet de dentelles noires, dont elle nouait lesbrides sous son menton dans les moments ardus ; chacun des frères avaitun front court sous une toison rougeâtre et frisée ; ils étaientassociés dans un commerce de bois à Bordeaux ; quand la mère et lesfils discutaient d’argent, tous trois posaient sur la table leurspoings garnis de poils et de verrues ; ils savaient parler et se taire,regarder le plancher, s’entortiller dans des phrases inutiles et lâcherbrusquement le mot puissant qui frappait l’adversaire au cœur.

Le père d’Hubert avait bien jeté les bases de l’accord quand il étaitvenu pour la demande en mariage, mais, retenu cette fois à Paris parses affaires, il avait dit à son enfant : « Ils vont tout remettre enquestion, tiens-toi sur l’œil. » De fait, la nouvelle bataille s’étaitlivrée durant six heures. Hubert s’estimait vainqueur, mais rendaithommage au courage de ces Auvergnats.

Il emportait comme stipulations : 1° une somme de sept cent vingt millefrancs en bonnes valeurs ou premières hypothèques ; 2° une part dutiers sur la liquidation de la fabrique d’automobiles marque « Aquila »(cette fabrique estimée quatorze cent mille francs dans la successionBenoît Torrillon ; Hubert décidait en lui-même de racheter les deuxautres parts lors de la liquidation et d’exploiter cette affaire) ; 3°un droit du tiers sur un brevet B. Torrillon  « changement devitesse à disque » ; 4° enfin, trente mille francs en or, part d’unfonds de réserve constitué par le père de Blanche pour le cas de guerreou de révolution.

Tout cela bien net. Le seul point douteux était le brevet. La familleauvergnate désirait le vendre à un oncle qui possédait àClermont-Ferrand une seconde fabrique d’automobiles, marque « Gazelle», et le convoitait. Hubert au contraire, sur le conseil paternel,voulait que les héritiers B. Torrillon en conservassent la propriété,car ce procédé devait prendre de l’ampleur et apporter de grandsprofits ; mais il redoutait un accord secret entre la famille etl’oncle ; c’est pourquoi, après avoir fait promettre à Blanche de nerien signer à la légère, il se rendait à Clermond-Ferrand pour voir lafigure du fabricant de « Gazelles ».

Hubert, seul dans son compartiment, réfléchissait en regardant lepaysage. Septembre touchait à sa fin. Les prés verdoyaient avec force,les hêtres pâlissaient et les châtaignes mûres s’entr’ouvraient parmile rude feuillage des châtaigniers. L’idée du mariage réjouissaitHubert ; par une pente naturelle, sa pensée remontait vers lesmaîtresses qu’il avait eues. Ses amis l’appelaient « bourreau des cœurs». Lui, savait combien peu de choses avaient été ses aventures, quandil les examinait d’un œil froid : cette petite modiste, – il l’avaitgardée quatre ans, elle l’avait trompé, il l’avait trompée, ilsrestaient quittes ; une grue de Caen, nommée Léa, qu’il avait gratifiéed’un mobilier en noyer sculpté, mais  elle l’aimait bien etn’avait pas hésité à revendre ces meubles pour aider Hubert dans unpassage difficile, – encore une affaire à égalité ; et la femme d’unlieutenant de gendarmerie, qui arrivait tremblante chez lui et jetaitdes cris si perçants dans le plaisir, que les voisins s’étaientplaints. Là-dessous, la foule anonyme des trottins et des filles debrasserie.

Hubert souriait, puis bâillait. Ce passé perdait toute couleur ; il leméprisait. Ses trente ans l’avaient surpris sans autre fortune qu’unillusoire portefeuille d’assurances. Mais il se voyait tout à coupassis sur une position solide. Il devenait un homme sérieux, salué desbanquiers et des notaires. Après un détour long, pénible et mesquin, ilabordait enfin la vraie vie, celle des hommes honorés et forts, etprenait place parmi cette compagnie peu nombreuse qui gouverne lasociété.

De ce sommet, Hubert ne découvrait que des perspectives riantes.Blanche le seconderait certainement ; elle avait les os larges et leteint frais, elle était la fille de B. Torrillon qui fabriquait solide.La pensée d’être fabricant d’automobiles enchantait Hubert, cetteindustrie moderne et fructueuse n’entraînant nulle déchéance pour und’Outrepigny (il oubliait que sa noblesse était récente, que son étatcivil portait Doutrepigny et que son père n’avait pris la particule quepour réussir, justement, dans les vagues affaires dont il s’occupait àParis). Le brevet B. Torrillon devait donner aux « Aquila » unesupériorité mécanique qui en décuplerait la vente ; mais la carrosserieméritait attention aussi ; sur trois clients, deux sont séduits par laprésentation d’une machine ; Hubert se proposait de renouveler cettepartie et...

A ce moment, la portière du compartiment s’ouvrit, une jeune filleparut. On se trouvait en gare de Murat.

Cette jeune fille sauta vivement dans le wagon. Elle était en deuil.Personne ne l’accompagnait ; elle jeta craintivement quelques coupsd’œil de tous côtés ; quand le train s’ébranla, elle enveloppa d’unregard triste la gare et la ville, soupira, puis ouvrit un livre etcommença de lire.

Les pensées industrielles d’Hubert s’étaient envolées. Il examinait savoisine à la dérobée ; elle lui faisait face, était jeune, grande, à lapoitrine ferme, aux hanches rondes. Hubert croisa sa jambe droite sursa jambe gauche, puis inversement ; il effila sa moustache ; la jeunefille baissa la tête et, tout en lisant, assujettit son peigne de nuque; Hubert porta la main à sa cravate ; il toussa ; elle sourit ; il luidemanda si la fumée de tabac l’incommoderait. Alors, elle se mitfranchement à rire, Hubert l’imita. « A la bonne heure, pensa-t-il,j’aime mieux ça que son air lugubre. Elle change vite ».

- Beau pays ! dit-il.

- Pas trop beau, répliqua-t-elle. J’aime mieux le Lioran. Vous l’avezpassé avant Murat. Quels bois noirs ! Quels torrents profonds !

- Oh ! Oui ! s’écria Hubert, qui n’avait rien vu du tout.

- Mais comme on voyage mal à notre époque ! Moi, j’aurais voulufranchir le Lioran il y a un siècle. Voyez-vous cela ? Vous habitez leVelay, une affaire de famille vous appelle en Rouergue. C’est l’hiver !N’importe. Il faut partir. Et vous traversez le Lioran – « cet affreuxLioran » comme on dit dans les lettres de l’époque – à cheval, leportemanteau en croupe, dans la neige qui recouvre les ravins et lesforêts... Et quand vous quittez une auberge, les gens disent : «Atteindra-t-il l’étape suivante ? » On vous met en garde contre lesloups, vous vérifiez vos pistolets chaque fois que votre monturerenâcle... Vous avez une gourde d’eau-de-vie, parfois vous en frottezles naseaux de votre cheval. Ah ! vous avez vraiment figure de voyageurquand vous arrivez chez vos parents du Rouergue !

« Elle trousse le couplet, pensait Hubert. Quel numéro de femme est-celà ? La conversation s’annonce embêtante. »

- Vous avez beaucoup d’imagination, dit-il.

- Mais c’est la vérité vraie ! repartit-elle avec vivacité.

Ses yeux bruns appelaient une réplique, Hubert ne la trouva pas. Il semit à poser quelques questions plus faciles et, de la sorte, il appritque sa compagne de voyage était receveuse à la gare de Murat. Cela lesurprit fort.

- Mais oui ! dit-elle. Qu’y a-t-il d’étonnant ? Je suis de très petitecondition. Mon père est greffier du tribunal de Clermont-Ferrand. J’aid’abord travaillé à la préfecture de cette ville. Puis... elle m’adéplu. J’avais déjà mon brevet supérieur. Jai passé l’examen d’entrée àla compagnie P.-L.-M., il y a huit mois, et l’on m’a nommée receveuse àMurat ; c’est mon premier poste.

- Vous avez un caractère très travailleur, dit Hubert d’un air aimable.

- Pas du tout, mais du tout, monsieur. Demandez à mon père ! J’aiseulement une excellente mémoire.

Elle suivit un moment ses pensées, puis, d’un ton mi-moqueur etmi-sincère, récita ces vieux vers :

            Hé ! Dieu sej’eusse estudié
            Au temps de majeunesse folle
            Et à bonnesmœurs dédié,
            J’eusse maisonet couche molle.
            Mais quoy ? Jefuyoye l’escole
            Comme faict lemauvays enfant.
            En escrivantceste parolle
            A peu que lecueur ne me fend.

L’ébahissement d’Hubert était à son comble. Quel était ce langage ? Lajeune fille parlait avec un fort accent local. Hubert conclut : « Cedoit être des vers auvergnats. »

- Cette poésie est charmante, dit-il.

- J’aime Villon, répondit-elle.

- Moi aussi !

Hubert était prêt à aimer tout ce qu’on voudrait. Il vivait depuis unmoment dans l’incroyable. Une receveuse de gare déclamant des vers ! Ill’entendait encore : « Au temps de ma jeunesse fouôlle... » Oui,vraiment, elle avait l’accent d’Auvergne, et quelle plaisanteintonation cela donnait à certains mots !

Le vigoureux Hubert restait rarement indifférent devant une joliepersonne ; cette fois, son trouble était manifeste ; la jeune filleparaissait s’en amuser. Les regards d’Hubert ne la quittaient pas ;elle détourna les siens pour lui donner plus de facilités, puis feignitd’être lasse de causer et rouvrit son livre. Il y avait en elle quelquechose qu’Hubert ne pouvait saisir, un air libre, hardi, décidé et, enmême temps, une teinte de mélancolie. Elle avait ôté son chapeau ; sescheveux châtains se relevaient à la mode nouvelle ; un bandeau develours noir et mince ceignait son front ; elle portait une robe desatin noir, décolletée, drapée autour des hanches et visant àl’élégance.

Où allait-elle ? Descendrait-elle bientôt ? Hubert devant changer detrain à Neussargues : plus que deux stations, le temps pressait.

Il dit la première sottise venue à propos du livre qu’elle lisait.

- Ce n’est pas une nouveauté, déclara-t-elle en le lui présentant.

Anna Karénine. Cela n’apprit rien à Hubert.

- Ah ! Oui ? fit-il.

Il feuilleta le volume et s’arrêta devant une illustration ; on yvoyait une dame en toilette de ville roulant sous les roues d’un train.Il murmura :

- Quelle ignoble mort !

- En quoi ? dit-elle.

- Mais en tout ! Ne trouvez-vous pas ?

- Non. C’est celle que j’ai choisie.

- Plaît-il ?

- C’est la mort que j’ai choisie.

La stupeur d’Hubert dépassa cette fois toute mesure. Il interrogea levisage de la jeune fille, elle avait un air tranquille. Alors, toutenotion de sens commun disparut de l’esprit d’Hubert, et il sentit querien ne l’étonnerait plus. Mais que dire ? Il ne découvrit qu’un mot.

- Fichtre ! balbutia-t-il.

- Ecoutez-moi, monsieur. Je quitte Murat sur un coup de tête ; je n’yreviendrai plus. Cet après-midi, je fais un crochet sur Lyon, que je neconnais pas et que je visiterai. J’en repars demain à la premièreheure, j’arrive à Paris. Je veux voir Paris, je ne sais pourquoi. J’ypasse cinq jours, six jours. Puis...

Elle montra l’image.

Encore cette dame sous un train ! Hubert se dit : « Elle est réellement fouôlle, ou bien elle se moque de moi. » Mais la jeune fille neplaisantait pas du tout.

- Vous avez bien souffert, mademoiselle, dit Hubert à tout hasard.

- Oui. Non. Comme on veut. Les cas tragiques sont rares dansl’existence, n’est-ce pas, monsieur ? Mais il y a des choses mille foispires, elles ont l’air simple et bête et vous brisent le cœur à laperfection.

Hubert approuvait du menton tout en raisonnant ainsi : « Dans onzeminutes, je la quitte ; pas un instant à perdre. »

- Vous passez donc la soirée à Lyon ? dit-il.

- Oui.

- Ainsi ? Toute seule ?

- Je m’accommode très bien d’être seule. Je me promènerai.

- Au hasard ?

- Au hasard.

- Mais ce sera fort triste avec les... les idées que vous avez !

- Ces idées n’ont rien de triste.

- Mademoiselle, prononça Hubert en la regardant avec toute la fermetéet toute la douceur qu’il put trouver, je donnerais beaucoup pour vousaccompagner ce soir à Lyon, en supposant que vous m’y autorisiez. Maisune circonstance impérieuse, un devoir, m’obligent à passer douzeheures à Clermont-Ferrand, c’est un cas de conscience, ajouta-t-il avecforce – il feuilletait en même temps l’indicateur. – Demain, je quitteClermont par le premier train, j’arrive à Lyon à seize heures cinquanteet je vous y retrouve si vous voulez bien m’attendre. J’espère que vousaccepterez de dîner avec moi, puis nous prendrons l’express de vingtheures sur Paris.

- Hé bien, monsieur, répliqua-t-elle, si j’étais une petite jeune fillecomme les autres, je me fâcherais d’abord et je ne céderais qu’à ladernière extrémité. Mais vous voyez en ma personne un animal singulier– si, ne protestez pas, c’est l’opinion de tout le monde – et je vousdis : « Cela m’ennuie fort d’attendre toute une journée à Lyon. Je leferai toutefois parce que votre sympathie me plaît et que j’aiconfiance en vous. A demain. »

- Chose convenue...

- Chose due.

- En jureriez-vous ? dit encore Hubert.

- Foi d’animal !

Elle lui tendit la main, Hubert la baisa, puis s’assit auprès de lajeune fille ; il retint cette main, elle était grasse, souple, douce etsemblait fondre entre les siennes. Il fit un bon emploi des dernièresminutes, remerciant la jeune fille, l’assurant du plus tendreattachement, et n’usant que de termes respectueux. Cette simulation depassion naissante fut parfaite. Hubert, peu délicat, peu cultivé,possédait l’instinct des mâles qui les rend à propos cajoleurs ouhardis, éloquents ou taciturnes, quand ils ont la grande volonté deplaire aux femmes. Il savait que ses bonnes manières, sa moustacheparfumée, son costume bien coupé, ses bottines élégantes, faisaientimpression sur cette petite fille de province ; elle l’avait étonnétout à l’heure ; mais il prenait l’avantage à son tour ; ce jeu luiconvenait, il le joua rapidement, avec goût et succès.

La jeune fille avait un joli sourire rêveur. Il osa lui demander sonnom, – elle s’appelait Pauline Nouara ; son âge : elle aurait vingt etun ans le huit octobre.

- Mais, ajouta-t-elle, je ne serai jamais majeure !

- Encore cette affreuse pensée ! dit-il. Vous me désespérez !

- Mais non, mais non. Quand ce parti est pris, on s’y habitue trèsbien, vous verrez comme cela rend tout facile.

Il protesta avec feu, mais au fond de lui-même se dit : « Pourquoi pas? » Le train entrait en gare de Neussargues. « A demain ! »répétèrent-ils. Hubert baisa de nouveau les doigts de la jeune fille,saisit sa valise et sauta sur le quai. Elle restait debout devant laportière ; ses regards attachés à lui le flattèrent ; quand le trains’éloigna, il la salua galamment, elle lui répondit en inclinant latête. « Ça y est ! » dit-il à haute voix. Il jouissait de ce plaisirque lui donnait toujours un succès sur une femme ; un certainromanesque ajoutait à celui-ci. L’idée de son prochain mariage le fitsourire. « Nous sommes de fameux lapins », dit-il encore. « Nous »,c’était les hommes. Hubert était très indulgent pour lui et les hommes.

L’image de Pauline Nouara ne quitta pas ses yeux jusque Clermont. Maisalors, il dit : « Plus de bêtises ! » et prit son air d’affaires, cetair qui convenait au futur fabricant des « Aquila ». Il allait jouerserré avec l’oncle Torrillon. L’oncle, après Pauline. C’est la vie ;ses aspects changent vite, les hommes supérieurs changent avec eux.Hubert sentait croître l’opinion qu’il avait de lui-même. Tout luiparaissait aisé. Il allait mettre l’oncle dans sa poche. Oui, commePauline : Pauline dans une poche et l’oncle en contre-poids ! Quellebonne chose ! Il rit cette fois.

L’oncle était une sorte de gros hérisson blanc qui cheminait sur decourtes pattes ; il fit bon accueil au fiancé de Blanche, le guida dansles ateliers de l’usine des « Gazelles », fut plein de confiance, decordialité, offrit un bon repas, mais se roula en boule dès qu’il futquestion du brevet. Hubert le tourna et le retourna, se piqua lesdoigts et n’en tira rien.

« Va toujours, mon bonhomme, pensa Hubert dans son lit, nous tepiperons, c’est sûr. Cours donc après la signature de Blanche ! Blanchetient à moi plus qu’à toi. J’aurai ce brevet ! » Il souffla sa lampe.L’usine des « Gazelles » était de moitié moins forte que celle des «Aquila ». Hubert résolut d’avaler l’oncle et de réunir les deux marquesdans sa main. Ce point réglé, il revint à Pauline et laissa vaguer sonesprit tandis que le sommeil venait. « Accepter tout de suite unrendez-vous !... Elle est bien légère. Voilà l’effet des romans... Etaussi de l’éducation dans les collèges de filles.. A moins qu’ellen’ait voulu s’amuser... Hé ! c’est cela !... Elle rit de moi à cetteheure !... Non, ses yeux paraissaient sincères... Elle a promis dem’attendre à l’arrivée du train... C’est douteux... Ne t’emballe pas,Hubert... Dors, dors, mon vieux, tu seras renseigné demain... Ça tefera toujours voir Lyon, ville importante. Tu la visiteras enindustriel... En amoureux, ce serait plus gentil... Y sera-t-elle ? »

II

Elle fut au lieu et à l’heure dits. Elle s’avança vers lui sansembarras. Une lueur de triomphe brilla dans les yeux d’Hubert, maisabaissant ses paupières, d’une voix basse, humble, passionnée, ilremercia Pauline de sa présence.

- Je tiens toujours parole, répliqua-t-elle.

Hubert consigna sa valise. Tous deux montèrent dans un fiacredécouvert, aux roues dures, aux ressorts aigres, afin de visiter laville.

- Que Lyon est triste, dit la jeune fille. Je m’y suis ennuyée de toutcœur. J’ai déjeunée... tiens, justement ici, ni bien ni mal. Puis je mesuis promenée ; les gens ont des figures affreusement fermées. Oui,reprit-elle, ils ferment leur figure comme leurs habits, leurssentiments comme leur portefeuille. Je me suis perdue, je n’ai pas osédemander mon chemin, j’ai trotté au hasard, je suis très lasse.

Un ciel gris recouvrait Lyon. Les fumées d’usine y montaient tout droitcomme d’innombrables colonnes ; il semblait qu’elles travaillaient àl’assombrir depuis toujours et à jamais ; un temps viendrait où laville serait étalée sous une chape de suie noire ; elle posséderaitalors sa vraie figure.

Pauline Nouara faisait une petite moue. Hubert s’occupait d’elle etcraignait qu’elle n’eût froid. On leur montra des places, des statues,des quais, des hôpitaux, des églises, mais chacun suivait ses pensées.Pauline soupirait. Hubert lui pressait la main. Elle posa sur lui unregard triste et doux comme ce ciel de septembre. O les beaux yeux,larges, mouillés, vivants, au pur contour, et qui laissaient rouleravec lenteur sous l’ombrage des cils, leurs pupilles pâles et dorées !

Hubert s’enquit d’un restaurant. Ils y dînèrent. La salle était tiède,ornée de rocailles où s’écoulaient de petites cascades d’eau. L’éclatdu linge et de la verrerie, un bouquet de roses blanches, les lumièresbasses prêtaient à leur table une apparence intime. Les serveurss’empressaient et transmettaient les ordres en chuchotant. La plupartdes femmes étaient en toilette de soirée. Un parfum léger, un jolimurmure flottaient sur la salle ; un mot plus haut, un rire s’élevaientparfois. Pauline était heureuse ; il semblait qu’elle fût née poursourire ainsi dans cet air de luxe ; elle était la plus simple et laplus belle. Hubert en était fier. Il ne négligea rien qui pût laflatter. Le champagne l’avait animée. Son teint mat se nuançait de roseet une lueur d’incarnat avivait ses oreilles petites et nacrées. Lecoude nu sur la table, une cigarette à bout d’or entre les doigts, latête renversée, la bouche entr’ouverte, elle tendait sa gorge jeune etgrasse ; près d’elle, dans le seau glacé, la bouteille au goulotcravaté d’une serviette ; une pyramide de fruits rouges, jaunes, bleus; des flacons de liqueurs aux lueurs chaudes et dormantes ; « Est-cebien la petite receveuse de Murat ? se demandait Hubert. Celle qui estdégoûtée de la vie ? »

- Notre train part dans une heure, dit-il. Je vous prévienshonnêtement, vous le voyez. Mais nous devrons nous presser, courir,nous n’avons pas retenu de places, nous serons mal et nous arriverons àParis au petit jour, en fort mauvais état. Il serait plus sage depasser la nuit dans le voisinage de la gare ; nous prendrionstranquillement le rapide du matin.

- Comme il vous plaira, dit Pauline.

Tant de facilité déconcerta de nouveau Hubert ; il eût mieux aimé unpeu de résistance, il se croyait sûr de la vaincre. Tout deuxquittèrent le restaurant. Hubert proposa de gagner la gare à pied.

- Je veux tout ce que vous voulez, dit Pauline, je vous appartiens cesoir.

Hubert, offusqué, pensa : « L’enfant va fort, je n’ai pas à la ménager.» Il lui saisit le bras, puis la taille et prit le sein de la jeunedans sa main ; elle ne s’écarta pas ; elle avait toujours son visageheureux ; il voyait brûler son sourire. « Pourtant ! songeait-il. Ellen’est plus une gamine ! Elle sait ce qu’elle fait ! » Ils traversèrentle Rhône ; le pont semblait désert ; d’immenses lignes de lumièress’étendaient et se croisaient dans le lointain ; les vastes eauxroulaient sans couleur et sans bruit sous le ciel dépourvu d’étoiles.

- Je vous aime, dit Hubert.

Pauline lui donna ses lèvres. Jusqu’à la gare ils échangèrent desbaisers passionnés. Ils entrèrent au Terminus, Hubert s’entretint avecla gérante.

- L’hôtel est combe, dit-il ensuite à Pauline, avec une figure pleinede mensonge. On ne peut nous donner qu’une chambre à deux lits. Dois-jela prendre ?

Mais elle le suivit sans opposition et, dans cette chambre d’hôteld’une ville déplaisante, avec une jeune fille presque inconnue, Hubertpassa sa meilleure nuit d’amour.

Pauline avait éteint toutes les lumières ; seule, une veilleuseélectrique restait allumée à la tête du lit, et la jeune fille l’avaitvoilée en y entortillant son corsage. Elle était nue, couchée ; cettelueur posait des reflets d’ambre sur ses seins bien tendus quel’émotion faisait frémir. De ce corps, qui cachait dans ses creux destouffes sombres, s’exhalait un fumet robuste, chaud, assez âcre ;Hubert l’appréciait en connaisseur.

Hubert était une grosse nature ; il cherchait son plaisir sansménagement. Mais après les baisers, les soupirs, les caresses, quand ilvoulut posséder son amie,  elle murmura d’une voix de petite fille: « Vous allez me faire mal ! » Ces mots l’arrêtèrent ; il prit gardede ne blesser Pauline et se douta pour la première fois que l’on estdeux en amour. Il cherchait à répondre aux désirs de Pauline, semodérait, puis la pressait ; elle gémit. « Qu’as-tu ? » dit-il. « Oui,oui ! » répliqua-t-elle. Ils se fondirent tout à coup dans une étreintesi brûlante qu’ils crurent s’évanouir l’un dans l’autre ; leurs mains,leurs lèvres, tout leur corps, se recherchaient et s’unissaientardemment encore, puis leurs plaintes devinrent douces, et ils setrouvèrent les bras aux bras, joue contre joue, souriants, heureux, etreprenant haleine, s’apaisèrent, et dirent : « Je t’aime... jet’aime.... » Leurs regards ne se quittaient pas ; la langueur les prit,ils s’y abandonnèrent ; la tête d’Hubert reposait dans les cheveux dePauline. « Mon amie chérie ! » disait-il. Elle répondait : « Que tu esbon ! Que je t’aime ! » Ils parlaient bas. Pauline racontait sonhistoire ; Hubert, assouvi, contenté, pensait : « Oui, c’est le rite.Mais je dormirais bien. »

- Ta mère vit-elle encore ? murmurait Pauline. Oh, quelle chance tu as! Je n’ai pas connu la mienne, j’étais au berceau quand elle est morte.Papa est un homme rigide, juste à sa façon, triste. Il me donnait unbaiser le matin, un baiser le soir, je n’ai jamais rien senti de sifroid que sa bouche. Je suis son unique enfant et, tout de suite, il adit de moi : « C’est une nature rebelle ! » Je ne sais pas s’il araison, mais telle j’étais petite fille, telle je suis restée, ce n’estagréable ni pour moi ni pour les autres. Papa s’occupait beaucoup demon instruction. Un jour – j’avais sept ans – il m’apprenait les moisde l’année. – « Juillet ? me demande-t-il. En quelle saison ? » J’étaisdistraite ou fatiguée, je réponds : « En hiver. » Bing ! un coup derègle sur les doigts. « Juillet, Pauline ? » – « En plein hiver ! Enplein hiver ! » Il m’a battue, je n’en ai pas voulu démordre. Alors, ilm’a conduite à la prison dont le gardien chef était son ami. J’ai passédeux jours dans une cellule, au pain et à l’eau ; je brisais ce que jepouvais, on m’a mis la camisole de force, on m’a bâillonnée parce queje criais. Mais je n’ai pas cédé. Papa est venu me chercher, il m’aemmenée, il était blanc de rage. Il ne m’a jamais pardonné cela. Moinon plus. Voilà.

« Hé bien, toute ma vie s’est passé ainsi. Ça changeait de sujets àmesure que je grandissais. Bien sûr qu’à quinze ans je n’aurais pas misjuillet en hiver, mais j’essayais de mettre la sincérité et le bondroit dans mes actions, c’est encore plus fou. Passons. Si je metrompais, il fallait me redresser doucement. Mais tous s’y acharnaient,papa, mes maîtresses du collège, mes amies, les parents de mes amies,même des gens que je ne connaissais pas. Vois-tu ce que c’est, monamour, que d’être seule, toute seule contre tous ? Dans les pluspetites choses ?... Bien sûr, c’est absurde. Les gens heureux sont ceuxqui se plient aux autres, moi, je ne sais pas, non ! non ! non ! C’estimpossible ! Vois comme je suis douce, pourtant, quand on me prendbien... mais quand on m’attrape à rebrousse-poil, je deviens méchantecomme une lionne. Bon, ça va bien. C’est pour t’expliquer moncaractère, il n’est pas fameux, mais j’y tiens. Papa disait : « Quellefanatique ! Au temps des guerres de religion, elle se serait fait tuer! » Aujourd’hui, il faut se tuer soi-même, c’est ennuyeux.

« Naturellement, je prenait une nature sauvage. Les médecinsprétendaient que je subissais une crise, mais c’est leur ressourcequand ils ne comprennent rien, ce sont des ânes. Tantôt je fuyais toutle monde, tantôt, au contraire, je me jurais d’être gentille et je mejetais à la tête des gens, qui m’envoyaient paître. Alors, jem’enfonçais de plus en plus dans la solitude. Je m’enfermais, jelisais, je lisais ! Ou bien, je pensais à l’amour et à l’Italie :

 « Sur la plage sonore où la mer de Sorrente.... »

« Connais-tu Sorrente ? Que ce doit être beau ! Tous les poètes ontchanté Sorrente, écoute encore :

O Sorrente, Sorrente ! Et sur la plage verte
Une blanche villa que le pampre a couverte.

« La plage verte ? Non ! C’est le ciel bleu, c’est la mer bleue, lepays des amants ! Aimer ! Aimer ! Oh ! Que j’ai aimé ! Ne ris pas, jet’en supplie. D’abord, le fils d’un colonel. A Clermont-Ferrand. Ils’appelait Fernand de Sérigny. J’avais douze ans, lui, quatorze. Jel’apercevais chaque jour quand il revenait du lycée. Je l’aimais àmourir ! Il me faisait des signes de tête, moi je portais la main à moncœur. Nous ne nous sommes jamais parlé, mais un jour, en passant, jelui ai glissé un petit livre de poésies de Marceline Desbordes-Valmore.Il en a copié la pièce Le premier amour, te souviens-tu ? et me l’adonnée. Papa s’est emparé. « Qui t’envoie cela ? » Je n’ai jamaismenti, mon amour, et j’ai répondu : « Fernand de Sérigny. » – « Le filsdu colonel ? » – « Oui, papa, je l’aime et il m’aime. » – « Sotte, quicrois qu’un fils de colonel est fait pour toi ! Je vais trouver sonpère ! » Le lendemain, le colonel accompagnait mon cher petit Fernand,il m’a regardée d’un air terrible, Fernand n’a même pas tourné la tête.Rentrée chez moi, je me suis jetée par la fenêtre, mais je n’ai pas eude mal et on m’a mise pensionnaire. Dis, laisse ton bras sous ma tête,je suis bien, je t’aime, j’ai tant d’autres choses à te confier... »

Le petit cartel accroché au mur marquait trois heures. Malgré lesdoubles portes et les tapis épais, l’hôtel vivait sourdement de la vietrépidante de la gare, des trains grondaient, des freins grinçaient,des sifflets perçaient l’ombre. Les amants avaient laissé leur fenêtreentr’ouverte, mais le souffle du Rhône s’élevant, ils durent la fermersur la nuit humide et froide. Hubert s’assoupissait ; il faisait effortpour paraître attentif aux récits de Pauline.

Celle-ci se recueillit, puis d’une voix plus lente :

- Je veux tout te dire, tu m’arrêteras si je te chagrine. Voici mongrand amour, le seul, le vrai, celui pour lequel j’ai vécu, pour lequelje meurs. Oh ! C’est simple, va ! Ça ressemble à n’importe quoi, maisil y a la mort au bout. T’ai-je dit que j’ai travaillé à la préfecturede Clermont-Ferrand ? Hé bien, là, un jeune employé m’a aimée, il ademandé ma main. Il se nommait Charles Miral. J’avais dix-neuf ans,papa n’a pas voulu ce mariage. L’homme sage et grave a dit : « Non, ilfaut attendre. » On a attendu, et voici ce qui est arrivé. Ecoute bien.

« Nous avions échangé nos serments, ce jeune garçon et moi. Nous noussommes vus chaque jour pendant un an. Tantôt il m’apportait une note àdactylographier, tantôt je lui retournais un dossier annoté par lepréfet et, aux séances du conseil général, nous étions assis à ladistance de deux bancs. On savait notre histoire, on se fourrait entrenous par plaisir, à peine échangions-nous une pression de mains, dansles couloirs, un billet de deux lignes entre les pages d’un rapport. Oh! Charles, mon Charles ! Comme il m’aimait ! Et de moi, je ne te disrien, tu dirais que je tombe folle de tous ceux que je rencontre. Sesyeux s’emplissaient de larmes dès qu’ils m’apercevaient. Nous endurionsde telles souffrances que je décidai de partir. Je préparai l’examen duP.-L.-M., je le passai sans avertir personne, et l’on me nomma àMauriac.

« Je pensais qu’ainsi Charles aurait la paix. Non ; dès qu’il trouvaitun jour de liberté, il prenait le train et venait me voir. Il me disait: « Sois à moi, ne sommes-nous pas mariés par le serment ? » C’étaitvrai. Au mois de juillet dernier, nous partîmes et restâmes trois joursensemble. C’est le seul homme, tu m’entends, à qui j’aie appartenuavant toi ! Oh quelle nuit ! Il m’a blessée, le pauvre Charles, le litétait plein de sang, il perdait la tête, il voulait sonner la bonne del’hôtel. Cela se passait à Vic-sur-Cère. C’est de la sorte que je suisdevenue sa femme.

- Le vois-tu toujours ? demanda Hubert.

- Il est parti. Hé oui ! Il est parti ! Il est parti pour l’Angleterre.Non, Charles, mon amour ! Ma vie ! Tu ne m’as pas trahie. Il a bienfait de partir ! Je le défendrai jusqu’à mon dernier souffle. Ilm’aimait trop, ajouta-t-elle d’une voix sombre et basse. Il est parti,voilà. C’est tout.

Pauline eut une affreuse crise de pleurs. Hubert la consola et ilss’endormirent au petit matin.

Quand on les réveilla, un jour miraculeux resplendissait sur Lyon, etle visage de Pauline ne portait aucune trace ni de veille, ni delarmes. Elle fit à Hubert de tendres baisers ; il admirait qu’elle fûtsi fraîche, si neuve, si gaie.

- Ne vous ai-je pas attristé cette nuit ? dit-elle. Il me semble quej’ai parlé, parlé ! Je n’ai pas l’habitude du champagne. Ni descaresses... Sans doute aurais-je dû garder ce que je vous ai dit, maisc’est plus fort que moi, cela m’a échappé.

Le lit était tiède et doux. Hubert caressa de nouveau Pauline. Puis illui prépara un bain dans le cabinet de toilette, s’habilla, etdescendit pour retenir leurs places dans le rapide de Paris.

De l’hôtel au train, il suffisait de traverser le quai. Hubert etPauline formaient un beau couple : on les distingua quand ils parurentdans la foule des voyageurs. Un porteur les précédait. Pauline, commeenivrée de jeunesse, Pauline brillante, ailée, s’avançait d’un passouple ; elle tenait tout haut sa tête ; le rayonnement de ses yeux,l’éclat de sa nuque, le mouvement égal de ses jambes, tout l’air deséduction répandu sur elle, faisaient qu’on l’admirât et que les plusgrossiers sentissent son passage ; elle jouissait de ce muet hommage ;un garçon lui apporta en courant un flacon de parfum qu’elle avaitoublié dans sa chambre ; elle accompagna d’un sourire enchanteur sapièce d’argent ; la grâce, la jeunesse et le plaisir débordaient d’elleet se répandaient sur ce qui l’entourait.

Ils s’élancèrent dans leur compartiment. On les y laissa seuls. Ils serapprochaient, s’étreignaient, se souriaient sans cesse et échangeaientdes baisers. Il semblait que tout fût complice de leur bonheur. Letemps s’envolait, les gares fuyaient, Pauline et Hubert n’étaient qu’àeux-mêmes.

« Voyage de noces », chuchotèrent des voyageurs.

- Quelle folie ! dit Pauline.

- Mon amie bien-aimée, dit Hubert voulez-vous me faire une grande joie? Je voudrais vous donner un souvenir du moment où nous sommes, oh rien!... une bague, une broche, rien, vous dis-je ; voyons,qu’aimeriez-vous ?

- Mais, mon pauvre chéri, répliqua Pauline, oubliez-vous donc ce quiest décidé ? Je n’ai pas emporté mes petits bijoux. Une morte n’a pasbesoin de bijoux. Je vais disparaître. Habituez-vous donc à cettepensée.

- Cette pensée est folle ! Elle est criminelle !

- Quels grands mots ! dit Pauline en riant. Je vois que vous ne m’avezpas comprise, sinon vous sentiriez que ma résolution est naturelle.Mais oui ! Naturelle. Je me rappelle une phrase de ce fameux Tolstoï,celui qui a dû fourrer son Anna Karénine sous un train : « Je veuxêtre libre, ma liberté ne gêne personne, et moi, pour qui la force estnécessaire, je suis faible, tandis qu’eux, ils sont forts. » Je l’airépétée souvent, cette phrase, elle m’habille à ravir. Il n’y a pas deplace ici pour moi. J’ai trop d’élan. J’ai horreur de la route oùpiétine le troupeau. Il y a de trop belles fleurs sur les côtés, je m’yjette tout droit, je me cogne, les gens disent : « Ça lui apprendra ! »Hé bien, j’en ai assez, car ni moi ni les gens ne changerons jamais.

« Et dire, ajouta-t-elle, que je voudrais être aimée de tout le monde,et je suis en lutte contre tout le monde ! J’aime ce qui est juste,élevé, pur, on m’accuse d’instincts vils, – si, je vous assure ! On meconsidère comme un être dangereux ou comme une bête malade. Si l’onavait seulement un peu de pitié ! Mais c’est de la haine. Ils sontforts, comme dit l’autre. Je me défendais, j’attaquais, je me suisbattue de mon mieux. Ça finirait plus ! Et puis, j’en ai assez.Savez-vous pourquoi j’ai quitté Murat ? Je vais vous le dire. Mon chefde gare était un homme de cinquante ans, père de famille, il merecevait chez lui, sa femme m’aimait beaucoup ; hé bien, l’autre soir,il m’a poussé dans la lampisterie et il a voulu me violer ! Dites donc! Vous souvenez-vous ? « Amour est un dieu, mes enfants, il est jeune,beau, a des ailes. » Daphnis ! Chloé ! Le vieux chef de gare ! Etallez donc ! Je vous dis que mon mépris pour les gens m’étouffe. Ils nem’ont pas vaincue, ils me dégoûtent. Je ne veux pas livrer les bonneschoses que je sens en moi ; j’aime mieux les détruire. D’ailleurs lavie est incapable de me plaire, il est donc naturel ! natu-rel, que jela quitte.

- Comme vous êtes exaltée !

- Moi ? Non, très tranquille. Je n’ai jamais eu tant de paix du cœurque depuis que ma décision est prise. Ah, sûrement, j’avais un goût unpeu amer en m’échappant de la gare de Murat. J’étais cependant résignéeà passer seule mes derniers instants. Mais vous vous êtes présenté,vous avez été bon, si bon, pour moi, meilleur que personne ne le futjamais. Je vous remercie. Je n’ai que peu de jours à vivre, ils sont àvous, je vous les donne, c’est tout mon bien.

Hubert se sentait près d’être ému, mais embarrassé pour répondre. Ilserrait la main de Pauline comme d’une personne souffrante.Heureusement le garçon du wagon-restaurant parcourait le couloir,appelant les dîneurs.

- Allons, dit Pauline.

Hubert l’embrassa d’un air pénétré et ils allèrent dîner.

Les tables étaient de quatre couverts. Hubert et Pauline se trouvèrenten face d’un général chamarré et d’un jeune Anglais neurasthénique. Legénéral était un quinquagénaire solide, aux cheveux en brosse, au teintrubicond ; il se versait de pleins verres de vin et parlait seul ensecouant brusquement la tête ; l’Anglais, long, mince, avait la peaudiaphane ; il buvait du champagne d’un air désespéré. Gênés par leurprésence, les amants ne parlaient guère. Hubert réfléchissait auxdéclarations de Pauline. « Elle a le génie des tirades, pensait-il,elle invente à mesure qu’elle parle, ou bien ses lectures lui remontentà la bouche ; c’est une femme à déclamation. » On croisa soudain unautre rapide, les vitres tremblèrent, chacun reçut comme un coup dansla figure. « Elle n’a pas bronché ! Quelqu’un qui penserait à mourirsous un train n’eût pu s’empêcher de sauter. Pourtant... elle a refuséun bijou ; cela n’est pas ordinaire. Mais elle paraît si heureuse devivre ! Quand est-elle sincère ? »

N’importe ! Pauline était belle, jeune, Hubert jouissait d’elle et leshommes lui jetaient des regards d’envie.

Vers la fin du repas, elle dit à l’oreille d’Hubert :

- Regardez sous la table.

Il vit alors une botte du général et un escarpin du jeune Anglais surles souliers de son amie.

- Hop-là ! s’écria-t-elle en retirant ses pieds.

Le général devint écarlate et l’Anglais manqua de s’évanouir.

- Pourquoi les hommes sont-ils répugnants ? dit-elle comme ilsregagnaient leur wagon.

Hubert se sentait vexé sans qu’il sût pourquoi. Il prit un tonindifférent, désabusé. L’humanité ne lui inspirait ni dégoût nisympathie.

- Comment ? interrogea Pauline.

- Ah ! J’ai vécu. Tout me fatigue.

- Je vous plains de tout cœur, fit-elle. C’est là le pire et vousméritez mieux.

« Que veut-elle dire ? pensa Hubert. Mais aussi que diable ai-jeraconté » ?

Il ne voulait pas que la bonne opinion que Pauline avait de lui fûtdiminuée. Il éprouvait pour elle une espèce de respect. Il lui parlatendrement, ils reprirent leurs caresses et leurs rires.

Elle dit :

- Etes-vous toujours si blasé sur la vie ?

- Et vous, si décidée de la quitter ?

- Ce n’est pas la même affaire, répliqua-t-elle sérieusement.

On approchait de Paris. La pensée de se séparer de Pauline serrait lecœur d’Hubert, il s’en étonnait. Il lui saisit les mains et, laregardant au fond des yeux :

- Promettez-moi que nous nous reverrons. Je vous en supplie !

- Mais bien sûr, dit-elle.

Il lui donna une adresse poste restante. Pauline ignorant tout deParis, Hubert la déposa devant un hôtel de la place de la République ;elle ne voulut pas qu’il descendît d’auto.

- Je vous écrirai demain, dit-elle.

Hubert n’insista pas, il se souvenait tout à coup qu’il était pressé decauser avec son père.

III

M. d’Outrepigny était un homme de soixante ans, haut, rond et sec,qu’on eût dit tourné dans du buis. Son crâne brillant, pareil à un œufcuit au safran, se dressait entre deux touffes de poils blancs etraides. Des oreilles fortes en couleur semblaient faire escorte à sonnez osseux, ondulé, strié de mille veinules pourpres. Il portaitmoustache. Sa nuque et son cou étaient d’un grain rouge et rugueux. Ilavait l’œil vitreux, voilé, l’œil du vautour au repos ; mais quand ils’animait, cet œil lançait de longs rayons jaunes qui perçaient etbrûlaient comme une flamme de chalumeau.

Il s’habillait avec recherche ; perle à la cravate, manchettesmousquetaire, guêtres blanches ; un mouchoir fin ornait sa pochette. M.d’Outrepigny vivait d’affaires ; sans avoir jamais possédé une tonne demarchandise, il vendait du caoutchouc, du vin, du nickel, des cuirs, dela pâte à papier, des pruneaux secs ou des tableaux anciens ; mais celasentait l’expédient ; M. d’Outrepigny voulait se consacrer auxconstitutions de sociétés et à l’exploitation de brevets. Informé dubrevet B. Torillon par un intermédiaire, c’est lui qui avait découvertBlanche, établi contact avec Hubert, monté ce mariage. Hubert devaitlui verser, sur la dot, soixante-dix mille francs afin de donner unnouvel essor à son cabinet.

Quand il arriva chez ses parents, rue Pigalle, Hubert reçut d’abord unpaquet de reproches ; on était sans nouvelles depuis quarante-huitheures ; qu’avait-il fait ? que rapportait-il ? L’impatience dévoraitson père. Hubert déclara d’un ton net :

- A Aurillac, tout bien. A Clermont, il faut travailler l’oncle.

- Le brevet ? questionna M. d’Outrepigny.

- En bonne voie.

Mme d’Outrepigny se tenait auprès d’eux. C’était une bourgeoisepotelée, aux bandeaux gris ; elle se consolait des innombrablestromperies de son mari en peignant des fleurs à l’aquarelle, auprèsd’une cage pleine d’oiseaux ; cela l’occupait tout le long du jour.

- Enfin... tu es content ? dit-elle.

- Oui, mère.

Son devoir maternel rempli, Mme d’Outrepigny retourna vite à sescouleurs. Hubert narrait à son père ses tactiques et stratagèmesd’Aurillac, son succès, la promesse de Blanche, l’entrevue avecl’oncle, qu’il allongeait et nuançait à plaisir.

- Ecris de suite à ta fiancée, ordonna M. d’Outrepigny. Une lettre parjour, quelquefois deux : souffle sur la braise.

Il prit son menton dans sa main et resta songeur, tandis qu’Hubert,gravissant deux étages, gagnait son logis de garçon.

Il avait là deux pièces où il était le maître. Il fit une longuetoilette, sifflota, fuma, écrivit à Blanche, pensa à Pauline, enfindormit. Le lendemain lui parut fade. « Que peut-elle faire ? sedemandait-il. Au hasard, dans Paris... Non, non ! Elle m’a conté unehistoire absurde. Elle est venue retrouver quelqu’un, et moi, je lui aiservi de cavalier ! J’ai ce que je mérite. Je me crois trop malin.L’Auvergne se venge ! »

Il courut à la poste dès le surlendemain matin et trouva une petitelettre de Pauline, fort bien tournée, le remerciant de ses gentillesseset l’avisant : « qu’elle se promènerait vers six heures sur la place dela République ».

Ils se revirent avec bonheur. Hubert prit le bras de Pauline etl’entraîna rapidement ; ils marchaient du même pas.

- Qu’avez-vous fait hier, Pauline ?

- Je me suis bien ennuyée. Votre Paris n’est pas beau, non, pas beau dutout. De Murat on s’en fait une autre idée. Les maisons sont petites,sales, les boulevards étroits et les parisiennes moins élégantes qu’onle dit. Je croyais trouver une ville grandiose, elle est grande, pasplus. Les gens y ont les traits tirés et l’air malheureux.

- Vous n’avez causé avec personne ?

- Non. J’ai seulement pris le thé tout à l’heure avec une dame trèsgentille. Elle m’a remarquée ce matin au restaurant, parce que j’étaisseule, m’a-t-elle dit, et que je ne semblais pas heureuse. Nous avonsbeaucoup causé.

- Vraiment ?

- Elle m’a demandé si je suis mariée, si je suis majeure, si j’ai desmais, des parents, que sais-je encore ! Elle s’intéresse beaucoup àmoi. « Aimez-vous les voyages, mademoiselle ? Une jeune filleinstruite, agréable, et cætera, j’en passe – trouverait sans peine uneplace de lectrice à l’étranger. J’ai des amies à Buenos-Aires, àVarsovie, au Caire, un peu partout. Vous me plaisez tant que jevoudrais vous rendre service. » Elle-même est de nationalité anglaise,mais née en Portugal.

- Je pense que cette dame vous a laissé son adresse ?

- Hé bien, pas du tout. Je dois reprendre le thé avec elle à la mêmeplace.

- Gardez-vous, ma chérie, des gens qui vous témoignent subitement tantd’intérêt !

- Ai-je donc eu tort de me confier à vous ? Oh, ne prenez pas cettemine triste ! Je ne reverrai pas la dame aux voyages puisque cela vousdéplaît. Je ne l’écoutais que par sympathie, car vous savez bien quepour le voyage que je dois faire...

- Chut ! Oh ! chut ! Je vous ferme la bouche !

- Voilà, dit-elle, la seule bonne chose de Paris, c’est de pouvoirs’embrasser dans la rue.

Ils dînèrent dans une brasserie du boulevard. Hubert proposa d’aller authéâtre ou au concert.

- Je suis fatiguée, répondit Pauline. Un petit tour à pied, et dodo.

- Irons-nous à votre hôtel ?

- On me jugerait mal.

Ils passèrent donc la nuit dans une maison de la rue de Londres où l’onrecevait beaucoup de couples. Leur chambre possédait toutes sortes depetites commodités ; mais leurs voisins se disputèrent, sebousculèrent, puis se réconcilièrent de façon gênante. Hubertregrettait d’être venu là, mais Pauline avait quelque chose de propreet de net qui embellissait tout autour d’elle.

Au matin, Hubert prit juste le temps de courir chez lui, il écrivitdeux lettres à Blanche Torillon et les jeta dans deux boîtesdifférentes. Pauline l’attendait à midi. Elle portait un chapeau joli,hardi, une voilette flottante à ramages, des souliers coquets et unparapluie à parure d’ivoire. « Diable ! se dit Hubert. On s’attache àl’existence ! » Il la complimenta.

- Je suis allée au « Printemps », dit Pauline. Ah, quelle chance ontles femmes de Paris ! Et comme elles en profitent bien ! Je lesregardais, elles vont, viennent, passent, soulèvent un bout d’étoffe,et toc ! les voilà décidées. Mais nous petites provinciales, lectricesdes Jolies Modes et de la Vie Parisienne, nous avons peur dansnotre choix. Ai-je réussi ? Tant mieux.

A présent, Pauline mettait son parapluie sous le bras, prenant modèlesur les élégantes de cette époque. Elle avait saisi leur légerroulement de hanches et ce coup de mollet à la fois sec et languissantqui rendait leur démarche si provocante. Hubert la conduisit au Bois,et la crainte de nuire à son mariage l’empêcha seule de se montrer avecPauline dans les pavillons à la mode.

Il était dans un singulier état. Mû par une espèce de jalousie, ildemandait à Pauline son temps presque entier, jours et nuits ; jamaisla jeune fille n’hésita, cette grande intimité semblait lui plaire.

Quelques jours se passèrent ainsi. Hubert fut lassé le premier. Songrand et gros corps n’en pouvait plus ; il souffrait de vertiges et,par moments, son cœur sautait comme un oiseau fou. « Ces jeunes moteursconsomment terriblement », pensait-il, en considérant Pauline dont lestraits n’accusaient aucune fatigue. Une voix secrète l’avertissaitaussi que cette aventure tournait au danger.

- Quel ennui ! dit-il un matin. Des affaires m’appellent à Caen, jesuis obligé d’y passer une semaine.

C’était un mensonge, afin de se reposer quelque temps.

- Quand partez-vous ? demanda simplement Pauline.

- Après-demain.

L’automne était beau. Ils décidèrent de passer la dernière journée dansles bois qui avoisinent Paris et se rendirent à Chaville. Ils coururenttout le jour ; l’air frais leur faisait du bien. Vers le soir, ilss’égarèrent et découvrirent une maison forestière perdue dans un coinde futaie. On accepta de les y recevoir. Ils s’assirent devant le seuilen attendant le dîner. Le garde, vêtu de velours, jouait non loin avecdeux jeunes enfants ; sa femme préparait le repas dans la cuisine oùdes ustensiles de cuivre brillaient aux reflets du foyer.

- N’est-ce pas, dit Pauline, l’image même du bonheur ?

Elle soupira, se leva, Hubert la suivit et ils s’éloignèrentsilencieusement. La mousse élastique et les feuilles sèches portaientleurs pas. Ils se trouvaient dans une clairière où le crépusculelaissait traîner ses derniers feux ; le carrefour semblait d’or clair ;deux hautes allées, percées dans la futaie vers le couchant, brûlaientd’une flamme rouge ; les allées opposées s’enfonçaient au contrairedans une ombre brune au bout de laquelle flottait une vapeur fine,bleuâtre, sur l’eau vert pâle de quelques pièces d’eau ; là,serpentait, après un passage à niveau, la voie ferrée qui se courbaitentre les étangs. Nul bruit, nul appel. Alors, la voix de Paulines’éleva ; elle n’avait jamais été si musicale et ses inflexions bassestouchaient profondément le cœur d’Hubert. Elle récita :

Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire
A ses regards voilés je trouve plus d’attraits :
C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.

Ainsi prête à quitter l’horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l’espoir évanoui,
Je me retourne encore et d’un regard d’envie
Je contemple ses biens dont je n’ai pas joui.

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme au bord de mon tombeau.
L’air est si parfumé ! La lumière est si pure !
Aux regards d’un mourant le soleil est si beau !

La larme dont elle parlait tomba sur la main d’Hubert ; cette gouttechaude le fit tressaillir. L’heure obscure, le rythme des verslamartiniens, leur sentiment si doux et si mélancolique, et la vue dePauline aux yeux noyés, aux lèvres frémissantes, tout le jetait dans untrouble incompréhensible. Il se mit à pleurer. Pauline avait récité cestrois strophes avec un accent ferme et résigné qui faisait peur.Voulait-elle vraiment mourir ? La nuit était presque close ; une odeuramère s’exhalait du sol et des arbres. Ils rentraient sans mot dire ;lui, soutenait la marche de Pauline ; la tête de la jeune fille roulaitdoucement sur son épaule ; ils échangèrent tout à coup un baiser avide,et leurs visages en pleurs, penchés l’un vers l’autre, s’interrogèrentavec passion. Mais il n’en sorti aucune parole.

Tout en dînant ils soupiraient et riaient. Ils s’aimèrent cette nuit-làmieux que jamais.

- Rentrez-vous à Paris avec moi ?

- Non, dit Pauline, vous allez en repartir pour Caen. Je reste encorequelques heures dans ce bel endroit.

Elle le regarda se vêtir, attacher son col, nouer sa cravate. Ses yeuxse mouillèrent à nouveau quand il lui dit adieu.

- Qu’as-tu ? lui demanda-t-il.

- L’idée de cette petite séparation.

- Mais ce n’est rien ! Une semaine !

« Les femmes s’attachent plus que les hommes », nota Hubert en fermantla porte ; il avait déjà remarqué cela. Pauline se tenait à la fenêtre,et lui fit des signes avec son mouchoir aussi longtemps qu’il fut envue.

Hubert se reposa d’abord avec délices. Puis il s’ennuya. Il n’osaittrop sortir, craignant de rencontrer Pauline. Son petit appartementl’étouffait. S’il descendait chez ses parents, son père ne lui parlaitque de mariage, et les oiseaux de sa mère lui cassaient la tête. Ilfuma toutes ses pipes et fit de la gymnastique en chambre, puis décidad’aller au café et de visiter ses amis. Mais l’impatience fut plusforte, il ne laissa pas s’écouler la semaine entière. Pauline lui avaitdit : « Je vous écrirai pendant votre absence, vous verrez ainsi quej’ai pensé à vous. » Le cinquième jour, il se rendit donc au bureau deposte. Il y trouva une seule lettre, triste et tendre, où Paulineparlait « du grand chagrin de son cœur. » « Je me suis fait conduire àSaint-Cloud, disait-elle, je viens d’y déjeuner, et je regarde laSeine qui coule sous le ciel d’automne ; l’existence est lourde, je latraîne comme un manteau de plomb. »

« Nous allons arranger cela », murmura Hubert en souriant. Il luienvoya à son hôtel un petit bleu lui donnant rendez-vous le soir même,place de la République. Mais elle n’y vint pas. Hubert pensa qu’ellen’était pas rentrée à l’hôtel cet après-midi, et proposa un nouveaurendez-vous pour le lendemain matin. Pauline ne parut pas davantage. «Elle n’a pas couché chez elle, dit Hubert, fronçant le sourcil, il mefaudra des explications. » Que faire en attendant ? Hubert perdit lesommeil et l’appétit. « Parbleu ! se dit-il. Un beau cavalier me l’aurasoufflée ! Une jolie fille ne manque pas d’amateurs et celle-ci n’estpas dure. La pièce est jouée, bonsoir. » Dans le fond, il étaitmalheureux et cherchait à se consoler. « Elle ne m’a pas cramponné.C’était une aventure absurde ! Bonsoir ! Bonsoir ! » Il allaitnéanmoins à la poste et son cœur battait chaque fois. Son orgueilmasculin n’acceptait pas que Pauline l’eût délaissé. Il supposait alorsqu’elle avait revu la dame aux voyages, qu’elle était tombée dans lesmains d’affreux traitants et qu’elle l’appelait du fond de quelquemaison close. Ah ! quelle obsession ! Comment chasser cette image dePauline ? Hubert jurait de n’y plus penser. L’instant d’après, ilrelisait les deux seules lettres qu’il eût d’elle, ou contemplait unepetite photographie qu’elle lui avait donnée.

Pour achever, il reçut de fâcheuses nouvelles d’Aurillac. Blanche luiavait écrit en cachette que l’oncle de Clermont était venu, que lafamille avait tenu conseil, qu’on avait décidé de lui vendre le brevet.

- Les misérables ! s’écria M. d’Outrepigny. Céder le brevet ! Maisc’est le meilleur de l’affaire ! Et cette petite oie ! A-t-elle signé ?

Homme de décision, M. d’Outrepigny prit le premier train pour Aurillac.Hubert, absolument prostré, l’accompagna jusqu’à la gare, puis,abandonnant toute prudence, se présenta à l’hôtel de la place de laRépublique.

- Mademoiselle Nouara ? répondit le portier. Voyons, Nouara...Nouara... Oui, cette demoiselle n’a pas reparu depuis plusieurs jours,mais elle occupe encore sa chambre ; elle y a laissé sa valise et sonsac à main.

L’anxiété d’Hubert redoublait. Il entra dans un bar et commanda uneboisson très forte. Pour s’occuper l’esprit, il parcourut un journal dusoir, mais tout à coup se mit à trembler en lisant ceci :

« QUELLE EST CETTE FEMME ?


« CHAVILLE, 5 octobre. – On a découvert le cadavre d’une jeune femmedans la région des étangs,  sur la voie ferrée. Le corps étaitcoupé en deux. Point de papiers, linge démarqué. Enquête. »

Hubert ne sut jamais comment il avait payé sa consommation ni quitté cebar. Il reprit conscience sur les grands boulevards où les passants,les autos, les maisons tournaient follement autour de lui. Lesang-froid lui revint peu à peu : « Il ne me manquait que cela »,gémit-il. Le journal se trouvait toujours dans sa main, il le rejetaavec horreur. Il ne put dîner, mais dormit comme une bûche et en futsurpris à son réveil.

« Pauvre petite, songeait-il, dans son lit, elle avait son idée fixe...Elle n’était pas méchante... Quand une Auvergnate fait de la poésie,elle va jusqu’au bout. » Il fut tout le jour comme un homme frappé parle sort.

- Qu’as-tu ? lui demandèrent ses amis.

- Rien. Je ne peux le dire.

On reçut le soir un télégramme de M. d’Outrepigny, parlant d’ « heureuxvoyage » et annonçant son retour pour le lendemain. Hubert estimait sonpère, esprit positif, qui savait diriger sa vie parmi de grandshasards. M. d’Outrepigny ne prêtait pas à la critique ; il possédaittrois domiciles : le domicile conjugal, rue Pigalle, son bureaud’affaires, rue Saint-Lazare, et un logement galant, secret, mais connude tous ; les trois plans de cette existence restaient séparés ; M.d’Outrepigny savait les convenances, ménageait l’opinion, et celle-cilui en savait gré en fermant les yeux.

« Oui, songeait Hubert, tout est question de doigté. La pauvre Paulineen manquait. Elle bousculait l’ordre établi, ça lui a coûté cher,Pauvre petite. Pauvre petite. »

Les nouvelles qu’apportait M. d’Outrepigny étaient vraiment bonnes, lecontentement se lisait sur sa figure.

- Tout va bien, dit-il en arrivant. Tout – va – bien. Nous dînerons enville, Hubert moi, nous avons besoin de parler sérieusement.

Il prit juste le temps de sa toilette et reparut en vêtement du soir,ganté, rose blanche à la boutonnière. Hubert le suivit.

- L’oncle est rasé, dit M. d’Outrepigny dans la rue. Le brevet nousreste et tu te maries dans six semaines. Ah, j’ai eu du mal. Mais,dit-il en frappant un coup sec avec sa canne, je joue le grand jeuquand ça vaut la peine ! Nous avons bien gagné un bon dîner.

Ils allèrent dans un restaurant de la place Pigalle. M. d’Outrepignys’y trouvait un peu chez lui, on l’y aimait, les garçons s’inclinaientà son passage, il serrait des mains de messieurs à droite, à gauche ;des demoiselles empanachées le saluaient d’un sourire discret ouclignaient de leurs yeux peints, il leur répondait négligemment.C’était bien.

Pourtant, il dînait depuis un moment, quand une des filles rangées surla banquette opposée s’approcha de lui ; c’était une gamine, encore maléduquée.

- Bonsoir, monsieur Dudule, dit-elle.

M. d’Outrepigny garda le silence.

- Dis, mon coco, demanda-t-elle, tu m’offres une goutte de champagne ?

- Veuillez vous retirer, Odette, dit M. d’Outrepigny.

- Rien qu’une goutte ? Au fond de ton verre ? J’aime tant le champagne,coco !

- Mademoiselle, prononça le vieillard, ne m’obligez pas à vous signalerau gérant.

- Quel vieux dégoûtant, maugréa la petite en s’éloignant.

- Le respect se perd, dit avec sang-froid M. d’Outrepigny à son fils.

Quand on fut au dessert, il attaqua la grande histoire.

- Mon petit, dit-il, j’ai conquis ce brevet, il était fichu pour noussans mon voyage ; s’il n’appartient qu’à toi légalement, j’ai droithonnêtement à une part. Voici l’accord que je te propose. Le «changement de vitesse à disque » t’assure, comme constructeur d’autos,la supériorité sur le marché français, c’est un gros denier. Toi, tum’en concèdes l’exploitation à l’étranger. Sois tranquille, jeménagerai ton intérêt ! Nous manions un levier à deux branches, mais lemanche est commun. Ai-je ta parole ? Merci. Cela, bien entendu, vienten plus des soixante-dix mille francs que tu t’es engagé à me verser.

M. d’Outrepigny était enchanté et trouvait un goût exquis à son cigare.Il narra quelques incidents de sa lutte avec la famille Torrillon.

- C’est à la petite que nous devons le succès, confia-t-il. Elle nous asoutenus mordicus. Elle en tient pour toi. Elle a été superbe. C’estune rude fille, Hubert ! Tu lui dois quelque chose, aime-la bien. C’estelle qui a voulu que la cession se fit de suite et par écrit. Oui, j’airapporté l’acte, mais je l’ai déposé dans mon secrétaire à la maison.Je te le remettrai en rentrant.

Puis il se répandit en bons conseils. Les fiançailles d’Hubert allaientêtre publiques. On l’interrogerait. Qu’il ne dise pas : « Ma fiancéeest Auvergnate », mais : « Elle est du Plateau Central. » A tous, ildevait répondre encore : « C’est un mariage d’inclination. »

- Hubert, te voilà dans le droit chemin. Tu n’as qu’à marcher devanttoi, ta vie est faite.

Hubert lâchait aussi de bonnes bouffées de cigare et l’avenir luisemblait agréable.

Ils rentrèrent. Hubert monta chez lui. Lentement il posa son chapeau,ôta son pardessus, rangea ses gants... Il prit dans un tiroir les deuxlettres de Pauline et les relut en hochant la tête ; une dernière fois,il contempla les traits de la jeune fille sur la photographie et jetale tout dans le feu.

Son père ouvrit la porte, tenant l’acte à la main. Il vit Hubert qui,les yeux humides, regardait se consumer les lettres et le portrait.

- Ah, dit-il... C’est une liquidation ?

Hubert fit un signe affirmatif. M. d’Outrepigny lui posa la main surl’épaule et dit :

- Je crois que tu seras un bon mari.

- Je le crois aussi, dit Hubert.

Ils se considéraient face à face et avec émotion, car ils vivaient unede ces fortes minutes où l’on se reconnaît du même sang.

JEAN VIOLLIS.