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ZAVIE, Émile Boyer, pseud. Émile (1884-1943) : Chasseurs de nomades(1927).

Saisie du texte : SylviePestel  pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.IX.2013)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.)  de l'édition donnée à Paris en 1927 à la Cité des Livres dans la collection L'Alphabet des Lettres.


Chasseurs de nomades

par
Émile Zavie

~ * ~


I

UN ORDRE ARRIVE


BONSOIR, Fabre-Souville.

C’est Wassermann, un petit sous-officier antipathique, qui m’arrêteainsi ce soir, sur la route d’Eckmuhl, dans les faubourgs d’Oran.

- Bonsoir…

Je reste sur la défensive. Si Wassermann se montre aimable, c’est parcequ’il a quelque nouveauté désagréable à m’apprendre.

- Vous savez que vous partez demain…

- Demain ?

- On ne vous a pas prévenu ?

- Prévenu ?...

- J’ai envoyé un planton à Eckmuhl. Il a dû vous laisser des ordres.

- Quels ordres ?

- Vous partez demain matin, 5 juin, pour Alger. Vous rejoignez lebataillon destiné au Sud-Tunisien.

- Depuis quand ?

- Je ne sais pas. La feuille de route que j’ai établie et que l’on vousremettra spécifie que vous prenez le premier train du matin.

Je regarde Wassermann. Il y a encore assez de lumière dans cette rue,les trois becs du café d’en face, la lampe d’un épicier maltais, pourque je puisse voir le pâle visage de ce garçon qui m’observe avec unecuriosité agressive. L’habitude de ne pas laisser paraître d’émotionsvraies – ce n’est qu’une habitude à prendre… Et les lèvres et les yeuxdurcis, je réponds, la voix posée :

- Très bien. Je m’en doutais.

Je n’ajoute rien d’autre. Wassermann, avant de s’éloigner, reprend :

- N’oubliez pas : demain matin. Le train est à neuf heures.

Autour de moi, une nuit subite. Je marche. Je crois que j’ai oublié derépondre aux politesses ironiques de Wassermann…

- Bon voyage, crie encore de loin le petit sous-officier.

- Je fais toujours bon voyage. Merci…

Mais je suis pressé. Je dois rentrer au quartier d’Eckmuhl, dans cegrand parc d’artillerie où je suis provisoirement cantonné. Deuxcontre-appels ont été annoncés, le premier pour onze heures du soir, lesecond pour deux heures du matin. Fribourg, le maréchal des logis, m’aprévenu :

- Tu sors et tu n’as pas de permission régulière. Pour l’appel, ça va.Je le ferai.

- Je rentrerai quand il le faudra, dis-je.

- Avant dix heures et demie ?

- Bien entendu.

- Tu ressortiras après, si tu veux…

- Merci. J’y pensais…

Je suis allé à Oran, mais je n’ai pas trouvé Mercédès. Sa logeuseespagnole, dans la petite ruelle montante où elle habite, près de lamosquée du Pacha, m’a rassuré dans un sabir guttural :

- On est vénou la prendre pour le cinéma.

- Quel cinéma ?

- Oune grandé cinéma.

J’ai rôdé dans cette ville de montagnes russes, à travers les nouveauxquartiers, non loin de la promenade de Létang, où l’on bâtit en hâtedes banques, des salles de spectacles, des hôpitaux, des écoles et deshôtels-métropoles. Peine perdue. Mercédès se soucie bien d’unrendez-vous ! Bon, je reviendrai l’attendre à onze heures et demie,lorsque la foule encombre le boulevard Seguin…

Ou bien, j’irai chez elle… Ou bien je n’irai pas… Et déjà je mepromettais de ne pas essayer de revoir Mercédès puisqu’elle oubliaitnos rendez-vous… On a quelque amour-propre, certes… Je pensais à toutesces résolutions en revenant sur la route d’Eckmuhl lorsque jerencontrai Wassermann…

Impossible de descendre à Oran, désormais. Je dois partir demain etboucler mon sac cette nuit même…

*
*   *

Pourquoi s’attacher ?... Une fois de plus, il faut reprendre la routeet faire, le visage serré, les gestes attendus.

Ce n’était pourtant pas une bien grande passion que Mercédès, espagnolevive et paresseuse, ardente et molle tour à tour, qui était libre unsoir sur trois, dont l’existence fut toujours pour moi un mystère demensonges inconsistants et de troubles accès de franchise… Cependant,c’était Mercédès…

On laisse derrière soi, toujours plus qu’on ne l’imagine. Ce sourire,ces yeux, cette voix, ces façons de recevoir les caresses, de lesrendre et de gémir, tu ne les retrouveras plus. Jamais. Et tu ne lesgarderas pas dans ton souvenir, quoique tu en dises. Tu les oublieras.Une autre, dont le nom n’est pas écrit pour toi à cette heure-ci, leseffacera qui t’apportera un nouveau sourire, d’autres paroles, d’autresattitudes… Tu le sais cependant et tu souffres…

- Eh bien, j’étais inquiet ! me crie Fribourg sitôt qu’il m’aperçoit…Mon pauvre vieux, j’ai une bien mauvaise nouvelle à t’annoncer.

- Je connais, dis-je avec une assurance tranquille qui me ravit, carelle déconcerte Fribourg, un gros homme de colon, maréchal des logismaintenant et qui veut bien rendre service, mais à coup sûr.

- Tu sais quoi ?...

- Demain matin, Alger ?...

Je serre quelques mains qui se tendent pour les habituellescondoléances. Planier, un jeune garçon qui vient du Limousin, enpassant par Limoges, échafaude déjà le « barda » des zouaves, ceridicule sac d’infanterie sur lequel on roule le pantalon-juponné, lecapuchon, la petite veste coupée pour un singe de cirque, lecouvre-pied, les piquets, la toile de tente, la gamelle, un plat decampement et puis quoi encore ?...

- Tu es du voyage ?

- Comme tu vois…

- Quelle tenue ?

Car c’est la première préoccupation : « Comment doit-on se présenterdans cette mascarade perpétuelle ? »

- Tenue de campagne, bien entendu.

- Il y a revue ?...

- Tu parles si A. Fesser voudra passer sa dernière inspection !

- A. Fesser, c’est un vieux capitaine retraité qui a nom Lutzig ouMutzig et à qui le récent bouleversement du monde permet larésurrection de son ancien prestige.

- A. Fesser ou Affaissé, l’air d’un bureaucrate à lunettes et cheveuxblancs se promène en uniforme d’officier de zouaves fantaisie, pantalond’opéra-comique, manches bouffantes, beaucoup de dorures. Il ne manquepas une occasion de justifier de l’utilité de ses fonctions. Il passedes revues : revue de la garde montante, de la garde descendante, revuedes malades, des permissionnaires, revue des punis, des nouveauxaffectés et revue des partants.

- Bien, dis-je. Je vais d’abord écrire une lettre ou deux.

- Monte cette machine-là avant de te coucher, me conseille Planier,qui, avec le fourreau de sa baïonnette, façonne les angles de son sac.

- Demain, il fera jour, dis-je.

- Demain, tu n’auras pas le temps de faire ton sac…

Je m’adresse à Fribourg qui attend l’arrivée du contre-appel, nouvellequ’on lui confia en secret et qu’il a généreusement répandue pour queles manquants soient réduits au minimum.

- Je puis aller dans ton bureau ?

- Oui. Fais attention au verre de la lampe ; il est cassé. Si tu tecognes dans quelque chose, ne gueule pas au secours. C’est un banc queje laisse retomber derrière la porte pour plus de sûreté. Et ferme lafenêtre ; la lumière attire les moustiques…

C’est un bureau comme tant d’autres. Des règles, des porte-plumes, desdossiers, des cartons, des cahiers. Enfin, un buvard et du papier.Dehors, la nuit d’Afrique, lasse et profonde. Je m’assieds sur cettechaise fatiguée. Pour la dernière fois, sans doute. Cependant,l’existence s’organisait ici, cahin-caha… Je savais où passer la moitiéde mes nuits. Pour l’emploi des journées, le service, les ordres et lescontre-ordres y pourvoyaient. Il n’y avait pas de raison que cela nedurât point. « Mais le bonheur est passager », comme chantait Mercédès,d’après Manon… Il est temps d’écrire une lettre d’adieu.

                                  *Cette nuit,onze heures.

    Très chère amie,

Je vous écris sur un coin de table, à la hâte. Je viens de recevoirl’ordre de partir, ce qui vous explique que je n’ai pu me rendre chezvous, ce soir*…

- Ainsi, me dis-je, elle ne saura pas que je suis allé chez elle et queje ne l’ai point trouvée. Sa logeuse oubliera, comme d’habitude, de laprévenir qu’un « Frankaouï » est venu la demander… Reprenons :

*J’ai le cœur bien lourd, je vous assure et je vous revois encore, jevous reverrai toujours dans l’escalier, debout, au moment de nosséparations, le matin, ne pouvant nous résoudre à nous quitter. Si celadevait être la dernière fois ! pensions-nous. Eh bien, avant-hier, cefut la dernière fois ; nous le savons aujourd’hui*…

Des pas dans le couloir, un sabre que l’on traîne… C’est lecontre-appel qui fait sa tournée. On entend une liste de noms et des «Présent ! Présent !... Sent ! » détachés sur tous les tons… Enchaînons,enchaînons…

*Je ne retournerai plus du côté où vous habitez. Si vous saviez commeà cette pensée, je me sens*…

La porte s’est ouverte en face de moi. Je distingue une lanterne quel’on balance, un képi galonné, la boule ronde de Fribourg qui annonce :

- Fabre-Souville !

Je me suis déjà levé :

- Présent !

Une voix que je reconnais, celle du lieutenant Bucherie :

- Vous partez demain ?

- Oui, mon lieutenant.

- Qu’est-ce que vous faites ? Des lettres ?

- Je liquide, mon lieutenant.

- Vous allez à Gabès. C’est loin, vous savez, Gabès. Et puis on nereste pas à Gabès, parce que c’est un paradis encore, un lieu dedélices où il y a de l’ombre, de l’eau, des cafés, des restaurants, uneoasis, des arbres… Et des femmes, quelques femmes…

« Vous vous enfoncerez plus profondément dans le désert. Qu’est-cequ’il y a donc ? Encore un soulèvement. Des rebelles. Vous ferez descolonnes de police. C’est pénible… Mais vous êtes solide. Portez-vousbien, Fabre-Souville, bonne chance !

- Merci, mon lieutenant…

- Bon voyage.

- Au revoir, mon lieutenant…

Ils se sont retirés, le porteur de falot, le maréchal des logis etl’officier chargé du contre-appel. De nouveau, me voilà seul. Jecherche ma plume. Voyons, où en étais-je ?

… *Je suis persuadé que jamais je ne pourrai plus vous rencontrer*…

Un brave homme, le lieutenant Bucherie. Je n’avais pas besoin de sessouhaits ni de ses quelques mots de sympathie pour me sentirbouleversé. Tout ce que j’abandonne ici, dans cette ville étrangère,dans ce camp exotique, mes regrets, le dépaysement promis, l’inconnud’un départ, cette émotion qui ne me quitte pas et que j’enfermederrière la barrière de mes lèvres bien serrées, ne vais-je pas déposertout cela, en partie, du moins, mais déjà dénaturé, dans cette lettred’adieu à Mercédès, que je termine très vite, sans heurts ni raturesparce que le temps presse et que le pétrole descend dans la petitelampe réglementaire ?...


II

MERCÉDÈS

FRAGILE amour que le nôtre, pareil à tant d’autres. Aussi, dans cettedernière lettre, il ne m’est point  permis d’être sincère. Je nepuis pas, en effet, quand j’évoque notre entrevue d’avant-hier,rappeler combien elle fut douloureuse… D’abord Mercédès en a peut-êtreoublié les détails et ma lettre risque de fixer pour son souvenir uneversion, toute opposée, qui durera bien ce que dure un souvenir…

Et puis, on ne leurre pas les femmes. C’est elles qui consentent à setromper. Mercédès qui n’est ni de mon pays, ni de mon sang a bien sentice que notre rencontre avait d’incohérent. Elle a bien deviné que je nel’aimais qu’à travers un mirage. Par quel sortilège ? Elle n’a putoutefois se garder de me le laisser entendre :

- Tu es bien gentil, disait-elle de sa voix toujours rocailleuse, mêmedans les minutes où nos corps, à défaut de nos âmes, étaient nus.

« Tu es prévenant, tu es attentif, tu ne fais pas de scènes, tu n’espas jaloux.

- Que vas-tu me reprocher ?

- Rien. Pas grand’chose : tu n’aimes pas.

- Comment ? Tu oses dire ?

- Tu n’es pas attaché à Mercédès. Tu n’aimes pas Mercédès.

- Pourquoi veux-tu que je fasse preuve de jalousie puisque je ne doispas ?....

- Ce n’est pas une raison, répondait-elle.

- Explique-toi un peu mieux.

- il y a un langage pour lequel tu es sourd.

- Tout de même…

- Tu as laissé ton cœur en France.

Je riais. Un peu trop vivement, un peu trop fort. Mercédès, étendue surson divan, très européen,  ̶  pas du tout mauresque nioriental, car, ici, c’est trop commun,  ̶  protestait etcette femme indolente de se fâcher :

- Ne ris pas, « Frankaouï », je sais ce que je dis. Ne ris plus.

Comme je cessais de rire, Mercédès, avec un geste excessif, pareil à unboxeur qui s’entraîne, frappait ses coussins :

- Nous avons tous notre peine. Et la tienne n’est pas la mienne. Tu lesais. Alors, ne ris pas. Cependant, si tu voulais ! si tu voulais !...

- Si je voulais ? Quoi ?

- Tu sais bien ! Nous serions heureux et je serais à toi entièrement.

Je n’avais pas envie de sourire. Je songeais tout d’un coup. Devant cevisage serré d’angoisse et tendu par les doigts de la douleur, jerevoyais certain soir pas trop reculé encore et repéré de moi seul, unhomme tristement satisfait d’être enfin contraint de partir, de mettreentre une femme trop chérie et lui-même une longue distance : quatrejournées de mer, deux nuits de wagon et tous les aléas d’unecorrespondance jamais équilibrée qui exigerait une semaine pourapporter la réponse d’une lettre envoyée huit jours plus tôt.

Dans l’anxiété d’une terre nouvelle, cet homme que je connais, a essayédepuis d’échapper à un souvenir. Changement de climat. Vieille recetteque l’on dit infaillible. Il pourra comparer ensuite, plus tard,beaucoup plus tard, s’il le peut ou s’il le croit nécessaire, quand ilaura renouvelé ses yeux et maintenu un courant d’air dans son cœur,l’image qu’il a emportée avec celle qu’il a laissée.

Infidélité intraduisible des hommes qui n’a d’égale que celle desfemmes. Celui-là s’est donc jeté avec violence dans une affection quipassait à sa portée, car c’est encore une seconde ancienne recette quifit ses preuves, paraît-il.

Mercédès avait senti que cet homme était malheureux, mais celle que jene puis nommer, si elle avait eu connaissance d’un si prompt revirementqu’aurait-elle pensé ? Sans doute, elle se serait dit : « Eh bien, ilne tenait pas trop à moi. Pas autant qu’il l’assurait en tout cas. Leshommes sont inconstants et perfides… » Aurait-elle eu raison ?

Je n’ai pourtant pas agi par dépit. Sans chercher des excuses, c’estplutôt par désœuvrement, par ennui et par volonté d’oublier. Mais je nepuis pas, cette nuit, effleurer, même de loin, dans ma lettre d’adieu,ce pauvre malentendu. D’abord ma lettre est finie. Quant à Mercédès, jen’ai rien à lui apprendre. Et si, par hasard, elle tenait à conserverquelques mensonges choisis !...

Ainsi dans l’isolement nocturne d’un bureau de sous-officier, jerassemblais des fragments d’existence. Quelques bruits dehors près dece jardin de presbytère ou de maison centrale. Je les connais. Je m’ysuis promené avec mes soucis, souvent, à toute heure du jour. La nuitégalement ayant eu soin, dans l’après-midi, de ratisser les allées, enlaissant près des corbeilles de fleurs, une bordure franche de terresilencieuse où je pourrais passer, pour atteindre la porte, sansdéranger les gardiens, les sentinelles ou les sous-officiers, tous gensqui ont le sommeil léger.

A cette minute, est-ce bien Mercédès que je regrette ? Je ne sais riend’elle. Je ne lui ai rien demandé. Quelle rare discrétion ! Il faut quece soit Mercédès et non une Autre… Mais sans doute ce départ d’Oranpour le Sud-Tunisien, est-ce un avantage ?


III

LA PORTE DU CONTROLE

A peine si j’ai eu le temps de sommeiller un peu, cette nuit. Déjà cinqheures du matin ! Ceux qui partent pour le Sud, Planier et moi, doiventprendre à six heures, au terminus, le tramway qui s’arrête à Oran, àl’intérieur de la ville. De là, on grimpe à la caserne Neuve où Mutzig,dit Affaissé, se propose de passer une de ses chères inspections.

La caserne est loin, haut perchée sur un plateau fortifié qui domine lavieille colonie espagnole et la mer. On y accède par de petits cheminsoù des voies tournantes compliquées d’escaliers, servent de raccourcis.

En route, avec Planier, nous passons non loin de la ruelle où Mercédèsséjourne. Toutefois, ce n’est pas une heure raisonnable pour dérangerune femme qui vient peut-être de se coucher. Pas de halte. Ayons lecourage de ne pas nous arrêter. Comme mes pieds sont lourds ! Comme moncœur chavire tout d’un coup ! C’est si près d’ici !... Non, il ne fautpas. Comment serais-je reçu d’ailleurs ! Et puis que découvrirais-je ?De cette passade, j’emporterai un souvenir poudré et repeint, celuiqu’il me plaît de mettre sur un nom à trois syllabes…

Le limousin Planier intervient à propos :

- C’est Wassermann, tu sais, qui a inscrit ton nom sur la liste dedépart. Sans lui, on t’oubliait et moi aussi.

- Pas pour longtemps, dis-je, m’accrochant au dérivatif de cetteconversation.

- Est-ce qu’on sait ? Et puis, un mois à vivre, ça fait toujours unmois…

- Il a tant d’influence que ça, ce Wassermann !

Je parle les lèvres closes sans presque ouvrir la bouche, car noussommes plus près que jamais de la maison de Mercédès et je sens bienque c’est la dernière fois, la suprême occasion. Après, ce sera fini…

- Il fait ce qu’il veut, assure Planier, comme tous les scribes. Bah !on le retrouvera. Son tour viendra. Mais tu n’avais pas de lettre àmettre à la poste ?

- Précisément, nous sommes près de la maison où ma lettre doit êtreremise.

- C’est loin ?

- A trois pas de la mosquée du Pacha…

- Oui, c’est un peu loin. On serait en retard

Excellent Planier ! Il ne dit pas « nous serions… » ni « tu serais enretard » ; mais il a trouvé une réponse qui me laisse libre d’allerseul faire ce détour. Minute grave pour moi. Mais non, je ne cèderaipas.

- Je mettrai le tout au courrier. Marchons…

C’est ce que j’ai déclaré à haute voix, d’un air résolu ; mais toutbas, j’ajoute, en regardant le minaret qui surgit parmi les arbresétranges de la promenade : « Adieu, Mercédès… »


IV

DÉPAYSEMENT

DEPUIS quinze jours, à Gabès, m’attendait un télégramme de Mercédès.Car nous avons mis deux semaines, Planier, quelques autres et moi-mêmepour échouer enfin dans cette brûlante cour de caserne, ville militaireà côté des villages arabes et européens.

Je tourne dans mes mains grossies par la chaleur ce télégrammepasse-partout de vingt-deux mots, adresse comprise :

*Reçu lettre. Écris souvent. Courage. Ne t’oublie pas. Affection.Mercédès*.

L’heure de dépôt de cette dépêche porte 9 heures 43. Du matin ou dusoir ? Du matin sans doute. Mercédès ayant trouvé mon mot d’adieu dansla matinée est aussitôt sortie pour me répondre. Qui sait ? Elle megardait un peu plus que de la sympathie, comme elle l’assurait. Maisune Espagnole amplifie si naturellement ce qu’elle éprouve ! De l’ «affection » comme elle le confie aux lignes indiscrètes du télégraphe ?

Cependant Mercédès est rarement levée de bonne heure... Ce jour-là,elle a dû se lever, voilà tout. Ou bien elle a découvert ma lettre enrentrant chez elle, un peu après l’aube. Ou bien, elle a prié quelqu’und’aller jusqu’à la poste. Tout est possible… Ces suppositions, elles sesuccèdent à la minute, tandis que je regarde cette grande cour stérile,chauffée par le soleil, où ceux du renfort sont parqués, en attendantd’être distribués dans les compagnies du bataillon de marche.

Vaste domaine que celui de la cité militaire. Son étendue n’empêche pasd’apercevoir les murs blancs et hauts qui clôturent ces allées depalmiers, ces bâtiments alignés et numérotés. Caserne ou lycée ? C’estdu même style. Il y a le jardin du Cercle militaire, près de l’entréeprincipale, le corps de garde, bien entendu et la prison, en face. Puisl’hôpital. Un large espace pour les évolutions de la troupe, lesparades et les déploiements. Et des bâtisses parallèles en lignedroite, toutes semblables.

Toutefois, du côté où s’annonce le désert, où l’on établira plus tardle camp d’aviation, il y a le génie et, à l’autre extrémité,l’artillerie. Par-dessus tout, un ciel éclatant qu’on n’ose regarder,pas plus que le sol ratissé et balayé, à cause d’un soleil inexorablequi brûle les yeux…

Si tu désirais le dépaysement et ses angoisses, tu les as trouvées,pantouflard chercheur d’aventures qui aime sans l’avouer les horizonspolicés, le travail régulier et la méditation.

Ici, tu pénètres dans les domaines du fantasque et de l’imprévu, de lafatigue et de la fièvre, de la soif éternelle et de ce découragementsans pareil qui n’a pas de nom si ce n’est en argot de troupier.

Déjà, rien ne te relie au monde que tu as quitté, en dehors de ce petitpapier bleu administratif où une femme a jeté son dernier souvenir.Mais le réconfort de ces quelques mots comptés un à un n’est pointnégligeable.

Quelque jour, si les vents de la chance te sont favorables, tu pourrast’en donner les raisons. Le résultat en ce moment est certain.Pourra-t-il te permettre d’entreprendre une nouvelle conquête pouroublier la précédente ?

Je sais dès à présent que je ne puis pas répondre à Mercédès. Silence.Je me dois de résister à tout souci d’écriture, à la facile tentationde me raconter, à cette pénible volupté de me torturer en reprenant uneinfortune que la distance a rendue ancienne, si ancienne. Mais plutôtque naisse en moi un besoin d’ordre, de voir clair, la nécessité dechronométrer mes étapes et la course déjà fournie…


V

OU SONT LES NOMADES

VOICI bientôt trois semaines que je suis installé à Gabès. Planier, moncompagnon d’Oran, s’est établi de son côté. Je le vois rarement. On l’aplacé dans une compagnie assez éloignée de la mienne et je n’ai pasl’occasion d’y aller.

Il m’a fallu serrer des mains nouvelles, observer des chefs quisurgissaient avec des visages et des caractères imprévisibles, prendrecontact avec des compagnons dont je ne soupçonnais pas l’existence unmois plus tôt, que j’oublierais demain si j’étais obligé de les quitterce soir même, chercher d’autres amis enfin. La diversion attendue, elleréside là, dans ces menus désagréments.

Que suis-je venu faire à Gabès ? Je m’en doute un peu. On ne m’a paslaissé complètement dans l’ignorance. Une révolte d’indigènes ou denomades, au loin, un convoi attaqué, un autre pillé, d’autres encoremassacrés et voilà de grands rapports écrits et des colonnes de policesur pied. Un front de guerre est aussitôt tracé qui commence à ladernière halte abritée, celle où s’arrêtent les camions duravitaillement et les autos de l’État-major.

Mais ces nomades rebelles ? Car on les nomme ainsi, bien que jamaissoumis à l’autorité française… Ils viennent, dit-on, de la Tripolitainevoisine…

Dangers ? Certes oui, pour les imprudents qui, de gré ou de force, sontentrés dans la zone de combat ou se laissent surprendre dans quelqueembuscade. On ne sait pas ce qui peut vous advenir quand on va enexpédition dans les sables…

Dans le repos oranais, nous nous étions habitués à des manières degarnison, comme on en prend si vite dans les villes où il y a desgendarmes, des agents secrets et des agents indicateurs des rues.

Maintenant, il faut rejeter ces usages. De nouveau, il importe de serappeler que notre existence ne tient pas à grand-chose, à presque rienet que certains jours non choisis, l’on est particulièrement mortel.

Un de mes nouveaux compagnons, Maurice Thuaire, présenté par le hasard,est un garçon qui se propose d’être magistrat, plus tard. Il est assezgros et monté sur des jambes courtes. Fils de montagnards auvergnats,il sera très bien dans sa robe noire, derrière le pupitre de sontribunal. En attendant, il porte le sac des infirmiers et tient sesaudiences sous les fenêtres de la salle de visite. Les blessures desautres, leurs malaises et leurs maladies, l’inclinent à la prudence età la sagesse.

- Ici, me confie-t-il, vous risquez d’abord d’attraper le cafard.

- Et en allant plus loin ?

- De quel côté ? Si c’est vers le Sud, plus profondément vous y serezconduit, plus le cafard augmentera. C’est la règle.

- Pas de remèdes ?

- Si. Une bonne santé. Un bon appétit. Tâchez de manger, de mangerbeaucoup. C’est difficile.

- Pourquoi ?

- Parce que l’on n’a pas tous les jours à manger. Si vous aviez de quoivous nourrir, ça irait bien. Car, dans ces solitudes dangereuses, toutest simplifié. Que demande-t-on ? Premièrement : ne pas être tué.Deuxièmement : boire et manger. Puis… Mais le péril renaissant nepermet pas de penser à la suite…

« Rassurez-vous un peu, ajoute Maurice Thuaire, la majorité des décèsest due aux maladies, aux fièvres, aux dysenteries, aux typhoïdes…Quelques piqûres venimeuses de reptiles mal connus. Parfois des balles,assure-t-on… Si donc vous vous tenez en appétit, avec une hygiènesévère, vous gagnerez la bataille…

- Quelle bataille ?

- Celle que vous aurez à livrer : désir de boire glacé, de l’eau, desalcools, des vins et des boissons de cinquième zone, envie de dormir aufrais, sans compter ces visites trop fréquentes aux filles…

- C’est là, le régime…

- …. qui vous permettra d’abattre le rebelle…

- Quel rebelle ?

- Le plus redoutable ; celui qui est en vous.

Je souris en regardant Maurice Thuaire. Je sais bien que je souris. Uneamulette me protège. Thuaire devine aussitôt :

- Vous vous croyez exempt, me dit-il, parce que vous portez sur vous unfétiche ou un gri-gri. Erreur. Il n’y a pas de mascotte.

J’aurais bien demandé à Maurice Thuaire les raisons d’une sicatégorique affirmation, mais Marcel Allix, un autre de ceux qu’il meplaît de rencontrer, apparaît dans l’encadrement de la porte.

Depuis un moment, pour nous prévenir de sa présence, il remue desfioles à étiquettes rouges sur une étagère de bois et déplace de lapoussière. Petit, rasé parce qu’imberbe, le cheveu frisottant, le nezcoupé par un lorgnon, il ouvre sur les gens des yeux tour à tour vifset indifférents. C’est un Algérien d’Alger. Il prépare son droit.Est-ce pour cette raison qu’on l’a adjoint à Maurice Thuaire ?

- Est-il indiscret de vous écouter ?

Je me retourne pour répondre :

- Nous nous demandons ce que nous faisons ici à Gabès, dans l’ancienneTa-Capae des Romains…

- Quelles sont vos impressions du Sud en particulier et de l’Afrique engénéral ? me demande Marcel Allix.

Que me veut cet Algérien curieux de connaître les sentiments d’un «Frankaouï » ?

- Sujet de thèse, dis-je…

- Non, un garçon qui est malade, qui vient comme vous d’Oran et quivous connaît…

- Comment s’appelle-t-il ?

- Je ne me souviens pas… Ce garçon m’a dit qu’il avait fait unecurieuse rencontre dans le train de Sousse à Gabès.

- C’est possible.

- C’est possible ? Mais vous avez voyagé avec lui.

- Une rencontre, dites-vous ?...

Je réfléchis. En vérité, je ne me souviens pas. Je n’ai pas remarqué.Pour tout avouer, je n’y ai peut-être pas pensé, trop occupé parl’approche du désert :

- Il y avait, dans notre train, des dames qui riaient et qui devaientrejoindre leur maison-mère à Gabès ou à Médenine. En face de nous unejeune femme qui ne bougeait pas de la banquette où elle était assise.

- Une indigène ?

- Un grand voile blanc, une jupe européenne d’un carmin éclatant, uncorsage d’un bleu vif. Sur la lèvre inférieure, un tatouage quidessinait comme les nervures d’une feuille. Enfin, sous les cheveux dufront, « coupés à la chien », une sorte de croix de Lorraine, égalementtatouée.

- Elle est descendue à Gabès, comme de juste. Vous la retrouverez, n’endoutez pas.

- Je ne tiens pas à la retrouver.

- Avec un signalement pareil, on va loin, insiste Marcel Allix.

- Pourquoi voulez-vous que je me mette à sa recherche ?

- Vous pouvez tout aussi bien la découvrir que ce garçon qui est malade…

- D’autant plus, remarque Maurice Thuaire qui fumait et en oubliait deparler, qu’il vous faudra bien vous intéresser à quelque chose ; unefemme, des cartes-postales, des armes de nomades, de l’alcool decontrebande, des bijoux indigènes, des ouvrages de cuir, des cravachesen peau d’hippopotame… vous avez le choix…

- Rien de tout cela ne me chante, dis-je.

- Ça va. Faites seulement le simulacre de vous intéresser à une femme.Cela suffira pour occuper vos nuits.

- Mais la nuit, il faut que je dorme.

- Vous dormirez bien mieux quand vous aurez choisi,  ̶  ouque l’on vous aura proposé,  ̶  pour ne plus tourner en rondcomme un cheval de moulin à huile, dans le même souvenir, une fiancéeprovisoire et homéopathique.

Devant nous la grande cour du camp, rôtie de soleil, quelques palmierstrapus, un chemin où des « joyeux », punis de prison, cassent descailloux. On entend le heurt des petits marteaux sur la pierre dure, letrot d’un cheval, le passage d’une corvée et parfois, vibrantes dansl’air, de rapides sonneries de clairon.

- Qu’est-ce que c’est ?

Marcel Allix regarde sa montre :

- Cinq heures, dit-il. On sonne pour la soupe.

- Très bien ? Vous interprétez les sonneries suivant l’heure qu’il est.Absolument comme cet amateur distingué qui reconnaissait les pieds detomates aux bâtons qui les soutenaient. Le jour où l’on retira lessupports, cet agronome se sentit perdu.

- Alors, conclut Marcel Allix, à ce soir. Nous reparlerons de votreindigène inconnue.

- Excusez-moi. C’est suffisant pour aujourd’hui. Et puis, je me couchede bonne heure…

« Pas dans les baraquements où l’on étouffe, où les bois de litregorgent de punaises, où la moindre flamme de bougie attire desescadrons de moustiques. Non, je dormirai, comme je le fais depuisplusieurs nuits, sous les branches tombantes d’un mimosa sauvage… »


VI

DERNIERS JOURS

IL serait préférable dans ce pays de dormir le jour et de se promenerla nuit. Mais ce n’est pas toujours possible. Le jour il fait trèschaud et l’on ne parvient pas à sommeiller ; la nuit, les cafés sontfermés de bonne heure, les ténèbres sont absolues et comme distraction,après le couvre-feu, on ne rencontre que des patrouilles qu’il est plussage d’éviter.

Toutefois, dès que le soleil paraît, on abandonne sans effort un litplus ou moins provisoire. Pour moi, je suis forcé d’évacuer mon abri,sous le mimosa sauvage, à cause de tous les périls que comporte unesituation irrégulière dans un campement sillonné de sous-officiersoisifs…

Ce matin, nous allons, Marcel Allix, Maurice Thuaire et moi, à traversles chemins encaissés de l’oasis. Nous longeons la petite rivièremarécageuse que la mer voisine emplit à marée haute et qui sent lavase, les soirs d’orage… Nous pénétrons dans la palmeraie où couve uneombre humide et chaude. L’aboiement des chiens indigènes, derrière lesmurailles des jardins, téléphone au loin, notre venue. Gabès, là-bas,n’est plus qu’une petite ville blanche pour exposition coloniale.

Maurice Thuaire nous expose ce qu’il a lu la veille : ses connaissancessur l’ancienne Ta-Capae des Romains. Marcel Allix, sous son casque detoile jaune, médite quelque diversion et aspire la fumée d’une piperétive.

Je m’étonne de cette nouvelle fantaisie :

- Vous pratiquez cet ustensile, maintenant ?

- Oui, reconnaît Marcel Allix, sans enthousiasme.

- Quelle drôle d’idée vous avez eue là ?

- C’est par hygiène, explique-t-il, en toussant, car ça ne me plaîtguère. Ça me fait cracher beaucoup. Ça me donne mal à la gorge. Çam’oblige à boire souvent. Ça me tourne la tête et quelquefois le cœur.Mais c’est plus sain que la cigarette dont le papier est si pernicieux…

- Vous n’avez pas d’autres raisons ?

- Une dernière. Je fume la pipe par mélancolie d’amour.

- Je ne comprends pas.

- Cela se voit, constate Marcel Allix. Sachez donc que cette pipe mefut offerte par une jeune fille de la colonie européenne que jerencontre au grand hôtel de la plage et qui joue des pots-pourrisd’opéras et d’opérettes. Elle croyait que je fumais. En gage desympathie, elle m’a fait ce don. Voilà pourquoi je suis un peu pâle,parfois, en dépit du soleil.

- Vous y tenez énormément à votre pipe ?

- Oui. D’ailleurs ce n’est pas une pipe ordinaire. Elle s’appelle Renée.

- En effet. Joli nom pour une pipe.

- N’est-ce pas ? Vous savez : on peut parler d’autre chose.

- Comme vous voudrez.

- Vous n’avez pas retrouvé votre indigène ? demande Marcel Allix.

- Quel indigène ?

- Votre aimable dame du train de Tunis ?

- Pas encore.

- Ne désespérez pas.

Un avion, puis un autre bourdonnement au-dessus des palmiers. Ils medispensent de répondre. Un âne broute derrière une haie de cactus. Deschèvres curieuses traversent le chemin. Trois femmes habillées deblanc, des Grecques sans doute, ont fermé leurs ombrelles. Ellesretournent à la ville. Leur passage évoque en nous, avec une harcelanteangoisse, d’autres femmes que nous avons connues et une nostalgie sansnom nous assiège la poitrine.

- Vous la retrouverez, insiste Allix.

- Je n’y pense pas.

- Elle est à Médenine.

- Mais je ne demande pas à partir pour Médenine !

- Votre souhait, je le conçois bien, est sincère, réplique MarcelAllix. Mais c’est la dernière des choses dont on s’informera.

- La raison ? dis-je.

- Nous devons nous rendre à Médenine, demain soir.


VII

MÉDENINE

QUAND on approche de Médenine, ce que l’on aperçoit tout d’abord, cesont les deux pylônes jumeaux de la télégraphie sans fil, presqueirréels dans la lumière dansante de midi. L’auto qui nous secoue rouledans la poussière : on distingue des palmiers par groupes de trois, desbâtiments d’une blancheur telle que les yeux ne peuvent s’y habituer.Enfin, la voiture tourne pesamment dans un ravin, remonte et l’onpénètre dans le village français : les arcades des affaires indigènes,les grilles de l’hôpital, la grande place du pays, son puits solitaireet les jardins barbelés des fleurs jaunes de la cassie. Tout cela faitpartie de la zone militaire, ainsi que le camp, sur la hauteur, oùs’alignent de petites cagnas entre des ruelles portant des noms dehéros.

- Y aura-t-il assez d’ombre pour nous ? demande Maurice Thuaire.

Il fait très chaud, en effet. Pas d’air. Nous respirons cetteatmosphère d’étuve sèche. Nous marchons et il semble que nous nousapprochons toujours plus de la gueule ouverte d’un énorme et invisiblebrasier.

Nul ne parle. Le paysage dénudé avec ses cailloux à perte de vue dansla plaine, nous déprime autant que la chaleur. Sur notre droite, unfortin commande une piste où ne passe personne. Parfois deux, troischameaux rompent l’immuable ligne d’horizon de leur ligne mouvante.

Le soir, il est de tradition d’aller visiter le vieux village deMédenine, de l’autre côté de la route, sur un monticule. Il nous plaîtde cheminer dans cette cité endormie, le long de ces bâtisses de terreoù les hauts escaliers taillés dans les murs, aboutissent à des portesqui sont des trous.

- Vous savez, explique Maurice Thuaire, que ces maisons ne sont que desgreniers. Les indigènes entassent leurs récoltes de blé, d’orge,d’huile dans ces granges superposées par crainte des voleurs, des «djichs ». Ces hommes que nous rencontrons avec leurs grosses clés à laceinture, sont les gardiens de ces greniers.

Personne n’habite ce coin désert. Cependant, au rez-de-chaussée,quelques huttes. Des marchands y vendent des bagues, des broches, lefameux « cafard » de Médenine, des essences de rose, des concentrés dehenné. On trouve aussi quelques artisans devant le balancier de leursmétiers à tisser et des tailleurs qui pédalent sur des machines àcoudre d’importation allemande.

Sur notre droite, des ruelles endormies où des ânes et des chevauxsommeillent. A gauche, des lumières s’allument qui éclairentl’encadrement des portes. Des Arabes sont assis là et ces grottes deterre ressemblent à des chapelles.

Cependant, des zouaves, des goumiers aux bottes rouges, des spahisnaïvement fiers de leurs manteaux qu’ils portent comme des linceuls, sedirigent vers le petit marché aux moutons.

- Je sais où ils vont, explique Maurice Thuaire.

Je m’en doute également… A l’angle d’une de ces rhorfas de glaisesèche, une foule s’attarde, comme à l’entrée d’un marché.

Une femme aux joues d’idole peinte, habillée de couleurs disparates,fume sur le seuil de sa chambre. Une grosse mauresque, les cheveux ennatte, le pantalon bouffant, soulève une toile, prend un spahi par lamain et l’attire près d’elle. Le rideau tombe…

Thuaire et Allix se sont arrêtés devant une jeune négresse aux grandsyeux, aux cheveux de laine noire. Elle habite une grotte à rideauxrouges, qu’éclaire une petite lampe posée sur une table, un peu moinsbasse que le lit : deux nattes qui cachent la terre battue.

- Vous voyez, elles attendent.

La petite bédouine a de jolis gestes précieux de fillette. Elle souritdu coin de l’œil et ne répond point aux grossièretés qu’elle ne veutpoint entendre. Elle me rappelle, je ne sais pourquoi, cette dame arabeque j’ai trouvée si sage dans le train de Tunis à Gabès.

La bédouine a installé devant sa porte un fourneau primitif. Dans unecasserole de terre cuite, elle remue des poivrons, des tomates,quelques pommes de terre et un poulet coupé en menus morceaux. Unéventail à la main, la bédouine surveille sa cuisine, protège sonvisage et souffle sur le feu. Parfois, elle se penche et nous adresseen dessous, un long sourire.

Mais une femme, dans le cadre éclairé de sa demeure, nous demande descigarettes. La paume de ses mains et ses ongles sont d’un rouge carmin.Elle est tatouée au front et sur le menton, ses sourcils sont passés aunoir et le fard épais de ses joues est comme une confiture dont on nemangerait pas. Elle sent violemment le musc et le henné.

Cette femme nous regarde. Me reconnaît-elle ? J’en doute…

- C’est elle, me souffle Marcel Allix aux aguets.

Je fais « oui » d’un signe de tête. Alors commence un interrogatoireque le jeune avocat d’Alger me traduit à son gré, un peu plus tard :

- Oui, elle vient de Tunis. Mais elle est originaire de ce bled. Elleest arrivée il n’y a pas longtemps à Médenine. Elle est à peine restéeà Gabès. Elle ne veut pas séjourner ici…

- Elle ne vous a rien dit me concernant ?

- Habituée à voir de près souvent de multiples visages, elle n’a pasencore retenu le vôtre qu’elle n’a regardé que de loin.

- Nous reviendrons demain, décide Maurice Thuaire.

- Si nous ne partons pas d’ici demain.

- Qui te l’a dit ?

- On le dit…

Nous sortons. C’est pour nous égarer aussitôt dans une impasse où desmaisons de terre imposent une muraille menaçante. Nous éveillons desânes et des chameaux qui dorment là, dans les ténèbres. A notreapproche ils tournent vers nous des museaux curieux. Ne les dérangeonspas plus longtemps.

Nous revenons. Nous marchons dans les rues désertes d’un village mort.C’est vraiment un voyage que nous n’imaginions pas et que nous nepouvons comparer à rien d’antérieur, que notre retour à travers cesruines silencieuses que nous savons cependant, par endroits, habitées.

Une odeur de vase remuée nous arrive, par bouffées soudaines, et, dansle silence du désert, l’aboiement d’un chien, les trois notes d’uneflûte arabe qui nasille au « quartier réservé », ou près d’une casefermée, le bruit d’une machine à coudre…


VIII

RHOUMA, HOMME LIBRE

ZARZIS. Quelques maisons cimentées. Derrière une oasis plus riche decases que de palmiers. Devant, une plage déserte et la mer. Quelsvillages déjà vus dans le Sud peut-on comparer à ce hameau ?...

Toutefois, ces coupoles, ces terrasses, ces cours inclinées pourrecueillir l’eau des pluies, ces canalisations sur pilotis, de jardinen jardin, ces vergers à l’intérieur des murs font de Zarzis une citéoriginale, qui requiert dans notre mémoire une place particulière.

Et puis, c’est à Zarzis que je fais connaissance avec Rhouma, un grandarabe brun et maigre, aux yeux chassieux, vêtu, l’hiver comme l’étéd’un long burnous rapiécé.

Un jeune brigadier de spahis qui collectionne les cravaches, al’habitude, vers les six heures, de se promener du côté du puitsartésien, curiosité construite dans un endroit presque boisé où l’onrencontre de belles filles indigènes un peu sauvages. Je sors assezsouvent avec ce nouveau compagnon. Le troisième soir de mon séjour ici,un personnage nous salue.

- Comment ti vas ? Ti vas toujours ?

Il tend une main large et sale dans laquelle le brigadier fait semblantde déposer le bout de sa badine.

- Alors, ti m’emmènes prendre un kaoua ?...

- Tu as soif ?

Le spahi parle avec dédain à cet Arabe qui nous suit. Peut-êtren’ose-t-il point, je ne sais pourquoi, renvoyer cet hôte de rencontre…

- Qui est-ce ?

- Tu ne connais pas ? me dit-il très haut. C’est Rhouma, la plus grandecrapule de Zarzis capable de tout et bon à rien…

- Est-ce aussi un nomade révolté ?

- Ti rigoules touzou… approuve Rhouma dans un large rire qui lui abolitles yeux et plisse son visage couturé de petite vérole.

- Ti rigoules… Ti veux pas di cravaches ? Y en a nouvelles avec lacaravane. Ti as pas vu Gâtouse ?...

Mon compagnon hausse les épaules sans répondre.

Rhouma poursuit :

- Gâtouse demande ce que ti fais.

Nous pénétrons tous les trois, ce parasite opiniâtre compris, dans uncafé indigène, où sur des nattes, dans un coin, des manteaux de laineremuent de bruyants dominos. Ils jouent d’interminables parties quejugent, assis à la turque, d’autres Arabes attentifs. Un misérablechien galeux vient nous flairer et s’éloigne… Les joueurs, impassiblesà l’ordinaire, lèvent leurs yeux inquiétants comme nous cherchons unsiège. Rhouma, en effet, est célèbre, et ses victimes nombreuses. Lebrigadier de spahis me l’explique à la hâte, tandis que notre compagnonde hasard touche quelques mains amies…

- Il sert d’entremetteur… Il braconne un peu, mais surtout on l’emploiepour des commissions – qu’il ne fait pas du reste, et un espionnaged’alcôve… Des imbéciles le prennent pour savoir si telle femme, ̶  une européenne ou une indigène – est abordable. Rhouma prometde se renseigner. Il ne fait rien la plupart du temps, soutire del’argent comme il peut et vend toutes sortes de renseignementsfalsifiés. Regarde-le pour te distraire. N’use pas de ses services.

Lorsque Rhouma, en s’excusant revient s’asseoir à notre table, je faispart au brigadier de mon désir : trouver des colliers avec mains deFathma, en argent ou en or. Aussitôt Rhouma s’entremet :

- Si ti veux, je connais une Fathma. Il a deux beaux colliers enargent, ti sais. Frankonos. Tri francs li  deux…

Le spahi a dû se laisser emprunter quelque argent, car il interrompit :

- Tu peux lui donner les trois francs qu’il te demande. Tu ne lesreverras jamais, ni les colliers ; mais Rhouma te demandera encore trifrancs.

- Ti rigoules touzou…

Un enfant, vêtu d’une gandoura boueuse, un bras levé, comme paralysé,vient demander l’aumône. Il tend la main et se plaint, il répète unemême petite phrase, à intervalles, mais Rhouma le fait partir, aumoment où s’avance un infirmier en képi fantaisie, trop haut, etcomplet bleu, serré à la taille. Il dit bonjour au brigadier ettournant vers moi son visage aminci par les fièvres :

- Vous êtes avec Rhouma. Compliments. Puick, ici, Puick…

Un caniche aux yeux rouges, accourt à cet appel et se couche sur unenatte.

C’est le crépuscule encore une fois.

- A qui est-il ce caniche ? demande le brigadier.

- A Gâtouse… Elle me le confie pour le balader. Et puis, la patronne neveut pas de chien dans sa maison…

Les palmiers qui deviennent sombres, se confondent dans le trou dusilence noir, où se devine un jardin. On distingue le blanc d’un mur,la coupole d’une mosquée, des feuillages qui se balancent.

- Mohamed… Ahmed ! Gibbs el ma… (donne de l’eau), commande l’infirmier.

Nous buvons du thé à la terrasse. Rhouma qui a trouvé un clientprobable est parti. La lueur rouge d’une porte, ouverte soudain,presqu’en face de nous. Une voix dure crie, en arabe, au cafetier,d’apporter quatre cafés. La clarté disparaît. Le brigadier demande :

- C’est Carmen l’Espagnole qui a commandé ?...

- Non, c’est Mignon, réplique l’infirmier.

- Il va falloir que j’aille là-bas, pour Gâtouse, lui montrer sonchien, ajoute-t-il. Tiens, Mireille et Béatrice qui nous font signe…

- Vous ne venez pas ?

- Non, pas ce soir…

Je rentre seul dans la nuit. Un grand chameau s’avance à pas de velourset je manque de me cogner dans ce mur sombre qui se déplace.  Deuxburnous brunis suivent leur coursier. Ils parlent et passent à côté demoi comme si je n’existais pas. Sur les terrasses, des ombres de femmesapparaissent. Mes compagnons sont allés rejoindre ces personneslégendaires dont ils parlent naturellement : Carmen, Mireille, Magali,Mignon, Béatrice… et qui existent.


IX

ICI L’ON DANSE

NON. Pas ce soir.

C’est la réponse que j’ai donnée hier au brigadier amateur de cravacheset à l’infirmier qui se promène avec un chien. Mais aujourd’hui ?

Par le convoi du matin, –  il a marché toute la nuit – MauriceThuaire que j’ai égaré avec quelques autres à Ben-Gardane (mais cen’est pas avec mon consentement), débarque à Zarzis. Il a pensé qu’ilme devait une visite à l’hôpital où je suis relégué.

- Quoi de nouveau ?

- Je ne suis plus infirmier, me dit-il. Je suis avocat. Je retourne àMédenine et de là, peut-être à Gabès, ce paradis du Sud.

- Veinard ! Et les autres ?

- Il y a du changement.

Sur l’horizon une ligne rouge. Au loin, la mer est mate, noire. Desmoutons rentrent… Mais pourquoi s’attarder sur ces déprimantscrépuscules africains ? Le soleil descend au fond de l’oasis, derrièredeux hauts palmiers que sa couleur fait disparaître. De longues traînesroses, puis la palmeraie devient bleue. La rue est paisible. Troisofficiers se promènent. La lune va se lever sur la mer et la glacerd’un reflet brillant, c’est bien certain. Nous sortons, Maurice Thuaireet moi. Le brigadier de spahis, avec son visage imberbe, son air jeuneet blond se présente pour nous conduire, le temps de prendre sonmanteau et sa cravache.

Où aller ? Le village est noir, si calme. Il n’y a qu’un endroit oùl’on danse… On paye soixante-dix centimes à la porte. Cela donne droità une consommation. Un noir, très digne, dans son burnous surveillel’entrée et l’intérieur. Il reçoit aussi notre monnaie.

C’est une maison avec cour intérieure. Sur un banc de pierre, contre lemur, une personne aux joues de carmin, à la chevelure tombante, montredes jambes de gamine.

- C’est Mireille ! nous avertit le brigadier qui nous présente.

Mireille nous regarde en dessous et ne se dérange pas. Elle boude, oubien elle attend quelqu’un qui ne vient pas.

Mais une grande femme, épaisse et brune, nous reçoit avec de grosrires. Les présentations continuent :

- Carmen ! On l’appelle aussi Angèle. C’est une Espagnole.

Carment traîne sur le *r* et, familière, interpelle tout le monde, enfrançais, en arabe, en italien… Elle ferait un interprète étonnant.Mais elle a un autre métier.

- Qu’est-ce que ces messieurs prennent pour leur rhume ?

Angèle sait déjà, je ne sais pas comment, que Thuaire a été infirmier.Elle s’informe :

- Avec quel docteur ?... Ah ! c’est un chic… Je l’ai connu à Alger…Alors vous parlez d’une visite au dispensaire…

Et c’est le cortège des souvenirs. Angèle-Carmen s’assied entre nous.Elle a déjà fini le verre de Thuaire qui n’a pu placer un mot. Ellecontinue :

- Le nouveau, il est dur. Il vient avec un grand poseur aux cheveuxblancs…

Puis, sans transition, Carmen nous parle de Mireille qui est furieuse,parce qu’on vient de la consigner, de Mignon qui est de repos, deBéatrice qui va partir, enfin :

- Qu’est-ce que tu paies ?

Et sans attendre, elle court danser avec un pesant territorial quivient d’arriver… La salle où nous sommes installés, est misérable.Quelques bancs, des tables de bois. Dans le fond, un comptoir où trôneune courte femme aux yeux furieux que les filles appellent la « mama ».

Dans le coin opposé, deux chaises. Un violon pleure sur un airsautillant, un accordéon nasillarde des valses. Des femmestourbillonnent avec des zouaves… En regardant mieux, on distingueAngèle-Carmen qui patauge un tango et une autre femme mince et viveavec cheveux noirs que souligne un ruban rouge…

A présent, les danseurs se séparent, regagnent leurs tables. J’ai bienfait de venir ici. C’est une distraction. Et l’on peut toujours croireque l’on entre pour « des études de mœurs ». Une jeune personne qui metourne le dos, secoue une jupe courte d’un vert de prairie…

- C’est Gâtouse, me confie le brigadier… L’infirmier au képi defantaisie est chargé de conduire son caniche Puick à la promenade. CarPuick appartient à Gâtouse.

Le spahi parle haut. Comme Gâtouse entend son nom, elle fait demi-tourprestement… Ce visage long, ces yeux de velours noir, ce teint debronze… où donc ai-je déjà vu cette figure un peu mélancolique et quis’efforce au sourire ? Il me semble même que Gâtouse me regarde avecétonnement et cherche à se souvenir. Mais non, je dois me tromper…Cependant ces tatouages sur le front, cette croix de lorraine sous lescheveux à la chien, cette branche décorative sur le menton…

- Vous la connaissez ? me demande Thuaire.

La voix d’Angèle glapit, bousculant un soldat trop pressé :

- Alors, ça y est ! Tu me crois la femme à tout le monde !...

- Gâtouse et Mireille sont deux moukères, Mignon et Béatrice,italiennes ou maltaises, Carmen est espagnole. On ne tolère pas lesFrançaises ici, nous explique le brigadier de spahis qui a vu notreattention fixée sur Gâtouse.

Cependant, la boudeuse Mireille est restée près de la porte d’entrée.Le violon recommence sa ritournelle à sanglots qu’accompagnel’accordéon. Les territoriaux font cavaliers seuls et Angèlel’Espagnole crie de sa voix déplaisante, dans la cour obscure, àl’adresse de Mireille qui est dispensée de tout service, mais non pasde la danse :

- Allons ! dans la salle, s’il vous plaît.

La « mama » aux cheveux tirés approuve bruyamment. Gâtouse rit sansrien dire et se laisse emporter par un petit zouave qu’elle dépasse detoute sa tête ébouriffée. Quand le hasard de la valse la ramène près dema table, je surprends son regard, et nos yeux inquisiteurs secherchent.


X

LA PAGE A TRADUIRE

LA dame indigène rencontrée dans le train en allant de Tunis à Gabès,celle qui était de passage à Médenine, où je l’ai du reste à peineaperçue et celle qui, à Zarzis, se présente sous le nom de Gâtouse,c’est une même personne.

De cette découverte, j’en ai parlé à Maurice Thuaire.

- Le désert est petit, me dit-il.

- Vous trouvez !

- Le désert où l’on habite, bien entendu. Vous voyez que Marcel Allixavait raison quand il vous assurait que vous la retrouveriez.

- Il parlait au hasard.

- Je ne crois pas. Enfin, vous n’êtes plus seul en Afrique, à présent,et vous allez pouvoir vous occuper l’esprit.

Aujourd’hui, Thuaire est parti. Personne à qui je puisse raconter mesexpertises. Une fois encore, je suis sans ami. Des relations decahutes, des compagnons de désœuvrement, comme le brigadier de spahiset l’infirmier au képi de fantaisie qui viennent avec moi lorsque jevais voir Gâtouse.

Notre journée véritable ne commence donc qu’à six heures du soir, aumoment où les lampes à pétrole brûlent le mieux, sans charbonner… Nouscausons, Gâtouse et moi, à l’écart des danseurs. Je n’ai pas encorereçu la mission de me promener l’après-midi en compagnie du chienPuick, mais cela viendra, si je persévère.

Gâtouse parle peu. Elle use d’un langage rauque où l’on trouve del’espagnol, du maltais, de l’arabe et du français. Cependant, ellem’expose sa vie par petites fractions… Un jour, je retiens qu’elle estmariée ; le lendemain qu’elle ne voit plus son mari ; le jour suivantque son mari est mort. Elle connaît Bizerte et Tunis. Elle nomme cesdeux villes souvent. Elle se souvient de sa maison aux fenêtresgrillagées. Puis elle m’interroge sur Paris. Nos relations en restentlà. Elle accepte de boire à ma table un verre de limonade glacée, ellem’offre une cigarette et quelque chose qui ressemble – si l’on veut – àun baiser. Nous sommes bons amis. Lorsqu’un client lui fait signe, elleme quitte avec un sourire, sans formule de politesse européenne. Laconversation se rattache ensuite, à peu près à l’endroit où nousl’avons laissée.

Maison hospitalière que cette bâtisse arabe avec son entrée basse, sacour éclairée et les petites chambres disposées comme des cellules dechartreux, à l’entresol d’une construction voisine.

Près de la cour, salon d’attente mal éclairé, une grande salle où l’onpeut s’asseoir, boire et danser. C’est là que se tiennent d’habitudeCarmen, Mireille, Mignon, Béatrice et les autres. C’est là qu’échouentles guerriers de toutes armes exilés dans ce pays de sable et depalmiers. Un accordéon compose l’orchestre. Les sourires de ces femmes,ces chants et ces parlottes qui imitent d’autres musiques, d’autressourires et d’autres confidences chassent notre ennui coutumier etinstallent à sa place la nostalgie d’un monde différent…

Ces hommes qui sont là, cette nuit… Mais demain où seront-ils ? Je lesregarde. Ils dansent. Ils dansent entre eux. Il n’y a que quatrefemmes, cinq au plus. Elles ne tiennent pas à tourner continuellement.Les hommes sont infatigables. Ils entrent avec tranquillité, sereconnaissent, se saluent et aussitôt ils sont pris d’une agitationrythmée. Libérés de toute surveillance, loin des regards de leurvillage, entre eux enfin, complices immunisés sous l’anonymat del’uniforme jaune, ils usent les dernières belles heures de leurexistence toujours menacée.

Quelle pitié, tant soit peu méprisante je ressens pour eux. Ils sontsemblables à des animaux sans contrainte. Ils savent que le chiffre deleurs jours de liberté est fixé. Ils savent que demain le danger peutrenaître et cet autre danger plus grand qui est fait de la décadence deleur jeunesse. Et ils vont parmi ces femmes qui se prêtent sanshypocrisie à leurs désirs primitifs.

Mais le plus souvent, Gâtouse seule retient mon attention… Sedoute-t-elle que je touche au terme de mon séjour ? Déjà, mon nom a étéinscrit sur les listes de départ. Je vais mieux. La fièvre qui meconduisit à Zarzis est tombée. On doit faire du vide à l’hôpital. Jepuis être évacué sur Gabès.

Ce soir-là mon dernier soir de Zarzis, – mais je suis le seul à garderce secret – Gâtouse descend de l’entresol, avec un territorial auxoreilles rouges. Elle m’aperçoit auprès du brigadier de spahis. Ellesautille en courant et s’arrête devant nous. Le brigadier trace sur unefeuille des caractères arabes. Dessins distraits. Gâtouse aussitôt luidicte d’une voix amusée quelques mots rapides. Le brigadier lestranscrit à mesure.

- Qu’est-ce ? Que dit-elle ?

Gâtouse de défendre à mon compagnon de répondre. Elle insiste. Ilpromet. Alors la jeune femme saisit le papier chargé de signes quej’ignore, me le tend, le retire aussitôt, le froisse et l’envoie roulersous la table. Puis elle s’échappe, et en tournant, vient à larencontre d’un nouveau visage qui l’attendait. Mais elle a soin de seretourner et elle fait mine de ne pas me voir lorsque je pars à ladécouverte du feuillet chiffonné.

- Bah ! je le ferai traduire par Marcel Allix, me dis-je.

Mais Allix le reverrai-je ? Est-il parti pour Batna, comme Thuairel’annonçait ?

Allons, adieu Gâtouse… Il faut rentrer. Mais à quoi bon annoncer monretour. Je m’en vais comme d’habitude. Dans ce village sans lumière,une petite fille arabe, dans le coin sombre d’une case de glaise, mefait un geste d’invitation de sa main fermée, une patte rouge de singe.Cette Fathma de carrefour pratique une obscure besogne dans un gourbiqui sent la chèvre et le mouton. Devant une porte, des burnous à genouxprient à voix haute, pas trop fort, sans déranger le silence. Au loin,le froissement continu des palmiers annonce un orage prochain.

A l’hôpital où je rentre : attroupement, allée et venue, effervescencedes heures graves.

- Qu’y a-t-il donc ?

- Des malades qui viennent d’arriver.

Peut-être une figure de connaissance parmi ces recrues d’ambulance ?

- Qu’est-ce qu’ils ont ?

- Ce que l’on ramasse ici : dysenterie, typhoïde, fièvres…

- Sérieusement malades ?

- Il y en a deux qui sont perdus.

On me désigne leurs lits, à l’écart. Je ne connais pas ces malheureux,ni l’un ni l’autre. Je vais me retirer, lorsque le Limousin Planierm’aborde :

- Comme on se retrouve !

Et d’autres compliments.

- Tu as vu les types qui sont touchés ?

- Oui. Pauvres diables !

- Tu as vu Wassermann !

- Non !

- Il y est, reprend Planier.

Nous revenons près du lit où un petit homme amaigri se retourne. C’estWassermann, en effet, le petit sous-officier d’Oran, mais modifié parla fièvre et qui pressent une fin peu éloignée.

- Je vais partir, nous dit-il.

A-t-il quel vague conscience de nous avoir connus autrefois, ou biennous considère-t-il à travers le brouillard des dernières heures ?

- Pour un grand voyage ? demande Planier.

- Très grand voyage, détache le malade.

Je le regarde sans haine, j’aime à le croire, mais sans pitié, j’ensuis certain. Je songe : « quelle vache c’était ! » Et je mets toutcela, naturellement, au passé.

- Vous voulez retourner à Oran ? poursuit mon camarade.

- Je vais mourir ici, bégaie Wassermann.

- Hé ! on n’a pas le choix de son tombeau, murmure Planier.


XI

L’ILE DE DJERBA

LES évènements se suivent sans interruption selon un programme que j’aiprescrit. Je pourrais croire à un hasard heureux. J’imagine que jerégis toutes choses, conduisant une machine habituellement fortcompliquée et qui n’a pas de ratés… Cette bienveillance du sort, onl’attribue sans peine à sa volonté propre ou à son intelligencepersonnelle, jusqu’à ce que…

J’ai quitté Zarzis sans bruit. Devant le Limousin Planier qui resteencore dans ce désert. (« On se reverra. A bientôt »), devant lebrigadier de spahis. (« Au revoir ») et l’infirmier au képi defantaisie (« A un de ces jours ») je ne dévoile rien de ce départprémédité et je simule la surprise lorsqu’à l’appel du soir, mon nomest officiellement prononcé pour le convoi du lendemain.

Mais ce départ n’est un événement que pour moi seul. Dans leurexistence, à eux, ceux qui restent, un banal incident… Toutefois, s’ilsparlent entre eux de ce « Frankaouï » bizarre qui a regagné l’Europe,ils ne pourront pas dire que j’ai aidé à mon rapatriement. Surtout,s’ils y font allusion dans le salon où ils se réunissent, devantAngèle, Mirelle, Béatrice ou Gâtouse… Mais tiendrais-je à l’opinion deGâtouse ?

Illisible cœur des hommes, le mien en premier lieu.

Il est sept heures du soir lorsque nous arrivons à Gabès. Un muezzin,sur quelque terrasse, appelle les croyants à la prière. Sa voix moduleune mélopée glapissante qui ressemble au chant prolongé de certains denos crieurs des rues. Il assure qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allahet que « Mahommed rassoul Allah. »

Bientôt les magasins de Gabès seront éclairés. La petite ville encorebrûlante deviendra pareille à certaines rues de Tunis ou de Marseille…Je connais le café où Maurice Thuaire doit m’attendre devant sonapéritif, avec une cigarette, un journal et ses habitudes de sédentairebousculé.

- Je savais que vous viendriez, me dit tout de suite cet hommeextraordinaire. Ce soir ou un autre soir. Et voici ce que j’ai combiné.Il nous faut aller visiter Djerba, l’île de Djerba, la Lotophagitis quecélébra le vieil Homère.

- Vous êtes sûr qu’Homère plaçait à Djerba ses lotophages ?...

- Non… Je ne suis nullement sûr… Elle n’est pas loin de la terre fermeet Méninx était reliée à la côte par une voie en partie démolie. C’està Méninx que Flaubert situe le rêve de Matho, vous savez : « Jet’emporterai dans l’île merveilleuse, où les fleurs, etc… » C’est surla côte également, près de Méninx que l’on vous montrera, sérieusement,la grotte de Calypso… La difficulté, poursuit Maurice Thuaire, c’est levoyage… Je me suis renseigné… Les rives de Djerba sont sablonneuses,les bateaux à voiles qui partent de Sfax par vent favorable ne peuventatterrir et sont forcés de rester, parfois quarante-huit heures, aularge, avec leurs marchandises, en attendant que la mer se soit calmée.

- Auprès de qui avez-vous trouvé ces renseignements ?

- C’est un juif de Gabès qui achète à Djerba les jarres d’huiles,spécialité de cette ville, depuis l’antiquité, mon cher ami, la plusreculée…

« L’île de Djerba est très curieuse. C’est un immense jardin cultivé.Il y a des palmiers, pas très grands, mais beaucoup d’oliviers et desvignes à perte de vue…

- Et la grotte que vous voulez voir ?...

Nous sommes sortis pour respirer un peu l’air humide et chaud. A notregauche commence la forêt africaine ; mais sur notre droite, c’est lamer, les cabines de bain, comme sur la Goulette, près de Tunis et laplaine à perte de vue. De longues raies rouges dans le ciel témoignentde la fin du crépuscule. On distingue une coupole blanche et le plumeaud’un palmier, avec son air bête de balai renversé. Il n’y a pas trèslongtemps, dans les mêmes parages, je me promenais…

- Quant aux fameuses grottes (car il y en a plusieurs) reprend Thuaireen souriant, je crois bien que ce juif ne savait rien ou s’est un peupayé ma tête. Il m’a promis cependant de me conduire à la demeure de ladéesse. Il s’arrêtera sans doute devant n’importe quel trou de mer… Lacroyance seule suffit…

Des femmes indigènes, vêtues de guenilles colorées, les bras nusretenant la cruche pleine d’eau, s’en vont, les pieds blancs depoussière… A notre vue, elles voilent à demi leurs visages tatoués oùsont peintes des étoiles et des feuilles, mais découvrent leurs reinssouples et la belle ligne de leurs hanches…

- Parce qu’elles n’ont pas de corset, explique Thuaire positif, ellesse dandinent en marchant…

Oui, elle était ainsi bronzée et pareille à ces filles de fellahs, lamystérieuse enchanteresse qui habitait la grotte de Djerba dans lestemps très anciens…

Maurice Thuaire cite maintenant, de mémoire, quelques vers del’*Odyssée*… Souvenirs classiques ! J’essaie d’évoquer la belle nymphe,son visage pur, son regard étrange… et je revois, tout naturellement,les lorgnons de mon professeur, sa barbe ennuyée devant le texte grec,la classe, ses rangées de pupitres et l’attitude recueillie quesavaient garder, néanmoins, ceux pour qui la traduction de l’*Odyssée*fut toujours un remède contre l’insomnie.


XII

MÉDITATION SOUS LE MIMOSA

C’EST à Gabès que se termine mon voyage circulaire. Je reviens danscette ville avec quelque retard, mais c’est bien mon tour. Celui quim’a précédé, Maurice Thuaire, s’y ennuie. Un peu plus que dans le Sudoù, du moins, il était requis par les événements. Mais il demandait lerepos. Il l’a. Si bien que dans son oisiveté, il se lamente et chercheà se créer des besoins, des occupations, de menus travaux, touteschoses qui constituent un simili de vie régulière et des habitudes.

Je suis allé aussi à la recherche de celui que j’étais à mon arrivéedans ce pays que je considérais comme le point terminus du Monde.Aujourd’hui, il m’apparaît comme le seuil du Paradis.

- Vous regretterez Gabès, car on peut s’y laver, me prévenait MarcelAllix dans les premiers temps de mon séjour.

J’ai repris contact avec la vie civilisée, les ablutions, les douches,les boissons fraîches, une nourriture qui ne se compose pas uniquementde conserves.

Et moi aussi, j’ai des loisirs que je n’ai pas connus lorsque je suisarrivé ici. Mais cet  homme-là, où le retrouver, avec ses regretset sa nostalgie ?

Il regrettait Mercédès qu’il venait de quitter et il aspirait à unenouvelle inconnue. L’une et l’autre histoires sont à présent terminées.

Voici précisément l’endroit où je dormais, ce mimosa pleureur dont lesbranches me protégeaient contre les moustiques et l’humidité de lanuit. J’y reposerai ce soir. Peut-être que les anciennes penséessurgiront, comme autrefois, pour barrer la route du sommeil.

Le grouillement du vaste camp me parvient tamisé par la distance. Jesuis à l’abri de la grande route passagère où les rondes nocturnes sesaluent, où les relèves de sentinelles marchent au pas, où les convoisdes permissionnaires et des malades, les colonnes de renfort finissentpar échouer.

Dans ce coin discret, assez loin du mur, à cause des scorpions, je metourne sur ma paillasse, non plus en quête du passé, mais soucieux dece qui se produira demain.

L’oubli, toujours l’oubli. Ainsi, la formule du bonheur est-ellenégative : ne pensez à rien, ne rien souhaiter, le calme par le vide,dormir…

Mais tout d’un coup, contre ce mur lui-même, pareil à une digue, vientfinir le cri d’un train qui annonce son arrivée dans la gare de Gabès.Ce train, quel déchirant appel d’alarme ! Il descend de Sfax où il pritla suite du train de Sousse qui, lui, était parti de Tunis où il a puvoir le courrier maritime, lequel, il y a quatre ou cinq jours, aquitté la terre de France.

Alors, voici que se répondent en moi les noms de Mercédès et deGâtouse. Elles comparaissent toutes les deux, associées parl’éloignement et si j’ai voulu échanger une peine contre une autre, jen’ai réussi qu’à me donner la fièvre d’un nouveau malaise.

Comme la nuit sur ce camp perdu dans les sables, est lourde et chaude !Premières heures nocturnes étouffantes d’angoisse, de regrets, desouvenirs transfigurés par le mirage. Pourquoi est-on porté à aimer ?La raison de cet élan ? Qu’est-ce que cela cache ? Et puis après, qu’ya-t-il donc ? Pourquoi cette poussée d’un être vers un autre, cetabsurde, cet insensé désir de confusion ?

Ainsi, à cause d’une insomnie qui se prolonge, surgissent près de moiles ombres des grands problèmes que les hommes se transmettent etqu’ils laissent derrière eux sans réponse.


ÉPILOGUE

CE soir-là est ma dernière soirée dans le Sud et, pour cette suprêmejournée, il fait très beau temps. Demain matin, je prendrai le petittrain qui m’emportera vers Sfax aux tourelles crénelées, semblables,d’un peu loin, à celles de Jérusalem. Déjà je me détache de tout celaavec quoi j’ai vécu : la chaleur, la lumière tremblante, le sable,l’oasis, les nomades au type encore pur…

Au retour d’une promenade au marché de Djara, qui résume tous les souksdu Sud-Tunisien, nous évoquons, Maurice Thuaire et moi, nos communssouvenirs.

- Vous rappelez-vous, en colonne, l’orage sous le guignol de nostentes, pendant la nuit, et les chameaux entravés qui se lèvent aumilieu du camp et grognent parce qu’ils reçoivent les flèches del’ondée sur leurs museaux surpris ?...

- Et le puits artésien, Thuaire, vous rappelez-vous ? l’eau magnésienne…

- Et le mulet aux yeux bandés qui, dans une cave à Zarzis, tournecontinuellement la meule du moulin à huile…

- Et les tentes noires et trapues des nomades, les femmes aux étoffescriardes qui regardent passer le train, les ruines romaines sur laterre fauve et les deux arêtes du mur qui désignent le puits…

- Inoubliable !... Et le froid qui vous attaque les pieds dès que lesoleil s’est couché, vous souvenez-vous ?

- Et cette Mauresque, sur la route de Zarzis, qui recevait desEuropéens… Pardon, vous n’étiez pas avec nous…

Mais nous parlons pour nous-mêmes et je pense qu’il est difficile deconter ses souvenirs. Et plus pénible encore, d’en écrire. Quand oncommence à vouloir retracer ces spectacles si souvent composés : lecrépuscule dans les déserts, le silence de la nuit, la flûte arabe etles chants monotones sur trois notes autour des versets du Coran quim’agacèrent toujours, la voix nasillante du muezzin au sommet de sonmarabout ou le passage des femmes indigènes qui se dirigent vers lepuits, à la même heure, toujours pareilles depuis des siècles, on sentl’encombrement de tout un passé littéraire tant de phrases imprimées,tant d’harmonies pomponnées que signèrent Chateaubriand, Flaubert,Théophile Gautier, Fromentin, Pierre Loti, pour ne citer que ceux-là,composent un cheptel de lyrisme à quoi l’on n’ose pas ajouter…

Ces spectacles, du moins, m’ont toujours rappelé que j’étais d’uneautre race et que je ne devais pas comprendre grand’chose à l’âmesecrète de ce peuple si différent. Aujourd’hui plus qu’hier, jen’essaie pas de me leurrer, je m’avoue humblement à moi-même que je mepromène dans ce pays comme un ennemi qu’irritent souvent – dès qu’ellescessent de l’amuser – ces merveilles d’un monde étranger. Au reste, lestouristes pressés que nous sommes transcrivent à leur façon ce qu’ilsaperçoivent en passant…

Comme nous revenons à Gabès qui sent la vase et l’huile frite, unindigène s’arrête. Il porte des poulpes accrochées à un bâton. Lesbêtes visqueuses, longues comme des chevelures, pendent. L’homme enprend une et la jette de toutes ses forces par terre, dans le sable.Puis il ramasse cette forme poudrée qui se tord et la jette de nouveau…

- Quelle pittoresque façon ils ont de tuer les pieuvres !

- Mais non, mon cher Thuaire, ils ne les tuent pas. Ils les brisentavant d’arriver au marché, de façon à rendre leur chair moins coriace…

- Qui vous a dit ça !

- Le « prince pauvre ».

- Qu’est-ce qu’il est devenu celui-là ?

- Je ne sais. Il paraît qu’il est adjudant dans un régiment  deterritoriaux à Bizerte…

- Et Marcel Allix ?

Nous voici de nouveau partis pour la chasse aux souvenirs. On bat lerappel des absents.

- A Batna, je crois.

- C’est vrai, reprend Thuaire. J’ai de ses nouvelles. « Elle » l’aoublié, vous savez ?

- « Elle » ? Qui donc ?

- Renée, la jeune fille qui lui fit don d’une pipe…

- Comme les femmes oublient vite !

- C’est aussi ce qu’elles disent de nous.

- Et Marcel Allix ? Il a souffert ?

- Il m’a écrit qu’il avait changé le nom de sa pipe.

Mais il se fait tard. Maurice Thuaire m’accompagne jusqu’à la chambreoù je dois passer ma dernière nuit. Par la fenêtre j’aperçois quelquesarbres et, parmi eux, sans doute, le mimosa aux branches basses.

Je mets un peu d’ordre dans mes affaires avant de m’endormir. Deslettres que l’on déchire, d’autres que l’on classe. Ce petit papierencore froissé ? C’est le billet que Gâtouse dictait au brigadier…Faut-il l’envoyer à Marcel Allix ou au « Prince Pauvre », pour qu’ilsme les traduisent ? Ils sont loin l’un et l’autre et déjà sur cethumble feuillet la mine de plomb s’efface, les signes deviennentillisibles.

Et c’est ainsi, l’île de Djerba que je n’ai pas visitée, le « Princepauvre » que je n’ai guère approché, les invisibles nomades, et Gâtouseà peine déchiffrée demeurent parmi mes plus précieux souvenirs du Sud.Gâtouse surtout, qui assemble des impressions diverses et transposéeset résume toute la période de cette randonnée…

J’ai côtoyé peut-être d’autres amours, mais dans ce pays nostalgique oùla volupté apparaît plus désirable encore, rien ne me semble, même àprésent, aussi appréciable que ce caprice passager, d’un sentiment toutà fait désintéressé, que j’éprouvai, un temps, pour une fille publique…