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CAPENDU, Ernest (1826-1868) : Une famille en location(1885). Saisie du texte et relecture : J.F. Lefebure pour lacollection électronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (29.IX.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur des exemplaires (BMLisieux : n.c.)du Conteur (littérature, histoire, contes, nouvellesvoyages, biographies), du n°1925 du 1er avril 1885 au n°1933 du6 juillet 1885. Une famille en location par Ernest Capendu ~~~~(suite et fin)VI LA CONFESSION - Vous savez ou vous ne savez pas, conmmença le marquis ens'adressant â la vieille dame, que j'avais un frère plusjeune que moi d'une année, et que j'ai eu la douleur de leperdre en 1858. - J'ignorais ce douloureux événement, dit Mme deSainte-Marie en s'inclinant. - Mon frère, reprit le gentilhomme, était ungarçon fort aimable et extrêmement crédule. Ilétait venu habiter Paris, il y a quelques années, et,tandis que je visitais L'Espagne, il jouissait des plaisirs de votrecapitale. - Il allait dans le monde ? - Beaucoup - C'est singulier... jamais, jusqu'au jour où vous mefûtes présenté, je n'avais entendu prononcer votrenom. - Mon frère se nommait autrement que moi, dit le marquis, nousétions frères de mère seulement. - Et le nom de votre frère était? - Le comte Ivannof. La vieille dame fit un mouvement brusque qui échappa au marquis,mais se remettant vivement. - En effet, dit-elle, ce nom ne m'est pas tout â fait inconnu ;mais continuez, de grâce, mon cher marquis. Vous alliez commencerune confession et je serais désolée de vous voir resterà mi-route sur le chemin de la franchise. - Le comte, reprit M. de Ximéra, m'écrivait fort souvent.Dans une de ses lettres il m'apprit qu'il étaitéperdument amoureux d'une certaine dame, dont il me faisait unportrait des plus enchanteurs et des mieux détaillés. - Ensuite ? - Son amour alla croissant durant plusieurs mois... Il m'annonçamême la, résolution de se marier et me pressa de me rendreà Paris pour assister à cet acte important de sa vie. - Vous arrivâtes à grande vitesse. - Point du tout. J'étais alors au fond de l'Andalousie, et enEspagne on voyage lentement. Je me mis cependant en route, mais,arrivé à Madrid, je trouvai une autre épîtrefraternelle écrite dans un sens complètementopposé aux précédentes. - Comment ? - Vous ne devinez pas? - En aucune façon. - La statue d'or du comte avait des pieds d'argile et, heureusementpour lui, il venait de découvrir cette tristevérité. Sa lettre était une longue diatribe contrele beau sexe en général et l'ex-objet aimé enparticulier. Il ne parlait de rien moins que d'aller s'enfermer dans uncouvent. - Qu'avait-il donc appris sur le compte de sa fiancée ? demandala vieille dame en dissimulant à l'aide d'une touxobstinée l'émotion qu'elle ressentait trop visiblement. - Il avait appris des choses affreuses que je ne puis même vousrépéter. Au reste, peu importe aujourd'hui, et làn'est pas la question. - Et vous avez vu cette dame, sans doute ? reprit Mme de Sainte-Marieavec une certaine hésitation - Jamais, répondit nettement le marquis. - Mais vous avez au moins su son nom ? - Pas davantage. - Quoi! votre frère... - Ne m'a rien confié par écrit à cet égard.Il appelait sa fiancée d'un simple nom de baptême. - Et ce nom de baptême était ? - Julie. - Mais, s'il ne vous a rien confié par lettre, il a dûvous dire de vive voix... - Rien ; je ne revis mon frère que quelques heures avantsa mort, J'avais appris la terrible maladie qui menaçaitde l'emporter, et quelque diligence que je fisse, je n'arrivai que pourrecueillir son dernier soupir... - Mais dans les papiers qu'il a laissés. - Je ne trouvai aucun indice. - Alors vous ignorez le nom de cette dame qui faillit devenir votrebelle-soeur ? - Je l'ignore absolument. La vieille dame cessa de tousser et poussa même un profond soupirde satisfaction. « Voilà qui est bizarre, dit-elle ; mais je ne devinepas... - Dans quel but je vous fais cette confidence ? - Je l'avoue. - Vous allez le savoir. En me parlant de d'objet de son amour, monfrère me disait que sa belle Julie avait pour compagneinséparable une vieille amie ; puis il ajoutait, entre autresparticularités qui l'avaient séduit, que Julieétait fort gracieuse et que sa vieille amie avait le talentdéjouer de l'éventail d'une façonréellement extraordinaire. . - Ah! fit Mme de Sainte-Marie. Ceci ressemble à l'histoire quenous racontait dernièrement M. Dubois a propos du vicomte d'Ermelon. - Cela y ressemble tellemnent, dit le marquis, que je n'ai pasdouté un seul instant que la Julie en question ne fût lapersonne dont parlait M. Dubois - Eh bien ? - Eh bien.... je suis fort embarrassé pour avouer ma faute.... - Quelle faute ? - Une faute presque impardonnable que j'ai commise. - Dites vite ! - Vous me jurez le secret ? - Sans doute. N'est-ce pas celui de la confession ? dit la vieille dameavec un sourire des plus engageants. Le marquis reprit après une pose : - J'avoue humblement qu'un moment je crus que votre amie, Mme deZermès, était la personne dont m'avait parlé monfrère ! - Comment ? vous avez cru cela, marquis ? ah ! c'est mal! -J e reconnais mes torts, mais le portrait qu'il m'avait fait de ladame de ses pensées ressemblait tellement à Mme de Zermes; que... - Oh ! fit la vieille dame avec indignation. - Encore une fois je reconnais mes torts. - Je m'explique maintenant la triste figure que vous faisiez au Gymnase. - C'est cela... j'étais consterné ! - Et maintenant ? - Maintenant, je suis heureux, car je suis convaincu que je me suistrompé. - Et comment êtes-vous arrivé à cette conviction ? - De la façon la plus logique et la plus raisonnable. Monfrère m'avait appris également que la femme qu'il voulaitépouser n'avait aucun parent, aucune famille. - Ah ! ah! c'est donc pour cela que vous m'avez demandé d'unefaçon si pressant de dîner chez Amélie avec sesparents ! - Je l'avoue encore. - Eh bien? - Eh bien ! la charmante famille de votre belle amie m'a ouvert lesyeux et complètement détrompé. Puis l'histoire decette dame à l'éventail débitée par M.Dubois, à achevé de dissiper mes doutes. Comment, eneffet, supposer que, si Mme de Zermès étaitl'héroïne cette aventure, un ami intime viendrait laraconter à sa table - C'est évident. - Enfin lorsque j'ai demandé à M. Dubois une explicationsincère, il n'a pas hésité un seul instantà me nommer la personne dont il s'agissait. - Alors vous voilà, à cette heure, convaincu et repentant? - On ne petit plus convaincu, on ne peut plus repentant. - Et voilà tout ? - Non ; je suis autre chose encore. - Quoi donc ? Amoureux fou. - D'Amélie ? - D'Amélie ! - Peste ! Le sait-elle au moins ? - Je crois qu'elle a deviné l'état de mon coeur. - Et comment comprenez-vous que cela finisse ? - Comme cela doit finir, par un mariage. La famille de Mme deZermès m'a séduit presque autant qu'elle même. Voussavez que j'aime peu le monde, et que j'adore la causerie intime, lecoin du feu. Eh bien ! où pourrais-je trouver un entourage plusselon mes goûts que celui que m'apportera Mme de Zermès endevenant ma femme ? Ce matin j'ai dejeuné avec ces messieurs,j'en suis encore dans l'enchantement. - Mon cher marquis, dit Mme de Sainte-Marie en se levant, je suisenchantée, réellement enchantée, de ce que vous medites ; car j'adore Amélie et je vous aime sincèrement.Or, si je ne pouvais lui souhaiter un meilleur mari, je ne pouvaisdésirer pour vous une plus charmante femme, et, puisque vousm'avez fait une confidence, je vais vous payer de la mêmemonnaie. Vous aimez Amélie? Le marquis mit la main sur son coeur et leva les yeux vers le ciel. - Eh bien, continua la vieille dame, Amélie vous aime ! - Elle vous l'a dit ? s'écria le gentilhomme. - Elle me l'a avoué. - Quand cela ? - Hier. - 0 joie! vous êtes la plus sincère et la meilleure desamies ; mais faites plus encore ! - Que voulez-vous que je fasse ? - Soyez mon interprète, et obtenez de Mme de Zermès lapromesse d'accepter ma main. - La vieille dame marcha dans la pièce et sonna. Un valet parut. - Une voiture! dit-elle. - Où allez-vous ? s'écria le marquis. - Chez Amélie. Dans une heure vous aurez une réponse ;attendez-moi ici! » Le marquis saisit les mains de la vieille dame et les pressa sur soncoeur avec un transport inexprimable. Un quart d'heure après,Mme de Sainte-Marie faisait son entrée chez Mme de Zermès. - Victoire! cria-t-elle. - Quoi! fit Amélie en bondissant sur son siège. - Je quitte le marquis ! - Eh bien? - Il est chez moi, il attend mon retour avec une impatiencefébrile. - Comment? A quel propos ? - A propos de la demande que je viens vous adresser en son nom. - Quelle demande ? balbutia Amélie en rougissant. - Voulez-vous être dans trois semaines marquise de Ximéra,n'avoir plus de dettes et jouir d'une grande fortune ? - Si je le veux ! s'écria la jolie veuve. - Alors, dites oui! - Quoi! le marquis vous a chargée... - De venir vous demander votre main. - Ainsi, il m'aime ? - A la folie ! - Et l'éventail ? - Il a pris le change ! - Il ne se doute... - De rien ! donc vous serez marquise et... - Je m'acquitterai envers vous, dit Amélie en achevant la phrase. - J'y compte, chère enfant, j'y compte ! fit la vieille dame ;mais, dites-moi, êtes-vous bien certaine de votre nouvellefamille? - J'en suis sûre. - Alors, tout ira bien. Cependant, croyez-moi, veillez sur elle. C'esttrès important ! - Je vais écrire au baron que je renouvelle mon abonnement pourun mois. - Pour deux ! - Pour deux, soit ! - Alors au revoir, cher ange, le marquis m'attend, et il ne faut paslui donner la fièvre. Et faisant une révérenceprofonde : - Madame la marquise, ajouta-t-elle, j'ai l'honneur de vous faire mesadieux ! - Au revoir, chère bonne et excellente amie ! dit Améliedans l'effusion d'une joie qu'elle ne cherchait pas à cacher. VII LE CONTRAT Deux semaines environ après la journée mémorabledans laquelle le marquis s'était décidé àdemander la main de la belle veuve par l'intermédiaire de lavieille et obligeante baronne de Sainte-Marie, le salon de Mme deZermès splendidement illuminé, se voyait envahi par unesociété peu nombreuse, il est vrai, mais qu'à sesallures on reconnaissait pour être des mieux choisies. Amélie avait eu dans la journée une longueconférence avec le baron de B..., son utile ami, et, à lasuite de cette conférence, tous deux s'étaientséparés avec les démonstrations de l'entente laplus parfaite et de la joie la plus vive. - Ainsi, le commandeur aura tous ses papiers ? avait demandé lajolie veuve en serrant les mains du baron. - Tous, madame. Les titres de propriété sont enrègle. - Ah çà ! ils sont donc sérieux ? - Parfaitement sérieux Le notaire le constatera. - Et ces propriétés sont situées ? - Sur les frontières des provinces danubiennes. Rien ne manqueaux titres : les visas des consuls, les cachets des autoritéslocales, les ventes en langue russe, etc. ; ce sera d'un effet parfait,et, vous le voyez, pas trop cher... Amélie secoua la tête. - Dix mille francs ! dit-elle. - Qui vous feront avantager de plus d'un million. - J'y compte bien ! - C'est donc pour rien ! - A ce soir. - A l'heure dite. - Ah ! fit encore Amélie en retenant le baron qui ouvraitdéjà la porte de l'antichambre. Celui-ci s'arrêta, et se retournant : « Qu'est-ce donc ? demanda-t-il. - Mme Ulcorbani assistera à la lecture du contrat ? - Sans doute. - Ses larmes ont une grande influence sur le marquis. Une veuvepleurant à un contrat de mariage peut être bien utile ! Le baron regarda Amélie. - Vous avez infiniment d'esprit ! dit-il. Amélie sourit en minaudant. - Vous avez compris ? dit-elle. - Parfaitement. La veuve attendrissante peut parler de ses malheursrésultant d'un contrat mal fait... De nombreux et âpreshéritiers ont enlevé la succession du défunt...elle est dans la misère... Ah ! si son mari avait fait en safaveur une donation, etc., etc. - Parfait ! dit à demi-voix Mme de Zermès. - Je vais styler la comtesse, lui faire sa leçon. Et ce soirvous verrez merveille. Elle m'avait demandé s'il fallait tarirses larmes pour la circonstance ; mais puisque ses pleurs fontimpression sur le marquis, elle en versera des ruisseaux. - Et M. Dubois ? - J'en suis enchanté. Il travaille très bien. Il continueà apprendre par coeur les chroniques de la Patrie, tandis quele commandeur étudie à fond la Gazette du Nord. Ilssont très forts tous deux. Au déjeuner du marquis, ilsont récité chacun un article pris à chacun de cesdeux journaux, avec un entrain et une verve admirables. - C'est que le marquis est enchanté de leur conversation. - Eh bien ! ils brilleront ce soir - Et M. d'Ermelon ? - Il a fait une école avec son histoire d'éventail : ilest en voyage... en mission en Egypte. Affaire de Suez... - Bravo ! - Quant aux deux cousines, elles chanteront. - Elles ont donc de la voix ? - Beaucoup. - Mais, elles n'en ont jamais parlé devant moi ! - Défense était faite. Il fallait garder les grandsmoyens pour le bouquet. - Le commandeur sera en grande tenue ? - Oui. Toutes ses décorations. Il en a acheté troisnouvelles hier chez un brocanteur de la rue Saint-Martin. Une belleoccasion. - Très bien ! A ce soir ! - A ce soir Le baron s'était esquivé, et Amélie étaitrentrée dans ses appartements. Ne dînant pas pour pouvoir mieux se serrer dans son corset etavoir le teint plus pâle (l'émotion étant derigueur un jour de signature de contrat), elle avait fait toilette. Une robe de taffetas rose, des souliers de satin noir, une rose enbouton dans les cheveux, un collier et des bracelets de perlesconstituaient une parure du meilleur goût. Elle était réellement ravissante ainsi. M. Dubois demeura ébloui, fasciné devant elle, etdéclara, d'un air tour à fait régence, que lemarquis était un heureux coquin. A huit heures, la famille était au grand complet, moins M. Raould'Ermelon, dont on expliqua l'absence au marquis, lequel arrivait avecun empressement du plus charmant augure. Les deux notaires étaient attendus à neuf heures. Laconversation s'engagea donc. Le commandeur, ruisselant de décorations, faisait un effetmerveilleux aux lumières. Chacun le trouvait parfait de grandes manières et de noblesimplicité. M Dubois, plus vif, plus pétulant, plus causeur encore que decoutume, ne tarissait pas de verve, et charmait lasociété par son esprit et ses historiettes. - A propos, fit-il tout à coup, il faut que je vous narre unepetite anecdote dont le dénouement va probablement avoir lieubientôt en cour d'assises. - Quelle anecdote ? demanda le commandeur avec un certain empressement. - Un pendant à la biographie de Cartouche. - Dites-nous cela, monsieur Dubois ! s'écrièrent les deuxcousines. - A vos ordres, belles dames ! Et M. Dubois commença sans plus se faire prier. - Il y a quinze ans, dit-il (vous voyez que le prologue du drameremonte assez loin); il y a quinze ans vivaient quatre personnages deréputation assez mauvaise, et dont le discréditétait justement mérité, il faut l'avouer. « Ces quatre personnages étaient les nommés LouisJobert dit le Paysan, forçat libéré, graveur,âgé de trente cinq ans ; Souque, condamné àl'âge de seize ans à cinq années de travauxforcés, âgé alors de vingt-deux ans ; Claude Petit,forçat libéré, tourneur, âgé devingt-sept ans ; enfin la fille Savry, tapissière, vivant avecClaude Petit. Cette dernière, qui avait étéprécédemment en service à Sens, avait ungoût prononcé pour la toilette, et, dans ses momentsd'expansion, disait d'ordinaire que, s'il n'arrivait pas malheurà Claude Petit, avant deux ans elle espérait bien roulervoiture et avoir, comme tant d'autres, un hôtel et un chasseur. « Pour montrer à Petit et à ses complices qu'ilspouvaient compter sur son dévouement et sa discrétion,elle prenait part dans l'occasion à leurs expéditionsaventureuses et leur indiquait souvent quelque coup à faire. Aumois d'octobre dernier elle leur proposa de se rendre à Sens etd'y assassiner deux vieillards, le mari et la femme, dont elleconnaissait les habitudes, et qui avaient chez eux une sommeconsidérable. « La proposition fut acceptée,et Jobert, ClaudePetit et Souque, après avoir recueilli d'elle tous lesrenseignements nécessaires pour s'introduire dans la maison ;commettre le double crime ; en réaliser le fruit etdisparaître sans être aperçus, se mirent en route ;ils prirent le chemin de fer de Corbeil, pour de là s'embarquerdans les voitures de Melun ; Montereau et Sens. Cette fois unévénement imprévu les empêcha de poursuivreleur voyage au delà de Corbeil. Étant entrés chezle marchand de vin traiteur situé au bout du premier pont, ilstrouvèrent l'occasion belle pour s'emparer d'un panierd'argenterie contenant vingt-neuf couverts ; et comme ils avaient ditdevant le cabaretier qu'ils partaient pour Melun, la prudence exigeaqu'ils revinssent en toute hâte sur Paris par le convoi quiallait partir. « Mais ce n'était que partie remise, et, le 19 dumême mois d'octobre, ils s'embarquèrent de nouveau toustrois pour aller commettre à Sens le crime projeté. Peudésireux, cette fois, de séjourner à Corbeil, ilsmontèrent dans la première patache qu'ilsrencontrèrent, et arrivèrent promptement à Melun.Là ils prirent place dans l'intérieur de la diligence,où se trouvait déjà une dame près delaquelle vint s'asseoir un dernier voyageur, le nommé Richard,réclusionnaire qui venait d'être libéréà Melun le même jour, et qui, ayant choisi la ville deSens pour lieu de sa résidence, s'y rendait par la voiturepublique. Les propos de cet homme, ses cyniques privautéscausèrent tout d'abord tant de terreur et de dégoûtà la jeune dame, qu'au premier relais, ayant vu Souque descendrede voiture, elle en sortit à son tour, et, s'adressant àlui, le supplia de la prendre sous sa protection ; protestant qu'elleétait résolue à suivre la grande route àpied jusqu'à ce qu'une autre voiture vînt à passer. Souque, âgé seulement de vingt-deux ans, vêtu avecélégance, de haute taille d'une physionomiedistinguée ; et qui a reçu de l'éducation, setrouva, selon toute probabilité, ému et flattéâ la fois de la confiance qu'il inspirait à la jeune dame.Lorsqu'elle lui eut dit qu'elle était la femme du receveur descontributions indirectes de Chablis, quelle portait sur elle une sommede 500 francs, et qu'elle l'assurait d'avance, de toute sa gratitude,il n'hésita plus ; dit à ses deux camarades qu'il partaiten avant tandis qu'on relayait, et qu'il les retrouverait àSens. Mais ceux-ci ne voulurent pas se séparer ainsi de lui ;ils quittèrent leurs places, et se mirent aussi en routeà pied par une belle gelée et un brillant clair de lune. « Ils cheminèrent ainsi quelque temps, lorsque ClaudePetit, qui était porteur des outils devant servir à Sensaux effractions, conséquence de l'assassinat projeté, fitsigne à Jobert qu'il avait vu le sac d'argent dont étaitchargée la dame, et qu'ils étaient maîtres de savie. Jobert approuva l'avis significativement exprimé par Petit,et il fut convenu entre ces deux hommes qu'en arrivant à unpetit bouquet de bois, situé en avant de Villeneuve-la-Guyard,l'un deux passerait subitement son foulard autour du cou de la damepour étouffer ses cris, et que l'autre lui fendrait lecrâne d'un coup de la pince-monseigneur que Petit avaitretirée du sac où elle se trouvait cachée. « Souque ignorait ce qu'avaient comploté ses deuxcomplices, et déjà on n'était plus qu'àquelques pas du taillis désigné commethéâtre prochain d'assassinat, lorsque la dame,effrayée des regards que Jobert lançait sur elle enroulant entre ses doigts un foulard pour en faire une espèce decorde, implora de nouveau le secours de Souque qui avaitcontinué à lui donner le bras. « Quelques paroles d'argot furent échangées entreces trois hommes. « Souque paraissait prendre vivement la défense de saprotégée : les deux autres insistaient, et la querelleengagée était sur le point dedégénérer en rixe, lorsque l'arrivée d'unevoiture, dans le coupé de laquelle Souque se précipitaavec la jeune dame, mit fin à cette terrible scène. « Le soir même du jour suivant, les troislibérés se retrouvaient à l'Hôtel del'Écu, de Sens ; mais Claude Petit, qui avait gardérancune à Souque de ce qu'il l'avait empêché defaire avec Jobert ce qu'il appelait une bonne affaire, profita dumoment où le premier, s'éloignait de la chambre qu'ilsavaient prise en commun pour voler dans la poche de son habit une sommede 800 francs avec laquelle il partit pour Paris, emportant avec luiles instruments dont il était détenteur et rendant ainsila perpétration de l'assassinat impossible en son absence. « Souque et Jobert, furieux, résolurent de se venger. Tousdeux s'élancèrent à la poursuite de Petit. « Celui-ci s'étant arrêté en passant àMelun avait eu le temps et l'audace de commettre un nouveau vol, bienplus important que l'autre. Il s'agissait d'une soixantaine de billetsde mille francs qu'il avait enlevés en forçant la caissed'un banquier. « Souque le rattrapa comme il sortait, la nuit, de la ville danslaquelle il venait de commettre son larcin. « Souque, vigoureux et adroit, terrassa Claude Petit et, le frappant rudement, il le laissa pour mort sur la place. « Le fouillant alors pour rentrer en possession de ses 800francs, il trouva le portefeuille, bourré de billets de banque: « Rendu ivre de joie par cette fortune inattendue, il abandonnale malheureux voleur devenu volé, et convaincu qu'il ne laissaitderrière lui qu'un cadavre, il prit la fuite. « Cependant Claude n'était qu'étourdi et queblessé. Bientôt il reprit ses sens et il se traînapéniblement jusqu'à un champ voisin. « Jobert, le troisième larron, y entraitprécisément au même instant. « En présence de Claude, il voulut d'abord exiger sa partdu vol commis au préjudice de Souque ; mais lorsque leblessé lui eut raconté son aventure, la colère deJobert se tourna contre son ancien compagnon « Jobert et Claude Petit, ne perdant pas tout espoir de rentreren possession du trésor conquis par Souque, se mirent en routepour Paris. « Mais là leurs recherches furent vaines et,bientôt, en reconnaissant l'inutilité, ils lesabandonnèrent, ne songeant qu'à continuer leurinfâme métier. « Depuis cette époque, Claude Petit et Jobert selivrèrent à tous les actes de brigandage imaginables avecun bonheur insolent. Jamais la police ne put s'emparer d'eux. « Enfin, il y a huit jours à peine, il furent surpris tousdeux en flagrant délit de vol à main armée, lanuit avec effraction et tout ce qui s'en suit. « Arrêtés, interrogés et convaincus, ces deuxmisérables racontèrent avec un cynisme effroyable tousles détails de leur existence criminelle, sans omettre, ainsique bien vous le pensez, la fameuse histoire de Souque. « Cette narration fit dresser l'oreille au juge d'instruction,lequel résolut de savoir ce qu'était devenu Souque. - Eh bien ? demanda le commandeur en voyant M. Dubois interrompre sonrécit. - Eh bien ! mon très cher, l'histoire en est là. Le juged'instruction ne sait rien encore de précis. Seulement ilprétend que les renseignements vagues qu'il a obtenus jusqu'icivont bientôt le mettre sur la voie. « Il paraît que ce Souque a vécu longtemps àl'étranger, qu'il est devenu une sorte de grand seigneur avec untitre pompeux, de belles façons et un extérieur parfait. - Qu'avez-vous donc, monsieur le marquis ? vous paraissez soucieux ?dit la comtesse Ulcorbani en s'adressant au marquis, lequel, contre sonhabitude, avait écouté le récit de M. Dubois sansprononcer une parole. - Moi, madame ? répondit le gentilhomme en tressaillant, mais jen'ai rien, je vous jure. - Messieurs les notaires ! annonça un valet. Un mouvement eut lieu dans le salon, et deux jeunes clercs vêtusde noir et cravatés de blanc firent leur entrée dans lesalon, portant chacun sous le bras gauche un gigantesque portefeuillede cuir marron Une petite table garnie de bougies avait étépréparée au milieu de la pièce. Les deux clercs saluèrent l'assistance, se dirigèrentvers la table et y prirent place gravement. Les autres personnages se groupèrent immédiatementautour, le marquis et la jolie fiancée occupant naturellement lepremier rang. Les clercs ouvrirent leurs portefeuilles et en tirèrent desliasses de papiers timbrés. - Monsieur le marquis, ici présent, n'a plus ni père nimère ? demanda l'un des clercs. - Malheureusement, monsieur, répondit le marquis en s'inclinant. - Il n'a jamais été marié, il n'a aucun enfantnaturel, n'a jamais été tuteur et ne possède aucunlien de proche parenté depuis le décès de sonfrère? - C'est bien cela, monsieur. - Nous avons laissé en blanc les actes de donations entre vifs,ajouta l'autre clerc. - Mais nous allons les remplir, dit le commandeur. Ah ! fitAmélie ; je vous en supplie, mon excellent ami... - Laissez faire, ma belle ! ceci me regarde ! - Mais... - Insister serait me faire grand'peine. Amélie baissa la tête en signe de résignation. - Monsieur le marquis, dit le commandeur en reprenant la parole et ense tournant vers le gentilhomme, monsieur le marquis, je ne saisquelles sont vos dispositions ni vos intentions relativement àl'acte notarié dont on rédige en ce moment lesprincipales clauses, mais je dois vous dire tout d'abord qu'en maqualité de proche parent de Mme de Zermès je me suisréservé le droit de l'avantager autant que mamédiocre position me le permet. - Monsieur... dit le marquis. - Permettez ! interrompit le commandeur. Je n'ignore pas ce que cesquestions d'argent ont de délicat à traiter ; mais ellessont néanmoins d'absolue nécessité, si ce n'estpour créer le bonheur, tout au moins pour le mieux cimenter.Donc laissez-moi achever, je vous prie. « Je suis l'oncle et le parrain d'Amélie, son seul etunique parent vivant, comme elle est ma seule et unique parente. C'estpresque ma fille, je la considère comme telle, et je crois quede son côté... - Mon oncle ! mon second père, s'écria Mme deZermès en se jetant avec émotion dans les bras ducommandeur. Celui-ci essuya une larme qui aurait pu s'échapper de son oeil,précaution qui fut prise pour une marque d'extrêmesensibilité. M. Dubois se moucha pour se donner une contenance. La veuve Ulcorbinipoussa bruyamment des soupirs ressemblant à s'y méprendreà des sanglots déchirants. Les deux cousines sevoilèrent le visage à l'aide de leurs mouchoirs debatiste. Le baron se détourna pour cacher son émotion. Les deux clercs, habitués à ces scènes de famille,demeuraient impassibles. L'un mordillait le manche de sa plume en pensant au prochain bal del'Opéra, où il devait conduire une certaine blonde dontil avait gagné le coeur en essayant une paire de gants. L'autre,renversé sur son siège et les bras croisés sur sapoitrine, regardait avec une attention des plus galantes le petitsoulier de satin de la belle Amélie, laquelle, ayant un charmantpetit pied, avait l'habitude de relever le lé de devant de sajupe. Ce qu'il y a de bien certain, c'est qu'aucun des deux futurs notairesne se préoccupait de ce que disait ce grave et paternelcommandeur. Quant au marquis, il paraissait inquiet, soucieux,préoccupé, et il attendait avec une impatience manifestela fin du discours du parrain de sa fiancée. Celui-ci reprit après un moment de silence donnéentièrement à une émotion bien naturelle : - Messieurs, ma nièce est mon unique héritière etje tiens dès à présent à la déclarercomme telle d'une façon irrévocable. - Donation entre vifs ? dit l'un des clercs auquel le commandeurs'était plus directement adressé. - Donation entre vifs, répéta M. Gyrloskoff. J'ai quelquefortune que je tiens des libéralités de Sa Majestél'empereur de toutes les Russies, qui a bien voulu reconnaîtredes services que j'ai été trop heureux de lui rendre. « Mes propriétés sont situées sur les rivesdu Danube. Voici les titres que j'ai apportés. Le commandeur désigna du geste une liasse de papiers. - Ces propriétés, continua-t-il, peuvent êtreestimées environ à huit cent mille livres de France, dontj'entends que le bien-fonds appartienne dès aujourd'hui àma chère nièce, ne me réservant, ma vie durant,que la moitié des revenus. - Ah! commandeur ! dit le marquis. - Ah! mon cher oncle ! s'écria Amélie. - Estimable parent ! ajouta M. Dubois. - Que n'ai-je eu ses conseils lors de la rédaction de moncontrat de mariage ! fit en pleurant la comtesse italienne, laquelles'apprêtait à ouvrir le feu de sesjérémiades. - Écrivez, messieurs, écrivez que je donne tout àma chère nièce, dit le commandeur en se tournant vers lesdeux clercs. Depuis quelques instants le front du marquis s'étaitdégagé des nuages qui l'assombrissaient et le gentilhommereprenait l'air affable et satisfait qui lui était ordinaire. - Monsieur le commandeur, dit-il en se levant, j'apprécie commeelle le mérite votre rare générosité, jevous suis entièrement reconnaissant de ce que vous daignez fairepour Mme de Zermès, car c'est le marquis Ximéra quiprofitera de vos bontés, et son époux partageral'affection qu'elle vous porte. « Au reste, en épousant madame, j'obéis àl'impulsion de mon coeur, sans me préoccuper desintérêts pécuniaires. « Je n'ai jamais pris le plus léger renseignement àcet égard... je l'affirme sur mon honneur ! - Sublime désintéressement ! fit observer le baron. - Digne des temps antiques ! ajouta M. Dubois. - Ah! Amélie sera bien heureuse! dit en soupirant la comtesse. Donc, reprit le marquis, j'accepte pour ma part les dispositions prisespar M. Gyrloskoff ; mais j'ajoute que, non moins désireux quelui d'assurer le bonheur de celle que j'adore, je dispose en sa faveurde toute la portion de mes biens que la loi m'autorise à versersur sa tête au détriment même de mes enfants. « Mon notaire a tous mes titres de propriété. Laclause sera donc facile à insérer. - Eh bien ! mais voici un contrat comme on en voit peu ! s'écriaM. Dubois. Quoi ! pas la moindre contestation, pas le plus petit motifde brouille entre les familles. Ah ! prenez garde, messieurs ! vousn'êtes pas de votre siècle ! Le commandeur s'était levé depuis quelques instants ettandis que les deux clercs inscrivaient sur leurs papierstimbrés les donations annoncées ; il s'étaitéclipsé doucement. Quelques minutes après il rentra dans le salon tenant àla main une petite cassette. S'approchant de la table, il y déposa ce meuble mignon, ets'adressant à Amélie : - Voici mon cadeau de noce ! dit-il. - Oh ! voyons ! qu'est-ce que c'est ? firent toutes les femmes en seprécipitant curieusement. Le commandeur poussa un ressort, le couvercle s'ouvrit, et tous lesassistants poussèrent un cri d'admiration : la cassetteétait remplie à déborder de pierreriesétincelantes et non montées. - Mais il y a là une fortune ! s'écria Amélie. - Amassée au prix de mon sang ! répondit le commandeur.C'est le résultat de mes campagnes du Caucase. Le marquisparaissait muet de surprise et la joie la plus vive se lisait sur levisage de sa jolie fiancée. Vers onze heures les deux clercspartirent, et le marquis saluant Amélie : - Madame, dit-il, je n'ai point de famille, il est vrai, mais j'ai unpetit cercle d'amis intimes auxquels je serais heureux de vousprésenter. Daignerez-vous honorer de votre présence lapetite fête que je donne demain soir ? Amélie remercia le marquis et convint de se rendre chez lui lelendemain soir, en compagnie de la baronne, sa vieille amie. Les parents de la jolie veuve acceptèrent avec empressementl'invitation du gentilhomme et chacun se sépara. Le marquisalluma un cigare à la porte de sa fiancée et gagna leboulevard. A l'angle, de la rue Drouot il rencontra un personnage de haute tailleet de tournure aristocratique. Tous deux avaient probablementrendez-vous convenu d'avance, à cette heure et en cet endroit,car à peine s'aperçurent-ils mutuellement qu'ilsmarchèrent l'un vers l'autre, se prirent le bras sans mot direet commencèrent une promenade sur le boulevard. Le marquis fumait avec une ardeur extraordinaire, chassant brusquementde ses lèvres bouffées sur bouffées, ets'entourant d'un véritable nuage grisâtre. -Eh bien ? dit tout à coup le compagnon du marquis en rompant lesilence qui régnait entre eux depuis l'instant de leurrencontre. Eh bien ? cela marche-t-il ? - Admirablement! répondit M. de Ximéra. - Elle ne se doute de rien? - De rien absolument. - Et elle continue son manège ? - Elle tend ses filets avec un art exquis. - Et toi, que dis-tu ! - Ce que je dis ? fit M. de Ximéra en tressaillant. Je dis quejamais je n'aurais pu supposer une telle impudente ? - Ah ! cette femme-là, est forte ! - Oui ! je m'explique maintenant les malheurs de Gaston. Mais sois sanscrainte j'ai promis d'accomplir jusqu'au bout l'oeuvre que j'aientreprise ! La vengeance sera complète ! - Cependant tu as l'air soucieux, inquiet. - Je l'avoue. - Qu'as-tu donc ? - J'ai... que par moment je trouve cette femme adorable. - Peste ! prends garde ! songe à Gaston et à ce que lui acoûté son amour. - J'y songe aussi, c'est ce qui fait ma force. Pauvre Gaston ! - Alors ? - Alors, j'accomplirai mon oeuvre, je te le répète. Viensdemain soir ! - Chez toi ? - C'est donc pour demain ? - C'est pour demain. A propos, as-tu vu monsieur le préfet depolice. - J'ai passé une heure avec lui cette après-midi. - Il veut bien nous aider ? - L'arrestation n'aura lieu que sur un mot de toi. - Très bien ! j'écrirai demain matin. - Es-tu content de ce Philippe ? - Enchanté ! Il joue son rôle admirablement. Mêmequand nous sommes seuls, il reste ce qu'il veut paraître. - Sais-tu que cela est très heureux qu'il ait, sans savoir sibien dire, raconté devant toi cette histoire d'éventail? - Le hasard m'a secouru. - Et quand tu l'as fait venir chez toi pour le sonder, a-t-il faitbeaucoup de difficultés. - Mais oui, d'assez grandes. - Qui se sont évanouies ? - Devant un billet de cinq cents francs et une promesse de huit billetssemblables pour l'avenir. - De sorte que maintenant il est tout à toi ? - Tout à moi et prêt à vendre ses frères. - Et ses soeurs ? - Également. - Tout va bien alors. A demain soir! - A demain soir! - Et ne va pas faiblir ! Cette femme est si jolie ! - Je songerai à Gaston, je te le répète encore. - Les deux amis se quittèrent. VIII LA PUNITION Le lendemain, à sept heures du soir, M. de Ximéraachevait sa toilette lorsque son valet de chambre lui annonçaM.Philippe Dubois. L'ami de la jolie veuve entra discrètement, saluantjusqu'à terre. Le marquis fit signe au domestique de sortir. - Monsieur Dubois, dit-il vivement sans offrir un siège auvisiteur, je vous dois des remerciements. Vous m'avez fort bien serviet vous vous êtes montré homme d'esprit en quittant lecamp ennemi à ma première invitation pour passer dans lemien. Je n'oublie pas ce que je vous ai promis. Le marquis, ouvrant son porte-monnaie, en tira deux billets de millefrancs chaque et les tendit à M. Dubois, qui les happa lestementsans se faire aucunement prier. - Maintenant, continua le gentilhomme, vous savez ce qu'il vous resteà faire. Pareille somme vous sera remise si vous continuezà bien me servir. Je vous quitte, je vais recevoir mesinvités. Joseph vous donnera tout ce qui vous seranécessaire. Le marquis sonna : le valet de chambre parut aussitôt. - Voici la personne dont je vous ai parlé, dit le marquis. Voussavez- ce qui est convenu ? - Oui, monsieur. - Donc, je vous laisse ensemble. Et M. de Ximéra passa dans son salon, où il recevait cesoir-là une cinquantaine de personnes choisies parmil'élite de la société parisienne. A neuf heures Mme de Zermès fit son entréeaccompagnée par toute sa famille. Tous les regards sefixèrent aussitôt sur elle. Le marquis la conduisit à un siège. Amélie, en dépit de sa hardiesse ordinaire, étaitassez vivement émue de se trouver ainsi au milieu de cettesociété dont elle comprenait la distinction exquise. Le commandeur lui-même portait la main au revers de son habit, etl'on eût dit qu'il cherchait plus à cacher ses nombreusesdécorations qu'à les étaler aux yeux de tous. Les autres membres de la famille louée à lafiancée du marquis semblaient tout aussi peu à leur aise. - Evidemment tous ces gens se sentaient déplacés aumilieu de ce monde, et aucun d'eux ne s'attendait à trouverlà pareille société. La baronne de Sainte-Marie s'approcha de Ximéra : - Mais, dit-elle en minaudant, vous m'avez abominablementtrompée, marquis ! - Comment, madame ? répondit le gentilhomme. - Vous m'avez toujours affirmé que vous ne connaissiez personne,que vous étiez étranger à la sociétéparisienne et je vous vois entouré par ce que l'aristocratie dela capitale possède de plus précieux. - Oh ! fit le marquis avec une insouciance affectée, ceux quim'entourent sont de vieux amis et le nombre n'en est pas grand. La baronne se pinça les lèvres et lança un regardinquiet à Amélie. Celle-ci sentait son embarras augmenter à chaque minute, et cetembarras était grandement partagé, nous lerépétons, par la famille de la jolie veuve. Amélie regardait le marquis et ne le reconnaissait plus. Il luisemblait que le gentilhomme ne fût plus le même et qu'il sefût métamorphosé complètement depuis laveille. Au reste, Amélie ne se trompait pas, Un changement totals'était opéré dans les manières et danstoute la personne de M. de Ximéra. Ce n'était plus le causeur embarassé et presque niais queMme de Zermès avait connu tout d'abord, ce n'était pasdavantage le facile admirateur de la loquacité de M. Dubois, deshauts faits du commandeur, non plus que l'attendri consolateur deslarmes de la comtesse. C'était un homme du monde, et du meilleur, dans toute sonaisance de maître de maison, un véritable gentlemansachant admirablement tenir sa place et montrant à chaque minuteun tact inouï et un esprit du goût le plus parfait. Saisie d'une peur instinctive, Amélie était sur le pointde faire retraite sans se rendre compte du sentiment qui la dominait; mais le marquis l'avait entourée d'un tel cercled'admirateurs, qu'elle ne pouvait espérer s'en échapperlors même qu'elle eût voulu le tenter: - Et ce cher Dubois ? je ne le vois pas, dit le commandeur ens'efforçant de prendre une contenance superbe. - Il va venir, monsieur, tranquillisez-vous, répondit le marquis; mais je conçois que vous regrettiez M Dubois c'est un causeuraimable, la mémoire toujours garnie d'une foules d'anecdotescharmantes, et qui sait singulièrement animer la conversation.Cependant si vous aimez les histoires qu'à cela ne tienne,puisqu'il est absent, je vais m'efforcer de le remplacer, car j'aiprécisément un petit récit à vous faire: - Un récit ? s'écrièrent quelques voix. - Oui, un récit original, car l'histoire qu'il rapporte seravéridique. - Parlez, marquis, parlez ! dit-on de toutes parts. Le marquis se placa le dos tourné à la cheminée ;dominant ainsi le salon et regardant en face Amélie, la baronneet toute la famille assise, en demi-cercle au centre de la pièce. - Mes chers amis, commença-t-il, il faut d'abord que je vousrappelle un événement douloureux de ma vie la mort de monfrère. Plusieurs d'entre vous l'ont connu. « Ce pauvre Gaston, et ceux-là ont pu l'appréciercomme il méritait de l'être. « Gaston avait vingt-quatre ans, dix ans de moins que moi. Ilétait beau cavalier ; enthousiaste, brave, ne doutant de rien ettoujours prêt a prodiguer sa jeunesse, sa force, sa vaillance etson esprit. « Venu seul à Paris, tandis que j'étais en Espagne,il se lança dans le monde des plaisirs avec un entrain et unefacilité qui devaient incontestablement le conduire à saperte. « Cependant il avait l'âme droite et le coeur bienplacé et sans doute, après quelques orages passéssur sa tête, le calme se fût fait dans cette organisationtrop puissante. « Malheureusement Gaston rencontra sur sa route un démonde la pire espèce, et ce démon devait le pousser dans legouffre et hâter même sa chute de tout son pouvoir. « Comme bien vous le pensez, ce démon était unefemme, jeune, jolie, spirituelle, adorable, mais qui avait mis toutesces précieuses qualités dont l'avait douée lanature au service des intérêts les plus mauvais et desvices les plus honteux. « Subjugué par les charmes de cette créature sanspudeur et sans conscience, Gaston devint promptement sa proie. « Bientôt il ne vit que par elle, ne vécut que pourelle, et ferma les oreilles aux conseils de ses meilleurs amis. « L'un deux surtout, l'aimant sincèrement, et voulantà tout prix l'empêcher de rouler dans l'abîme,résolut de mettre tout en oeuvre pour le sauver. « Voyant ses avis repoussés avec perte, il feignit de serendre aux désirs de Gaston, et ne crut pouvoir mieux ledétromper qu'en lui enlevant sa maîtresse « Celle-ci devina le mobile qui faisait agir l'ami fidèle.Elle eut l'air d'écouter ses propos galants, et, jouant sonrôle avec une coquetterie infernale, elle parvint àentamer avec l'ami de Gaston une correspondance des plus tendres. « Le moment venu, elle laissa surprendre par mon frère leslettres quelle recevait. « Gaston se crut trompé dans son amitié, et,furieux, ivre de colère, exaspéré encore par unescène habilement combinée, il courut chez son anciencompagnon de plaisirs, et, sans entrer en explication, sans vouloirrien entendre, le provoqua de la façon la plus brutale. « Un duel était devenu impérieusementnécessaire ; il eut lieu, et Gaston tua son ami. « Peut-être le remords allait-il lui faire payerchèrement ce meurtre accompli ; mais l'amour dont l'entouraalors la personne cause volontaire du duel étouffa dans sonâme tout autre sentiment que celui que lui inspirait cette femme. « Les mois se succédèrent, et Gaston, se ruinantà plaisir, était de plus en plus sous le charme.Bientôt l'argent commença à manquer « Le démon, qui s'était emparé de lui corpset âme, le jeta dans les griffes des usuriers et des exploiteursdes vices de la jeunesse. « C'est l'histoire d'un doigt passé dans un engrenage...histoire dont nous avons constamment sous les yeux de si funestesexemples. « Que vous dirais-je ? Gaston, entraîné, laissaglisser dans la fange le nom si pur que lui avaient léguéses ancêtres. Gaston était mon frère de mère, vous le savezencore, de sorte que les taches qu'il faisait à sonécusson ne pouvaient rejaillir sur le mien ; mais je l'aimais,et lorsque j'appris ce qui arrivait, je me mis en route pour accourirprès de lui et l'arracher à l'opprobre qui lemenaçait; car non seulement il était tombé bienbas, mon pauvre frère, mais il était menacé dedescendre plus bas encore. « La créature qui l'avait ruiné, qui l'avaitentraîné hors du droit chemin, qui lui avait fait tuer unhomme, son meilleur ami, cette créature l'avait pousséjusque sur une voie infâme... « L'impérieux besoin de l' argent pour satisfaire lescaprices incessants de cette femme avait conduit Gaston aux tripotagesles plus méprisables. « Pour une lettre de change de dix mille francs, un procèsen police correctionnelle était sur le point d'êtreentamé. « Nombre de fois la maîtresse de Gaston avaitinsinué le désir ardent de devenir sa femme; mais unreste de respect pour le nom de ses aïeux lui avait toujours faitrejeter ce voeu, souvent nettement formulé. « Celle qui visait à devenir grande dame ne pardonnait pasà Gaston ses refus longuement motivés. « Un jour, poussée à bout par la résolutioninébranlable de Gaston, furieuse de ne pouvoir vaincre larésistance obstinée de cet homme, qu'elle étaithabituée à gouverner à sa guise, elle manqua deprudence et se laissa voir dans toute sa honteuse infamie. « Pièces en main, elle plaça Gaston entre la hontede la police correctionnelle et celle plus grande encore de lui donnerson nom en partage. « Ce jour là Gaston vit clair. Il ne dit rien, mais lanuit venue, il s'empoisonna. J'arrivai pour recevoir son dernier soupir et jurer vengeance sur sonlit de mort. Le marquis s'arrêta. Chacun l'écoutait enfrémissant. Amélie, pâle, défaite, respirantà peine, semblait avoir subi sur son fauteuil le destin de lafemme de Loth. La baronne verdissait et rougissait tour à tour. Le commandeur, le baron et leurs acolytes, ne comprenant rien àce qui se passait, n'en étaient pas moins saisis d'une vagueinquiétude. Un silence général et pénible régnait dansle salon. - Je ne savais point le nom de la femme qui avait perdu monfrère, reprit M. de Ximéra, et je ne voulus le demanderà personne. Il me semblait que la vengeance que je devais tirerde la misérable fin de Gaston ne devait provenir que de moiseul, que je devais agir sans aide et sans secours. « Mais l'oeuvre à accomplir était difficile. « Il est des crimes que la loi ne punit pas, et celui commis pasla maîtresse de Gaston était du nombre de ceux là. « Tout ce que je connaissais d'elle était sonprénom, qui ne m'apprenait pas grand chose, et un certaindétail à propos de manoeuvres d'éventails qui,dans toute autre circonstance, ne m'eût nullement semblédénué d'originalité. « Cette femme, qui ne poursuivait d’autre but que la honteuseexploitation de l'amour qu'elle inspirait par sa beauté, avaitpour amie, ou plutôt pour associée, une autre femme plusâgée qu'elle et qui la dirigeait dans la route qu'elleavait prise. Cette amie était chargée de tenir le livredes renseignements, et la jeune femme, une fois en présenced'une proie à saisir, l'associée conduisait l'attaqueà l'aide d'une innocente manoeuvre d'éventail, manoeuvrefaite avec une précision infernale. « Ce renseignement pouvait me mener sur la voie. « Effectivement je m'y lançai bientôt. « Punir une femme, quelque coupable qu'elle soit, est chosedélicate pour un homme du vrai monde. « J'hésitai longtemps sur le parti â prendre, puis,enfin, je m'arrêtai à celui qui me parut le plusconvenable. « Je voulus rendre honte pour honte, et si bien châtiercette créature qu'il ne lui fût plus permis de faire desdupes nouvelles. « Seulement il fallait descendre bien bas pour jeter la honte surun front habitué â ne jamais rougir. « Je voulus plus encore, cependant ; je résolus de fairenaître dans l'âme de cette créature insatiable desespérances telles, que le jour où elles se briseraient ladéception broierait son coeur, comme l'amour inspiré parelle avait broyé celui de mon frère. « J'entrepris une ingénieuse et hardie mystification, touten paraissant être le mystifié. « Je me mis en relations avec la vieille amie de cette femme,créature aussi perverse qu'elle, et fondant sur l'avenirréservé à sa beauté les chances d'unefortune à établir. A l'aide d'une confidence que jefeignis d'adresser à celle-ci, je m'assurai que je ne metrompais pas et que j'avais rencontré juste. «Alors je suivis mon plan tracé d'avance. « Je me fis passer pour un imbécile facile à duper,et les choses allèrent d'elles-mêmes. « Bientôt on tendit autour de moi des filets dans lesquelsje fis semblant de me laisser englober; on plaça sous mes pasdes traquenards dans lesquels je feignis de tomber; on prodigua lespièges et à tous on crut m'avoir pris. « Mais pardon ! fit le, marquis en s'interrompant brusquement, jene vous ai pas réunis, mes bons amis, pour vous raconter unehistoire, mais bien pour vous faire, part; de mon prochainmariage. Le marquis s'avança vers le commandeur. - Permettez-moi, d'abord, et avant de vous présenter mafiancée; de vous présenter sa respectable famille. « Messieurs! M. le commandeur Gyrloskoff... Le marquis, faisant brusquement un pas en arrière, tira lecordon de sonnette placé près de la cheminée. Le commandeur s'était profondément incliné ; maisla porte du salon s'étant ouverte brusquement ; quatrehommes assez mesquinement vêtus et porteurs de figures des plusrébarbatives, s'étaient lestement glissés dans lafoule. Au moment où le commandeur se redressait, l'un des quatrenouveaux arrivés lui posait rudement sa large main surl'épaule. - Au nom de la loi, dit-il, je vous arrête ! - Hein? fit le commandeur stupéfait. L'assistance reculafrappée de stupeur. - Messieurs..., messieurs..., balbutiait le commandeur, envérité, vous vous trompez.., vous faites erreur... ; jesuis le commandeur Gyrloskoff, sujet de Sa Majesté l'Empereur detoutes les Russies, et... - Toi ! interrompit celui qui, venait de saisir au collet l'oncleimprovisé de la jolie veuve, tu es sujet de l'empereur desFrançais et passible de la cour d'assises ; tu ne t'appelles pasGyrloskoff, tu portes illégalement les décorations quis'épanouissent sur ta poitrine. Tu te nommes Souque et tu esaccusé de vol et de tentative d'assassinat. Allons ! lestement ! Et l'agent de police, aidé par ses trois compagnons, enleva endeux temps le commandeur, sur lequel se referma la porte du salon : Amélie, plus morte que vive, aurait voulu s'évanouir;mais elle ne pouvait y parvenir. - Oh ! oh ! dit le marquis, demeuré impassible au milieu del'émotion produite par l'arrestation inattendue du commandeur ;oh ! oh ! j'ai failli avoir là un oncle comme on endésire peu !... Mais les fautes sont personnelles et lecommandeur, s'il n'est qu'un misérable voleur et un infâmeassassin, ne doit pas pour ses crimes faire courber le front àsa famille entière. Je continue donc la présentation M. le baron de Boisjoly, Mme la comtesse Ulcorbani, Mlles ***, sescousines germaines, et enfin, la vénérable baronneSainte-Marie. Et le marquis, imitant le mouvement qu'il avaitprécédemment accompli, donna un second coup de sonnette. Un valet en grande livrée entra. - Ah ! ajouta M. de Ximéra en faisant signe au valet d'avancer,j'oubliais ! M. Philippe Dubois, un vieil ami de ma future. Le valet qui n'était autre, en effet, que M. Dubois, s'inclinaprofondément; puis, relevant la tête et regardant lacomtesse, la baronne et les deux cousines - Peste ! fit-il, on voit que nous sommes en carnaval. Monsieur lemarquis autorise l'antichambre à paraître au salon. « Si je ne me trompe, et je ne me trompe pas, voici Mariette etJeanneton, deux filles de chambre de feu mon ex-maîtresse ladanseuse de l'Opéra. « Eh ! ajouta t-il en s'adressant successivement à lacomtesse et à la baronne, c'est vous, Clara, la veuve du 85e deligne, et vous, mère Baptiste, l’ancienne demoiselle de comptoirdu liquoriste de la rue Saint-Antoine. Tiens ! monsieur Jacquot (et levalet se tourna vers le baron) Votre maître le banquier ne vousa-t-il pas chassé, il y a deux ans, pour avoir retrouvédans votre chambre un portefeuille qu'il avait égaré etque vous aviez serré par mégarde dans votre malle ? Le valet s'arrêta : un silence profond régnait dans lesalon. La stupéfaction de chacun augmentait à chaquephrase dite, à chaque mot prononcé. Le marquis jouait une extrême confusion. - Ah ! mes bons amis, s'écria-t-il, pardonnez-moi de vous avoirainsi mis en contact avec ceux que vous entourez. Puis, élevant la voix : Allons, fit-il d'un ton impérieux, qu'on balaye cette canaille ! Cinq ou six valets accoururent, et, suivant l'expression du marquis, enun clin d'oeil le salon fut nettoyé. Alors se tournant vers Amélie, M. de Ximéra ajouta : - Messieurs, voici la femme qui espérait devenir marquise deXiméra. Faut-il vous dire que c'est cette créature qui acausé la mort de mon frère ? Je crois avoir accomplimaintenant mon voeu de vengeance, Pardonnez-moi de vous avoir faitassister à ces scènes ignominieuses. Amélie était évanouie ; il fallut l'emporter. EPILOGUE Vingt-quatre heures après l'exécution accomplie par lemarquis; Mme de Zermès et sa respectable amie, la baronne deSainte-Marie, toutes deux parfaitement remises de leur émotionde la veille, prenaient place dans le train de grande vitesse courantvers le Havre. Un navire était en partance pour l'Australie, et Amélieavait appris que, dans ce pays doré, les maris ne se montrentpas fort difficiles sur le choix de leurs compagnes. La baronne aimait trop Amélie pour se détacherd'elle. Mme de Zermès lui devait cinq mille francs, et cescinq mille francs étaient hypothéqués sur lescharmes de la plus que jamais jolie veuve. Le baron de B... fit d'abord un plongeon de quelques jours. On le crutmort ou tout au moins expatrié ; mais Paris n'a pas son deuilà porter ; le baron a reparu dans le monde, et il a repris soncommerce, qu'il espère bien voir fructifier Avis à ceux qui ont besoin d'amis à l'heure ou au mois ouqui désirent posséder à leur table quelquescauseurs aimables et convenablement vêtus. La veuve Ulcorbani a changé de nom et se nomme à cetteheure la marquise della Mérida. Elle ne pleure plus ; elle, est d'une gaîté folle, et lebaron la présente comme la fille majeure d'un richeBrésilien. Ses deux cousines sort devenues ses deux jeunes soeurs. Quant à M. Dubois, il porte encore la livrée du marquiset se promet bien de ne plus la quitter. Cependant, comme on ne sait cequi peut arriver, il continue à apprendre par coeur leschroniques de la Patrie. Le commandeur a retrouvé ses deux amis Jobert et Claude Petit,lesquels lui ont pardonné généreusement sonincartade, et tous trois se promettent une heureuse existence pourl'avenir, dès que les portes de la prison se seront ouvertesdevant eux. (1èrepartie) |