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CHENNEVIÈRES-POINTEL,Charles Philippe, Marquis de(1820-1889) : Contes de Saint-Santin.- Paris : E. Plon, 1881.-VII-303p. : ill. ; 25 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.VI.2011)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Contes de Saint-Santin
par
le Marquis  de  Chennevières

~*~

[SUITE ET FIN]


LES BONS CHEVAUX DU PERCHE

AVEZ-VOUS vu, disait dans le salon M. le notaire, s’adressant au groupede ses voisins ; avez-vous vu la belle bande de chevaux primés ?

– En vérité, répondit M. des Feugerets, ce n’est pas seulement larichesse, c’est la gloire de notre pays, que ces bêtes-là. Il n’y a pasde plus beaux animaux dans le monde. Ne me parlez, à côté de cela, nides allemands aux pieds larges, ni même des anglais, qui tiennent plusde la levrette que du cheval. – Nos percherons, voilà des chevaux !Quelle tête ! quelle encolure ! quelle croupe ! quel poitrail superbe !Les chevaux sculptés par les anciens n’étaient ni mieux faits ni plusnobles !

– Ç’a été une mode, reprit le notaire, de les sacrifier à d’autresraces. Mais nos pères savaient déjà ce qu’ils valaient, et il s’estconservé ici à leur sujet une histoire qui, sans être bien vieille,n’en a pas moins son prix pour notre vanité à nous autres.

Il y a quatre-vingts ans, quand M. le chevalier de Fontenay et M.l’avocat Berthereau s’en allèrent trouver le roi Louis XVI pour luidemander l’abolition, dans la province du Perche, de l’impôt dufranc-fief, ils emmenèrent avec eux à Versailles un jeune valet du paysqui s’appelait Julien. C’était un gars comme ceux de son bailliage,point faiseur de bruit, mais point gêné non plus, n’aimant point qu’onle molestât, et bien obligeant, et honnête avec cela. La graisse ne luipesait guère, et le travail ne l’embarrassait pas.

Les Percherons ne sont point gens à grand tapage, et c’est dans levieux carrosse de M. de Fontenay, attelé de ses deux chevaux, dont lesharnais ne brillaient qu’à demi, que le voyage se fit, sans hâte, sansbruit et sans encombre. On coucha deux nuits en route, la première à laLoupe, la seconde à Maintenon, pour ne harasser personne, ni bêtes nigens. Si le chevalier de Fontenay avait fait tout seul le trajet, jecrois bien qu’il serait venu à pied de Bellesme à Versailles, et enmoins de temps qu’il n’en mit avec sa voiture, car les Fontenay onttoujours eu des jambes de fer. Mais il fallait ménager les forces duplus excellent et du plus respecté des hommes de robe, son bon ami M.Berthereau.

Leur entrée dans Versailles ne s’annonça ni par tambour ni partrompette, et pourtant ils n’étaient pas sans y avoir de bonnesconnaissances. M. le ministre de la guerre avait gardé pour lechevalier cette amitié que l’on a pour les gens avec qui l’on a fait lafameuse campagne de 1745, et côte à côte de qui l’on a gagné sa croixde Saint-Louis à Fontenoy. Quant à M. Berthereau, – et c’est en celaqu’il avait confiance, autant que dans la bonne cause du franc-fief,sachant que, pour gagner au palais comme au jeu, il ne faut négligeraucune carte, – il avait étudié Cujas dans le même temps et sur le mêmebanc que M. de Malesherbes. Aussi, dès que ces messieurs firent leurpremière demande d’audience, reçurent-ils ordre de laisser leurcarrosse à l’auberge et de venir prendre eux-mêmes leur gîte auchâteau, dans une chambre de l’aile des ministres, celle-là justementoù est née depuis la petite Madelon, qui est ici avec son air deprincesse.

Un matin que M. Berthereau faisait sa barbe à la fenêtre qui donnait,vous vous en souvenez, sur la rue de l’Intendance, il entendit au piedde la muraille une querelle de laquais, et il reconnut entre les autresla voix enrouée et traînarde de Julien.

– Avec qui donc, chevalier, votre Julien se dispute-t-il si fort àcette heure ? dit-il à M. de Fontenay. Et celui-ci, ayant mis le nez àla fenêtre du petit cabinet voisin, aperçut d’abord, de l’autre côté dela rue, M. le duc d’Orléans, le père du dernier roi, qui passait parlà, et, entendant la querelle, se retournait en riant ; et puis il vitmaître Julien, qui, le feu aux joues contre son habitude, tapait dansla main d’un cocher à la livrée du duc, au grand rire de toute laséquelle de l’écurie des d’Orléans.

M. de Fontenay n’était pas endurant ; il fut piqué que son valet prêtâtà rire à ce prince-là, et appelant Julien, qui, dans son échauffement,n’avait pas entendu ouvrir la fenêtre au-dessus de sa tête, il lui fitsigne de monter à l’instant. La voix du chevalier dispersa le groupecomme par enchantement ; les palefreniers du prince retournèrent aucabaret par la rue des Recollets, et Julien parut devant son maître.

– Qu’est-ce là, maître sot ? lui dit M. de Fontenay furieux ; tu veuxdonc nous rendre la risée du château en te faisant berner par cescanailles plus délurées que tu ne seras jamais. – Et, tout en lebourrant de la sorte, il s’aperçut que Julien avait l’oeil et lespommettes d’un homme qui a bu deux verres de trop. – Ah ! le butor,fit-il en se retournant vers M. Berthereau, il s’est laissé griser !

– C’est vrai, monsieur, répondit le pauvre Julien d’une voix un peuépaisse, que je n’ai point l’habitude de boire du vin ; vous savez bienque je n’en bois que deux fois par an, un verre à la Saint-Pierre et unverre à la Saint-Louis, et les Goddem m’en ont peut-être versé plus quede raison. Mais, en vérité, continua-t-il en s’attendrissant, il n’y apas que cela qui m’a tourné la tête, et si M. le chevalier avaitentendu ces Anglais parler de nos deux bonnes bêtes et les appeler deschevaux de coche à nourrices, il en aurait été, pour l’honneur de notrepays, encore plus vexé que moi. Mais je vois bien que M. le chevalierva me renvoyer tout de suite à la charrue de la Chicaudière si je luiraconte la gageure que j’ai faite. Aussi bien, finit par dire le braveJulien en s’arrachant les cheveux, j’aurais trop de honte de rencontrerles Goddem après ce qu’ils m’ont dit des bêtes de mon pays.

M. Berthereau ne put s’empêcher de partir d’un grand éclat de rire enentendant ces douloureuses paroles de Julien, et M. de Fontenay finitpar en faire autant. Ils se tenaient les côtes devant le pauvre garçon; et plus il les regardait avec étonnement, plus ils riaient.

– Et voyons la gageure, dit M. de Fontenay en se remettant le premier.

– J’ai gagé, répondit Julien, que, tout évidés comme des chiens deberger que soient les chevaux anglais de M. le duc d’Orléans, les deuxnôtres auraient encore plus vite fait le chemin de Versailles àMaintenon et de Maintenon à Versailles que deux de leurs chevauxattelés à une voiture toute semblable à celle de M. le chevalier.

– Tu étais gris, misérable coquin, dit le chevalier, reprenant sacolère, et tu vas faire battre un Fontenay par des Anglais. Les chevauxde ces gens-là n’ont point leurs pareils pour la vitesse. Nous voilàbafoués et déshonorés ; ils vont crier ta gageure partout, et nousn’avons plus qu’à quitter Versailles. M. le comte de Provence ne nouspardonnera jamais d’avoir compromis l’honnête renommée des bonstrotteurs de son apanage du Perche. Bonsoir au franc-fief ! – Mon ami,faisons nos paquets.

M. Berthereau, entrevoyant, lui aussi, ce triste côté de l’imprudentdéfi de Julien, commençait à partager le découragement du chevalier,quand celui-ci, se frappant les cuisses de ses deux mains, s’écria : –Eh bien ! ma foi, il faut en courir la chance ! Nous sommes de lalisière de Normandie, et la lisière est plus forte que le drap ;finassons à la normande et rusons avec l’Anglais de la bonne manière.Tiens, drôle, voilà deux écus de six livres pour ton pari, et si tu legagnes, je te double tes gages. Va me chercher un bon carrossier dansla rue de l’Orangerie.

Julien, tout ébahi de ce mouvement du chevalier, ne se le fit pasrépéter deux fois, et, dix minutes après, le meilleur carrossier de laville était là.

– Le vieux carrosse de voyage qu’on va vous montrer, lui dit M. deFontenay, a déjà fait bien du chemin, et les cuirs n’en sont pas toutfrais, mais la charpente en est bonne et les roues, faites pour lesmauvais chemins de nos pays, sont épaisses et solides. Vous allez m’enrevisiter les essieux et les ferrures et m’y rajuster des bandes de ferdans tout son coffre, de façon qu’il puisse porter un poids énorme. Jeveux, si cela me plaît, et sans qu’elle défonce, remplir ma berline depavés.

Le carrossier ouvrait de grands yeux ; il promit de faire ce qui luiétait commandé, et que jour et nuit on allait y travailler.

Le lendemain soir, le carrosse était prêt, et déjà, dans la journée,Julien s’en était allé, d’un air narquois, rôder vers les écuriesd’Orléans.

– Jésus Dieu ! dit-il aux Goddem, quelle gourmande vous m’avez valu demon maître ! Mais enfin, il faut le prendre comme il est ; c’est unvieil officier du roi, qui n’a jamais su reculer devant les Anglais, etil y sacrifie cette fois son coche à nourrices et ses deux haridelles :c’est un hommage qu’il fait à Monsieur, le frère du roi, qui est aussiseigneur de notre pays. Il ne m’a recommandé qu’une chose, c’est deveiller à ce que les chances soient bien égales, et je lui ai dit qu’ilétait convenu que les voitures traînées seraient de même poids. Je vousconseille donc, messieurs les Goddem, de choisir, pour la promenade dedemain matin, dans les remises de Monseigneur, ce que vous avez de pluslourd en chariot. Le nôtre, je vous en préviens, n’est pas léger : rienn’est pesant comme ces coches à nourrices.

Le gars, cette fois, était à jeun, et les Goddem de Monseigneur virentbien que la partie était engagée, et tout de bon. Il se laissa menerencore au cabaret de la rue des Récollets ; mais du vin il ne s’ensoucia plus, jurant qu’il lui faisait mal à la gorge ; et ce qu’il butde café aux dépens de M. le duc d’Orléans confondit les palefreniers deSon Altesse ; ils n’en purent rien tirer, si ce n’est que la berline deson maître, M. le chevalier de Fontenay, pouvait bien peser entre cinqet six mille livres, et que les voitures de Bellesme ne pesaient jamaismoins, et que ce n’était qu’une plume pour les chevaux passables de sonpays.

Les grooms, en sortant de là, assez inquiets, passèrent leur nuit àbourrer d’avoine les deux meilleurs chevaux anglais qui fussent dansl’écurie de M. le duc d’Orléans, tandis que Julien, sans l’économiser àses deux bonnes bêtes pommelées, s’occupait surtout à bourrer de poidsde cent livres et de beaux pavés de granit le coffre de la vieillevoiture de son maître.

Le bruit de la gageure avait couru dans le château ; aussi, lelendemain matin, se trouvait-il bon nombre de curieux à la grille del’Orangerie. Le duc d’Orléans avait envoyé un des officiers de samaison, et M. le chevalier de Fontenay était descendu de sa personnepour veiller, en manière de plaisanterie, au pesage loyal des voitures.Ce pesage ne fut pas petite affaire, car la voiture du chevalier setrouvait, on ne sait comment, si massive, qu’on ne pouvait arriver àéquilibrer le poids dans le chariot de Son Altesse. On y parvintpourtant, et le signal fut donné par le chevalier lui-même, qui,s’adressant à l’officier de Monseigneur, répéta ce qu’il avait entendudire à Fontenoy : Messieurs les Anglais, partez les premiers ; et puis,se retournant vers Julien : Va ton train, mon garçon, mais ne lestourmente pas trop, ces pauvres bêtes.

Les deux voitures s’étaient mises en branle assez inégalement, lessuperbes chevaux du prince enlevant le poids violemment avec leursmuscles d’acier, ceux du chevalier en entraînant la masse par leurgrosse force ; les anglais avaient pris l’avance ; le gars Julien lessuivait à distance ; puis tout avait disparu, et chacun était remontéen riant vers le château.

Il était entendu que les deux cochers, pour prouver qu’ils avaient bienréellement touché à Maintenon, devaient aller faire signer leur feuillede route par l’intendant du château de M. le duc de Noailles.

La journée se passa en quolibets plaisants, et il faut bien avouer queles chevaux du Perche n’eurent que peu de rieurs de leur côté. Tout lemonde avouait que leur encolure et leur croupe avaient du beau ; maisquand on les comparait aux merveilleuses bêtes de mille ou de deuxmille écus de M. le duc d’Orléans, les plus indulgents souriaient etdisaient que le chevalier de Fontenay s’était piqué là d’un patriotismebien provincial.

– Ah ! mon pauvre chevalier, lui disait M. Berthereau lui-même, j’aibien peur vraiment que nous n’ayons gâté notre procès.

Le chevalier ne répondait rien. Il resta toute la journée impassible,comme un brave soldat qui se trouve, l’arme au pied, au milieu d’unebataille, sous le feu de la canonnade. Il fallait attendre ; ilattendait.

Sur les cinq heures, on vint lui dire qu’un galopin de la poste étaitarrivé ventre à terre de Rambouillet chez M. le duc d’Orléans, et, unmoment après, l’officier du prince qui avait assisté au départ seprésenta chez M. de Fontenay.

– Eh bien ! chevalier, lui dit-il, votre homme est en bon train degagner sa gageure. Il en coûtera à Son Altesse ses deux meilleurschevaux. Nos pauvres bêtes sont crevées sous la charge comme ellesrentraient à Rambouillet. Les vôtres ne faisaient que quitter Maintenon; mais dans deux heures d’ici, vous les reverrez en bon état. Vous avezlà vraiment un vigoureux attelage ; ils ont un fonds d’enfer ; leprince vous en fait son compliment.

En effet, comme sept heures venaient de sonner au château, M. deFontenay et M. Berthereau, ayant, par une trop juste impatience, pousséleur promenade vers la route de Saint-Cyr, rencontrèrent, à la hauteurde la Ménagerie, leur bon vieux coche qui s’en revenait au petit trot.Le carrosse paraissait plus fatigué que les chevaux, quoique à vraidire ils eussent leur robe passablement trempée. Du plus loin qu’ilaperçut ses maîtres, Julien se leva droit sur son siège, en agitant sonchapeau en l’air ; il paraissait tellement ivre de joie et de café, queces messieurs craignirent qu’il ne pût aller jusqu’à la barrière.

– Je savais bien, moi, monsieur le chevalier, leur criait-il, que leschevaux des Goddem n’étaient pas de force ; je le savais bien. Desgrandes biques maigres comme cela, on n’en voudrait pas pour labourer àla Chicaudière.

Le carrosse continua son pesant roulement, et les bons chevaux leurtrot ferme et tranquille. Quand ils touchèrent à la grille, M. l’avocatBerthereau, tapant sur l’épaule du chevalier, lui dit : – Mon ami,voilà l’affaire du franc-fief bien avancée. Ce garçon-là a plus faitque nous pour les intérêts du Perche.

Il ne fut, comme vous pensez bien, question que de cette aventure, lesoir, au jeu du roi. M. le comte de Provence triomphait ; M. le ducd’Orléans n’ayant pu se dispenser de venir faire sa cour à LeursMajestés, Monsieur l’apostropha tout haut avec sa malice ordinaire : –Mon cousin, vous recherchez fort les modes anglaises, mais avouezpourtant qu’ils ont du bon, mes bidets à la mode du Perche.

A quoi M. le duc d’Orléans, piqué, et faisant allusion à la rondeurdéjà menaçante de la petite taille de Monsieur, lui répondit assezrudement : – Je comprends que vous encouragiez ces bêtes-là, mon cousin; elles ne craignent pas la charge.

La reine n’aimait point M. le duc d’Orléans et fut ravie de sadéconvenue. A la première audience que les deux députés du Percheobtinrent de Leurs Majestés, la reine, s’adressant au chevalier, luidit en souriant : – Monsieur de Fontenay, j’ai appris que vos chevauxavaient joué un bon tour aux anglais de M. le duc d’Orléans. J’en aiété charmée pour l’honneur de notre pays, et j’ai demandé au roi quetoute notre poste fût servie par des percherons.

Vous pensez que l’impôt du franc-fief, traité sur un si bon terrain etsoumis à un si bon roi, eut la fin qu’il devait avoir : la province duPerche fut exonérée, comme dit la médaille qu’on en fit ; on grava enl’honneur de M. de Fontenay et de M. l’avocat Berthereau une belleplaque de marbre noir dans la grande salle du bailliage de Bellesme ;on en sculpta sur la place de Mortagne un monument magnifique ; etc’est aussi à partir de ce jour que les chevaux de notre pays ontacquis dans le monde entier une réputation qui a enrichi tous noscultivateurs, et qui les enrichira bien plus encore s’ils ne mettentpas trop de sang d’anglais dans des veines naturellement si généreuses.

Je ne vous parle plus de Julien ; sa victoire sur les Anglais avaittout à fait changé son humeur froide et calme. Il était devenu siglorieux, qu’on eût dit qu’il avait gagné la bataille de Fontenoy.Volontiers, il aurait accroché aux voûtes de Saint-Sauveur le fouetqu’il portait à Versailles. Et son maître le laissait dire.


Dansun autre coin du salon, la femme de notre juge de paix, qui est l’unedes dames du bureau de bienfaisance, et qui visite dans leurs taudisles pauvres familles de la Croix-Blanche, racontait, elle aussi, sonhistoire.


L’OISEAU

IL y avait à l’hospice de Bellesme une petite soeur de charité siéveillée, si jeune, si preste, si leste, si gaie, si vive, sicaquetante, si trottinante, si maigrette, si blanchette, si proprette,si follette, si finette, si guillerette, qu’on l’avait surnomméel’Oiseau.

Elle ne trottinait pas, elle voletait en marchant, et par-ci par-là unpetit coup de bec, mais pour picoter seulement. Elle était à tout, elleétait partout ; on ne pouvait rien désirer qu’elle ne l’eût deviné ; onne pouvait rien demander qu’elle ne l’eût dans ses poches ; – jamaisgênée, toujours le mot pour rire, jouant avec les enfants de l’ouvroir,émoustillant toutes ses soeurs, la dernière couchée, la première levée,courageuse comme un lion, la tête grosse et mouvante juste comme celled’un pinson.

Les jeunes filles de la ville ne pouvaient s’en passer, et il n’étaitpoint de jour qu’elles ne vinssent babiller et piétiner avec elle dansles escaliers et les corridors de l’hôpital, ou à sa lingerie ou à sachapelle, car elle était tout, lingère, maîtresse d’ouvroir, sacristine; elle était l’âme et la joie et le lutin gâté de la maison.

C’est vrai qu’elle avait la main à tout, voire certains jours à lacuisine, qu’elle laissait même un tantinet brûler ; s’il manquait uneoreille à la biche de la statue de saint Gilles, vite elle la luirefaisait en papier, pour que rien ne manquât, quand les bonnes femmesviendraient se faire dire des évangiles à la fête du saint quiprofitait tant à l’hospice.

Les pauvres l’adoraient ; elle les faisait endêver, mais simignonnement, que tous ces malheureux couraient après elle. – Et, s’ilvous plaît, son franc parler avec MM. les administrateurs et les grosbonnets de la ville aussi bien qu’avec vous et moi.

On ne connaissait qu’elle à l’hospice ; on ne pouvait planter un clousans elle, et l’ingrate, au fond, elle ne nous aimait pas ; elle ne seplaisait point avec nous ; elle s’ennuyait. Oui, elle s’ennuyait, etparfois ne s’en cachait guère. Elle regrettait son hôpital deMontmartre et trouvait que notre ville n’avait pas d’agrément. Elle quis’agitait du matin au soir et n’avait jamais le temps de manger ni deboire, sa vie lui semblait parmi nous trop molle et monotone : ellerêvait d’une vie plus active, plus trémoussée, d’une agitation plusendiablée, plus dévouée encore.

Elle écrit à Paris, rue du Bac. – A Paris, pas plus qu’à Bellesme, onne savait rien lui refuser. – Elle fait son petit paquet ; ses soeurs ettout le quartier de l’Ormeau entouraient la voiture en pleurant ; elleavait elle-même, dit-on, une petite larme dans le coin de l’oeil. Maisles chevaux se mordent, le fouet claque, la diligence roule, la voilàpartie.

– Vous voulez du mouvement ? fit la supérieure générale ; vous en aurez, mon enfant.

Et on l’embarque pour le bout du monde, mille lieues par delà lesgrandes Indes : elle ira panser des soldats et retirer de l’eau despetits Chinois.

Quand elle fut au large de la mer et le vaisseau bien ballotté, ellen’en fut pas plus étonnée. Vents ni roulis ne lui faisaient rien ; surce méchant corps si sec, le mal de mer n’avait point prise.

Mais voilà que devant la cornette, la cornette aux grandes ailesblanches, les marins n’osaient plus chanter leurs chansons, qui ne sontpas des cantiques de mijaurée. Cela la gênait plus qu’eux, car là-bas,à Bellesme, dans la cour de l’hôpital, danser des rondes en chantantavec les enfants de la classe, c’était le meilleur de son temps.

Savez-vous ce qu’elle fit ? A ces grossiers mariniers, elle leur apprità chanter les chansons qu’on chantait à l’hôpital de Bellesme :

                Le docteur de not’village
                Est un médecin fameux.

Ou bien :
                Dans la Normandie
                Les petits enfants
                Mang’ de la bouillie
                Parc’ qu’ils n’ont pas d’dents.

                L’empereur de Chine
                Quand il a trop bu
                Fait la plus laid’ mine
                Qu’on ait jamais vue.

Ou bien :

                Ma grand’mèr’, me v’là soldat,
                Soldat pour la grand’ guerre ;
                Fait’-moi faire un havre-sac
                Pour mett’ tout’ mes affaires ;
                Baillez-moi mon grand capet,
                Car j’ vas tuer tous les Anglais.

Je ne sais comment, en vérité, la patience lui dura pendant les troismois qu’on vogua sur la grande mer, sans voir ni pommier ni clocher.

La maison flottante, à certaines heures, lui semblait un brin étroite,et elle trottait courageusement du pont à la cale, à la façon del’écureuil dans sa cage. Comme l’Oiseau n’avait jamais su de quellefarine étaient les miettes qu’elle becquetait au réfectoire, elle nefaisait point de différence entre le biscuit de mer qu’on casse à lahache et le bon pain de pâte ferme et bien boulangé de Bellesme. L’airsalé nourrissait ses petits membres, et le biscuit de mer rendait à sesfines dents le même service qu’aux chardonnerets la sèche, où ilsaiguisent et nettoient leur bec. Elle se disait le matin, se réveillantdans sa cabine, en guise de gazouillement après ses menues dévotions :

– Ah ! si mes soeurs de Bellesme me savaient balancée sur une si grandeplaine d’eau ! En voilà de l’espace ! En voilà du voyage ! Du ciel, duvent, des jours au bout des jours et des vagues sur des vagues ! Ellesqui ont tant de mal à recueillir goutte à goutte quelques pipes d’eaudans leur citerne, et qui se croient au bout de la terre quand on leslaisse s’échapper, pour une retraite, jusqu’à Alençon, à une dizaine delieues du clocher de Saint-Sauveur ! Mais aussi je verrai de mes yeuxdes choses qu’elles ne voient que dans les lettres des missionnaires denos maisons de Lazaristes. – Moi, je verrai des maladies et des maladesqui ne ressemblent point à ceux de nos hospices, – et des remèdesnouveaux composés avec des plantes qui ne fleurissent point dans lesplates-bandes de notre jardin. – Moi, je manderai par écrit à la soeurJoséphine comment elle devrait s’y prendre pour faire la soupe à sesinvalides avec les nids que les hirondelles viennent accrocher auxfenêtres de nos bourgeois.

Son chapelet et ces belles espérances la soutinrent cahin-caha jusqu’àChandernagor, où le malheur voulut qu’elle touchât, pour quelquesheures, le plancher des vaches. Son premier mouvement, toutesvacillantes qu’étaient ses jambes, et malgré le grand chaud qu’ilfaisait, la dirigea vers la chapelle de l’Hôtel-Dieu. Mais, au momentoù elle traversait la place de la Charité, elle vit un soldat quitournoyait sur lui-même en chancelant et portait la main à sa tête,comme s’il eût reçu un coup de biscaïen. Ce traître coup-là, c’était lesoleil qui, de son haut, l’avait asséné d’aplomb, et la tête du pauvresoldat s’embrasant comme poudre, d’une fureur subite, il tira son sabreet, fendant l’air au hasard, il le fit tomber d’estoc, et avec un juronabominable, sur le nez de la petite soeur, laquelle, charitablement,travaillait à l’entraîner vers l’hospice. Le méchant petit nez qu’elleavait alla rouler, on ne sait où, dans la poussière de la place, et cenez était si menu, qu’on eut beau chercher à droite et à gauche, on neput jamais le retrouver.

Un vieux derviche tourneur, qui tournait à quelques pas de là, ne peuts’empêcher de dire, quand, le visage tout ensanglanté, elle passait àportée de sa voix : – C’est bien fait ; qu’avait-elle à venir tournersi loin de son pays, cette petite prêtresse du Dieu qui veut que l’ontourne dans la vie, non chacun pour soi, mais les uns pour les autres ?Ne pouvait-elle tourner autour de la pagode de son village ? Qu’ont ceschrétiens à ne pouvoir tourner sur place ? – Toutefois, les ouvriersindiens sont si industrieux que, dans la première boutique d’orfévrequ’elle avisa, on lui refit, séance tenante, un nez nouveau,sensiblement plus fort que celui qu’elle avait perdu, et un second derechange pour les dimanches, celui-ci en bec de corbin, pour varier unpeu, et non plus droit comme l’autre de l’ancien temps.

Le capitaine de navire, s’étant pourvu de charbon pour le restant de latraversée, rembarqua tout son équipage, sans oublier l’Oiseau, et sedirigea vers la Cochinchine. Arrivés à la hauteur des côtes deCambodge, ils firent rencontre d’un bateau de pêcheurs de perles, quileur apprit qu’une peste affreuse ravageait ce royaume-là : – C’est monaffaire, dit aussitôt l’Oiseau ; – et elle supplia qu’on la mît àterre. – Soit, fit le capitaine, mais vous direz au roi de ma partqu’il me répond de vous.

L’Oiseau, aussitôt débarquée, se mit à soigner les premiers maladesqu’elle rencontra, avec justement les mêmes remèdes dont on avait usé àBellesme durant le dernier choléra, et les mourants s’en trouvèrent sibien, que la santé peu à peu revint dans le pays. Ce que voyant, lesgens de là la prirent pour une sorcière et commencèrent à l’adorer. Leroi, qui voulait être adoré tout seul et mettait l’adoration de sessujets bien au-dessus de leur santé, devint jaloux de la sorcière, etil n’eût pas demandé mieux que de s’en débarrasser. Mais elle ne luilaissa pas longtemps ce souci ;  car ayant su que la peste,chassée du Cambodge, avait pris la route du royaume de Siam, ellecourut après la peste, lui donnant la chasse sans trêve ni merci. Ellearriva à Siam juste comme le roi tombait malade, si malade, si malade,si malade et si vert, et si noir, et si bon à enterrer, que tout lemonde se sauvait de son lit. Elle le pansa : Dieu le guérit, commedisait un bonhomme d’autrefois ; mais l’Oiseau en acquit par tout leroyaume une immense renommée.

Quant au roi de Siam lui-même, il avait été si touché des soins qu’elleavait pris de sa royale maladie, et il avait ri de si bon coeur du tonde baguette cinglante dont elle faisait valeter les courtisans et lesvizirs et les plus hauts officiers du royaume, que le jour où ilcélébra dans son palais, par un festin magnifique, le retour de saprécieuse santé, il offrit devant tous à la bonne petite soeur d’êtrereine de Siam, ni plus ni moins : – Vous me soignerez, dans mes vieuxans, mieux que tous les charlatans de mon royaume, et vous mettrez à laraison tous les pillards et tous les coquins de ma cour. Vous laisserezlà votre cornette et votre guenille noire, et vous vous habillerez debrocard d’or et vous vous coifferez d’un bonnet de pierreries. – Elleéclata de rire sans plus de façon au nez du roi, et lui dit : – Hélas !hélas ! mon bon seigneur, que me proposez-vous là ? Connaissez-vous unehonnête femme qui ait à la fois deux maris ? Parce que je n’ai point decouronne sur la tête, je vous fais l’effet d’une pauvresse ; sachez,mon brave Sire, que je suis mariée au Roi des rois, à l’Empereur desempereurs ; son empire n’a point de frontières ; la vie et la mort sontses esclaves ; les montagnes et les collines dansent devant lui ; sondiadème est d’épines ; le soleil et les étoiles sont les diamants deson manteau. Telle que je suis avec ma cornette et ma robe noire, ilm’assoira un jour à sa droite ; tous les infirmes de la terre sont mafamille et mes sujets. Donnez donc à une moins ambitieuse la moitié devotre chétive puissance. Moi, j’ai voulu pour mari Celui dont le règnen’a point de fin, et souffrez que je retourne dans les pays qui seprosternent devant lui. – Et elle prit congé du roi avec une bellerévérence.

La justice n’est pas de ce monde, et les hommes n’en ont le sentimentque ce qu’il faut bien strict pour manoeuvrer ici-bas, avec anxiété, envue du jugement de par delà. La preuve en est que la petite soeur étantretournée à Cambodge, le roi, dès qu’elle parut, s’emporta en unegrande colère et la fit saisir par ses gardes : – Çà, ma mignonne, luicria-t-il d’une voix terrible, dans tous les pays apprivoisés on coupel’aile aux oiseaux pour les empêcher de s’envoler hors portée de lamaison de leur maître. Vous vous êtes, je l’ai appris par mescourriers, envolée beaucoup trop loin ; mon honneur m’oblige à vousrogner un bout d’aile. Où est la main qui a pansé les plaies de monennemi ? C’est celle-là ? Bien, qu’on la lui coupe. – Et d’un coup dehachette on lui abattit la main droite.

La voilà donc manchote et bien embarrassée pour repasser, plier etrecoiffer sa cornette ; bien gênée aussi pour attacher les compressessur les plaies des blessés. L’ouvroir de Bellesme lui revint à cetteheure à l’esprit ; plus moyen d’enfiler les aiguilles des enfants. Aquoi bonne dorénavant ? A faire la classe et le catéchisme aux petitsdes Indiens et aux petits des Chinois.

Mais le plus embarrassé était le roi du Cambodge, qui n’osait plus,dans cet état, la renvoyer à l’amiral, sachant bien que ce méchantpoignet-là lui coûterait pour le moins une province ou deux, et quechacun des cinq doigts valait, au plus bas prix, une ville de cinquantemille âmes, sans compter le pillage de son palais d’hiver et de sonpalais d’été. Aussi, après lui avoir fait cadeau d’un énorme ballot define charpie, la plus fine qu’on put trouver dans Cambodge,expédia-t-il notre estropiée, avec beaucoup de cérémonie, sur un navirequi faisait voile vers le fleuve Jaune.

C’est à l’embouchure de ce fleuve que s’accomplirent les dernières mésaventures de la pauvre oiselette.

Dès le lendemain de son arrivée à l’embouchure du fleuve Jaune, ellen’eut rien de plus pressé que d’aller voir si, par hasard, quelquenouveau-né chinois ne flotterait pas, abandonné dans les roseaux, commejadis le petit Moïse. Elle en aperçut un, en effet, et elle ne putrésister à l’envie de le retirer seule hors de l’eau. Cette Oiseau nedoutait jamais de rien. Au lieu d’aller querir l’aide d’une autre bonnesoeur à la chrétienté voisine, elle entra résolûment dans le fleuve, etnon pas jusqu’à la cheville, mais jusqu’au menton. Aussi, qu’advint-il? Juste au moment où elle saisissait de ses deux bras le pauvret,balancé sur une vieille planche de jonque échouée dans les herbes,voilà qu’un requin qui guettait l’enfant se jette sur la petite soeuret, d’un bon coup de mâchoire, lui coupe net la jambe gauche, et jecrois bien qu’il eût avalé le reste si elle ne l’eût épouvanté du criqu’elle fit. – Mais, en Chine, vous savez comme les gens sont adroitset comme ils imitent bien tout ce qu’on leur donne à copier. Le premiertourneur qu’elle rencontra lui refit une jambe si solide, si dure à lafatigue et si bien articulée, qu’elle ne se lassait jamais et que lajambe droite ne pouvait pas la suivre.

Notre pauvre Oiseau n’eut pas plus de chance avec ses petits écoliers.Après le Signe de la Croix et le Je crois en Dieu, la première chosequ’elle leur avait appris, c’était à faire des bonnets d’âne et desflèches en papier et à se darder les uns et les autres. Mais les malinsne tardèrent pas à se darder avec d’autres flèches que du papier, sibien qu’au beau milieu de la classe, dans un instant où elle se croyaitsi sûre de la tranquillité des écoliers qu’elle avait  les yeuxbaissés pour coudre, elle reçut dans le coin de l’oeil droit une petiteflèche si pointue et si effilée, que l’oeil en fut crevé du coup. – Parbonheur, les oculistes et les opticiens chinois sont si adroits, qu’onlui refit, en moins de rien, un oeil de verre dont elle voyait mieux quede l’autre.

Ainsi, pour avoir quitté Bellesme, elle avait perdu en quelquessemaines son nez, sa jambe, son bras, son oeil. Pauvre, pauvre Oiseau !Vous-même, sans y songer, le murmuriez tout bas entre vos chapelets :Oh ! si à Bellesme ils me savaient dans cet état ! – Pour coriace quel’on soit au mal, pour insoucieux de votre propre défroque que vous aitfait l’habitude de manier les plaies du prochain, il est dur, envérité, de pâtir loin de tout visage ami et de sentir qu’on va vouscreuser votre fosse dans une terre qui ne vous connaît pas. Or, il nefaut pas faire beaucoup de chemin pour être loin de chez soi. La terreest grande, non par son étendue, puisque les jambes d’un homme peuventl’arpenter aisément ; mais elle est immense par le nombre infini desêtres qui grouillent sur elle, et qui, par la multitude entrecroisée deleurs affaires et de leurs passions et par l’épaisseur de leur foule,vous séparent de ceux que vous hantez et chérissez d’enfance ; etpourquoi démarrer, grand Dieu ? et à quoi bon perdre de vue son clocher? quels arbres ont plus belle verdure que les arbres du pays qui vous anourri ? quelles plus belles fleurs que celles du jardin paternel ? oùpeut-on faire autant de bien et d’une manière plus discrète et plussûre que là où l’on sait, sans les avoir étudiés, les besoins et lesmisères et les douleurs de chacun ?

Pour le coup, c’en fut assez : elle pensa qu’un oeil, un nez, un bras,une jambe, lui feraient, aux yeux du bon Dieu, un assez joli trophéedans le garde-reliques des martyrs. Elle demanda à revenir à Bellesme,bien qu’au fond, par coquetterie, elle fût assez soucieuse d’yreparaître dans cet état. Mais elle se disait : J’y serai encore mieuxreçue que dans ce Paris où les gens ne vous jugent que sur la mine, oùpour se débattre il faut avoir bon pied, bon oeil, et où les laideronsn’ont point de crédit. A Bellesme, on n’est pas si oublieux, et telsquels, les morceaux de moi seront encore bons pour eux.

Elle avait raison. Je ne vous dirai pas la fête qu’on lui fit le jouroù elle reparut dans notre ville et où le conducteur la déposa devantla grille de l’hospice. L’impératrice elle-même aurait visité notrehôpital, qu’il n’eût pas éclaté dans la maison plus de cris et plusd’allégresse. Pendant huit jours, l’hospice ne désemplit point decurieux ; on la tournait, on la retournait, on ne la trouvait pointtrop changée, si ce n’est toutefois un peu hâlée. On la questionnait etre-questionnait ; du matin au soir, elle était sur la sellette ; mais àtoutes les curiosités, la futée échappait comme une anguille. Je crois,en vérité, que, de toutes ses aventures lointaines, jamais on n’auraitrien su si elle-même ne les avait contées tout du long, un jour que lessoeurs et les enfants de leur école étaient allés en partie joyeuse dansla forêt serrer de la fougère pour les lits de l’hospice.

On avait bien lu une fois, dans un cahier des Annales de la propagationde la foi, qu’une soeur de Saint-Vincent avait fait telle chose, et ilfaut avouer que le trait lui ressemblait singulièrement ; mais on étaitsi loin de la savoir dans les mers de Chine ! On la croyait à Montrougeou à Pantin.

Elle raconta si follement son histoire, que toutes les soeurs et même madame la supérieure se tenaient les côtes de rire.

Quand elle parla de son nez coupé, elle fit geste de vouloir l’ôterpour en montrer la place ; mais tout le monde se récria et se cacha latête pour ne pas la voir si camuse. La vérité est qu’on ne s’étaitaperçu de rien à son retour, parce qu’à force de se moucher, le nezs’était aminci et amenuisé, et qu’ainsi il était exactement dans lamesure d’autrefois. Quant à la jambe et au bras, les ressorts, quiétaient trop vifs alors qu’ils étaient neufs, s’étaient ralentis etalanguis, si bien que la jambe de bois n’allait plus que tout juste àl’unisson de l’autre. Elle confessa seulement que, comme la plante etle talon s’usaient par la marche, elle avait déjà dû clouerpar-dessous, à deux ou trois reprises, des talons et des plantes decuir, ainsi qu’on fait aux vieux sabots qui sont fatigués par l’usage.– Elle avouait elle-même qu’il ne lui demeurait de bien entiers que lebec et la langue, et, Dieu merci, elle prouvait d’abondance qu’ilsétaient restés bien affilés.

Que vous dirai-je ? Elle a été si miraculeusement soignée par M. lemédecin et M. le chirurgien de l’hospice, et l’air est si sain dansnotre contrée à cause de la forêt, que, sans qu’il y paraisse, sajambe, son bras, son oeil, son nez lui ont repoussé en chair et en os, àcette heure, elle est aussi gaie et alerte que dans les temps anciens.

Mais, par surplus, et ce qui fera que l’on se souviendra de l’Oiseauéternellement dans Bellesme, sachez que de tous ces pays de l’autremonde, elle avait rapporté, comme elle se l’était promis, des remèdessinguliers dont elle a appris les recettes mystérieuses à la soeurAntoinette ; et c’est ce qui fait qu’à notre hospice il n’est plus demaladie dont on ne guérisse, sauf pourtant du mal de vieillesse, etc’est pour cela que vous ne trouverez plus que des vieillards et pointde malades à l’hospice de Bellesme.


M. de la Boussardière était assis à l’écart auprès de la maisonnette ettourné vers le Val. Il se dandinait sur sa chaise de fer et fumait unecigarette pour s’empêcher de dormir, car il avait l’habitude de secoucher aussitôt que les poules. Il lui tardait bien que l’heure du feud’artifice sonnât ; et cependant combien de feux d’artifice n’avait-ilpas vus, lui, dans sa vie, et plus beaux certainement que ne pouvaitêtre celui-là, soit à Paris, soit à Caen, soit à Versailles, voire mêmeà Rome, tous ceux des fêtes du roi, tous ceux des fêtes de laRépublique ! Mais il n’eût pas, pour un boulet de canon, quittéSaint-Santin avant le bouquet du feu d’artifice de Bellesme, tant ilest vrai que les hommes ont absolument besoin, par-ci par-là, d’unepetite débauche, fût-ce au Cabaret.

– Que fait-on donc par là-bas pour que vous soyez si sages ?demanda-t-il à deux enfants qui s’étaient avancés jusqu’auprès de lui.

– Les bonnes nous content des histoires, lui répondirent-ils.

– Eh bien ! leur dit M. de la Boussardière, voulez-vous que je vous endise une que j’ai apprise, il y a quarante ans, de ma nourrice ? Dieu,que d’années déjà ! Cela me tiendra éveillé et vous aussi.


POMME-D’API

Il y avait une fois, au château de l’Angenardière, – je parle del’ancien temps, quand les comtes et les barons étaient des grandsseigneurs, - il y avait une fois un comte et une comtesse très-riches,très-puissants ; toute la contrée leur appartenait, à eux et àSainte-Gauburge, depuis Saint-Cyr jusqu’à Préaux, et, pour hériter detout cela, rien qu’un enfant ; encore avaient-ils eu bien de la peine àl’avoir. C’étaient pourtant des seigneurs tout à fait dignes de lagrâce du bon Dieu, car les grosses tours du château étaient déjàbâties, et on n’a point souvenir qu’ils y aient jamais mis un chat enprison.

La veille du jour où leur garçon vint au monde, le vieux seigneur s’enalla, sous prétexte de chasser, vers le bois du Sablon. Il n’a jamaiseu bonne réputation, le bois du Sablon, et quand on songe que sur lagrosse énorme pierre qui est là couchée dans le taillis on égorgeaitdes pauvres hommes, il y a deux ou trois mille ans, il faut en véritébien aimer la chasse pour se promener le soir dans la sapinière.Toujours est-il que le vieux comte s’en alla à travers les herbes, lesbuissons et la bruyère, droit à la pierre sans s’égarer d’une semelle,car il connaissait les sentiers du bois comme nous connaissons les ruesde Bellesme ; il tapa trois coups avec la crosse de son fusil. Une voixdessous la pierre lui répondit :

– Qui est là ?

– C’est moi, dit-il ; c’est moi, le seigneur de l’Angenardière.

– Attendez, lui répondit-on, que je mette ma coiffe et que je prenne mon loquet.

Et presque aussitôt la grosse pierre, qui, vous l’avez vu, est poséesur deux pointes de rochers, se souleva comme une trappe qu’on ouvre,et il en sortit une fée. C’était la fée du Sablon, dont on parlaitbeaucoup à droite et à gauche, mais qu’on ne connaissait guère, parcequ’on ne se souciait pas, la sachant capricieuse, de la déranger danssa maison ; il n’y avait plus qu’elle de fée depuis bien longtemps danstout le pays, et elle faisait l’ennuyée et la mijaurée.

– Ma voisine, lui dit sans façon le vieux seigneur, les gens de mafamille ont toujours vécu en bonne intelligence avec vous, et je viensvous demander un service.

– Lequel ? lui dit la fée.

– Il doit me naître demain un garçon ; vous seriez bien aimable de venir le douer, comme on dit, – lui faire un petit don.

– Deux, si vous voulez, lui dit la fée, qui n’était pas fâchée qu’onlui demandât quelque chose, depuis si longtemps qu’on ne s’étaitadressé à elle.

En effet, le lendemain, elle prit sa baguette et arriva àl’Angenardière juste comme l’enfant venait de sortir du chou. Leseigneur avait prévenu tous les valets et toutes les servantes ; la féefut bien reçue par tout le monde ; on ne lui fit point de grimace nisur sa devantière de toile, ni sur sa coiffe de travers, ni sur sabrèche-dent ; la mère lui adressa de son lit un beau compliment ; sibel et si bien qu’ayant pris l’enfant des mains de la nourrice, elle letoucha de sa baguette et lui dit :

– Je te fais don des deux plus précieux biens de la terre : la beauté et la gaieté.

Et puis, sans plus de cérémonie, elle le rendit à la nourrice et s’enretourna, comme elle s’en était venue, dans son trou du Sablon.

Quinze ans, seize ans, dix-sept ans se passèrent ; on n’entendait plusparler de la fée. Tous les ans, à la Noël, le vieux seigneur s’enallait à la pierre du Sablon ; il tapait trois coups avec son bâton.

– Eh bien ! lui disait-on, es-tu content ? Est-il beau ? est-il bien fait ? est-il gai ?

– Il est plus beau et plus gai, et plus leste, répondait le seigneur, que le plus bel oiseau des bois.

Et le fait est qu’il était si beau et ses joues si fraîches et sivermillonnées, qu’on l’avait, dans tout le pays, surnommé Pomme-d’Api.

Un jour pourtant, l’envie prit à la fée de venir voir de ses yeux lebeau petit comte de l’Angenardière. Comme on était à l’heure du dîner,le vieux seigneur la fit asseoir à table à côté de Pomme-d’Api ; maiselle prenait tant de plaisir à regarder ce blanc-bec, qu’elle n’en butni ne mangea, et tout ce que Pomme-d’Api disait lui paraissait siplaisant, qu’elle s’en tenait les côtes. Quand la nuit fut venue, ellereprit sa baguette et en toucha, comme par badinage, l’épaule de sonfavori, puis se retira accompagnée par le vieux seigneur.

Le père et la vieille n’avaient pas fait cent pas au clair de lune, qu’elle lui dit :

– Écoutez, mon voisin, il faut avouer que mes dons ont prospéré ; voilàcertainement le plus beau jouvenceau qu’on ait jamais vu, et, ma foi,je ne me soucie pas d’avoir si bien travaillé pour que les autres enprofitent ; il y a des centaines et des centaines d’années que je suislà vieille fille ; je m’ennuie dans mon palais du Sablon ; j’ai beau lebalayer et l’épousseter, pour qui, je vous le demande ? Personne avecqui jaser et danser : ni frère, ni soeur, ni cousin, ni cousine.J’entends faire ni plus ni moins que Mélior et Mélusine, mesgrand’mères ; mon parti est pris de ce soir : je veux un mari, et pourmari je veux Pomme-d’Api ; il est juste gai comme il me le faut pour meragaillardir, et le trouvant tout à fait à point d’âge, de beauté et degaieté, je dois vous prévenir que je l’ai touché tout à l’heure de mabaguette ; il ne changera plus à partir de ce jour.

– Voisine, lui répondit le vieux comte, si une personne moinsconsidérable qu’une aussi grande fée me parlait de la sorte, je luidirais qu’elle a perdu toute raison et toute sagesse. Nous ne sommespas, songez-y bien, de la première jeunesse ; quelle apparence qu’ungodelureau de dix-sept ans puisse faire bon ménage avec une femme detrois cent soixante-dix-neuf ans ?

– Laissez faire, laissez faire ; patience ! Ce fut là toute la réponse de la fée, et elle prit congé du bonhomme.

A dater de cette entrevue, elle ne manqua plus un seul jour à paraîtreau château ; mais quel changement ! Plus de coiffe de travers, plus demante couleur de bruyère, plus de brèche-dent : coquette, coquette,coquette ! Tous les matins, une robe neuve, des dents neuves, uneperruque neuve, des sourcils peints à neuf, et trois couches de carminfrais sur ses joues rasées à neuf ; des corsages bien rembourrés, destoques de velours cramoisi avec des grandes plumes, des bagues dediamants, des pendants d’oreilles, des croix, des colliers, des bouclesde ceinture, des boucles de souliers : tout, tout en diamants. Quantaux perruques, elle en avait tant, tant, tant, des brunes, des blondes,des rouges, des jaunes, des noires, des châtaines, des carotte, quePomme-d’Api finit par lui laisser le nom de fée Perruque ; et encore,dans les blondes, elle en avait de trois espèces : en chiendent pourtous les jours, en fine filasse pour les dimanches, en soie écrue pourles jours de fête. De temps en temps, elle regardait tendrementPomme-d’Api et lui disait : Suis-je à votre goût aujourd’hui, monmignon, et ne seriez-vous pas bien aise d’avoir une petite femmetournée de ma sorte ? A quoi le malin répondait : Je crois, chère féePerruque, que vous seriez mieux en brune.

Et elle s’en allait, douce comme un chien qu’on renvoie à la niche,mettre sa perruque couleur de corbeau. Cela dura ainsi bien des mois etdes années, car la fée ne se décourageait point, et je ne suis pas biensûr qu’elle ne prît pas plaisir à essayer de sa beauté sous toutes lesformes, et même il ne m’est pas prouvé qu’elle ne s’en fît pas accroiresur ses cheveux et sur ses épaules couvertes de farine, et sur sesverrues épilées, qu’elle prenait, j’imagine, pour des grains de beauté.Chacune se croit belle en ce monde, chacune a sa petite vanité, et lesfées, étant plus puissantes, se croient aussi  plus belles que lesautres, ce qui n’est pas toujours vrai, témoin la fée Carabosse.

Mais le pauvre Pomme-d’Api, lui qui était si beau, il n’en était pasplus heureux avec toute sa beauté, et c’est de lui qu’on aurait pu dire: la gaieté ne fait pas le bonheur ! Plus il voyait les coquetteries dela fée Perruque, moins il se sentait de penchant pour elle ; enrevanche, la fée Perruque lui faisait cruellement payer ses mépris : ilavait toujours ses dix-sept ans, le pauvre garçon, la prime-fleur de lajeunesse, le malheureux ! Et il avait dix-sept ans depuis déjàcinquante ans ! Et il n’aurait pas demandé mieux que d’épouser toutesles jeunes filles de son âge qu’il voyait dans le pays. Mais son père,le vieux seigneur, à mesure qu’il vieillissait et se décrépissait,appréciait davantage le bonheur qu’avait son fils d’avoir toujoursdix-sept ans, et il lui avait dit en mourant : – Je ne veux pas, moncher garçon, te forcer à épouser la fée Perruque si le coeur ne t’en ditrien, quoique ce soit un bon parti, et tu t’apercevras plus tard, quandtu auras de l’expérience, qu’il ne faut pas s’arrêter à si peu, etqu’il y a des femmes bien agréables qui n’en ont pas moins des fauxcheveux ; mais ce que j’exige, c’est que tu ne te maries jamais sansson consentement.

En sorte que le pauvre Pomme-d’Api courait risque de rester mille ansgarçon, car la fée, vous le pensez bien, se serait plutôt pendue que dedonner jamais ce consentement-là, pour qu’il en épousât une autrequ’elle et qui n’aurait pas eu de perruque. D’ailleurs, celles quePomme-d’Api trouvait le plus à son goût et qui le charmaient, soit parleur belle taille, soit par leur teint frais, soit par la grâce et lafinesse de leurs traits, il avait la douleur de les voir, – et presqueà vue d’oeil, – par l’effet seul du temps qui marchait, se flétrir et sefaner, et se rider, et grisonner ; et tout d’un coup elles n’étaientplus du même âge que lui, elles ne se souciaient plus ni de courir, nide monter à cheval, ni de jouer aux petits jeux, ni de rire, ni dedanser, et leurs idées n’étaient plus les mêmes ; ils ne s’entendaientplus. Avouez qu’il fallait un grand fonds de gaieté à Pomme-d’Api pourrésister à cela.

Il faisait là comme nous tous quand nous avons quinze ans : il enviaitles gens de la trentaine. Il en voulait à la fée de le retenir frais etimberbe dans cet âge inférieur. – Quand donc vieillirai-je ?s’écriait-il. Et si la fée était venue lui dire que ce fameux âge mûrn’était que la jeunesse dépouillée de fleurs et d’ardeurs, il l’aurait,oui-da, bien reçue ! Joli Pomme-d’Api, vous n’êtes pas heureux, et jecomprends bien que vous n’aimiez pas fée Perruque.

Cependant, de temps en temps, elle l’attirait dans son palais. Lapremière fois qu’il était descendu sous la pierre du Sablon, il avaitété ébloui : les lustres des galeries étaient en sucre candi, et lescolonnes en sucre de pomme de Rouen ; les tables, les armoires et lescommodes des chambres étaient en marqueterie de diamants d’Alençon.Mais un certain jour, en passant auprès d’un cabinet qu’il avaittoujours vu fermé, et dont la porte se trouvait par malheurentr’ouverte, il aperçut, – vous devinez quoi ? – cent cinquanteperruques alignées comme les femmes de Barbe-Bleue, et sur lesconsoles, tout autour, deux à trois mille pots de pommade, de parfums,d’eaux de senteur, d’onguents, de poudres, le tout exhalant une odeur àrenverser un perruquier.

Pomme-d’Api ne dit mot sur le moment et fit semblant de n’avoir rien vu; mais le lendemain, quand il repassa avec la fée devant la porte ducabinet :

– Qu’y a-t-il donc là ? lui demanda-t-il ; vous ne m’avez jamais montré cette chambre.

– Rien, rien, rien, répondit la fée Perruque en rougissant : c’est uncabinet, c’est un cabinet où je fais... un cabinet où je dépose... uncabinet où je mets mes balais et mes plumeaux.

– Hum ! hum ! dit le malin en mettant l’oeil et le nez à la serrure,comme ils sentent bon, vos balais, chère fée ! Ils sentent la pommade,ils sentent la pommade !

Et toutes les fois qu’il repassait devant le cabinet :

– Ça sent la pommade ! disait-il en se pinçant le nez, ça sent la pommade !

La malheureuse fée tombait dans le désespoir, car elle aimait toujoursPomme-d’Api, et elle voyait bien que tout ce qu’elle avait faitjusque-là pour lui plaire avait tourné contre elle ; et pourtantquelles séductions n’avait-elle pas essayées ! Elle l’avait douéd’éternelle jeunesse ; elle avait étalé sous ses yeux tout ce que lesmodistes, les couturières, les parfumeurs, les joailliers ont jamaisimaginé pour réparer une femme défraîchie ; tout ce que lesarchitectes, les ébénistes, les doreurs, les tapissiers, les orfèvresont jamais bâti et décoré pour faire d’un palais enchanté la plusbrillante, la plus riante, la plus moelleuse des habitations. Elleavait voulu le charmer par l’appât de la puissance en le faisant plusd’une fois monter sur le plus haut de la côte, là où fut, dans l’ancientemps, la fameuse tour du Sablon, et, lui découvrant le pays immensequi s’étend jusqu’à six lieues de là, elle lui disait :

– Vois-tu, Pomme-d’Api, la ferme des Hauts-Royaux et le clocher deSainte-Gauburge, et le bourg de Saint-Cyr, et là-bas, là-bas, le donjonblanc du grand château de Nogent ? Tout cela, avec Bellesme, serasoumis à l’Angenardière si tu veux devenir le mari de la fée du Sablon,qui t’obéira comme une servante.

Pomme-d’Api branlait la tête : il n’aimait point ; rien n’y faisait.Fée Perruque se desséchait ; elle eût donné son pouvoir et sa baguettepour un grain de mil.

La pauvre fée s’en allait le long des chemins, tout ahurie par sadouleur ; elle n’avait que son Pomme-d’Api en tête. Elle ne voyait plusrien de bon à faire en ce bas monde ; elle se disait : Si j’en avaisfait la moitié autant pour les pauvres gens qui souffrent dans cesfermes, ils m’auraient aimée tendrement et je jouirais de leur bonheur.Comme elle en était là de ses pensées, elle rencontra dans le chemincreux qui monte à l’Angenardière un vieux mendiant aveugle qui tiraitde sa besace un morceau de pain d’orge pour le partager avec son chien; elle toucha de sa baguette la miche toute noire, qui se changea endélicieux bourdin, et, dès que l’homme en eut goûté, il se mit à dire :

– Ah ! les bons bourgeois de Bellesme, qui font du bien sans s’envanter ; le bon Dieu le leur rendra ; ils seront aimés de tout le monde!

Fée Perruque fut émue de ces paroles ; elle continua son chemin jusqu’àSaint-Cyr-la-Rosière et alla dans l’église toucher de sa baguette letronc des pauvres, où tous les liards furent changés en gros sous. Lebruit s’en répandit dans tout le pays et jusqu’au château del’Angenardière, et l’on se demanda qui avait fait ce beau tour-là. Lejeune seigneur avait mis ses gardes en campagne, et de divers côtés ilsrevinrent lui dire ceci et cela, et qu’un jour on avait vu une bonnefemme, qu’on pensait bien être la fée du Sablon, éteindre à elle touteseule l’incendie d’une grange, et la même bonne vieille guérir ailleursla clavelée d’un troupeau, et même qu’une nuit, comme un carrier et safemme étaient malades tous deux, elle les avait veillés et fournis delinge et de bonnes drogues.

Pomme-d’Api devint songeur en écoutant ces récits, et on le vit rôderdes jours entiers autour de la pierre du Sablon ; mais la fée ne semontrait plus à lui ni au Sablon ni à l’Angenardière. Un soir que, surson cheval, il revenait du bourg, il aperçut une vieille femme quiportait un bissac rempli des croûtes sèches dont les riches de Bellesmefont aumône aux mendiants ; le bissac était si lourd, qu’elle en étaittoute pliée en deux, et elle ne pouvait pas retirer ses sabots de laboue des ornières. Elle était si flétrie et si cassée, et sa mante delaine grise si rapetassée et si dépenaillée, que Pomme-d’Api ne lareconnut point.

– Vous êtes donc bien fatiguée, ma bonne vieille ? lui dit-il ;voulez-vous que j’attache votre bissac sur la croupe de mon cheval ?

– Non, monsieur Pomme-d’Api, répondit la vieille d’une voix toutetremblante ; vous voilà arrivé chez vous, et moi, il faut que je portema charge un bon bout de chemin encore : c’est le pain des pauvres del’abbaye.

– Eh bien ! la vieille, reprit Pomme-d’Api, montez en croupe avec votre bissac.

Elle ne voulait point ; mais Pomme-d’Api sauta à bas de son cheval ethissa la vieille bon gré, mal gré. A peine s’était-il mis en selle,qu’il se retourna vers elle, et, quoique ses rides fussent devenuestrès-profondes, il la reconnut, et le coeur du jeune homme se prit àbattre bien fort. Il se rappela combien il avait été dur pour la pauvrevieille, et, posant sa main sur la main dont elle se retenait à laselle, il lui dit de sa voix la  plus douce :

– Bonne fée, me pardonnez-vous ?

Toute fée qu’on soit, le coeur parfois vous éclate ; Pomme-d’Api,regardant sous la coiffe de la vieille, vit qu’il en tombait des larmes.

– Me pardonnez-vous, bonne fée ? reprit-il. Vous m’avez laissé tropjeune ; c’est un peu votre faute. A cette heure, je suis jaloux du bienque vous faites ; j’y voudrais être pour quelque chose. Venez àl’Angenardière, et vous y serez la maîtresse ; vous vouliez être laservante, c’est moi qui serai votre serviteur ; nous vivrons là enfaisant le bien aux pauvres gens.

La vieille fée ne répondait pas ; au bout d’un moment, elle lui dit d’une voix craintive :

– Vous m’avez bien des fois reproché, Pomme-d’Api, votre jeunesse etmes vieux ans. A cette jeunesse-là renonceriez-vous de bon coeur pourépouser une gentille petite femme de votre âge, qui, comme vous,aimerait la charité ?

– Vous me le demandez ? répondit Pomme-d’Api en sautant sur sa selle.

– Eh bien ! laissez-moi là, à la porte de l’abbaye, et attendez huit jours.

Au bout de huit jours, on vint annoncer à Pomme-d’Api qu’une toutejeune demoiselle, la plus jolie qu’on pût voir, et qui disait s’appelermademoiselle du Sablon, demandait à lui parler. Il ne fit qu’un bond desa chambre au jardin, où elle se promenait dans le parterre des fleurs.Elle était si belle et si radieuse, si gracieuse, si jeunette, quePomme-d’Api n’osait s’approcher d’elle.

– C’est moi, lui dit-elle en souriant ; est-ce que je suis laide à vousfaire peur ? est-ce que je vous semble aussi désagréable qu’autrefois,et ne voulez-vous donc plus de moi pour votre femme ?

– Ah ! madame, s’écria Pomme-d’Api, je suis indigne de tant de beauté et de tant d’amour !

– La beauté, n’en parlons plus, reprit-elle avec une petite moue ; mabeauté est comme la vôtre, elle ne durera plus qu’une quinzained’années ; mais notre amour, si vous vous plaisez dans le bien, il endurera cent, et même par delà. J’en vendu ma baguette et ma part deféerie à une mienne cousine qui demeure fort loin d’ici, et c’est pourcela que je vous ai demandé huit jours, puisqu’il n’y a plus de féesdans le Perche ni dans le Maine, et qu’il m’a fallu aller jusqu’au finfond de la Bretagne. Ma baguette et mon pouvoir de fée pour des jouesfraîches de quinze ans, ai-je fait un bon marché ? C’est votre affaire.

– Cent ans, cent mille ans, je vous adorerai, ma chère petite femme,lui répondit Pomme-d’Api, pourvu que vous ne mettiez plus ni perruqueni pommade ; mais vous m’êtes témoin que je n’avais pas attendu votrenouvelle jeunesse pour m’éprendre de ce que j’estimais en voussupérieur à l’éclat et à la puissance. La bonté est le plus grand descharmes.


LA FIN DU MONDE

LA belle Delphine, qui poussait des cris de paon pour un rien, pour uneméchante souris trottant sur une tapisserie, se mit à dire, en faisantses grands airs et ses beaux yeux :

– Moi, quand je vois un feu d’artifice, je m’imagine toujours que lafin du monde est arrivée. J’ai cru une fois, dur comme fer, quej’allais l’entendre sonner, cette fin du monde, et vous jugez bien queje n’étais pas à mon aise. Rien que d’y penser, j’en ai encore la chairde poule.

Notre monsieur, qui lit tout, avait lu dans un journal, l’année de lafameuse comète, que, vers le 11 juillet, la queue de cette comètedevait balayer la terre, mais là, nette comme la main, et qu’il n’ydevait rester âme qui vive, ni bêtes ni gens. Il paraît qu’il avaitrépété cela un soir à madame, comme on répète un bon conte ; il enavait ri, tout le monde en avait ri ; il n’en avait plus parlé, tout lemonde l’avait oublié. Cependant, depuis cette lecture, il tomba dansune inquiétude noire ; il s’en allait tout seul, dans les rues deParis, sur les quais, dans les allées du Luxembourg, les mains derrièrele dos, et, de loin en loin, il les levait au ciel en poussant desgémissements.

Un peu avant la Saint-Jean, il commença à dire à madame :

– Ma chère, pendant qu’il n’y a pas encore foule aux chemins de fer, ilfaut faire nos malles et gagner Bellesme. Emporte tout ce qui te seraitnécessaire pour un long, très-long voyage ; encore quelques jours, ettoutes les familles se sauveront de Paris et de tous les bords desrivières ; on ne pourra plus avoir de billets de wagons pour or ni pourargent.

- Mais pourquoi donc ? demanda madame.

– Inutile de te tourmenter à l’avance, je t’expliquerai tout plus tard.– Et il disait cela d’un air à faire mourir de peur ; et pendant levoyage, comme il faisait un temps superbe, pas un nuage, il soupiraitentre ses dents :

– Quel beau ciel ! ciel étonnant ! Serait-ce déjà le commencement ?

Il respira un peu quand on entra dans le pays de petits coteaux qui commence vers la Loupe.

En arrivant à Bellesme, il nous arrêta un moment au haut de la terrassedes promenades pour regarder le pignon et la tourelle de sa bicoque,qui se détachait assez coquettement, avec ses masses de sapins et sacharmille, sur l’immense horizon, et je l’entendis qui murmurait :

– Si jolie, si bien arrondie, si bien plantée, si fraîchement recrépie, et sitôt périr !

On vida les malles, on les rangea, on soupa à la diable, on se couchasans chandelle, les maîtres comme les enfants, car chacun se disaittrès-las ; mais la porte de madame ayant été mal fermée, j’entendis dema chambre, sans en perdre un mot, ce que lui expliquait monsieur, etj’en tremble encore.

– Ma chère, lui disait-il, nous voilà chez nous, au plus haut descollines du Perche ; c’est déjà un grand pas de fait ; il est temps dete préparer à l’événement, car nous n’avons plus une minute à perdre :dans quinze jours, la fin du monde ; le déluge de Noé va repasser surla face de notre pauvre globe.

– Mais qu’en sais-tu, mon ami ? lui dit madame, en faisant craquer son lit du bond qu’elle fit.

– Les journaux de Paris, répondit monsieur, n’en ont quasi plus parlé,ni le journal de l’Orne, heureusement pour nous ; mais ceux des paysétrangers ont fort bien calculé que le déluge devait forcément retombersur la terre au bout d’un certain nombre de centaines de cent ans,parce qu’il est produit par la fonte des montagnes de glaces, qui sontentraînées par une pesanteur connue et qui passent d’un pôle à l’autrepôle.

Je vous répète là les vrais mots qu’a dits monsieur ; je n’y ai riencompris, mais je ne les oublierai de ma vie ; et il ajouta :

– Ne perdons pas la tête, les heures sont comptées ; la comète vaentraîner la débâcle ; et maintenant dors, ma chère ; sois tranquille,j’arrangerai tout.

Dors, sois tranquille, c’était facile à dire ; moi, vous le pensezbien, je ne dormis point, et pendant ces quinze malheureux jours,malgré notre épouvantable va-et-vient du matin au soir, je n’ai pasdormi deux heures chaque nuit. je rêvais, dès que je fermais l’oeil, queje barbotais au fond de l’eau ou que j’entendais la trompette dujugement dernier, et quand après cela je me pesai chez le fermier, jetrouvai que j’avais maigri de trente livres.

Si je maigrissais, c’était bien ma faute : monsieur ne cessa, pendantles quinze jours, de nous répéter à tous, aux maîtres comme auxservantes, au déjeuner, au dîner, au souper :

– Mais mangez donc, mes amis ; il faut vous nourrir solidement : l’airde Bellesme ouvre l’appétit. J’ai idée que nous aurons prochainement àfaire un voyage en mer ; avez-vous déjà voyagé sur mer, Delphine ? Sivous avez le mal de mer, ma pauvrette, vous n’aurez plus de force.Allons, Delphine ; allons, Henriette, faites des provisions pour lespoissons ; peut-être n’aimerez-vous pas autant la cuisine du bateau.

Ces discours me faisaient frissonner, et cependant je me sentais encorebien heureuse d’avoir un maître qui me sauverait tant bien que mal dela mort du déluge ; mais le pain ni la viande ne passaient plus.

Le premier jour qu’il se réveilla ici, il était debout dès six heures du matin ; il me dit :

- Delphine, vous irez chez la bouchère, près du Porche ; vousretiendrez, pour samedi prochain, cinq gigots de mouton, quatrealoyaux, six carrés de côtelettes, deux rognons de boeuf ; de là vousirez chez la charcutière, rue Haudinière, et lui demanderez huitjambons de six livres, vingt-deux saucissons et trois aunes de boudin ;de là, chez la boulangère, rue Saint-Pierre, et lui direz d’apportertous les matins, pendant quinze jours, vingt-quatre pains de douzelivres, et la pâte bien ferme et bien cuite ; et comme il faut penserau dessert, vous direz à l’épicière, au bas de la rue Villeclose, denous envoyer trente pots de confitures de groseilles framboisées etquinze livres de quatre-mendiants ; vous lui ferez ajouter cinquantelivres de sel. – Il s’arrêta un moment, comptant sur ses doigts, etfinit par marmotter à demi-voix : Oui, oui, avec de la sobriété celasuffira, j’espère ; moi, je me charge du charpentier. Delphine, ditesau jardinier de donner un bon coup de balai dans la cave.

Bouchère, boulangère, épicière, charcutière poussèrent des ah ! des oh ! des ouh !

– Mais, êtes-vous sûre et certaine, mam’selle Delphine ?

– Vous ne rêvez pas, mam’selle Delphine ? – Cinq gigots de mouton !quatre aloyaux ! – huit jambons ! vingt-deux saucissons ! trois aunesde boudin ! – vingt-quatre pains de douze livres ! – trente pots deconfitures !

Je ne me souciais point de passer pour une folle, et je crus bien faireen disant que l’on attendait toutes les familles des parents desmaîtres, et que toutes les chambres, chambrettes, cabinets, mansardesseraient pleins jusqu’au grenier ; et ainsi furent clos, pour cejour-là les becs des curieux de Bellesme.

En rentrant, je trouvai le jardinier qui lavait au genièvre etdéfonçait tous les vieux fûts vides, ceux qui avaient servi les annéespassées, soit au cidre, soit au vin ; je lui demandai :

– Que mettra-t-on donc là dedans, maître Jacques ?

– Vous le savez bien, mam’selle Delphine ; c’est, m’a dit monsieur, pour la viande que vous devez saler.

En même temps, j’aperçus, par la fenêtre de la cuisine qui donne versle jardin, monsieur en grande explication avec le charpentier :

– Vous allez me faire exactement ce que je vais vous dire : vous savezles douze grands ormeaux qui sont derrière la chapelle et qui enmasquent le pignon vers la ville ; vous les scierez par le pied, etcela tout de suite ; ils rouleront au pied de la côte, vous lesébrancherez et les équarrirez sur place ; ensuite, vous lestransporterez sur le plateau, là où nous sommes, puis vous en ferez unsolide châssis en charpente de vingt-cinq pieds carrés ;

– Mais, monsieur, observa le charpentier, et les carrés de légumes du jardinier, ils seront bien saccagés ?

– C’est vrai, répondit notre maître en se parlant à lui-même, il nefaut pas les perdre : Delphine en fera des conserves. Allez toujours,maître Cauvin, et n’épargnez pas le monde.

– Si encore monsieur nous disait à quoi va servir son châssis ?

– Père Cauvin, n’en demandez pas si long : c’est un joujou dont je merégale, et je suis comme les enfants, je veux l’avoir tout de suite.Figurez-vous seulement sur ce châssis, composé de maîtresses poutres,un parquet bien épais et si bien joint, que l’eau n’y puisse pointentrer, et puis, à six pieds au-dessus, un autre parquet à dos d’âne,en manière de toit plat, avec une jolie petite balustrade à l’entour.Je ne vous demande pas du travail très-fin, père Cauvin, mais tout cequ’il y a de plus solide. Enfin, vous me comprenez bien : une grandecaisse bien fermée et sur laquelle il puisse pleuvoir des orages sansqu’il y entre une goutte d’eau ; vous laissez même déborder d’environtrois ou quatre pieds les poutres au-dessous de la caisse.

– Ah ! je comprends, monsieur, dit le père Cauvin, c’est une grandeboîte pour loger ses enfants si la maison ne suffisait plus, à cause dece qu’attend monsieur.

Monsieur le regarda fixement, croyant que le père Cauvin avait surprisson secret. Le bonhomme avait seulement ramassé chez la boulangère, enpassant, quelques demi-mots du conte que j’y avais fait courir, et ilparlait selon son idée.

– Hum ! hum ! père Cauvin, faites seulement ce qu’on vous demande, etsurtout bien revêtu de vos meilleures planches sur les quatre côtés. –Et maintenant, mon père Cauvin, allez-vous-en dans toute la ville ettoute la forêt, et tous les environs, me querir tous les ouvriers quipourront vous être bons ; je leur payerai double paye. Il me faut maboîte d’aujourd’hui en huit.

Le bonhomme, quoiqu’un peu sourd, ne se le fit pas dire deux fois, et,pas plus tard que dans l’après-dînée, il ramenait quarante-deuxcharpentiers, scieurs de long, bûcherons, menuisiers, serruriers,charrons, tonneliers ; il avait requis tous les bras qui, de près ou deloin, taillent le bois et assemblent des planches.

Pendant ce temps, monsieur avait galopé chez les quincailliers de laplace Saint-Sauveur et du quartier de l’Ormeau et avait acheté tout cequ’il avait trouvé dans les boutiques de clous, pointes, crochets, vis,feuilles de zinc, si bien qu’à la même heure les travaux commencés dansles maisons des bourgeois de la ville et de la campagne se trouvèrentinterrompus comme par enchantement, et le maréchal ferrant du bas de larue Saint-Michel, ayant eu besoin de ferrer le cheval du médecin, netrouva pas un clou d’un bout à l’autre de la ville, et fut bien obligéd’en fabriquer lui-même.

De ce moment commença tout autour de la maison un tapage de cognées, descies, de marteaux, de haches, de limes, de maillets, de chansons, degens qui s’appelaient, qui battaient les portes, qui venaient nousdemander des chandelles, du charbon pour cuire leur colle, un pot decidre, des allumettes, qui sonnaient le matin dès cinq heures ; j’enavais la tête fendue. Il n’y avait que les enfants qui frétillassentdans ce remue-ménage comme le poisson dans l’eau.

Ah ! maintenant, quand j’y songe, fallait-il, pour résister à cela, avoir envie d’être sauvée dans l’arche !

Et encore, impossible de confier à personne au monde le secret qui medémangeait tant. – Comme depuis la dernière nuit j’avais toujoursl’oreille au guet, j’avais une autre fois entendu monsieur disant àmadame : Si le moindre des cinquante ouvriers ou marchands quitravaillent pour moi concevait la moindre idée de ce qui arriveral’autre semaine et du moyen de salut que je nous prépare, chacun nesongerait plus qu’à se sauver soi-même, et nous serions abandonnés etperdus sans remède. – Des paroles comme celles-là me cassaient d’abordbras et jambes, et puis elles m’émoustillaient de plus belle, et mabesogne se faisait à la diable.

Je salais, je salais, je salais pêle-mêle, à tort et à travers, leboeuf, le mouton, le cochon ; j’en remplissais les poinçons, les barils,les pots à beurre, les jarres.

Tout était plein depuis trois jours, quand voilà la porte cochère qu’onouvre, et une charrette entre dans la cour ; c’était celle de maîtreDeshayes, le fermier de Saint-Cyr : – Votre serviteur, mam’selleDelphine ; mes chevaux sont presque crevés, la lettre de notre maîtreétait si pressante ! J’amène une pipe de cidre de sept cents pots, etde notre meilleur ; voilà dix douzaines d’oeufs, ils sont rares à causede la moisson, et quarante livres de beurre ; c’est tout ce qu’on a putrouver hier dans le pays ; et, pour vos bonnes dents, un sac de noixqui nous restaient de l’an passé ; excusez du peu.

Monsieur entra dans la cuisine et lui dit :

– Eh bien ! Deshayes, les grains sont-ils beaux, cette année ?

– On ne peut point dire que l’année soit trop mauvaise, répondit maîtreDeshayes, mais les volailles mangent tout ; elles ne nous laisserontbrin en tout pour la semaille.

– Ne vous inquiétez point de l’avenir, mon père Deshayes, fit monsieurd’une voix languissante ; ce n’est pas moi qui vous tourmenterai pourvotre terme de la Saint-Michel ; mais si les volailles vous gênent,envoyez-m’en une quinzaine de couples, moitié poulets, moitié canards ;je saurai bien qu’en faire.

– Vous, Delphine, je n’ai pas besoin de vous le recommander, voilà dubeurre qu’il faut saler. Coupez un bout de boudin pour Deshayes, etallez vite acheter un pot de quarante livres et du sel à l’avenant.

Je n’achetai pas un pot, j’en achetai six, et je me remis à saler, àsaler et ressaler le beurre et tout ce que le jardinier put trouverdans le jardin de chicorée, d’oseille, d’épinards. – En même temps, jevoyais que madame, la mine pâle et la langue paralysée, remplissait,dans la salle à manger, tous les bocaux de choux, de carottes,d’artichauts, de petits-pois, de haricots verts confits dans levinaigre, et jetait dans le sirop toutes les cerises et fraises dujardin.

Quand à la jardinière et à la bonne d’enfants, elles étaient là à tout minute sur mon dos, me répétant :

– Mais, Delphine, qu’est-ce qui se passe donc ici ? Monsieur, sicausant les autres années, ne sonne plus un mot : toujours à regarderles nuages. Madame fait pitié. Et ces provisions à nourrir un régiment,la cave en est toute bourrée : trois étages de pots les uns par-dessusles autres, plus de place pour une épingle. Et, malgré le tintamarredes ouvriers, la maison est triste à pleurer. – Vous-même, Delphine,une mine d’enterrement. Est-ce pas une maladie que tout cela ?

– Eh bien ! Hermance, c’est vrai, finis-je par dire sans rire à lajardinière, car je ne riais plus, – vous avez devinez juste, – notrepauvre maître, il faudra bien un jour ou l’autre que la villel’apprenne, il affame le pays ; ça n’est pas sa faute. Et à la place demadame, vous ne seriez point gaie. C’est bien triste à leur âge : notrepauvre monsieur, il a le ver solitaire.

Le soir, quand les enfants furent couchés et chacun rentré dans sachambre, j’entendis monsieur qui disait à madame : Le moment est venu,ma chère, de faire les paquets de linge et des vêtements que nousdevons emporter. Tiens, en voici une courte liste ; écoute si je n’airien oublié : deux douzaines de chemises d’homme ; – deux, idem, defemme ; – quatre, idem, d’enfants. – Pour toi, trois robes, un manteauet un bon châle double ; – pour moi, point d’habit noir, mais paletotd’hiver et paletot d’été, car il faut songer au soleil qui viendraaprès les quarante jours de pluie, et nous ne pouvons cependant pasnous habiller en sauvages devant les bonnes et les enfants ; – teschaussures de caoutchouc et moi mes sabots ; – tous les parapluies ettous les mouchoirs de la maison. La lessive, il n’y a pas à y songer,on ne pourrait pas la sécher.

– Mon ami, observa madame, il y aurait quelque chose de plus utile quetout cela : de bons vêtements en toile cirée pour les enfants et pournous.

– Tu as raison, dit monsieur, et ils finirent par s’endormir.

Dès le matin, il partit comme un trait ; mais il ne tarda pas à rentrer les mains vides et très-maussade, très-grimaud.

– Qu’as-tu donc ? lui dit madame.

– C’est ta marchande d’étoffes qui m’a fait une avanie devant tous sesvoisins et ses commis et les voyageurs de l’auberge en face. Elle m’areproché d’avoir accaparé tous les menuisiers de la ville, et tout lebois, et toutes les ferrailles, et d’avoir fait hausser le prix desouvriers ; et qu’on avait déjà, avant cela, bien assez de peine àmettre la main sur eux, et que les persiennes de sa chambre et un voletde sa devanture étaient restés là sans qu’elle puisse les faire finir,et que je ne retrouverais plus dans Bellesme, si chacun était commeelle, un marchand qui voulût me fournir de la marchandise, ni à boireni à manger, et que j’aille chercher ailleurs de la toile cirée, et queje le faisais exprès de ruiner les pauvres bourgeois, et que lesrentiers me tourneraient le dos, et patati et patata, – et me voilà.

Madame prit son chapeau et s’en alla vis-à-vis de l’Hôpital. On nerefusa point de lui vendre deux ou trois pièces de toile cirée, et ellepassa les nuits à faire les accoutrements dont elle avait eu l’idée.

Dieu merci, le charpentier livra son arche le jour convenu. Monsieur enparut assez content ; il la voulut cependant éprouver en faisant versersur la double pente, par le jardinier, sept ou huit bons arrosoirs,pour s’assurer que, du moins par-dessus, l’eau ne passait pas entre lesjoints des planches.

Comme les ouvriers s’en allaient avec leurs outils sur le dos, il lesrappela pour leur faire rajuster sur le milieu de l’énorme couvercleune autre petite cage carrée à toit bas et pouvant contenir huitpersonnes assises dos à dos. De cette cage on pouvait descendre par unetrappe et une échelle dans l’intérieur de la vilaine grande boîte ;cette caisse, quand j’y songe, voulez-vous que je vous dise à quoi elleressemblait ? A deux grands pupitres d’écolier dos à dos. - Enfin,enfin, les charpentiers, scieurs de long, menuisiers, tonneliers,serruriers déguerpirent du logis, payés rubis sur l’ongle et gais commepinsons. Bon débarras, bon voyage !... Ah ! mon Dieu, combien a-t-ellecoûté à monsieur, cette arche-là ? Mais on eût dit que notre maîtren’attachait plus de prix à l’argent ; il n’aurait pas donné son archepour des millions de millions.

Maintenant qu’il l’avait, il ne songeait plus qu’à la remplir.

Il ne nous reste plus que sept jours, – que six jours, – que cinqjours, – et à mesure que le terme approchait, l’exaltation de monsieurallait en croissant ; je l’entendais qui disait à madame :

– Voilà quelle singulière fortune de l’humanité : tous nos enfants sont roux, la race humaine va être rousse.

– Allons, Delphine, allons, ma fille, du courage : il s’agit, pendantqu’il fait beau, de transporter dans cette grand caisse toutes nosprovisions. – Les pains d’abord qui sont empilés dans l’office ; – lesconserves de fruits et de légumes pendant que nous y sommes ; – deuxgrils, une broche, trois casseroles de vos mieux étamées ; une boîte decouteaux, une boîte d’argenterie ; – une grosse provision d’allumettes,et pour le cas où elles se mouilleraient, prenons amadou et briquet ; –deux douzaines d’assiettes et six plats pour ne pas trop nous encombrer; et autant vaut les prendre en vieille faïence de Rouen et deStrasbourg qu’en méchante porcelaine blanche : les enfants s’enamuseront davantage ; – et maintenant passons à la cave.

Mais à peine eûmes-nous entr’ouvert la porte de la cave, qu’il nous ensauta au nez une odeur abominable, et tous les chats de laCroix-Blanche se sauvèrent en se culbutant les uns les autres par lesdeux soupiraux ; des milliers de grosses mouches à viande passaientcomme des furibondes à l’entour de nos têtes en bourdonnant plus fortque dix essaims de guêpes ; et quelle puanteur ! Jugez : plus de centlivres de viande pourrie depuis huit jours ; j’avais salé tout cela niplus ni moins qu’à l’ordinaire, pour garder la viande d’un samedi àl’autre, et tout était perdu ; j’en tombai presque à la renverse.

Mais monsieur, lui, en était comme terrassé :

– Ah ! malheureuse, malheureuse, qu’avez-vous fait ? Nous allons tousmourir de faim. – Il s’arrachait la barbe et murmurait tout bas ;Mourir noyés, mourir de faim ! A quoi bon désormais nous enfermer danscette arche d’où nous ne pourrons même pas pêcher quelques poissons ?Moi qui voulais les sauver avec nous ! Mais, ma foi, plus de bouchesinutiles, puisqu’elles sont si maladroites ; en rationnant le jambon etles confitures, nous pourrons peut-être encore à six durer les quarantejours.

La crainte d’être abandonnée me donna de l’esprit, comme vous pensez.

– Ah ! monsieur, ne m’en voulez pas, ne me renvoyez pas, je répareraile mal ; si la bouchère et la charcutière n’ont plus de viande et neveulent plus en donner à monsieur, il en reste encore chez le jardinier.

– Comment, misérable, chez le jardinier ? – Oui, ma chère, il m’appelamisérable, comme la dernière des dernières ; mais je n’étais pas fièreà ce moment-là, et je lui répondis bien doucement :

– Monsieur, le jardinier a sa vache et son cochon et une douzaine de lapins.

– Une vache ! que veux-tu que je fasse d’une vache ? Elle n’entrerait pas dans la caisse.

– Monsieur, elle pourrait bien y entrer par petits morceaux, et, quantau cochon, c’est l’affaire d’un soir de le saigner, de le griller, dele dépecer et de le saler, et j’y mettrai le sel qu’il faudra.

– Eh bien ! va-t-en dire à la jardinière que je lui achète son cochon.

Mais ne voilà-t-il pas que la jardinière ne voulait point vendre soncochon ; il n’avait encore que deux mois de graisse, et ils comptaientle garder pour la Toussaint ; et le moyen de s’en retourner versmonsieur sans cochon !

– Voyons, voyons, ma petite Hermance, fis-je à la jardinière, ne ditespas cela, ne faites pas cela ; je vous ai raconté le mal de monsieur :sans comparaison, il est comme un ogre ; quand il a une envie, il fautqu’il se la passe. Il trouve votre gorin à son point ; seriez-vous plusavancée s’il venait vous le dénicher la nuit ? Allons, allons, je vaislui dire que vous prenez votre couteau et votre paille pour le saigneret le flamber, et que demain, à l’heure de son déjeuner, les quatremembres et les côtes seront prêts pour la broche.

Ils furent prêts en effet, et cette fois cuits à point et si biensalés, qu’il n’eût pas fallu moins que toute l’eau des quarante jourspour les dessaler.

Et que sais-je encore ? Et la pipe de sept cents pots qui ne voulaitplus passer par la trappe de l’arche, et qu’il fallut partager en troispoinçons.

Cela fait, monsieur me dit :

– Ce n’est pas tout, Delphine : vous connaissez la cordière auprès dela rue du Theil ; elle vous a menés une fois à Igé avec les enfantsdans sa voiture à âne ; achetez-lui tous les cordages, corde à puits,corde à trait, corde à emballage, ficelle, fil de fouet, que voustrouverez dans sa boutique. Si nous devons aller sur mer, je serai bienaise que, sur le bateau, les enfants soient liés à leur siége pour nepas être emportés par la vague, et puis les paquets en absorberont unefière longueur ; tâchez qu’elle vous en cède cinq ou six cents brassées; de la corde, vous savez, ça n’est jamais perdu.

Depuis que nous étions arrivés, tous les soirs, à l’heure où la nuittombe, je voyais monsieur rôder solitairement dans l’allée tournante,et de là dévisager longtemps, longtemps cette terrible comète qui selevait de derrière la forêt ; il faisait trois pas, puis se retournaitencore pour ne pas la perdre de vue.

L’avant-veille du grand jour, en faisant semblant de chercher un choupour le pot-au-feu, j’entendis encore une conversation des maîtres ;ils allaient et venaient derrière la charmille.

– Ma chère, disait monsieur, je commence à être tranquille ; mesprovisions sont à bord. J’y ai caché jusqu’aux instruments dejardinage, qui nous seront utiles dès le lendemain du jour où nousreprendrons possession de la terre, et où nous renouvellerons lesactions de grâce et les plantations de Noé ; j’ai mis dans un sac desgraines de blé, d’orge, de chanvre, de laitue, de carotte ; j’aiemporté, c’était le plus pressé, un pied de vigne et un pommier nain ;– en fait de cordages, la cordière en a fourni à Delphine un assez beauruban pour attacher, s’il me plaisait, mon arche au coq du clocher deBellesme, et ce coq me servirait d’ancre le jour où le pauvre clocher,détrempé dans ses fondements, s’évanouirait comme de la boue dansl’eau. Mais, au fait, mieux vaut s’en fier aux grands courants qui nousporteront Dieu sait en quelles régions de soleil ou de montagnes, ques’exposer, pour une vile passion de clocher, à être retenus sous leseaux montantes.

– Ah ! mon ami, dit madame, j’ai toujours là une pensée qui me revientet dont je ne peux me débarrasser le coeur : et nos pauvres bons cousinsd’Igé, nous n’essayerons donc pas de les sauver avec nous ?

– Ma chère, répondit monsieur très-gravement, Noé aussi avait descousins, et qui lui avaient sans doute rendu de grands services, etpersonnes ne dit qu’il ait cru devoir les appeler dans l’arche.Cependant Noé passait pour un homme juste.

– Que veux-tu, mon ami, je ne puis pas croire que notre égoïsme soit làbien agréable à Dieu, et j’aimerais mieux bourrer notre arche decousins que de poinçons de cidre, ne fût-ce que pour marier nos filles.

– Mais, ma mie, quelle imprudence d’éventer ainsi notre secret, même enfamille ! et n’avons-nous pas encore à loger toute la volaille dufermier de Saint-Cyr ?

– Tremblons, mon ami, lui dit madame, se joignant les mains, tremblons,si nous n’avons pas appelé les nôtres, de voir, à l’heure suprême, desvagabonds de la ville, et qui ne nous sont de rien, prendre àl’abordage notre place dans l’arche que tu auras préparée avec tant demystère et de prévoyance.

Maître Deshayes, le fermier, sonna dans ce moment-là et m’empêchad’entendre la suite. Il apportait six couples de poulets, quatrecouples de canards, trois dindons et autant d’oies.

A la vue de tant de volailles qui s’agitaient, les pattes liées, sur lepavé de la cuisine, monsieur, attirant madame vers la porte de la salleà manger, lui dit : – Il s’agit maintenant, ma chère, de choisir lesbêtes absolument utiles pour remultiplier dans le monde. Ne songeonspas à faire comme Noé.

Une paire de tous les animaux créés remplirait trois cents arches commela nôtre ; et d’ailleurs pourquoi sauver d’autres êtres que les plusindispensables à notre service ? Deux paires de poulets, deux paires decanards ; je regretterais la vache du jardinier si elle était pleine ;quant aux chevaux, aux chiens, aux chats, ce sont bêtes de luxe et quideviendront inutiles après la destruction des souris, des perdreaux etdes voitures. Encore, si nous nous chargeons de canards, c’est que lespoulets, dans leurs cages, pourraient périr d’ennui et de mal de mer,tandis que les canards, en les attachants par les pattes, nous pourronsles laisser nager à notre remorque. L’homme peut se passer de laitageet de boucherie, mais non point d’oeufs ni de volailles ; quant àl’utilité des boeufs, des chevaux et des ânes, j’ai mon idée là-dessusbien arrêtée : j’emporterai deux ou trois livres traitant de laphysique et de la mécanique, et dans le monde nouveau il n’y aura plusque l’homme et des machines ; l’homme ne sera pas obligé de partagerses repas, ses grains et ses fruits avec les milliers d’êtres qui lemordaient ou l’égratignaient ou ruaient contre lui, et la terre, vousle verrez, n’en ira pas plus mal.

De même, excepté une méchante traduction de la Bible que j’ai ici, jecompte bien laisser noyer tous les livres de tous les siècles. Inutilede recharger la mémoire des hommes de ces fatras d’histoirescompliquées de dates et de demi-héros et de systèmes contraires qui lesénervent. C’est ce qu’a fait Noé, et il a sagement fait. L’histoirerecommencera à nous, ce sera bien assez. Encore, si je leur apprends laphysique, qu’en feront-ils ? Noé n’avait sauvé du premier monde qu’unescience, celle de construire ; elle lui avait bien servi pour l’arche.Mais ses enfants, presque aussitôt, qu’ont-ils construit ? La tour deBabel. Enfin, ma chère, tirons-nous-en pour le mieux, et à la grâce deDieu !

– Oh ! mon ami, quel vilain monde ce sera ! Ni oiseaux dans les arbres,ni bestiaux dans les prés, ni papillons sur les fleurs, ni lapins nichevreuils dans les forêts. Rien plus que des hommes regardant d’autreshommes et des machines se promener par-ci par-là.

– Mon Dieu, ma chère, si tu y tiens tant, à repeupler tes forêts, nousprendrons les plus laids de nos petits-enfants, nous les lâcherons dansles bois et nous en ferons des singes ; quelques-unes de nos poulesdeviendront faisans, quelques-uns de nos canards deviendront cygnes.

– En attendant, Delphine, dit monsieur à voix haute, en se rapprochantde moi, vous allez mettre en daube les trois dindons que voilà et mesaler dans une terrine les cuisses de ces oies que vous passerez aufour, et, quant aux poules et aux canards, déposez-les pour quelquesheures dans les cages du bûcher.

Mais à peine les avais-je fourrés dans les mues, que voilà les canards,tout s’ébattant, qui se mettent à pousser des couan ! couan ! couan !couan ! et monsieur qui se précipite à la fenêtre en s’écriant :

– Les canards chantent, mauvais signal, terrible augure !

– Ah ! Seigneur, nous oublions l’important ; et la colombe ? Delphine,courez de toutes vos jambes jusqu’à la Croix-d’Or ; ce sont devieilles connaissances ; ils ne nous refuseront pas un pigeon, unepaire de pigeons.

Quand je rentrai avec mes pigeons, je trouvai monsieur en grandecolère, qui faisait déguerpir ses enfants de l’arche, où ils avaienttrouvé moyen de grimper et où ils fourrageaient dans les pots deconfitures. Charlotte, l’aînée des filles, avait eu la bonté d’âme deprévenir son père que toutes les murailles de la boîte faisaient, parla chaleur, des craquements épouvantables, et lui-même était sorti delà point trop rassuré sur le jeu de ses charpentes et de ses plancheset presque pressé de voir commencer les quarante jours de la colère deDieu.

Le soir, après le dîner, il dit à ses pauvres enfants qui rôdaient dansla cuisine et à nous, qui achevions de ranger la vaisselle :

– Venez, mes enfants, venez donc jusqu’à la chapelle, Henriette etDelphine ; pendant ce beau mois, je veux que nous y fassions, commeautrefois chez mon père, la prière en commun.

On le suivit ; il s’agenouilla sur le degré, devant la balustradefermée ; madame était à sa droite, les enfants à la gauche de leurpère, et nous derrière madame. Après le Pater et l’Ave, qu’ilrécita très-dévotement et en appuyant sur les mots : Que votre volontésoit faite, – que votre règne arrive, – donnez-nous notre painquotidien, – délivrez-nous du mal, – il se recueillit, la tête dans sesmains ; puis, élevant la voix, il prononça ces mots, que j’entendsencore, et dont Henriette me demanda tant de fois l’explication :

– Mon Dieu, puisqu’il vous plaît de faire du plus indigne de vosserviteurs le troisième père des hommes, donnez-lui le coeur juste etferme ; inspirez-lui quelles choses de l’ancien monde doit garder samémoire et quelles choses elle doit oublier à jamais pour le bonheur etla grandeur de la race future.

Madame répondit à voix basse : Amen, et elle ajouta : – SainteVierge, est-il donc vrai ? Ne serait-ce donc pas un rêve horrible ?

Puis monsieur monta à l’autel, y prit la vieille, vieille croix antiqueen vieux cuivre repoussé et déchiré, et l’emporta précieusement dans lamansarde supérieure de la caisse.

En sortant de là, je rentrai toute tremblante dans ma chambre, où jepréparai mes meilleurs hardes, celles de meilleur teint, et je répétaiplus de Pater et d’Ave que je n’en ai dit tout le reste de ma vie.

Dieu sait comme la nuit se passa ; c’était la plus calme de l’année,que cette nui-là, et chaude à étouffer ; je me levais tous les quartsd’heure, et toujours et toujours je voyais monsieur rôdant dans l’alléequi tourne sous les pommiers, de la maisonnette à la charmille, l’oeiltoujours fixé sur cette comète qui allait se coucher vers Mamers. Detemps en temps, il se retournait vers le logis, et, dans le silence dela nuit, on entendait ses exclamations ; on eût dit parfois qu’ilpleurait, ou du moins sa voix était bien troublée.

– Adieu, mon pauvre logis, que j’avais rempli de tous mes souvenirs deparents et d’amis ! Adieu, mes vieux pots, mes vieux livres, ces vieuxmeubles tout vermoulus que j’ai recueillis dans les fermes, et mon grospavillon neuf aux cheminées de pierre, dont j’étais si fier, et mesmassifs d’arbustes, et mes haies, et mes tilleuls que j’avais plantéset qui étaient de l’âge de mes enfants, et ces plates-bandes defraisiers qui les régalaient ! Adieu tout cela, adieu tous les bravesgens de ce bas monde que j’ai connus et aimés d’un bon coeur jeune ! Mesamis, mes amis, coupez, coupez vos poutres, sciez vos arbres ; vousavez cinq heures, vous avez quatre heures ; courez au boulanger ! Hélas! mon Dieu, quel désastre ! – Il fondait en larmes ; enfin, il rentraau soleil levant.

Le soleil, jamais il n’avait été plus brûlant ni le ciel plus bleu ;dès huit heures, on ne pouvait plus tenir dans le jardin ; etsavez-vous où était monsieur ? Il cuisait depuis le matin sur laterrasse du belvédère, sur le toit plat du pavillon neuf ; il y avaitde quoi gagner dix coups de soleil, dix fièvres cérébrales. Vers onzeheures, – je faisais semblant d’apprêter le déjeuner, mais je vous jureque je n’avais guère les yeux dans ma casserole, – on aperçut au-dessusde l’église un petit nuage grand comme la main, et puis le petit nuagedisparut. Un second, plus large, se montra sur le coup de midi ; lescanards recommencèrent à chanter ; tout le monde avait mal aux nerfs,on ne respirait point. Un autre nuage plus gros se forma ; il s’avançavers le soleil, il le cacha, la lum.....

Le mot fut coupé par un sifflement lointain, suivi d’un flic, flac,floc et d’une lueur colorée. Toutes les têtes, comme par un ressort setournèrent vers le champ de foire ; un aaah ! prolongé sortit de toutesles poitrines.

C’était le feu d’artifice !

Les trois gerbes d’étoiles de cette première fusée retombaient, de trois côtés différents, rouge, argentée, violette.

Tous les yeux étaient braqués, toutes les bouches ouvertes. Onattendait, le coeur battant, une nouvelle pièce, une vraie pièced’artifice, et ce ne furent d’abord qu’une seconde, puis une troisièmefusée un tantinet différentes en couleurs de la première, mais non pasplus brillantes.

Enfin, un hourra s’élève du champ de foire, une demi-lueur éclaire lesmasses des spectateurs et les jeunes hêtres de la promenade ; mais,quel malheur ! rien n’arrive jusqu’aux pauvres curieux de Saint-Santin.Ils se haussaient en vain sur leurs ergots : la haie de la route neuveempêchait de voir ce pétillant soleil qui tournait à hauteur d’homme etne tardait pas à s’éteindre aux grands cris des gamins.

Heureux les gendarmes ! Combien de gens à Saint-Santin, et même ceuxqui étaient au troisième rang sur le champ de foire, se disaient danscet instant-là, au fond du coeur : Je donnerais toute ma part deschâtaignes de la Saint-Simon prochaine pour être, à l’heure qu’il est,à l’une des fenêtres de la gendarmerie. C’est de là qu’on ne perd rien! C’est là qu’on est bien assis sur de bonnes chaises !

Vous dire au juste combien on tira de pétards, de fusées, d’artichauts,de soleils, de marrons, de chandelles romaines, je ne le pourrais envérité pas ; chacun était bien trop transporté de plaisir pour lescompter à ce moment-là. M. le secrétaire de la mairie, qui en a vu etqui en a même payé la note, prétend qu’il y en avait soixante etquelques pour le moins. Ce qu’il y a de certain, c’est que cela neparut long à personne. Une fusée succédait à une autre fusée : pif,paf, des détonations comme les coups de canon de la mairie les jours defête. Enfin, on n’avait pas eu le temps de se reconnaître, et l’onétait bien loin de l’attendre encore, voilà tout d’un coup le bouquet,un volcan, un brasier d’enfer, la gerbe épouvantable, qui montejusqu’au ciel, avec ses petillements de cent mille pétards, et qui deses reflets illumine toute la ville, tout le pays, toute la forêt. Lescris de la foule entière l’accompagnaient ; les petits enfants seblottissaient dans les tabliers des bonnes, les bonnes se serraient lesunes contre les autres ; Delphine se cachait derrière un sapin, et déjàla gerbe allait baissant et s’éteignant ; quelques fusées paresseusesla rallumaient un peu à travers les tourbillons de fumée roussâtre ;puis elle languissait et palissait et s’effaçait : deux ou trois fuséesencore, et tout s’éteignait, et la nuit retombait épaisse sur la foulequi remontait avec des cris vers les lanternes et verres de couleur deSaint-Sauveur et des promenades.

Alors les hôtes de Saint-Santin s’écoulèrent doucement, eux aussi, versles illuminations, et les enfants vers leurs lits et leurs berceaux,dont ils avaient furieusement besoin ; et je suis sûr que leur fatigueétait si grande, qu’il ne fut pas plus question, dans leurs sommes, decontes et de ballons que de feux d’artifice.


CE QUE PENSAIT DES CONTES D’ENFANTS
M. LE CURÉ DE MARCILLY
LE SOIR DU COMICE DE BELLESME

BRRRRRRRRRRR- pout-pat - pout-pat - pout-pat..... C’était le vieuxcabriolet tout ferraillant de M. le curé de Marcilly, qui, comme dixheures sonnaient, quittait le pavé de la ville de Bellesme. M. le curéramenait avec lui M. le vicaire d’Igé. Ils avaient dîné tous deux chezM. le curé de Bellesme, et, après le café, le jardin du presbytèren’ayant point vue vers le champ de foire, ils étaient venus, eux aussi,attendre le feu d’artifice dans l’enclos de Saint-Santin. C’est commecela que nous avons trouvé le curé de Marcilly contant aux petitsmaraudeurs l’histoire du Fils du Gendarme.

Et maintenant, cahin-caha, ils roulaient au clair de lune, sur la routedu Mans, regardant de l’autre côté de la vallée les dernièresguirlandes d’illuminations qui s’éteignaient entre les arbres de lapromenade de la ville, et les lueurs vagues qui éclairaient encore leciel au-dessus de la ligne des toits, depuis le bas de la rueSaint-Michel jusqu’à l’hospice, et qui prouvaient qu’auberges et cafésn’étaient pas encore endormis. Au fond, vers Saint-Martin, la forêtreposait dans son ombre claire, et un mince nuage argenté de brouillardtraînait dans la vallée, vers les prés d’Aunay.

– Voilà ce qui s’appelle une fête, dit M. le curé en houspillant avecles guides le collier de paille de son bidet. Bonne invention que cescomices : depuis le maître cultivateur jusqu’à la plus pauvre fille debasse-cour, ils vont tous entrer chacun dans sa chacunière avec du coeurau ventre.

– Et un verre de trop dans la tête, dit en riant le petit vicaire.

– Ah ! bah, la tête sera fraîche demain, et le coeur restera, réponditle curé. Avez-vous vu le gars jardinier de Saint-Santin, avec sa primede dix francs pour un chou ? Était-il fier ! Ils sont, ma foi,très-beaux, les choux de Saint-Santin.

– Par vos côtés, dit le vicaire au curé, vous avez eu de primé lespêches et les brugnons de Pouvray, et ce n’est que justice ; cespêches-là sont encore plus parfumées que juteuses. Les comices aurontbien à faire pour améliorer les fruits dans notre pays ; le soleil nes’y prête point. Quant à leur idée d’améliorer les valets de ferme avecdes prix et des médailles, je m’en défie. La première fois, cela vaencore ; mais la seconde, ce sont les faux bons valets quis’arrangeront pour avoir la médaille.

A ce moment le cabriolet passait devant la Croix-Feue-Reine ; les deuxprêtres soulevèrent leur chapeau et se signèrent, puis le vieux dit aujeune :

– Moi, je crois que la bonne manière d’améliorer les gens, c’est deleur conter, aux grands comme aux petits, des histoires dans la manièrede celles qu’on disait tout à l’heure à Saint-Santin. Les hommes detout âge sont plus sensibles à l’exemple qu’à la morale, et quandNotre-Seigneur voulait faire de la morale, il parlait par miracles oupar paraboles. M’est avis qu’après l’Évangile et les Pères de l’Église,ce que nous devrions étudier au séminaire, à l’égal de Virgile etd’Homère, et bien plus attentivement qu’Aristote, ce sont les contes del’enfance et de la jeunesse. On oublie, quand la vie s’avance, Aristée,Tityre, Agammenon et le fidèle Eumée ; mais jamais, non jamais, lePetit-Poucet, Robin ni Gulliver. Supposez un autoda-fé universel del’oeuvre écrite des hommes, deux livres seuls survivraient par lamémoire en ce pays-ci : Perrault et la Fontaine.

Ce qu’ils épellent par devoir, les enfants ne s’appliquent pas à legarder ; mais ce qu’ils lisent et relisent par plaisir, de leurs livresà eux, demeure sans efforts fixé dans leur prodigieuse mémoire ; lesplus médiocres rapsodies, ils vous en réciteraient au pied levé deschapitres. Et nous abandonnons sans souci le gouvernement d’une sipuissante littérature aux nourrices et aux sous-maîtresses d’école ! Etquand, au jour solennel des distributions de prix, nous sommes chargéspar les religieuses de distribuer aux enfants les livres qui vont fairela lecture passionnée des vacances, nous ne savons pas, ni les bonnesSoeurs non plus, si les bonbons de ces cornets-là sont en plâtre ou ensucre ; nous nous doutons bien que ce ne sont que d’innocentesniaiseries ; mais pourquoi nous faire distributeurs de viandes creuses,quand il ne nous en coûterait pas un sou de plus pour répandre dusucculent ?

J’ai toujours été honteux, pour ma part, que ce pain salé des jeunesesprits et des jeunes âmes nous fût, à nous prêtres éclairés, expédiétout pétri, tout cuit par les plus ineptes mitrons, et quand je me suismis en tête d’y regarder de près, à propos des livres que madame deLonné me chargea, l’an passé, d’acheter pour les prix de notre écoledes Soeurs, j’ai vu que la littérature des enfants contenait à la fois,et à ses deux pôles, les oeuvres les plus hautes et les oeuvres les plusbasses de l’esprit humain.

– Mais où donc, monsieur le curé, lui demanda le vicaire, avez-vous ludes livres de cette espèce ? Je n’ai jamais vu dans votre presbytèrequ’une centaine de volumes, de rituels, de catéchismes, de traités deBossuet et de saint Grégoire.

– C’est dans la bibliothèque de Saint-Santin, répondit le curé, quej’ai trouvé à m’instruire là-dessus. Il y a tant d’enfants dans cettemaison-là, et les enfants y ont tant de noms et tant de fêtes, tant deJours de l’an et tant de Noëls, tant de bons oncles et de bonnestantes, tant de parrains et de marraines ; les fillettes ont déjà gagnétant de prix de lecture, d’écriture, de grammaire, de sagesse, de bonnetenue, d’histoire sainte, de propreté, d’ordre, de piano,d’orthographe, de mérite et de géographie, que l’armoire vitrée serabientôt trop étroite pour contenir tous les volumes dont elles sedivertissent pendant les vacances.

Là, j’ai relu et refeuilleté les Contes de ma Mère l’Oye, lesquarante et un volumes du Cabinet des Fées, les frères Grimm, lechanoine Schmid, Ducray-Dumesnil, Berquin et Bouilly, Don Quichotte,miss Edgeworth et madame Guizot, tous les Robinsons, tous les Gullivers, Andersen et Charles Nodier, et madame de Bawr, et madamede Ségur, qui aujourd’hui les fait tous oublier ; et à côté de cela,les fouillis des livres aux cartonnages dorés, dont les entrepreneursde librairie enfantine débitent par le monde entier la niaiserieédulcorée, – la niaiserie, cette chose terrible. Moi, si j’étaiscardinal, je mettrais à l’index tous les livres niais, ni plus ni moinsque les livres pervers. La niaiserie est le pire de tous les poisons :elle abêtit et énerve l’esprit du bon chrétien, qui doit toujours êtreéveillé et vigoureux.

– Mais, observa le petit vicaire, tous les écrivains qui travaillentpour les enfants ne sont pas de taille à imaginer le Robinson suisse,ni même Jean-Paul Chopart.

– Eh bien ! reprit le curé, qu’ils fassent des livres d’histoiregrecque ou romaine, mais qu’ils ne se mêlent pas de tailler desinventions pour la cervelle des enfants. Il n’en faut pas tant quecela, Dieu merci, des livres amusants pour l’enfance. Songez donc quependant quatre ou cinq cents ans tous les enfants de la France se sontcontentés des sept, huit contes qu’a depuis recueillis Perrault, ettous les enfants de l’Allemagne, pendant autant de siècles, desquelques traditions que les frères Grimm ont écrites sous la dictée desnourrices de leur pays. Les enfants ont l’admirable privilége de reliredix, vingt, trente, cinquante fois, sans en être jamais rassasiés, lelivre qui les a séduits ; ils aiment à repasser par les mêmes surpriseset les mêmes émotions. C’est comme une chanson qu’ils ne se lasserontjamais, à la grande impatience des parents, de psalmodier tout un jourdurant. Si l’idée de faire des livres ne s’en était pas mêlée, nosmarmots n’auraient jamais eu besoin d’autres que du Perrault. Et c’estsi vrai, que chaque nation a son livre comme celui-là, que la nature afait et distillé comme elle fait le lait des nourrices, – et tout cequi s’est imprimé pour les enfants en dehors de ce livre est purexercice d’esprit plus ou moins pédant.

Cela ne se voit-il pas en France dès l’origine des Contes de ma Mère l’Oye...

Le curé n’avait pas fini le mot, que le cheval buta, se redressa, lasous-ventrière cassa, et voilà le cabriolet à cul et le brancard enl’air. Mais presque aussitôt le brancard se rabaisse et retombe entravers sur la bête tranquille, que le trait retenait toujours attachéeà la carriole. Ce fut, comme vous le pensez, un fier cahotement pour M.le curé et pour M. le vicaire, et le vicaire eut bien de la peine à sedégager de dessous le curé. Ils entendirent rire et geindre en mêmetemps à quelques pas derrière eux, et quand ils descendirent pourrajuster la sous-ventrière avec des cordes, ils s’aperçurent que ce quiavait entraîné en arrière le cabriolet n’était rien moins que deux gaiscompagnons de Bellou, lesquels, pour revenir commodément de la fête,s’étaient pendus au carrosse du curé de Marcilly, et naturellementavaient roulé à terre par la secousse. Les mauvais paroissiens, un peuinquiets d’être dénoncés par leur chute, quand ils ne l’avaient pas étépar la lune, n’offrirent point leur aide pour réparer la lanière ; ilsfilèrent doux le long du fossé. C’est juste en face de la tour de laCorne-Bergère que le malheur arriva. Le vicaire décrocha comme il putla vieille lanterne du cabriolet, et avec le licou de la bête on vint àbout de suppléer à la courroie.

– Bien sûrement, jeune homme, vous n’avez rien ? dit le curéretroussant sa soutane pour regrimper dans la voiture, et agitantgaillardement son fouet sans touche. Et ils reprirent leur conversation.

– Nous autres curés, nous ne sommes pas trop tenus à la galanterie, etnous pouvons nous dire, entre nous, que ce qui a fait tort en France àla littérature des contes, c’est que les femmes, dès le commencement,s’en sont par trop mêlées. Les apprendre et les redire, à la bonneheure, c’est leur affaire, et je crois aisément que la bouche en coeurde la dame Scheherazade ajoutait quelque charme à ses récits des Milleet une Nuits. Quant à nos contes de ce pays-ci, il y a beaux sièclesqu’ils seraient dans la boîte aux oublis, n’était la mémoire fidèle etinaltérable des bonnes, des nourrices et des mères-grand. – Mais lesécrire, c’est tout autre chose. La plume en main, les plus simplesdeviennent prétentieuses et aiment la parure. Quoi de plus apprêté quel’Adroite Princesse ? et pourtant mademoiselle Lhéritier l’avaitrecueillie à la même source où avait puisé Perrault.

            Cent et cent fois ma gouvernante,
            Au lieu de fables d’animaux,
            M’a raconté les traits moraux
            De cette histoire surprenante.

Mesdames de Murat, d’Auneuil, Lévêque, de Villeneuve, de Lintot,mademoiselle de Lubert, mademoiselle de la Force, madame Le Prince deBeaumont, sont-elles pas aussi babillardes et à peine moins simples quemademoiselle Lhéritier et la charmante madame d’Aulnoy ? Et encore cesont les fées du genre ; et la Biche au Bois, et la Belle et laBête, quoique imitations affaiblies de la Belle au bois dormant etde Riquet à la Houppe, dépasseront toujours de cent coudées lesmoralités puritaines et fades de mesdames de Genlis, Guizot etd’Altenheim, Eugénie Foa, de la Faye-Brehier et Ulliac-Trémadeure, etde cent autres de plus bas ordre. Et puis elles se servaient,celles-là, et sans en rendre grâces à Dieu, les ingrates, del’admirable langue de leur siècle, qui décore d’un si naturel et sinoble éclat les moindres imaginations des contemporains de Fénelon.Bien fou qui croira que le conteur n’a besoin que de bien inventer, etnon de bien dire. La justesse et la gaieté du bien dire attachent aussivivement l’esprit de ces polissons d’enfants que telle juste ou injusteaction. Dans l’intéressante série du Nouveau Magasin des Fées,pourquoi la palme incontestable restera-t-elle à celui qui a fait Trésor des Fèves et le Chien de Brisquet ? C’est d’abord qu’ilcroyait aux contes, et que les autres n’y croyaient pas, sauf peut-êtrele pauvre auteur de Coqueluche, et, partant, s’acquittaient de leurbesogne en beaux esprits qui ont fait une gageure ; et puis Natureavait mis à son service une grâce et une simplicité de langage que lesautres ne pouvaient qu’affecter. – Nature et Science, faut-il dire, carc’est la science toute pure qui lui dictait son Chien de Brisquet ;il s’amusait là à ajouter une page au livre merveilleux des ExcellentsTraits de vérité et aux aventures dont l’inimitable Philipped’Alcrippe, le plus grand écrivain que la France ait porté depuisRabelais jusqu’à la Fontaine, a semé tous les carrefours de sa Forêtde Lyons.

– La forêt de Lyons, dit le vicaire ; il est singulier combien levoisinage d’une forêt inspire naturellement le conteur. Les bois ontpour les enfants un immense attrait mystérieux. Ils y trouvent desfleurs, des nids, des fraisiers, des noisetiers ; des myriades depetites bêtes de toute sorte s’agitent dans les mousses, les herbes etles fougères ; les grenouilles coassent au bord des mares ; lesécureuils, du haut des hêtres, font pleuvoir des fênes vides à vospieds ; on se cache derrière les gros troncs des chênes pour faire peurà ses parents, et soi-même on a peur du loup, car il est là guettantderrière tous les buissons. Pour qui est hors de l’enfance, la forêtaiguise l’esprit par ses charmes solitaires. Le sabotier, le garde etle chasseur silencieux apprêtent la fanfaronnade qu’ils conteront lesoir au coin du feu ; et la vieille, ramassant la ramée, voit au fonddes futaies tout ce que les crédules peuvent rêver et qui se répéterapar tradition dans les veillées du village. Nous-mêmes, quand noustraversons la forêt, le bréviaire à la main, nous aimons et respectonsensemble ses frémissements solennels, et le moindre lapin quid’aventure traverse la route tout effaré nous fait assez l’effet d’unêtre magique. La forêt, qu’elle soit la forêt Noire, la forêt deBréchéliant, la forêt de Bellesme, la forêt de Lyons, la forêt quechacun de nous a sous la main, la forêt restera à jamais le vrai paysdes contes.

– Quel dommage, reprit M. le curé, suivant son idée, que ce Philipped’Alcrippe ne nous ait point laissé de récits enfantins ! Ses Traitsde vérité sont des hâbleries salées, bonnes, encore pas toutes, àconter entre nous, curés de campagne, à la fin du souper. Mais comme cegrand homme possédait bien la langue admirablement nette et expressivedes nourrices ! Aussi était-ce là que se trempait et retrempait M.Nodier, et c’est la bonne preuve qu’il s’y connaissait.

Au reste, nous pouvons hardiment nous vanter d’avoir eu en Normandie lafine fleur des conteurs de France. Ces Normands ont couru tantd’aventures ! Ils ont vu de si lointains parages et si divers ! Ilssont vantards, malins, et leur boisson est gaie, et puis la vieillecoutume l’a voulu :

                Usaiges est en Normandie
                Que qui hebergié est qu’il die
                Fable ou chanson lie à son hôte.

Et sans remonter à Wace et à Marie de France, et pour nous en tenir ànos derniers siècles classiques, après Philippe d’Alcrippe vient lesieur d’Ouville, le jovial frère de Boisrobert ; Huet, l’évêqued’Avranches, recherche l’origine des romans, et Segrais et les Scudéry,et madame de Villedieu en publient, et des meilleurs ; la grandeduchesse Marguerite compose, à Alençon, son Heptaméron ; Hamilton des Facardins a passé pour Caennais ; le franc Picard Galland traduit, àCaen, les Mille et une Nuits et les Contes indiens de Bidpaï, dansla même ville où M. Trebutien nous rendra les contes restés inédits dela belle Scheherazade. La haute Normandie voit naître, à quelquesannées de distance, celles qui doivent écrire le Prince chéri et le Prince invisible, et celui qui doit écrire Paul et Virginie.L’éblouissante madame d’Aulnoy, la plus riche rivale de Perrault, esttoute Normande par son père et son mari, et son Gentilhommebourgeois. Grainville imagine le Dernier Homme ; Le Brun, qui seraconsul, traduit les calembredaines du vieil Homère et lesfantasmagories du Tasse. M. Feuillet raconte la vie de Polichinelleavant celle du Jeune Homme pauvre. Mademoiselle Amélie Bosquetrecueille les légendes populaires de la Normandie elle-même ; on ditmerveilles d’un M. Flaubert, que je ne connais point, et M. Baudrypopularise les contes de Grimm, si proches cousins de ceux de Perrault.

Avec tout cela, – et vous voyez pourtant que le chapelet n’en est pascourt, – ces Normands n’ont pu faire que les contes, en France,brillassent par l’imagination ; – j’en excepte toujours madamed’Aulnoy, ma favorite. Les contes français ont excellé, comme lesfables de la Fontaine, par la science de la vie, la précision du trait,le bon sens, la malice et la finesse d’observation ; mais de fantaisiedans les inventions, de douceur crédule, de rêverie poétique, derichesse et d’audace dans les visions, peu ou prou. Ce n’est point le Voyage de Bergerac, c’est le Micromegas de Voltaire qui l’aemporté. De nos jours, aucun des nôtres n’a rencontré le charme vif etdélicat, et amoureux de la nature, qui pare les contes de cet autreNormand, le Danois Andersen. Que serait-ce donc si, vers le même tempsoù se publiaient les Histoires du temps passé, Galland n’eût traduitles merveilleux récits qui charmaient les nuits du sultan Schahriar !Cela ouvrit aux femmelettes de la cour et de la ville, qui se mêlaientd’écrire des contes, certaines galeries toutes pailletées de rubis etde topazes dans le palais de la Féerie, et de là viennent les quelquesjolis diamants que l’on voit çà et là reluire chez nos belles et sagesconteuses du temps de madame de Maintenon.

Et puis, que vous dirai-je, monsieur l’abbé ? le conte en France n’apas été assez honoré ; il semble que l’opprobre dont Boileau a couvert,de son vivant et pour ses autres oeuvres, l’incomparable écrivain des Contes de ma Mère l’Oye, pèse à tout jamais sur tous ses livres, mêmesur celui qu’il signa du nom de son fils, d’Armancour. Pourtantcelui-là laissera bien loin derrière lui dans les siècles et les Satires et le Lutrin, et ne reconnaît d’égal que les fables dubonhomme champenois. – Quoi ! les Contes de ma Mère l’Oye ! Et l’onjette le livre. – Bizarre dégoût, singulière légèreté des liseurs !Pour ma part, je tiens que le Petit Poucet et le Chat botté valentmieux que la Henriade et que l’Émile, et que l’Esprit des Lois,et que les Études de la Nature, et que tout M. de Buffon, et que toutM. Delille, j’allais dire, entre nous, et que les Martyrs, et que lavilaine madame de Staël, et que tous les faux grands poëtes de notretemps, puisqu’ils les ont si bel et bien enterrés. Et j’ajouteraiqu’avec Perrault, la Fontaine, la Bibliothèque des Voyages et le Plutarque d’Amyot, je me charge, l’Évangile aidant, de faire unhomme, – et vous laissant le reste, je vous défie d’en faire autant !

A cet endroit, le curé exalté renifla une énorme prise de tabac, puis il ajouta en riant :

– Depuis une trentaine d’années, tout le monde s’escrime en France àfaire des systèmes d’éducation ; chacun sent qu’il se trouve au coeur del’ancienne méthode un vice capital, et personne ne s’est encore aviséque le mal vient du mauvais ordre des études. Les contes, monsieur levicaire, les contes devraient être la base de tout : les contes de féesconduiraient aux contes vrais ; les contes vrais aux récits de voyages; les récits de voyages (la géographie, c’est tout un) à l’histoiremoderne ; l’histoire moderne à l’histoire ancienne ; l’histoireancienne à la littérature ancienne, et par Homère, Hérodote et Virgileon rentrerait dans les contes de fées ; et ainsi la science formeraitun de ces cercles conformes à la vie même de l’homme, qui rapprochel’extrême vieillesse de l’extrême enfance.

– Et la grammaire, monsieur le curé, cette ennuyeuse grammaire ? demanda le vicaire.

– Eh bien ! la grammaire, on l’apprendrait en dernier, après les poëtes; et l’on n’aurait pas besoin de l’apprendre, on la saurait sans livre.

Ah ! ah ! ah ! et les voilà qui se mettent à rire du beau système de M.le curé, et à rire de si bon coeur, que je crois bien qu’ils riraientencore, si tout à coup le cabriolet ne s’était arrêté. Le chevalsemblait piqué en terre, il tremblait, brou, brou ; il avait sigrand’peur qu’il en gémissait. On n’était point à cent pas de la maisonneuve, au haut de cette butte de Roques que le curé avait l’habitude dedescendre bien prudemment. – Qu’est-ce donc là ? quoi donc ? – Le curéregarde, le vicaire aussi. C’est un paquet noir au milieu de la route.

– Allez voir, l’abbé, ce que c’est, dit le curé.

Le vicaire saute à terre ; la lune n’était plus si claire, il s’avance avec ménagement :

– Cela me fait assez l’effet d’un ivrogne, monsieur le curé.

– Mais est-il donc tout à fait mort ?

– S’il n’est pas mort, c’est, ma foi, tout comme. Et il lui touchait l’épaule du bout des doigts.

Le cheval continuait ses tremblements.

– Venez tenir la bête pendant que je vais descendre, monsieur l’abbé, faisait le curé.

Et dès qu’il est sur le plancher des vaches, voilà M. le curé qui s’enva secouer mon ivrogne ; il le tourne et retourne, et non pas de mainmorte : Gare là, gare là, sac à vin. Il en tire un : Euh ! et puis ungrognement, puis la tête hébétée se soulève à demi.

– Vrai Dieu ! maître François, est-ce vous ? dans quel état ! un hommequi a eu une si belle mention du comice pour sa filasse ! Allons,monsieur l’abbé, nous ne pouvons pourtant pas laisser ce bonhomme-làsur la route pour qu’on nous l’écrase et que les gens de chez luipassent la nuit dans l’inquiétude.

Et M. le curé et M. le vicaire, empoignant maître François par lespieds et les épaules, vous le hissèrent, Dieu sait comme, dans lacarriole. M. le curé était resté dans la voiture et empêchait l’ivrognede glisser sous les roues ; le vicaire marchait au petit pas près de labête. Ils arrivèrent à l’avant-dernière maison du bourg.

– Eh ! là, eh ! là, maîtresse, venez nous aider à descendre votre homme; je pense bien qu’il n’a pas besoin de boire d’ici au prochain marché.Le comice a mentionné votre filasse, la maîtresse ; votre mauvaisivrogne vous contera cela demain.

Le cabriolet fit, de là, un petit détour jusqu’au presbytère :

– Allons, bonsoir, monsieur l’abbé.

– Bonsoir, monsieur le curé, bien des remercîments.

Et M. le curé poursuivit tout seul son chemin vers Marcilly, et detemps en temps il interrompait ses oraisons pour ruminer à part lui surle sujet auquel il venait de se plaire, tout de même que s’il eûtpréparé un sermon :

Tout bien vu, il n’y a, il n’y aura jamais que deux sortes de contespour les enfants : les contes de fées, qui s’agitent dans les mondesfantastiques, et les récits qui mettent en branle d’autres enfantscréés à leur image, jouant les mêmes jeux et costumés selon les mêmesmodes ; en un mot, les contes surnaturels et les contes naturels. Commede raison, les surnaturels arrivent les premiers, et ceux que toutesles générations répètent, personne ne les a faits. Un hommes’immortalise en prenant la peine de les mettre sur le papier et lesbaptisant de son nom : Straparolle en Italie, Perrault en France, Grimmen Allemagne. Mais ces contes mêmes sont plus grands que les plusgrands qui les écrivent sous la dictée de bonnes femmes. Sanscomparaison, c’est comme les saints Évangiles. Et pour les recueillir,quel bon esprit il faut ! simple, pur, naïf, sobre, sachant, comme ilsle méritent, les estimer assez pour les mettre au-dessus de toutelittérature, et ne vouloir les gâter par aucune fleur douteuse delangage à la mode. Malheur aux prétentieux qui s’en mêlent, et même auxdistraits et aux trop pressés ! Le bon, l’honnête M. Souvestre, celuiqui a doté les familles de nos provinces de la Mosaïque de l’Ouest,et qui aimait si tendrement sa Bretagne, voulut mettre en livre, luiaussi, les légendes du Foyer breton. On ne sait trop ce qui dépareson recueil ; sont-ce les préambules trop formellement littéraires, oucette confusion, que lui-même laisse trop voir, de ce qui est duSouvestre de Paris, de ce qui est de ses conteurs ? Que voulez-vous ?on lit le volume, on ne s’y fie pas. Mieux eussent valu cent fois lescontes tout nus, pas une ligne de mise en scène.

Quand Perrault répandit dans le public lettré les Contes de ma Mèrel’Oye, ce devint une rage d’en écrire de pareils, et la mode duraitencore quand le peintre Charles Coypel composa Nabotine, et madame LePrince de Beaumont le Magasin des Enfants. En ce temps-là, on pensaitavec raison que la première affaire était d’amuser les marmots en lesmoralisant par-dessus le marché, et, pour bien dire, sans qu’ilsentendissent le sermon. Le plaisant, l’imaginaire, les fées, les ogres,les oiseaux bleus, les nains et les géants avaient seuls cours dans cejoli petit monde ; et comme il fallait de l’imagination et duclinquant, cela nous rapprochait un peu des conteurs de Bagdad. Il y ades moments où je les regrette, les contes des fées : c’est quand jelis les niaiseries du conte bourgeois. Les féeries étaient vraiment desinventions de source noble ; et il fallait à ces aînées-là, je ne dispas du bon sens et du bon goût, mais toujours et toujours de l’esprit,de la distinction, du scintillant. Pour Dieu, encore une fois, pointd’ennui dans la morale. L’Évangile est-il ennuyeux ? Il n’y a que leshuguenots qui aient su faire du Livre saint le père des heures où l’onbâille, et, grâce à Dieu, nous ne sommes point huguenots. Le NouveauMagasin des Enfants les avait un peu ressuscitées, les bonnes fées,mais je leur ai trouvé le minois un peu trop philosophique et maquillé,et la baguette un peu trop graissée d’archéologie. Telles quelles, etconsidérant mon plaisir plutôt que celui des enfants, elles m’ont paruencore bien attrayantes, et puissent-elles, les gracieuses donzelles,ne me laisser jamais retomber dans les brumeuses régions où soufflentdans leurs doigts les enfants goîtreux et bien sages des élèves demadame Campan.

Et pourtant cette affreuse petite morale en action, elle a des ancêtresbien fameux, et j’ai grand’peur, au train dont va le monde, qu’ellen’ait l’avenir pour elle. Les enfants, depuis Voltaire, ne croient plusen vérité ni à fées ni à ogres, et ne se plaisent plus, les vilains,qu’avec qui leur ressemble.

Don Quichotte, Gulliver et Robinson ont été pour l’enfance troisgigantesques épopées. L’instinct odieux qu’on a à cet âge de narguerles fous et les infirmes s’est toujours plu à poursuivre de ses riresles bernements du gros Sancho, et les grands gestes et la maigrefigure, et les généreuses méprises du sublime héros de la Manche.

Gulliver a donné plus de corps et une plus juste mesure à ces nains etgéants qu’on n’avait jamais toisés avant lui ; – et il a, avec lesRobinsons, fourni la plus palpitante satisfaction à cette autreimpétueuse curiosité des enfants, les voyages, les aventures, l’autremonde. M. Wys, pour son Robinson suisse ; madame Malès de Beaulieu,pour le Robinson de douze ans ; Adrien Paul, pour le Pilote Willis; le chanoine Schmid, pour son Jeune Ermite Geoffroy ; M. Alf. deBréhat, pour son Petit Parisien, et M. Jules Verne, le plus inventifet le plus ingénieux des derniers venus, sont à tout jamais assurésd’avoir le bon coin dans les bibliothèques enfantines.

Ah ! que n’en est-elle restée là, la littérature des enfants !

Elle est tombée, hélas ! dans les gouvernantes anglaises. Il y a eu unede ces gouvernantes, miss Edgeworth, qui a eu du génie et qui a fixé legenre, – le second genre, le genre des contes naturels. J’avoue qu’àcôté de miss Edgeworth toutes nos faiseuses de prix d’écoles, madameGuizot en tête, sont d’insipides pédagogues qui n’ont jamais suqu’éteindre le doux rire des enfants et les empâter dans du gros miel.Les titres mêmes, dans leurs livres : Récréations morales, sentent lacuistrerie ; elles ne se doutent pas qu’il y ait des enfants dans cebas monde, elles ne connaissent que des écoliers.

Le bon chanoine Schmid a bien un peu de cela, lui aussi ; quevoulez-vous ? c’est son métier qui l’a entraîné ; mais il n’a point desécheresse, le bonhomme ; il n’a rien d’empesé, il va aux marmousetspar leur côté de faiseurs de petites chapelles ; c’est l’innocence etla douceur même ; il aime le grand air et les temps passés, et ils’abandonne si naturellement à conter, qu’on finit par se plaire à sestranquilles récits.

Si l’Angleterre, le pays des gouvernantes, a porté, comme il le devait,ce vilain fruit des historiettes morales, il faut avouer qu’il a étéélevé chez nous à son apogée par un homme adorable. Oui, on a beau s’endéfendre, tous les coeurs bien nés raffolent de M. Bouilly et des Contes à ma Fille. Encore aujourd’hui, malgré son costume et sonlangage surannés, les enfants le lisent avec autant de plaisir qu’aucunautre. Outre la placidité et la bienfaisance qui en émanent, et lavraie connaissance des instincts délicats de la jeune fille, et desmouvements gouvernables en elle, ce livre est mieux qu’un livre, c’estla médaille d’une époque. Qui n’en connaît pas les premières éditions,avec les vignettes qui illustraient chaque conte, n’en jouit qu’à demi.Il ne serait point daté par sa dédicace à Mgr de Lacépède, ni revu àl’usage de la Maison impériale d’Écouen ; M. Bouilly ne s’yqualifierait point de membre de la Société académique des Enfantsd’Apollon, qu’en deux pages nous y verrions revivre tout le temps, lescostumes, les ceintures, les coiffures, et les sentiments, et lesmeubles, et les ustensiles chéris, et les jeux, et les phrases, et lesgestes de la jeunesse de nos mères. Oh ! les délicieuses et plaisantespetites images ! On se rit aujourd’hui de la prétendue simplicité desmodes et des ameublements de l’Empire et de la Restauration ; elles secroyaient, les jeunes femmes d’alors, simples comme la mère desGracques : il est trop clair aujourd’hui pour nous qu’elles setrompaient, mais elles avaient du moins la bonne volonté de lasimplicité, et leur grâce avait l’ambition d’être modeste.

Ici je ne sais quel souvenir du bon vin blanc de M. le curé de Bellesmese croisa avec les méditations de son confrère de Marcilly. Lecabriolet fit halte ; le voyageur mit pied à terre, siffla son cheval,contempla un moment le fossé, la haie, et dans un demi-brouillard lespeupliers des praires de Lonné, puis il reprit les guides et continua.Les chiens des fermes aboyaient au loin en entendant le roulement de lavoiture dans le silence de la nuit.

– Oui, mon cher et honnête monsieur Bouilly, vous avez été le plusfidèle peintre des jeunes filles de votre temps, ou, pour mieux dire,de la famille de votre temps. C’est là que devront venir étudier leshistoriens futurs, s’ils veulent connaître sûrement les façons d’êtrede la bonne bourgeoisie du premier quart de ce siècle. Vous avezeffacé, autant qu’il était en vous, par la vertu native qui se reflèteen vos travaux, vous membre de la Société des sciences et arts deTours, le mal qu’ont fait dans le monde vos vicieux compatriotes,maître François Rabelais et M. de Balzac, et peut-être bien RenéDecartes. Et de même que, grâce à l’illustre miss Edgeworth, nous neconfondrons jamais plus l’enfant anglais avec celui d’aucune autrenation, grâce à vous les enfants de votre époque nous apparaissentdistincts de moeurs, de manières, de penchants, et presque de grammaire; leur Paris n’est plus le nôtre. Vous expliquez ainsi, grandphilosophe, les qualités douces, distinguées et probes de la générationde 1820 à 1830, qui vit ces jeunes filles devenues jeunes mères ; etc’est par un talent pareil et non moins exact que madame de Ségurtransmettra à l’avenir le tempérament et le caractère des petitsParisiens d’aujourd’hui, de cette génération qui gouvernera le monde del’an 1875 à 1900. Vous voyez bien qu’à la grande histoire les contesd’enfants sont bons.

Ce n’est certes point le mérite littéraire qui conservera leur renomaux livres de madame de Ségur ; mais, que voulez-vous, c’est la vie etla bonhomie, et la vérité, et la force comique. L’aimable vieille damea certainement tracé d’après nature les trois quarts de ses figures.Ses caricatures grimaçantes de Tourne-Boule, de madame Fichini, demadame Bombeck et de ses Polonais, sont pleines de malice, de verve etde drôlerie ; on ne crayonne si juste que ce qu’on a vu vivant. Nullene connaît et ne reproduit comme elle les infatigables chamailleriesdes enfants, soeurs et frères, entre eux, et la turbulence des garçonset des pimbêcheries de nos filles pince-sans-rire.

Une autre grand’mère était venue, il est vrai, une vingtaine d’annéesavant elle, qui avait laissé choir de sa bouche, à la façon desprotégées des fées, quelques perles et quelques diamants ; je veux direquelques contes d’une honnêteté point niaise, et d’une gaieté charmante; j’entends parler de madame Sophie Gay, la mère de l’autre bonneconteuse, mademoiselle Delphine Gay.

En vérité, n’est-il pas juste d’avouer que les conteurs d’aujourd’huivalent mieux que ceux d’il y a vingt ans ? Pour un Topfer qui savaitamuser les petits écoliers par ses Voyages en zigzag, pour deux outrois femmes d’esprit qui s’égayaient du rire de leurs neveux oupetits-enfants, combien de milliers de fades nouvelles, dégoûtantes devertu, honte de la prose française, et gagne-pain de quelquesimplacables femmes de lettres retirées des romans galants ! Ouvrir ceslivres d’institutrices pour les enfants, c’était encore être à l’étude.Gloire donc aux gens de bon sens qui ont enfin mis ordre à cela. Ilsont arraché à ces sorcières pédantes l’industrie du conte, dont ellesavaient si mal usé. – Pour corriger le déplorable amollissement, parles femmes, de la littérature enfantine, il a fallu appeler au secoursla barbe et la culotte, et ceux encore qu’on savait les plus habiles aujoli jeu de conter : Nodier, Dumas, Balzac, Gozlan, Feuillet, Ourliacet Stahl, le grand boute-en-train ; et quand cette première volée deconteurs a été épuisée, la seconde volée est venue qui a pondu dans lemême nid : Jean Macé, L. Ratisbonne, le comte de Gramont, Alf. deBrehat, E. L’Épine, et enfin cette charmante comtesse de Ségur, sibonne vieille femme, qu’on peut bien l’appeler un bonhomme, et qui atoujours été la fleur des grand’mères, et non jamais maîtresse d’école.

Mais puisqu’il y faut toute la vigueur de l’homme et toute sa libreverve, c’est qu’apparemment ce genre de livres n’est ni si petit ni sifacile ; il s’adresse d’ailleurs à un certain public qui est à la foisle plus accommodant et le plus intraitable de tous, car il ne rendcompte, ce capricieux, ni de ses faveurs, ni de ses mépris, et il nesuffit pas de l’aimer pour lui plaire.

Un autre Perrault ne reviendra plus en ce monde, parce que l’oeuvre decelui-là, c’était tout ce que le génie de la France avait trouvé demieux depuis mille ans pour le divertissement des enfants. Mais ily  a conte et conte, et si les plus diserts s’en mêlent de boncoeur, la gaieté revenue, les enfants vont se reprendre de confiancepour les histoires ; dès qu’ils se retrouveront crédules, ils serontprès d’être meilleurs.

Le conte est dans tout : il sort de toutes les pierres, de tous lesarbres, de tous les oiseaux de chaque pays ; et en animant de leurscontes le foyer du soir, les parents peuvent, à leur enfant, faire dela maison de famille le sanctuaire trois fois sacré de ses jeux, deleurs caresses et de ses premiers songes aux ailes d’or.

D’ailleurs, comme a fait Awerbach, ne peut-on dans de tout petitscontes, aussi bien que dans les plus gros livres, encadrer l’imageexacte du pays où sont nés les nôtres, et où nous-mêmes, pendantlongues années, avons côtoyé dans une douce indolence les ruisseauxpleins d’écrevisses et les haies chargées de mûres ? Si plus tard nosneveux et les amis de nos neveux disent : Voilà tel vieux pignon oùnotre aïeul a décrit un nid d’hirondelle, empêchons-le de crouler, – nesera-ce pas assez de gloire pour le conteur ? et ne sera-ce pas uneassez bonne oeuvre d’avoir fait d’une bourgade une patrie, et d’êtrecause qu’un millier de coeurs battent plus tendrement à la vue de leurclocher ?

Il faut bien avouer d’ailleurs que certaines gens sont vraiment à bonnesource, tels que ce notaire de Bellesme avec les dossiers de son étudeet ceux de ses confrères, répertoires inépuisables, dans leurs sûrs etmenus détails, des plus curieuses histoires du pays. J’ai beau faire,je ne puis me tirer de l’esprit celle que tantôt, dans le salon deSaint-Santin, après les Bons Chevaux du Perche, il nous a contée,entre hommes, de la rencontre que firent jadis les trois bourgeois deBellesme.

« L’histoire singulière que je vais vous conter se passa dans lesderniers jours de l’automne de mil sept cent quatre-vingt-huit, etl’ancien notaire de qui je la tiens, et qui vit encore, la tenait deson confrère, Me B..., dont le père reçut le testament. C’est pour vousdire qu’il n’y a rien de plus certain.

« Un soir donc, à l’heure où le soleil se couche vers la pointe de laforêt, trois bourgeois de Bellesme – qu’il me nomma – s’en allaientcausant, avant l’heure du souper, sur la route neuve de Mamers. Ilscausaient de ce dont causait tout le monde, de la mauvaise récolte, durude hiver qui se préparait pour les pauvres gens, de la famine, de lacherté des grains, de la prochaine assemblée des états et de la grandemisère des temps. Comme ils se retournaient vers la ville, l’un d’euxaperçut au pied d’un orme, au bord du fossé, un pauvre vieux quiparaissait à demi mort et qui n’avait d’autre bagage qu’un grand bâtond’épine. Les trois compagnons étaient charitables, et s’approchèrentpour le secourir, le prenant pour un mendiant que la faim avait exténué; mais ils n’en purent tirer ni mouvement ni parole, ou du moins ilsn’en purent rien entendre, si ce n’est des gémissements et que, par laroute de Mamers, il arrivait tout droit d’Amérique ; car le bonhommeparlait un patois qui semblait celui de la tour de Babel ; ilsrésolurent de prendre sur leurs bras cette espèce de grand cadavredécharné, et l’apportèrent bien péniblement jusqu’à l’auberge du Cheval blanc, aux premières maisons de la rue Saint-Michel.

« Mais quand ils l’eurent étendu sur un lit de l’auberge, entre quatrebons rideaux de serge, et quand la chandelle éclaira sa mine et sesguenilles, c’est alors qu’ils furent étonnés : il était en vérité plussale et plus lépreux que Job sur son fumier ; il avait la barbe pluslongue que celle d’un marchand de complaintes, et ce rebut de lanature, auquel, pour toute ressource, ils n’avaient trouvé que cinqsous dans la poche de sa veste, portait, cachés sur sa poitrine, sousun grand tablier, des colliers de diamants et de perles enfilées par degrossiers fils de laiton. Il en avait, l’affreux mendiant, de quoiacheter cinq ou six royaumes !

« Les trois bourgeois le voyant retombé dans un certainengourdissement, qu’ils jugèrent précurseur de sa fin, après lesgrandes douleurs dont il n’avait cessé jusque-là de jeter les hautscris, les trois bourgeois - leurs noms me reviennent à cette heure,c’étaient MM. Bailleul, Hébert et Le Breton - s’en allèrent, chacun deson côté, chercher le dernier aide qu’il fallait à ce moribond : M.Hébert alla querir le médecin ; M. Bailleul, le notaire ; M. Le Bretoncourut chez le prêtre, et celui qu’il trouva demeurant au plus près, cefut le pauvre M. Duportail de la Binardière. Le médecin venait d’êtremandé à Prulay, où une belle hôtesse du château avait ses vapeurs ; lenotaire, lui, mariait sa fille ; sa maison était en fête et le rôti surla table, et les chansons commençaient ; il vint pourtant, puisqu’audire de M. Bailleul, il n’y avait pas une minute à perdre, et sansprendre le temps de vider son verre ni d’ôter son jabot.

« Quand il entra dans la chambre où le bonhomme paraissait sommeiller,il crut, à voir son vieux bonnet à la Franklin tout pelé et ses loquestoutes pourries de vétusté et de la crotte des chemins, que M.Bailleul, qui passait pour un malin plaisant, l’avait voulu mystifieren ce jour solennel, et il jetait déjà sur lui un regard furieux ; maisle grand vieillard, se redressant sur son lit, commença à dire, etcette fois en bon langage, si ce n’est avec bon accent :

« – Je ne vous avais point appelé ; mais puisque vous voilà, autantvaut un jour que l’autre, je vous dicterai volontiers un doigt detestament. Moi, monsieur, j’aime les notaires. Je n’ai jamais pu, ç’aété ma grande peine, posséder en paix sur la terre un champ d’un arpent; mais pour cela même, monsieur, je raffole des gens dont le métier estd’assurer la paisible possession des champs. Seyez-vous là et écrivez :

« Moi, Isaac, né à Jérusalem, reconnaissant à bons signes que l’heurede mon repos est proche, et que la colère de Jésus fils de Marie est àla fin lassée, je lègue à mes enfants la terre entière, que j’aiparcourue sans trêve ni halte depuis dix-huit longs siècles.

« Je leur lègue les Chrétiens, les Turcs, les Alsaciens, les Polonais,les Luthériens, les Arméniens, les Calvinistes, les Arabes, lesRomains, les Grecs, ceux de l’Asie et de l’Afrique, les Égyptiens,qu’ils réduiront en servitude et auxquels ils feront creuser des canauxet bâtir des pyramides.

« Mes fils n’erreront pas comme moi, mais ils vivront sur de bonscoffres remplis d’or dont ils feront des trônes, et ils s’assoirontaussi dans les fauteuils des magistrats, et des ministres, et dessavants, et s’ils voyagent, ce ne sera plus avec mon bâton usé, maisdans des carrosses de consuls et d’ambassadeurs. La paix et la guerredu monde se feront par leur or, et par leur or ils feront le luxe, quirendra méprisables les peuples qui m’ont méprisé ; et la puissance dema race sera, par la volonté du Nazaréen, le plus terrible châtimentdes chrétiens infidèles.

« Et le legs que, par les présentes, je fais de la terre aux enfantsd’Isaac, ils en jouiront à dater de l’an qui vient, où s’accomplirontles grandes destinées.

« En foi de quoi j’ai signé, par-devant Me B..., notaire garde-note royal héréditaire de la ville de Bellesme. »

« Comme le notaire lui présentait plume, entra le curé du Ham.

« – Mon brave homme, dit M. de la Binardière, vous êtes vieux, vousn’allez pas bien, n’avez-vous rien à dire au bon Dieu ? son pardon estle baume de toute douleur !

« – Je ne suis point fâché de vous voir, monsieur le curé, répondit legrand bonhomme en grattant un peu dans sa barbe sale ; vous saurezpeut-être me donner des nouvelles d’un honnête homme que j’ai connudans ce pays-ci, voilà environ huit cents ans, et qui s’appelait Yves :il était très-occupé, dans ce temps-là, à bâtir une méchante petitechapelle sur un petit mamelon à côté de son château, et c’était unesprit fort, car il ne craignait pas l’an mil.

« M. de la Binardière, jugeant qu’il avait affaire à un fou, voulutentrer dans son idée, et lui dit que la personne dont il parlait étaitmorte en bon chrétien, et que sa chapelle était encore debout.

« – Tant mieux, reprit l’autre, mais je ne pensais point que lespierres de ce pays fussent si solides.  Quant à moi, monsieur lecuré, qui en ai tant vu bâtir et crouler, mon affaire est entre Jésuset moi, et, je vous le dis, une année ne se passera point sans que paixme soit faite. Jésus de Galilée, en la personne de ses prêtres, vareporter sa croix sur le mont du Calvaire, et vous-même, monsieur lecuré, quand l’heure viendra des séditions terribles, vous éprouverezqu’un pauvre savetier juif a pu, dans un jour de lâche rage populaire,repousser de devant sa maison le Christ lacéré et suant le sang.

« Ces paroles affreuses du vieux mendiant demeurèrent toutes vivantesdans l’esprit du notaire, et il lui en venait une sueur froide toutesles fois que, plus tard, on parlait devant lui de l’abominable martyrede M. de la Binardière, le dimanche que son filleul, le tailleur, levendit pour un écu de six livres, et que les furieux promenèrent par laville sa tête au bout d’une pique.

« Ils en étaient là quand le médecin, tout poudreux de sa course,ouvrit la porte et, s’approchant du lit, regarda le mal de ce vilainvieillard. Aussitôt il se mit à rire, prit une prise dans sa tabatièred’or, et puis il lui mania le pied, – cric, crac, – et lui dit :

« – Allons, vieux fainéant, lève-toi et marche.

« L’autre ne se le fit pas dire deux fois ; il se leva tout de go sur ses pieds.

« – Ce n’est qu’une entorse, souffla le médecin à l’oreille de M. lecuré, moins que rien pour des jambes de fer comme les siennes.

« – Avance et marche donc, répéta-t-il assez rudement au vagabond ; etgrand deuil j’ai, pour une foulure de va-nu-pieds, d’avoir retardé monsouper.

« Le vieux gueux reprit son bâton, et, descendant lestement l’escalier de l’auberge, demanda à l’hôtelier combien il lui devait.

« – Cinq sous pour le coucher, dit celui-ci.

« – Les voilà, répondit l’homme à la grande barbe, et voilà cinq sousque vous remettrez à la sacristie, afin que M. Le curé dise un évangilepour le repos de l’âme du brave seigneur Yves, que j’ai connu voilàhuit cents ans, et qui, sans se douter que je n’aimais pas le cochon,me donna de bon coeur un morceau de jambon.

« Cela fait, il sortit, suivi à distance et en silence – car ilsavaient fort à penser – par le notaire, le curé et le médecin ; ils levirent qui jetait un coup d’oeil, à travers les fenêtres de la rue, dansla salle où dansait la noce de la fille du notaire, à laquelle noces’étaient rendus par civilité tous les gentilshommes des environs ettoute la noblesse de la ville, et les trois bourgeois qui l’avaientrecueilli y dansaient aussi ; et il entra même dans la cour où seréjouissaient les valets et les servantes.

« On l’y prit pour un musicien et on lui offrit à boire ; mais il se contenta de vider un verre de cidre, et leur dit :

« – Merci, mes amis, je ne puis point m’arrêter ; mais réjouissez-vousbien, réjouissez-vous, belles ; car ceux qui dansent dans ce salonsortiront avant peu de la ville chassés par la peur et par la misère,et vous qui les servez, vos enfants seront maîtres de ces maisons. –Enseignez-moi seulement par quel chemin on va à Versailles.

« – Par la route de Regmalard, lui répondirent-ils.

« Et en cinq ou six enjambées il disparut dans la nuit.

« Le curé et le médecin ne tardèrent pas à se séparer du notaire, qu’attendait sa joyeuse famille.

« – Les nuages étaient bien rouges ce soir, dirent-ils en se tirant leurs chapeaux.

« – Signe de mauvais temps, fit le médecin. »

Histoire singulière, se remarmotta à part lui le curé de Marcillyencore tout troublé, et comme on n’en conte qu’en ce Bellesme. Tout debon, cette journée nous aura à chacun, petits et grands, servi notrepitance, et nous voilà en quelques heures farcis de plus de moralitésque si nous avions toute une semaine pâli sur de gros livres dephilosophie et digéré Sénèque sur Aristote.

Ah ! mon Dieu, pourquoi donc s’inquiéter des conteurs, et pourquoivouloir échauffer leur ambition ? la belle part n’est-elle pas pour eux? Il y aura bien des centaines et des centaines d’années qu’on ne feraplus, dans la France « démocratisée jusqu’au tuf », au dire de sesministres, ni poëmes épiques, ni tragédies, ni romans, ni histoires, niphysique, ni chimie, ni articles de salon, ni vers, ni prose, – quandles grands-pères continueront encore au berceau de leur petite-fille leconte commencé la veille, et les mamans répéteront encore à leurnourrisson attendri le Petit Chaperon rouge et la Barbe-Bleue,juste tels que les écrivit Perrault il y a bientôt deux siècles, – etsans y changer un mot.

M. le curé de Marcilly en était là de sa prophétie, quand le cabriolettourna vers le portail du presbytère. M. le curé descendit, tiralui-même la chevillette, désharnacha sa bête, garnit de foin lerâtelier, laissa sa carriole à la garde des étoiles, et dès qu’il eut àtâtons gagné sa chambre, il fit ses dernières prières, se mit au lit,fort content d’une si brillante journée, et, après avoir tiré sonbonnet de coton sur ses oreilles, s’endormit en pensant à missEdgeworth.

Ainsi finit le comice agricole de Bellesme ; il était bien minuit passé.

[DÉBUT]