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GAUMENT, Jean & , Camille :  Leschandelles éteintes(1936).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.X.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : norm 1484) des Chandelles éteintespubliées à Rouen chez  Maugard en 1936.

Leschandelles éteintes
contes normands
par
Jean Gaument & Camille Cé

~*~

[suite]

Louchot


SUR la petite place de l’Ancienne-Halle, àCaen, Louchot et Chochon,assis sur le bord du trottoir, au milieu des épluchures de chou,discutent religion.

Louchot porte dix ans ; il en a seize ; il louche horriblement ; ilboite un peu, son raisonnement aussi. Chochon a des tremblementsnerveux, un parler traînard qui bave de lippes tombantes. Le quartiers’amuse d’eux comme de deux pâles idiots. Ils ont une face fripée depapier mâché, des yeux déteints, des fronts qui fuient comme les crânescomiques des clowns, des nippes de misère, l’air rabougri de plantessans soleil.

Ils discutent avec acharnement religion, sur le trottoir.

- « Je t’ai bien vu dimanche, fait Louchot, reniflant de mépris, que tusuivais la procession à Saint-Sauveur avec un ciarge.

- Ah ! en voilà des histouères, traînaille Chochon, pour qui que je lasuivrais point, pisque c’est mon idée à mé ?

- T’es qu’un sale calotin, c’est parce que les curés ils donnent lapièce à ton pé, et des patates et tout, que tu vas leur licher ledarrière… Tiens, le v’là, ton ratichon qui passe ; salue-le. - Dessimagrées, tout ça ! parce que, annonce Louchot sentencieusement, va àl’église ou point, sois galetard, sois gueux, moi je te dis : Il y ales bons dans le monde, et puis il y a les ratatouilles ! »

La discussion philosophique est coupée par un « psitt » parti d’unefenêtre, derrière des pots de fleurs.

- « Penses-tu que j’ai le temps de discuter avec un sale calotin commetoi ? V’là la Mariée qui m’appelle, tu comprends… » Et Louchots’ensauve, tordu comme un crabe et grimpe un escalier qui se perd dansla nuit.

Sur un palier noir, une porte s’ouvre et projette une clarté ; une voixfraîche rit : une jeune femme s’avance dans la lumière. C’est Elle,pour sûr, qui répand du jour sur le palier noir. Louchot restehypnotisé, le regard tors et craintif ; il fait un grand salutcérémonieux.

- « Qui qui faut pour te servir, la Mariée ?

- Voyons, entre, que je t’explique. »

Alors, avec des précautions, sur le tapis de corde, il essuie sesgaloches ; il entre dans la cuisine sur la pointe du pied. Il suit laMariée comme une reine ; elle fleure si bon, des odeurs comme on n’enrespire pas tous les jours.

- « Ecoute bien. Tu sais, la mercerie Saulnier, rue Froide, près del’antiquaire, tu m’y prendras du fil à la Tête-de-Cheval, n° 50 et ducoton rouge à broder. Répète.

- Du coton n° 50 et du fil à broder.

- C’est le contraire. Et puis, tiens, voilà une bouteille ; tuachèteras un litre de petit cidre à trois sous chez Goupillot et uneboîte d’allumettes. Je te donne vingt sous, tu me rapporteras lamonnaie. Compris ?

- Je vas galoper, la Mariée, tu vas voir. A tout à l’heure, la Mariée !»

Et fier et tendre, il lui jette un regard de chien aimant et dégringoledans le fracas de ses galoches.

La Mariée rit toute seule.

Cinq minutes plus tard, pan, pan, c’est lui qui revient.

Il revient époumonné.

- « Tiens, v’là ton litre, ton fil, ton coton, tes allumettes et sixsous. Il fait raide bon chez toi. Vrai, je me reposerais bien.

- Si fatigué que ça ?

- J’ai couru pour te revenir plus vite.

- Dis-donc, veux-tu me scier du bois ? tu serais un bon gars.

- Passe-moi ta petite scie, je suis pas maladret, tu sais. »

Tout en s’échinant, il glisse un coup d’oeil par l’entrebaillement de laporte sur la salle clairette et cirée ; il y a un coucou sculpté, descertificats d’études encadrés au mur, une pendule d’or sous un globe,une jardinière en argent avec dedans des fleurs inconnues et belles.

Louchot médite : « Mince ! c’est rudement chouette chez toi ! » Il laregarde à la dérobée, tandis qu’elle brode à la fenêtre ; ses jouesveloutées dans la lumière lui paraissent trop douces pour des lèvreshumaines. Dans la bonne tiédeur d’elle, dans le chant de sa voix, onserait au chaud, on ne serait plus le voyou abandonné des rues ; toutesles corvées pour elle seraient trop légères : cirer ses chèresmignonnes bottines, charrier son eau, c’est des rêves trop hauts.

- « Va donc chercher la balayette dans ma chambre pour balayer lasciure. »

Il contemple le parquet glacé, puis ses chaussures crottées ; alors, ensilence, il se déchausse et, pieds nus, pénètre enfin comme on seglisse dans une église.

La besogne finie, il renifle : « Elles sentent joliment bon, tes pommescuites.

- « Tu en voudrais bien une, Louchot ? fait la voix qui chante ;allons, tiens. »

Les doigts fins en soulèvent une bien crevée, mordorée, juteuse et ellela lui sert sur une soucoupe à fleurs roses. Lui, savoure avec lenteur,avec reconnaissance, la friandise délectable ; il prolonge la douceurde manger cette chose si bonne près de cette créature si belle. Ilvoudrait en partant lui dire quelque chose de tendre et de distingué ;il a beau ratisser sa caboche stérile, il ne trouve que ça :

« Tu sais, t’es chic, la Mariée ! »

*
*   *

- Il est joliment chic aussi, lui, le Monsieur ; toujours avec unecravate longue, verte ou rouge, qui doit être en soie, et puis mince etcoquet : il a de petites moustaches frisées, une badine à la main, desfaux-cols très hauts, très blancs. Il doit travailler, pense Louchot,dans le plus beau magasin de la ville et servir tout ce qu’il y a demieux comme beau monde.

M. André est bien gentil pour lui, puisqu’il lui a offert un de sesanciens melons et puis un veston café-au-lait, pour faire le mariole ledimanche ; eh bien ! expliquez ça comme vous pourrez, devant lui, ilest comme gêné, comme jaloux au fond du coeur. Quand M. André s’en vaaprès déjeuner, à la carre de la rue, il envoie en se retournant, à laMariée, des baisers du bout des doigts ; lui, d’en bas, elle, de lafenêtre, regardent si les passants ne les voient pas, mais lui,Louchot, du vieux hangar où il niche, les voit et ça lui fait mal.C’est son droit, au monsieur, puisqu’il est le mari de la Mariée, maisexpliquez ça comme vous pourrez, ces choses-là font souffrir quand même.

Et le dimanche, quand ils sortent en beaux effets, lui en gilet blanc,elle en robe blanche comme une mariée, c’est bien le cas de le dire, illes suit, le coeur battant, eux qui s’en vont balancés au bras l’un del’autre, joyeux, légers et rayonnants : de recoin en recoin, il sefaufile, boitillant, les voit descendre, en se bécotant, la rue desTeinturiers déserte ; il ne respire que dans les grandes rues pleinesde monde, parce que là, ils ne peuvent plus s’embrasser.

Devant Saint-Pierre, le monsieur se penche avec des mamours vers elle,s’arrête au kiosque de la fleuriste et, hiver comme été, lui pose surle corsage un bouquet d’oeillets ou de violettes, gros comme ça. S’il enavait, lui, des sous, il lui en paierait des fleurs, allez : pas unbouquet, une botte !

Il le craint, lui et ses mamours qui blessent. Il guette son départ,les jours de semaine, pour accourir : le mari a des baisers, mais iln’a pas tout ; lui, l’humble chien, ramasse les miettes de rires, desbribes de paroles douces ; ça console quand même des coups de pied aucul de la vie…

Une fois, il s’était attardé chez elle et le mari était revenu : alors,comme un amant surpris, il avait rougi jusqu’au blanc des yeux ; unbégaiement lui tordit la face ; il avait cru distingué d’articulerenfin : « Je me retire, messieurs et dames » et de faire trois grandesrévérences de tout son corps en relevant la jambe en arrière ; puis, enpersonne discrète, il avait disparu à petits pas, sans bruit.

Ils en avaient été malades de rire.

- Parfois Louchot prend de grands airs confidentiels, il fait dessignes de mystère, elle s’approche amusée ; il lui verse bas àl’oreille de pauvres secrets puérils, mais il a la douceur de frôlerpresque le duvet de ses joues, de respirer la tiède odeur de sa peau.

Il chuchote longuement : « Il ne faut pas en parler à vôt’ mari », puisd’un air profond : « Parce que, tu sais, il y a des choses qu’il nefaut pas leur z’y dire, aux maris… »

*
*   *

Il vit des sous qu’on lui donne par pitié. Comme il a bon coeur ilpartage des fois avec Chochon, son copain ; seulement, Chochon, lui,n’est pas raisonnable ; quand il a deux ronds, c’est pour s’offrir chezla coquetière des lacets de réglisse ou chez Marie, le boulanger, unenorolle, un bourdeleau aux poires.

Lui, Louchot, est un sage : c’est toujours du pain qu’il achète,parfois un petit pain de gruau, mais le plus souvent du pain brié quifait plus de profit. Sur le trottoir, entre deux parties de marelle oude pirlit, en mâchant lentement, les yeux clos, pour lui mieuxinculquer l’idée, Louchot explique à Chochon :

« Le pain, c’est bon, c’est nourrissant ; ça tient au ventre ; tu neveux point comprendre, c’est meilleur que tes cochonneries de bourdeset de bourdeleaux et toutes les sucreries qui te gâtent les dents,parce qu’il n’y a rien de meilleur que le bon pain, comprends-tu ? »

Mais Chochon ne veut pas comprendre, comme Louchot qui lui, en sage,comprend la vie. Il est vrai que c’est un idiot…

*
*   *

- Louchot fait en rechignant des courses pour le monde ; il en faitparce qu’il faut manger tout de même.

Il y a une espèce de femme de mauvaise vie, Mme Madeleine, quil’emploie à chercher de la salade, des cigarettes ou des pralines. Ellelui glisse la main sous le menton en disant : « Mon coco. » Il n’aimepas beaucoup ce genre-là. Pour qui le prend elle ? Mais elle n’est pasmauvaise pour lui.

Depuis un mois pourtant, il n’y retourne plus ; elle l’a froissé ; oui,un matin de Pâques, où elle avait le coeur large, elle lui a allongé lapièce blanche : « Voilà un franc, mon loup, pour t’acheter le Pérou. »Les yeux de Louchot en luisaient de joie. « Je vas me payer de lagalantine… et puis des fleurs pour la Mariée, a-t-il murmuré endescendant lentement les marches. - La Mariée, a rioché Mme Madeleine,c’est-y point la sucrée d’en face qui fait des magnes avec son calicot? une bégueule ! »

Il est remonté d’un bond, et lui rejette la pièce au nez. « Tiens !j’en veux pas, parce que, tu sais, ton argent, je la méprise ! »


- Il passe encore de loin en loin chez la mère Gorgu, une vieillegrippe-sou qui bougonne toujours. Elle habite au-dessous de l’aimée ;elle ne lui donne pas gras, mais là du moins, il entend le trottinementléger des chers petits souliers là-haut.

« Qu’est-ce qu’il faut, la bergeoise ? »

La Gorgu, à genoux sur un sac, lave à grande eau son plancher.

- « Petiot, glapit-elle, va me quérir deux sous de tripoli, unedemi-livre de graisse à soupe, rue au Canu, et puis un litre depétrole, au bout de la rue de Geôle, chez Lepainteur, pisqu’il ne levend que six sous. » Elle tire une pièce, et se souvient : « Ah ! pistu me prendras pour dix sous de tabac à priser. Cours vite, petiot. »

Il court sans hâte, flâne chez l’épicier à déchiffrer les étiquettesdes bocaux, car il sait à peine lire ; puis chez la buraliste,impressionné par les images du Petit Journal en couleur : unemalheureuse assommée à coups de barre de fer par son soulot.Héroïquement, son imagination s’enflamme : Ah que M. André s’avisejamais de lever la main sur la Mariée : il l’estourbit de son couteaude poche.

Il revient enfin, traînant les pieds, et repousse dédaigneusement lespaquets et la bouteille sur le marbre gris de la commode : « Tiens,v’là ton fichu tabac pour ton fichu nez. » La vieille fouille sous sontablier ruisselant d’eau et tire péniblement un sou pour lui.

Louchot s’attarde sur le seuil et inspecte le plancher, le poële, lesmurailles nues, d’un coup d’oeil critique : « Marche ! marche ! fait-ille bras tendu, t’as beau t’échigner, tu peux frotter, astiquer et tout,t’as pas besoin de te faire de mousse, ça sera jamais aussi beau quechez la Mariée. Son parquet à elle, ça brille qu’on se mirerait dedant,et ses cuivres, c’est de l’or, et ses rideaux en vraie dentelle, il y apas à dire, et ses beaux vases, et… » Mais la vieille, hargneuse, s’estdressée d’un coup de reins et lui claque, de colère, la porte au nez :

« Varmine ! »

*
*   *

Certains quarts d’heure il n’est plus disposé du tout : il n’est pasaux caprices d’un chacun. Des fois, il est absorbé par une partie debilles avec Chochon au bord d’une allée dont le carrelage se crevasse.Même tout seul, il ne s’embête pas ; il psalmodie une mélodie de sacomposition qu’on prolonge des heures durant, ou bien, il court au longd’une grille en faisant cliqueter un bâton ; il ralentit ce clic-clicmétallique ou l’accélère avec la fougue d’un organiste inspiré sur unclavier immense.

Une tête rougeaude, aux petits yeux luisants dans de la graisse, passeentre des camisoles qui sèchent sur des cordeaux : « Eh ! petit,monte-mè un siau d’eau, veux-tu ? »

Louchot ne daigne même pas tourner la tête, tout à son jeu passionné devirtuose. - « Petit ! Hé ! Louchot ? »

Insolent, il lève le nez narquois et ses yeux de travers ; entre deuxgammes retentissantes il crie :

« Tu comprends, je suis t’occupé ; je peux pas être à tout et puisd’abord, la Mariée, dans une «’tite minute, elle va me rappeler, alorstu comprends… »

*
*   *

Un visage de printemps se penche par-dessus des géraniums roses. Il n’apas besoin de lever la tête : il sait que c’est Elle ; son regard estposé sur lui, et il se redresse, peigne sa tignasse de ses cinq doigts,se mouche de la manche.

Des morveux se culbutent sur la place autour d’un haquet chargé de grostonneaux. Avec un geste d’autorité, il écarte la marmaille : place àl’équilibriste ! D’un rétablissement vigoureux il se hisse sur leventre ; le voilà tout en haut des tonnes. D’un bout à l’autre il courtavec un cri de victoire, comme un brave qui le premier de tous met lepied sur le rempart.

- « Bravo ! Louchot ! », braille un gosse. Elle sourit. Il se tientmaintenant en équilibre sur une patte, tout au rebord d’une futaille etpuis - de plus en plus fort - tout au sommet d’une roue. Comme il estsouple et comme il est brave !

Et tout à coup d’une brusque pirouette, le voilà les mains à plat surle tonneau, les galoches en l’air. Les pans de son paletot jaune serabattent, découvrent sa pauvre culotte à trous et ses bretelles encordes. On bat des mains. Elle aussi a battu des mains. Il ne l’a pasvue, mais ce bruit léger lui est descendu jusqu’au coeur.

Alors, il veut lui prouver qu’il joint la douceur à la force. Ilappelle un petiot : « Allons, hisse-toi, l’Haricot, donne la main, poseton pied là, que je te dis, aie pas peur ; à ton tour, Nénesse, jetiens bon, crains rien. » Et comme des rats ils grimpent, et le voilàmaintenant, un loupiot sur chaque épaule, comme à la parade de la foirede Caen sur les grands cours. Bravo ! assez ! On en tremble !

Mais d’en haut rien ne lui échappe : c’est le grand frère protecteurdes petits.

- « Touche point à Charlot, grand déplaisant, ou je te rosse ; voyons,té, la Mimi, mouche ta petite soeur, c’t éfant ! Fonfonse, tu vas tomberdans le ruisseau, té, voyons, prends garde ! ‘Tention ! »

Qu’il est paternel et bon ! Il ne sait quoi inventer pour amuser lesgosses. Il fait basculer le haquet et c’est la balançoire. Tel ungénéral, il dirige, commande, prévoit, a l’oeil à tout. Ah il estcostaud ! « Bouge pas Charlot, tiens té à mé : laisse té descendre ;là, là, je tiens, pis que je te dis que tu ne vas point tomber !Prends-y le pied, Arthur, là, tu y es. »

Chochon, avec sa bouche tordue, ses yeux hébétés, s’approche : « Tufais le mariole, traînaille sa voix, parce qu’elle te z’yeute. »

Louchot a entendu. Il saute d’un bond : « Pourquoi que je fais lemariole ? » dit-il, le toisant, la face écarlate. « Je dis ce que jedis, reprend l’autre ricanant, mais la Mariée, j’ sais bien avec quiqu’elle couchera ce soir, c’est toujou point avec toi… »

Un coup de poing porté droit lui éblouit la tête : Chochon n’y a vu quetrente-six chandelles !

Louchot est blême : c’est la première fois qu’il frappe ce pauvreidiot, mais quand on y touche, à Elle, voyez-vous, il donne sur lagueule !

*
*   *

Les jeunes gens, la Mariée et le monsieur ont des tracas qui troublentleur naïf bonheur. Peu après leur mariage, la mère d’André, d’espritfaible, tomba folle. Ils ont voulu la garder, mais elle guettait lachute du jour pour s’enfuir ou sauter par la fenêtre.

On a dû l’enfermer au Bon Sauveur, la maison des fous, vaste comme uneville. Ils s’y rendent, le dimanche matin et en ressortent, le coeurnavré de cette divagation incurable qui ressemble à du délire sansfièvre.

- Un samedi grisâtre de novembre, la jeune femme pressée par sonrepassage, remet, avec une lettre, un paquet de linge à Louchot : « Tusais bien où se trouve le Bon Sauveur ? Bon, vas-y ; tu donneras ceciet tu attendras la réponse. »

Un peu inquiet, mais soumis, Louchot part.

Il descend la rue Caponière gluante de boue ; sur les trottoirs gras,des pressoirs suintent dans l’odeur du marc roux des pommes ; dessabots claquent au fond de ces cours d’où sortent des courants d’airhumides, un gargouillis de ruisseau terreux ; sous une voûte, une eaufroide, des clapotements de laveuses…

Son coeur est de plomb : est-ce le temps gris, le suintement desmurailles ou l’émotion d’aller chez les fous ? Il a passé jadis, desfois et des fois, devant la grand’porte : sa vieille tante qui l’avaitrecueilli tout gosse et qui est morte aujourd’hui, demeurait par là. Ila toujours eu l’angoisse de cette cité mystérieuse d’où il croyaitsurprendre des appels, des plaintes. Il va donc franchir le portailredoutable.

Il soulève à grand’peine le heurtoir : la porte massive s’ouvre touteseule. Son coeur tape à coups sourds devant la perspective inquiétantedes arcades et des bâtiments austères.

- « Vous demandez ? » fait une voix coupante.

Il tressaille et se trouve devant la soeur tourière de la loge. Sa faceanguleuse de cire est encadrée d’étoffes noires : elle scrute,défiante, immobile et funèbre. Il se trouble et sa voix trébuche : «C’est la Mariée, s’pas, qui envoie ça. » La vieille femme impérieusel’observe en-dessous, tout en prenant la lettre : « C’est bon,attendez-là, petit ; la soeur du quartier des Anges va venir. »


Il attend à l’écart ; un froid silence tombe, un froid humide d’automne; des arbres désolés s’effeuillent dans une cour déserte sous desfrissons de vent triste… Il attend une heure ; le soir vient,l’angoisse aussi ; il surveille les portes et les croisés où vontpasser sans doute des têtes hagardes.

Soudain des cris ; une bande d’enfants gesticulants s’élance. Ilsl’aperçoivent ; ils rient comme de jeunes chevaux hennissent ; ils fontdes signes bizarres avec leurs doigts, jettent des vociférationsgutturales.

Une main sèche le pousse vers la cour : « Allons, petit, en rang avecles autres ! » Hébété, il se trouve au milieu d’eux qui rauquent etgesticulent : il est bousculé ; on l’entraîne ; il veut parler ; deschoses inarticulées partent de sa gorge qui se crispe ; il est muet aumilieu des muets ; il va franchir une porte, la jeune soeur le pousseavec une ferme douceur ; la porte va se refermer sur lui et il estemmuré avec les fous.

Eperdu, il flanque une poussée dans le tas, trébuche contre un arbre,se relève et fuit ; l’espace d’un éclair, il est sous la galerie d’uncloître ; une échappée au fond, un jardin immense… Un long corpsdéhanché y pousse une brouette de feuilles mortes, un foulard rougeautour du cou ; l’homme rit d’un rire idiot qui découvre ses gencivessaignantes ; Louchot l’évite, haletant et fonce dans un couloir - sansdoute la sortie, le salut.

La peau en sueur, la gorge étranglée, il se sent traqué comme un gibier: des clameurs éclatent : « Par ici, ma soeur, dans le parc ! Vousl’avez vu, soeur Sainte-Anne ? » En se retournant il heurte une formeodieuse, face animale, lippes pendantes, nez rongé d’un chancre ; desespèces de cornes bossuent le front.
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Le voici dans une longue cour, ahuri au milieu des criaillements aigres; des sorcières en caraco rouge, à cottes vertes ou bleues, édentées oules dents pourries, une tignasse sur le crâne en pointe ou des cheveuxsales inondant les épaules osseuses, l’encerclent et ricanent ; deshaleines, des mèches grises le frôlent ; avec épouvante il se dégage etfond au hasard sous le préau.

Dans la brume de sa terreur, il en aperçoit une qui va, vient, rigide,hagarde, marmottante, fait des signes de croix, des génuflexions, puisrepart comme remontée sans fin ; et plus loin, une autre qui a lesprunelles verdâtres et vitreuses des mortes, la main droite sur lecoeur, comme pour étouffer une flamme…

Mais, en meute aboyante, les folles reviennent. La chaîne autour de luise soude, et hioup ! hioup ! - c’est la ronde croassante comme chez lesdamnés. « Mademoiselle voulez-vous danser ? V’là l’ bastringue qui vacommencer ! - Je te dis que je le reconnais, graillonne une voix. -Embrassez celle que vous aimez ! »

La ronde des folles houle et de sales caresses l’effleurent ; on letire, on le pousse, on le pince, il est près de tomber, il demandegrâce…

Un appel retentit à l’autre bout de la cour : « Par ici, par ici, masoeur ! » Fouaillé de peur, il renverse d’un coup de poing une vieillequi lui tend des bras maigres et la galopade reprend, grelottante defièvre, par les corridors, la basse-cour, les vergers, il ne sait plus…
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L’ombre mortuaire descend ; des croix blanches près d’une sombre tourlépreuse qui sonne un glas : les morts sont là, ils bruissent sousl’herbe, sous les feuilles mortes, ils vont se lever, le saisir autalon. Il court, clochetant, pantelant, aux abois comme une bête qui vamourir ; il saisit à travers un brouillard des appels qui serapprochent : où se tapir ? où se terrer ?

Dans une vision d’agonie, la chère demeure de l’aimée lui apparaît, lapetite cuisine tiède, doux-fleurante : c’est là le refuge. Mais lesmurailles infranchissables sont entre elle et lui. Il rôde,cherchant, affolé, l’issue…

Sous des fenêtres grillées, il file en sueur, mais les murs sontvivants de rires, de sanglots, de cliquetis et de glapissements deSabbat : c’est l’enfer qui rit et qui pleure et son coeur grelotte enlui : il va tomber, quand tout au fond il croit distinguer un soupirailouvert sur la campagne libre : Ah ! s’enfuir de l’horreur ! mais il estclaquemuré dans l’horreur et des limiers galopants le pourchassent et,dans le crépuscule, soudain, il jette un grand cri, car, voyez, là, unhomme livide s’est déchaîné et hurle entre les barreaux comme un chienhurle à la mort, et les cordes de son cou sont tendues à se rompre ; ila de la mousse aux lèvres et ses doigts pâles secouent sa cage, commepour s’évader d’une abominable souffrance.

Louchot hurle aussi, le poil hérissé, dans l’épouvantement. Enfermez-leavec les fous, car il est fou à lier ! Au secours !  ladélivrance ! Il tend les bras, à genoux, vers l’inconnu qui sauve.

Une chapelle est là, accueillante, qui tinte calmement dans ledemi-jour. Dieu des misérables ! ouvre les vastes plis étoilés de tarobe, pour que cet abandonné s’y blottisse !

En bête pantelante, il s’est effondré sur les marches de l’autel : nele touchez pas, il est sacré, c’est l’inviolable asile, et vers laVierge dorée qui sourit du fond de l’ombre, il lève les mains dessuppliants et crie, éperdu : « Sauve-moi, la Mariée ! »

Il s’est évanoui…

*
*   *

… Il ouvre des yeux égarés au milieu des bonnes soeurs en noir, dans unesalle haute. On lui a glissé entre les dents serrées de l’eau avec durhum. Ça va mieux, mais il tremble encore et ses dents claquent defroid.

- « Calme-toi, petit sot, on ne te veut pas de mal », murmure une voixrassurante. Mais Louchot se débat, encore convulsif : « Je veuxretourner chez la Mariée ! » - « Voyons, petit, sois raisonnable, onserait obligé de te mettre la camisole de force ; dans quel quartierloges-tu ? »

Il se redresse, il a compris, un bégaiement terrible lui noue legosier, lui tord la bouche, ses yeux bigles tournent dans sa tête.Comme par la détente d’un ressort, les mots enfin brusquement sortent :« Mais je ne suis pas fou ! demandez plutôt à la dame à la porte, mêmeque je faisais une commission… »

Une petite soeur menue se lève pour s’informer, bien que les autreshochent tristement la tête et se touchent du doigt le front.

La soeur tourière est arrivée : tout s’explique ; - il est libre.

*
*   *

La lourde porte s’est rouverte enfin ; une bouffée d’air pur luirafraîchit le coeur ; sa poitrine, qu’écrasait une pierre, se soulève ;mais il cavale, comme s’il avait encore tous les fous hurlants à sestrousses ; longtemps, dans le silence de la rue, il se croit poursuivide rires ou de râles ; il a par instants des frissons et desclaquements de mâchoire… A mesure que le cauchemar de la cité des fouss’éloigne, son pas s’alentit, son coeur tape moins fort, les lumièresdes boutiques le rassurent ; mais il lui tarde d’atteindre la petiteplace familière, de revoir une petite lampe douce, la seule qui luisepour lui, le sans-foyer, par la ville et par le monde.


Elle est là, enfin, qui brûle, tutélaire, dans la nuit.

Il s’engouffre dans l’escalier comme dans un port de salut : il cogne,elle ouvre, il entre, il s’abat sur une chaise. Elle le regarde,étonnée de sa pâleur, de sa longue absence ; justement elle est seule :André après souper est retourné au magasin comme tous les samedis.

Les yeux égarés parcourent la pièce ardemment, se posent sur elle,anxieux, comme pour s’assurer de la chère présence : « Qu’est-ce qu’ily a donc ? fait-elle. Comme tu reviens tard ! »

Il ne peut pas parler, tout haletant encore, tout paralysé d’émotion :ses yeux chavirent, sa gorge se noue, il bégaie, il tend le bras verslà-bas pour s’aider, pour expliquer : « En… ils… on… s’pas. » Leressort se détend :

« Ils ont voulu me garder chez les fous ! »

L’aimée se penche sur lui et son coeur de femme s’emplit d’un grandapitoiement, d’une pitié inexprimable : « Pauvre gosse ! mon pauvreenfant ! »

Louchot la contemple ; de grosses larmes lui roulent des yeux, de sesyeux tors, profonds ; il la regarde avec une tendresse de misérable,désolée, infinie…

- « Ce serait core rien, ça, c’est que toi, la Mariée, tu comprends… jet’aurais jamais revue, plus jamais… »

Et la tête lourde de douleur, tombe sur la table entre les bras ployés- et le coeur, trop plein, crève…




Thomas Casse-Patte


MAIS Thomas Casse-Patte a vu le coup. Il s’aplatit contre le portaildes Marmousets et risque un oeil, car si l’adversaire est prompt à lafuite, Thomas Casse-Patte est fertile en ruses. Depuis douze ans qu’ilest gardien du jardin de l’hôtel de ville, vous pouvez croire qu’il enconnaît tous les coins et recoins.

Rasant le mur, il s’avance sur le gazon, et à chaque pas, le pilon desa jambe de bois fait un trou dans la terre molle. L’ombre énorme deSaint-Ouen s’étale sur les allées blanches ; au pied des fusains, lesaigrettes légères du tuyau d’arrosage flambent dans le soleil. Biendissimulé derrière le contrefort de pierre grise, Thomas Casse-Patteobserve avec une patience inquiète les mouvements de l’ennemi. Et toutà coup il se décide et se déclenche. La canne lancée en avant-gardeprend sur le sol son point d’appui, le pilon gratte le gravier endemi-cercles furieux ; le gros du corps suit comme il peut et précipiteune charge maladroite qui sonne le bois, la ferraille et le coup degueule : « Le premier que j’attrape à jouer avec le sable, je lui sorsles boyaux du ventre ! »

L’ennemi épouvanté s’enfuit dans un éparpillement de terreur et lâchesur le terrain armes et munitions. D’un revers de canne, ThomasCasse-Patte décapite l’alignement des pâtés ; d’un coup de sa jambe debois, il écrabouille les seaux ; d’un tour de reins subtil etdouloureux, il se baisse et confisque les pelles. Puis, redressé, ilcambre sa poitrine où cliquètent des médailles et lance à travers lechamp de bataille vide, une dernière bordée d’injures inutiles ettriomphantes.

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Thomas Casse-Patte tolère que les passants paisibles traversent lejardin. Il permet quelquefois qu’on s’assoie sur les bancs pourvu qu’onsoit honnête et bien vêtu. Quand il est de bonne humeur, il supportequ’un vieux monsieur l’entretienne du temps qu’il fait et lui offre unedemi-prise. Mais il sait en toute occasion garder ses distances etfaire respecter l’autorité légale dont il est investi.

Son âme militaire, éprise de lits carrés comme un billard et depaquetages verticaux, s’irrite d’une boîte d’allumettes jetée dansl’allée ou d’un journal oublié sur une chaise. Au nom de l’ordre et dela propreté, il pourchasse les couples d’amoureux : « Fichez-moi lecamp faire vos cochonneries ailleurs ! » Mais surtout, il poursuit lesenfants d’une inépuisable haine. De l’aube au soir, il les menace dumoulinet de sa terrible canne. Pour mieux les surprendre, il s’embusquedans les massifs, se colle derrière le Centaure de bronze, se défile lelong des fusains et, tout à coup, débusque en clopinant, culbute lesjoueurs, tire une paire d’oreilles, allonge une douzaines de claques etrâfle les cerceaux, les billes et les tartines.

Sa tâche est quotidienne et rude. Autour du jardin grouille un quartierpauvre aux rues puantes où fourmille une marmaille pouilleuse. ToutSaint-Vivien et l’Eau-de-Robec poussent aux grilles une invasion dechienlits dépenaillés que n’arrête point la certitude du châtiment.Mais l’ardeur de Thomas Casse-Patte se renouvelle sans s’user contrel’ennemi nombreux et sa vengeance lente et boîteuse vient à coup sûr.

Si vous avez du temps à perdre, vous pouvez aller vous plaindre aumaire, au préfet ou au pape. D’autres que vous et de plus huppés ontdemandé le renvoi de Thomas Casse-Patte. Mme Degournay, de la rue desCarmes, dont il a une fois giflé les deux enfants que surveillait unemiss à bonnet blanc, a été trouver M. Richard, le député ; et M.Richard n’a pu que lui dire en caressant ses favoris : « ThomasCasse-Patte a de trop hautes protections. »

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Voici la chose. - Quand il était sergent au sept-quatre, Thomas Durocavait dans sa section le fils Mariette, entrepositaire rue de laVicomté. Mariette a mis, depuis, pas mal d’eau dans son vin ; mais ence temps-là, c’était bien le plus fieffé lascar de tout le régiment. Onn’a jamais trop su pourquoi il s’était engagé à dix-huit ans, mais lebruit a couru qu’il avait mangé la grenouille et que le papa s’étaitfâché. Vous n’avez point idée d’un bambocheur pareil, toujours prêt àsauter le mur et qui faisait valser de la belle façon les picaillons dupère Mariette. Pour un oui, pour un non, il payait le champagne à toutela chambrée, et les gradés n’avaient qu’à fermer l’oeil parce que latisane était bonne et que le vieux avait le bras long. Mais le sergentThomas Duroc était le seul à ne pas entendre de cette oreille-là etplus d’un coup, jurant et braillant, il vous avait bouclé mon Mariettetout comme un bleu.

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Ils en étaient ainsi, à chien et chat, quand était venu le coup detorchon en 70. Le soir de Saint-Privat, le fils Mariette  qui,avec tout ça, n’était point capon, avait trouvé le moyen d’attraper unfameux pruneau et de dégringoler comme un capucin de cartes, juste aumoment où le clairon sonnait la retraite. Thomas Duroc n’avait fait niune ni deux : un homme est un homme et quand on n’en a pas à revendre,ça serait trop bête de lâcher derrière soi un gaillard que les majorspeuvent encore rafistoler.

Tranquillement, il avait fait demi-tour sous la mitraille et chargé lefils Mariette sur ses épaules.

Tout Saint-Privat flambait comme une botte de paille et cela faisaitdans la nuit une bougresse de lumière qui vous brûlait les yeux. Pourcomble de bénédiction, le sergent avait buté sur un grand diable dePrussien qui l’agrippait par les jambes en gueulant : « Mutter ! »Voilà mon Thomas Duroc qui s’allonge avec son paquet sur la terresanglante. - Il avait encore pris le temps de faire au Pruscot un brinde toilette pour que la mort ne le trouve pas trop sale, et il s’étaitmis en route avec son Mariette qui ne bougeait pas plus qu’un sac defarine. Et puis, juste comme il allait attraper une meule de foin oùreprendre le temps de souffler, un fichu obus lui avait coupé la patteà ras du genou, si joliment qu’il en avait tourné de l’oeil ni plus nimoins qu’une donzelle. Comme avaient dit les camarades, c’était del’ouvrage bien faite, et M. le major n’avait eu qu’à recoudre.

Le fils Mariette s’en était tiré avec quinze jours d’hôpital, et ThomasDuroc, qui avait failli y laisser sa peau, n’y laissait que sa jambe ;mais la guerre finie, l’autre lui en avait payé une belle, toute neuve,en bois d’érable, et solide à durer jusqu’au Jugement dernier. Depuisce temps-là, Thomas Casse-Patte s’était mis à aimer le fils Mariettecomme on aime un grand dadais de garçon qui vous a coûté cher et qu’ona ramené de loin.

Réformé à quarante ans, avec trois médailles et quatre cents francs depension, il était venu à Rouen vivre de ses rentes. Le fils Marietteavait bien essayé d’entortiller son père pour qu’on fît un viager àl’amputé, mais le bonhomme avait la reconnaissance loin de la poche etavait déclaré tout net que c’était bien assez que de payer les dettesde son panier percé de fiston, sans nourrir encore un tas de propres àrien pendus à ses trousses.

Il y avait pourtant moyen de s’entendre : le père Mariette, à ce qu’ondisait, ajoutait trois points au bout de son paraphe et vous serrait lamain, vous savez comment. Moyennant quoi, il travaillait au bonheur del’humanité, en même temps qu’au sien, et tenait la poêle par la queue.Quand il avait besoin de se débarrasser d’un monsieur qui le gênait, ilallait, à la nuit tombée, faire un petit tour rue du Vieux-Palais etl’affaire était dans le sac : les frères au tablier de cuir marchaientcomme un seul homme.

L’ancien gardien de Saint-Ouen venait de casser sa pipe, - et l’on mitThomas Casse-Patte à sa place.

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En plus de sa pension, Thomas Casse-Patte palpe cinq cents francs paran. Quatre et cinq font neuf : avec cinquante sous par jour et desgoûts modestes, on n’est pas trop à plaindre. Sans compter le retour dubâton : à quatre heures, l’hiver, à sept l’été, Thomas Casse-Pattevient busoquer chez M. Mariette. Il scie le bois, balaie la cour, aideà piler les pommes et de temps en temps attrape un dîner à la cuisine.

Tout irait comme sur des roulettes si le fils Mariette étaitraisonnable. Mais ce sacripant-là, depuis qu’il a quitté l’uniforme,brûle la chandelle par les deux bouts. Toujours fourré dans lescotillons, il grignote à belles dents la galette du vieux qui, tout aufond, n’en est pas trop fâché : il faut bien, n’est-ce pas, quejeunesse jette sa gourme. Avec ça, pas fier pour deux sous ; le coeursur la main et la main à la poche, comme tous ceux à qui l’argent necoûte guère à gagner. A propos de bottes, il allonge à ThomasCasse-Patte une pièce blanche par-ci, un paquet de tabac par-là. EtThomas Casse-Patte, à chaque fois, fait des façons, parce qu’il estfier comme un grand d’Espagne, mais le moyen de résister à ce diable deRoger Bontemps, qui a la tête près du bonnet ? « N’use pas ta salive,mon vieux Casse-Patte et fourre-moi ça dans ta poche, ton mouchoirpar-dessus. Tant que j’aurai six liards, il y aura un sou pour toi, etsi ça te fâche, c’est un petit tant pis. Quand on ne veut pas que lesgens vous embêtent, on n’a qu’à les laisser crever tranquilles ! »

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Propre comme un sou neuf, toujours tiré à quatre épingles, sa brochettede médailles tintant sur sa tunique, Thomas Casse-Patte arrive aujardin, comme il arrivait autrefois au quartier, enragé à faire duservice jusqu’à la gauche. Il est entré dans ce métier-là, comme dansun habit taillé juste à sa mesure, car il est né pour commander etqu’on lui obéisse. Dans l’âme des plus humbles, le hasard égare ainsides volontés d’amour ou de tyrannie qui s’exercent comme elles peuventsur les choses, les bêtes ou les gens. Thomas Casse-Patte se traite,d’ailleurs, comme il traite les autres, avec la même disciplinehéroïque et stupide. Sa consigne étant de surveiller, il surveille.Sous le soleil ou la pluie, il circule comme dans une cour de caserne,à travers le jardin bien tenu, où les rosiers fleurissent à l’heuredite, où le gazon est tondu à l’ordonnance, où nul jeu d’enfantn’efface sur le sable le coup de rateau catégorique du jardinier.

Arrangez cela comme il vous plaira : Thomas Casse-Patte aime la nature,mais la nature propre et bien astiquée. La mer, la montagne et laforêt, il a vu tout ça quand il courait le monde, la giberne au dos, etça ne vaut guère tout le bruit qu’on fait autour : de l’eau, descailloux, des arbres mal peignés et qui s’en vont tout de guingois,comme des recrues, à la va te faire fiche. Il paraît qu’il y a destoqués pour rester devant ça, la bouche ouverte, histoire de faire dugenre et de se donner des mines d’artistes ; mais lui, il aimait lespaysages à l’ancienne mode qui était la bonne : des allées droites quisavent où elles mènent, des tilleuls habitués à tenir l’alignement etdes fleurs qui poussent où on leur dit de pousser pour la joie des yeuxet le plaisir des âmes bien faites.

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Quand il s’en va le soir, par la rue Saint-Vivien, à l’heure où sevident les usines, c’est comme si Thomas Casse-Patte, exilé d’un beauroyaume d’ordre, retombait brusquement dans un monde ignoble et qui lenavre. Les ruelles tortues pleines d’odeurs sales, zigzaguent àl’aventure. Des marchandes de bondards poussent en criant leursbrouettes qui grincent. Des tas de harengs et de chiens de mers’éboulent sur le pavé gras, autour d’une chandelle qui tremble dans satulipe de papier. D’un trottoir à l’autre, des femmes en caraco lâches’engueulent à tue-tête, et toute une séquelle de chiards se traînedans les ruisseaux. Les sergents de ville circulent indifférents àtravers la cohue familière, mais Thomas Casse-Patte se tient à quatrepour ne pas aller leur donner l’ordre de fourrer un peu au bloc tousces braillards.

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En sortant de chez le père Mariette, Thomas Casse-Patte s’offre aprèsdîner un tour de jardin supplémentaire. Sous prétexte de contre-appel,il rôde en chien de quartier dans la fraîcheur silencieuse. Quelquefoismême, pendant les belles nuits de juin, il triche avec le règlement etdécouche ni plus ni moins qu’un homme de la classe.

Et pendant que le couvre-feu lointain sonne aux casernes et que lesbleus ronflent déjà sur leurs châlits, Thomas Casse-Patte, allongé surun banc de fer, le bras gauche replié sous la tête, s’endort sans rêvesdans la paix du bivouac, face au grand ciel criblé d’étoiles.

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Mais ce soir d’avril, Thomas Casse-Patte, tirant la rampe et traînantla quille, se hisse dans l’escalier de sa chambre, rue des Faulx. Lavieille maison plate et haute n’a pour locataires que des ménages sansenfants, et chaque palier avec sa muraille blanche et son oeil-de-boeufsans rideaux est triste et nu comme un parloir de petites soeurs despauvres.

La chambre de Thomas Casse-Patte est au premier étage en descendant duciel. Toutes les semaines, il lave à grande eau le carrelage pâli quise creuse en cuvette. Un lit, une table, une chaise et, sur le mur, uncertificat de bonne conduite dans un cadre noir. C’est tout et c’estbien assez. Il paie ça tout de même cent dix francs par an, à cause dela tranquillité et du point de vue.

Thomas Casse-Patte s’accoude à la lucarne et la tête au ras de lagouttière, regarde dans l’ombre humide la douce pluie d’avril quidégouline aux branches des marronniers en fleurs. L’église grisetremblote dans la brume. Le bruit de la rue monte tout là-haut comme unronron coupé de temps en temps du crissement d’un tramway sur les rails.

Pendant que Thomas Casse-Patte fume à petits coups sa pipe de terre,tout le printemps hypocrite se  faufile dans la chambre nue etdans l’âme rude. Puis, quand il a refermé la fenêtre, il s’étonne de sesentir tout à coup tellement seul, - et c’est comme si tout au fond delui, quelque confus regret s’éveillait pour mourir.

Ces soirs mous de printemps font froid jusqu’à la moelle des os, et ily a des Thomas Casse-Patte qui se seraient laissé couper la jambe sansdire ouf, et qui, sans rime ni raison, se sentent le coeur à lavau-l’eau, parce qu’il pleuvine doucement dans la nuit tiède et qu’illeur manque, - ils ne savent seulement pas quoi.

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Le père Mariette, en remontant de sa cave, a pincé un froid et, deuxjours après, le menuisier est venu lui prendre ses mesures. On l’aenterré à l’église, par rapport à la clientèle et, sur sa fosse, auMonumental, ces Messieurs de la rue du Vieux-Palais y sont allés d’unepetite aspersion d’eau bénite.

Dès que l’imprimeur a eu transformé l’en-tête des factures, Mariettefils et successeur a changé d’âme, comme on change de chemise. Il arenoncé du jour au lendemain aux parties carrées chez la mère Arsène,aux godailles qui traînaient jusqu’au soleil levé, à toutes lesparticulières emplumées et douteuses qui vous mènent en rigolant del’apothicaire chez le fossoyeur. Pour achever la transformation, il aépousé, trois mois après, une manière de grande blonde, déjà sur leretour, aimable comme une poignée d’orties, mais âpre au gain et plusrude au travail qu’un cheval de côte.

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Personne ne s’entend comme Mme Mariette à mener le personnel tambourbattant et il faudrait se lever de bonne heure pour lui en remontrersur le chapitre de l’économie. Elle a, pour commencer, fendu l’oreilleau comptable, un petit vieux à lunettes qui était dans la maison depuistrente ans. C’est elle maintenant qui tient la caisse et fait lacorrespondance pendant que son mari court la ville, pour relancer laclientèle.

Une bonne à tout faire s’occupe du ménage et, entre deux, donne un coupde main au garçon de cave. Si bien que quand Thomas Casse-Patte s’amènepour offrir ses services, on l’informe sèchement qu’il n’y a plus rienà faire - et c’est toujours un dîner de gagné. - « Si on a besoin devous, on vous fera signe. » On lui fait signe les jours de presse et onle paie cinq sous de l’heure au lieu de huit, à cause de sa jambe. S’ily a une demi-heure en plus, on lui donne une fois trois sous et l’autredeux : les bons comptes font les bons amis.

Le fils Mariette ferme les yeux parce que, dans une maison bien tenue,ce n’est pas à l’homme de s’occuper des domestiques ; mais pour garderl’illusion que c’est lui qui commande, il a exigé que ThomasCasse-Patte continuerait, sa vie durant, à venir manger la soupe et leboeuf en famille, tous les dimanches. Mme Mariette a bien essayé detrouver des ceci et des cela, mais pour une fois, son benêt de mari atenu bon. « Le jour où j’oublierai ce que je dois à Thomas Duroc,j’aurai moins d’estime pour moi que pour un chien crevé. »

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A midi sonnant, le pilon fait toc toc dans le corridor. Rasé de frais,pomponné comme pour la parade, Thomas Casse-Patte entre dans la salle àmanger et salue militairement. Madame est encore au bureau, en train definir ses comptes. Les deux hommes l’attendent, assis sur des chaisescannées à dossier sculpté. Comme la pièce donne sur la cour vitrée, legaz est allumé et cela fait un drôle de jour, jaune et pauvre, commedans une maison où le mort attend qu’on l’emporte.

Pour tromper le temps, on joue le madère, en touillant les dominos eten remuant de vieux souvenirs. Mme Mariette entre enfin, en coup devent, et se plaint qu’on n’ait pas commencé sans elle : les hommes ontbien de la chance de n’avoir rien à faire. Elle presse le déjeuner quin’est pas fameux, et c’est elle qui verse le vin après le potage.

Thomas Casse-Patte et le fils Mariette se creusent poliment la cervellepour trouver un sujet de conversation ; Mme Mariette ne peut pas sentirqu’on rabâche à perte de vue des histoires de régiment. Qu’est-ce quecela peut bien lui faire à elle, toutes ces marches joyeuses sous lesoleil d’été, toutes ces aubes blafardes où l’on cassait la croûtevautrés dans les betteraves, toutes ces nuits tombées sur les champspleins de râles.

Elle déclare d’un petit ton aigre que la guerre, c’est bon pour lesimbéciles qui s’y font tuer. Et son bon sens vous coupe d’un fil derasoir le souvenir sur les lèvres : « Je me demande comment on peuts’amuser à se rappeler de mauvais moments quand il est si simple de lesoublier ? »

Pour ne pas parler du passé, on bouche le vide avec des riens. On setraîne comme on peut jusqu’au café sans rincette, et, sa tasse vide,Thomas Casse-Patte est libre de s’en aller : on ne le retient pas.

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Un malheur est bien vite arrivé, et Mme Mariette a eu beau agonir sonmari de sottises, le gosse est venu tout de même et il a bien fallu leprendre. Mais vous pouvez vous asseoir sous l’orme en attendant qu’onvous invite au second baptême.

On a mis René en nourrice jusqu’à ses trois ans : dans le commerce, ona d’autres chiens à fouetter que de bercer un moutard qui aurait bienpu rester où il était. On prend le bateau, le dimanche, pour aller levoir au Val-de-la-Haye et secouer un peu les puces à la nourrice quin’est jamais contente de tout ce qu’on lui donne. Dieu sait pourtant ceque René coûte !

Thomas Casse-Patte est allé une fois avec eux, et Mme Mariette lui aposé en revenant une question difficile : « Je me demande pourquoi lesgens qui se passeraient bien d’enfants en sont affligés, tandis qu’untas d’égoïstes et de vieux garçons n’ont qu’à penser à eux, en soignantleur popote ? »

Thomas Casse-Patte regardait l’eau courir au long du bastingage et n’arient trouvé à répondre.

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Depuis qu’on a repris René à la maison, Mme Mariette aime son fils à lafaçon biscornue des mères qui n’ont connu ni les premières larmes ni lepremier sourire des tout petits. Elle s’est mise en tête qu’il seraitun enfant bien élevé, comme on en voit à la première page des journauxde modes, le chapeau à la main et qui disent poliment bonjour à ladame. Une bonne de quatorze ans - dix francs par mois et nourrie - aordre de ne pas lâcher le gamin d’une semelle : « Et surtout je vousdéfends de lui laisser faire ses quatre volontés. »

Mais dès qu’elle entend René pleurer, Mme Mariette intervient à coupsde furieuses tyrannies. Elle flanque à l’enfant qui hurle une râcléedont les fesses lui saignent et l’empiffre de gâteaux pour avoir lapaix : si Marie s’occupait du petit, ainsi qu’elle est payée pour lefaire, tout cela n’arriverait pas.

On en est réduit à mettre Marie à la porte et à la remplacer par uneautre qui, à la fin du mois, donne ses huit jours.

René, à six ans, est tout le portrait de son père quand son père avaitcet âge-là : bon chien chasse de race. Il est rebelle à toutediscipline et c’est à croire qu’il a du vif argent dans les veines. Parune sorte de miracle incessamment renouvelé, il possède à l’excès lesseuls que Mme Mariette ne puisse tolérer.

Avec un sou d’adresse et deux sous de patience, vous lui feriez, sansdoute, après chaque sottise, demander pardon tout en larmes ; maisd’adresse et de patience, sa mère n’en a point à revendre, - ni nonplus de ce petit rien d’intelligence qui monte du coeur à la cervelle.

M. Mariette a souvent tâché d’insinuer qu’on prend plus de mouches avecdu miel qu’avec du vinaigre, mais sa femme le prie de s’occuper de cequi le regarde. Elle est bien assez humiliée déjà d’avoir un enfantturbulent et sale, sans qu’on vienne, par-dessus le marché, lui fairedes reproches.

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Il n’y a encore que Thomas Casse-Patte qui sache venir à bout de René ;et parmi les millions d’enfants qui sont sur la terre, il n’y acertainement que René avec qui Thomas Casse-Patte puisse s’entendre.

Si on les écoutait, ils seraient fourrés ensemble à coeur de jour commeSaint Roch et son chien. Mme Mariette en est déconcertée comme d’unmariage d’inclination qui bouleverse les convenances. - « Je medemande, dit-elle à René, quel plaisir tu peux trouver à jouer avec untraîne-la-quille qui est souple comme un chien de plomb ? - Et à ThomasCasse-Patte : « Je voudrais bien savoir comment un homme de votre âgepeut perdre son temps avec un gamin qui embête tout le monde ? »

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Dès qu’il entend la jambe de bois taper sur le trottoir, René courtchercher sa panoplie et son uniforme. C’est Thomas Casse-Patte qui lesa payés de ses deniers, et il voulait par discipline que ce conscritcommençât par la tenue du tourlourou. Mais au bazar de la rueGrand-Pont, René a fait le vacarme, criant qu’il voulait être général.C’était à prendre ou à laisser, - et Thomas Casse-Patte a pris.

En vérité, René est, à l’image de son papa, un soldat déplorable entemps de paix : il bouscule tous les règlements et ne connaît d’autreloi que sa capricieuse fantaisie ; mais la guerre déclarée, ce lousticcroche sur l’ennemi comme un vieux briscart.

- Ils filent sans bruit dans le magasin du fond, où l’on remise lestonneaux vides. Puis, la porte fermée, chacun utilise le terrain avecadresse. Il y a des rivières faites d’un seau d’eau renversé, et qu’ontraverse dans un panier à bouteilles ; il y a des forteresses debonbonnes qui gardent l’entrée des vallées ; des casemates où l’ons’abrite contre la mitraille des bouchons, et surtout, d’inexpugnablesréduits pleins d’ombre moisie et de toiles d’araignées.

Naturellement, c’est Thomas Casse-Patte qui fait le Pruscot ; etnaturellement aussi, il est exclus des positions élevées d’où l’onpeut, du haut d’une futaille, surveiller la plaine. Il n’a pas droitnon plus à la cavalerie dont l’élan bouscule l’adversaire. Maisparlez-moi d’un bon régiment de ligne où chaque gaillard vise sans hâteet vous démolit son homme à coup sûr. Bien calé derrière un casier àbouteille, Thomas Casse-Patte laisse tranquillement l’escadrons’avancer à trois pas de lui, et, sans broncher, les doigts emmêlés enmanière de chien de fusil, il lâche ses balles et marque les coups : «Pan ! pour Guillaume, et v’lan ! pour Bismarck. »

Quand les Français ont perdu jusqu’à leur dernier homme, c’est uneglorieuse défaite, et les Prussiens n’ont jamais droit à la victoire.Le plus souvent d’ailleurs, ils sont rossés ainsi qu’il convient etThomas Casse-Patte est tout le premier à blaguer leur excessiveprudence : « Ça n’a de coeur au ventre que quand ça se sent trois contreun ! »

- Mais un soir d’hiver que les cochons de Tarteifles avaient étéreconduits jusqu’à Berlin, voilà mon Thomas Casse-Patte qui s’est assissur une caisse, sa jambe de bois allongée à côté de lui, et qui s’estmis à pleurer comme un veau, pour de bon : « Tu verras ça, toi petit ;tu verras de tes yeux les drapeaux dans les rues de Metz. Marque le passur les pavés, garçon, et promets-moi que ce beau jour-là tu penserasun peu à ton vieux Thomas Casse-Patte. »

- Il n’est pas rare que M. Mariette entre subitement dans la mêlée soitqu’il se porte au secours du faible, soit qu’il combatte en tiers, pourson propre compte. C’est alors un tel branle-bas que Mme Mariette enbondit du fond du bureau : « Je me demande lequel des trois est le plusbête ? »

Car Mme Mariette ne comprend pas qu’on joue. Elle comprendrait moinsencore qu’on vienne lui soutenir que Thomas Casse-Patte ne jouait pointtout à l’heure, que cette barrique renversée est véritablement uneforteresse en ruines, ce panier à bouteilles, un vrai pont de bateauxsur une vraie rivière, et ce magasin sombre, un champ de bataille réelet splendide, où le sergent Thomas Duroc gagne au pas de charge sonpremier galon d’or, et solide sur ses deux jambes, au milieu du chantdes clairons, décapite à la volée d’un revers de son sabre de bois, dixannées misérables d’humiliations et de regrets.

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Mme Mariette a décidé que René ne sortirait plus avec la bonne. Il estresté toute une semaine enfermé à la maison, et il a beau mettre toutsens dessus-dessous, pour faire un peu passer le temps, il ne réussitqu’à se rendre insupportable aux autres et à lui-même. Si bien queThomas Casse-Patte, pour un coup, s’arme d’audace et propose une petitecombinaison qui n’est pas dans une musette : « Confiez-moi donc cegaillard-là, une après-dînée. J’en fais mon affaire ; je le tiendrai àl’oeil pendant qu’il jouera dans le jardin, - et ça lui fera tous lesbiens du monde. » Thomas Casse-Patte lâche ainsi la chose, à la douce,avec le timide espoir que le paquet va passer comme une lettre à laposte. Mais Mme Mariette a vite fait de lui couper le sifflet : « Votrejardin de Saint-Ouen n’est pas déjà si bien fréquenté. C’est plein degalvaudeux qu’on ne prendrait pas avec des pincettes ! »

D’un farouche moulinet de sa canne, Thomas Casse-Patte écarte jusqu’àla possibilité d’un dangereux contact : « Il ferait bon qu’un morveuxvînt rôder autour de René Mariette ; c’est moi qui lui apprendrais àgarder ses distances ! »

Au fond, Mme Mariette est enchantée qu’on la débarrasse un peu del’enfant qui l’énerve ; mais il importe de n’accorder une faveur qu’enla gâchant d’abord par quelque parole au verjus : « Vous viendrezdemain chercher le petit après déjeuner ; mais je parierais ma tête àcouper qu’il vous arrivera quelque histoire. »

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Ils s’en vont par la rue Thiers, astiqués sur toutes les coutures,comme des recrues qui défilent pour la première fois. A chaque pas deThomas Casse-Patte, les médailles sur sa poitrine font clic clic, commeune musique dont le pilon marque les contre-temps. Deux soldats quibavardaient devant le kiosque à journaux, rectifient la position, poursaluer l’ancien ; et René plein d’orgueil et de sagesse, s’applique àmarcher au pas et à ne point fourrer ses mains dans ses poches.

Ils entrent au jardin par la voûte de l’Hôtel de Ville ; et du haut desmarches, Thomas Casse-Patte d’un coup d’oeil furieux fait place nettedans les allées. Tous les gosses terrifiés s’éclipsent, sauf là-bas,auprès de l’araucaria, une gamine haute comme une botte, toute absorbéedans la surveillance de deux moucherons qui font des cabrioles sur legazon. Thomas Casse-Patte promet à René un spectacle agréable : « C’estencore cette sacrée petite poison de Titine et ses deux gouapes defrères. Chaque fois qu’on essaie de lui mettre le grappin dessus, çavous file entre les doigts comme une anguille. Mais attends voir lecoup de Trafalgar ! »

Ils se faufilent à l’indienne entre le mur et les rhododendrons, etdébouchent brusquement à dix pas de l’ennemi. Titine, surprise, ne perdpoint la tête cependant. Elle ramasse d’une poignée les deux gosses quibeuglent, les colle dans la voiture rafistolée de bouts de corde etconfiante dans ses dix pas d’avance, déguerpit à belle allure enprenant encore le temps de tirer la langue à Casse-Patte.

Maintenant, le jardin tout entier est à René. On va faire un petit tourà la papa. - Et tâche voir, mon bleu, de ne pas te salir pour me faireattraper un suif. » Thomas Casse-Patte explique les statues : leCentaure troufion par devant et cuirassier par derrière ; Rollon, unvieux de la vieille, qui n’avait pas froid aux yeux et qui disait : j’ysuis, j’y reste. - Ils vont aussi voir le cadran solaire et font letour du bassin. René voudrait bien causer d’un peu plus près avec lespoissons rouges, mais Thomas Casse-Patte, rien qu’à voir l’image dupetit trembler sur l’eau ridée, en a la chair de poule : « Ça ferait dujoli, si tu piquais une tête dans le sirop de grenouilles ! Et puis lespoissons, c’est bête, ça tourne dans l’eau pour faire des ronds etquand ça a fini, ça recommence. Viens-t-en plutôt attraper desmoineaux, en leur mettant un grain de sel sous la queue. »

Pour la collation de René, il lui paie un petit pain au chocolat etdeux cornets de plaisir : « Mange ça tout à ta pausette, fiston », etil l’installe au fond d’un grand fauteuil de fer, avec une chaisedevant, pour servir de table. Le vrai bonheur ne surprend pas le sage,et la joie de Thomas Casse-Patte est tranquille et douce.

Mais brusquement, il avise derrière le Centaure un retour offensif del’ennemi. Avec la lâche audace que lui donne la porte toute voisine dela rue de l’Epée, Titine est revenue camper sur l’herbe avec ses deuxmioches. L’endroit choisi la met, pour ainsi dire, à l’abri de toutesurprise. La pelouse nue ne permet point au gardien de se dissimuler,et la guimbarde toute prête assurerait, en cas d’attaque, une retraitesans danger. Pendant que les moutards se roulent sur le gazon, Titineallonge, à l’adresse du béquillard, un pied de nez mobile et redoublé.

Un tel toupet fait perdre à Thomas Casse-Patte toute prudence. La cannehaute, il s’élance clopin-clopant à la défaite inévitable. Mais sescolères, comme celles des grands capitaines sont brèves. Il sait lescontenir pour les utiliser. Il feint d’abandonner la poursuite etmédite une ruse audacieuse. « A nous, conscrit, le mouvement tournant.Sans faire mine de rien, je m’en vas gagner la porte des Boucheries.Bon ! Je longe la grille et je coupe la retraite à Bourbaki. Ouvre lesquinquets et ne bouge pas de ton fauteuil ; tu vas te payer la manoeuvreaux premières loges. » Le nez en l’air, la canne molle, ThomasCasse-Patte s’éloigne en baguenaudant. Il flâne, va, vient, s’arrête etrepart, sans seulement tourner la tête. Mais comme il passe devantRollon, un grand cri d’épouvante l’appelle :

René, tombé dans le bassin, barbote et bat des bras. Thomas Casse-Pattequi de sa vie n’a jamais eu peur, voit tout à coup les arbres danser lagigue autour de lui, et il en a pour plus d’une grande minute avant dese mettre à courir, comme on peut courir quand on traîne une imbécilede guibole qui fait des siennes à chaque embardée.

Mais déjà, Titine est au bord du bassin ; si bien que quand ThomasCasse-Patte arrive, le plus fort est fait. René debout se secoue commeun caniche, et la gosse explique : « C’est la tête qui a emporté lecul. Faut le faire pisser pour y couper la peur. »

Thomas Casse-Patte qui pleure et rit tout en même temps, gesticule etse traite de bougre d’imbécile. - « C’est pas le moment, grand-père, defaire le gugusse, pour qu’il attrape la pulmonie. Vous feriez mieux dem’aider à le sanger. » La sacrée petite bonne femme vous dépiaute Renécomme un lapin, le frotte à tour de bras, l’embobine dans son jupon, etle fourre dans la bagnole. Puis elle colle l’équipage à ThomasCasse-Patte : « Fouette, cocher ! la mariée est emballée. Vous y ferezsucer un coup de schnick, dans une bolée de lait bouillant, et vousm’en direz des nouvelles. »

Sans seulement penser à l’abatage qui l’attend, Thomas Casse-Pattedémarre le plus vite qu’il peut et c’est à peine s’il entend Titine quilui crie : « Manquez pas surtout de me reconduire la calèche, parce queje n’ai plus que celle-là et une vieille. »

La grille passée, Thomas Casse-Patte, prêt à tomber à chaque pas,pousse devant lui, à travers les rires des passants, la guimbardedévignolée qui bringuebale sur les pavés.

Hautaine et sèche, Mme Mariette lui règle son compte en cinq secs. « Jeme demande comment j’ai pu avoir confiance à un propre-à-rien qui n’estbon qu’à se faire goberger. » Thomas Casse-Patte s’en va sans répondreet d’abord il ne sent même pas sa honte ni sa douleur. - Il ramène lavoiture au jardin et comme Titine veut savoir les choses, il l’envoiepromener sans un merci : « Tout ça, c’est ta faute. La première foisque tu refiches les pattes là-dedans… »

Le lendemain matin, à six heures, il s’en vient rôder devant le magasinde M. Mariette, et sitôt que le commis sort pour enlever les volets, ils’informe, en tremblant, comme un pauvre qu’on va chasser. Mais l’autrerigole et le rassure : René s’en tirera sans même un rhume. « Les mômesc’est comme les ivrognes ; il y a un bon Dieu pour eux. Seulement, monpère Casse-Patte, je crois que ça n’est pas de sitôt que la cuisine dela patronne vous pèsera sur l’estomac. »

*
*   *

De semaine en semaine, la douleur entre dans l’âme de ThomasCasse-Patte comme un filet d’eau qui, goutte à goutte, creuse lapierre. Le jour, pendant qu’il est de service au jardin, ça peut encorealler. Il redouble de sévérité, tire tant d’oreilles, allonge tant detaloches qu’il n’a guère le temps de penser à autre chose. Mais lesoir, quand il remonte en tirant sur la rampe son escalier qui n’enfinit pas, il sent dans l’ombre le vide énorme des jours à venir et detoute une pauvre vie qui s’étire, triste et bête à pleurer comme uneplaine à la nuit tombante.

Il s’appuie, par habitude, au ras de la gouttière, et il essaie, parhabitude, de fumer une bonne pipe avant de se coucher, mais le tabac agoût d’amertume, et quand le tabac ne vous dit plus, c’est qu’il y a,dans votre existence, quelque chose de changé qui change tout.

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*   *

Un soir d’octobre qu’il crassine dans le brouillard, il se trouve nez ànez dans la rue Beauvoisine, avec le fils Mariette, et le fils Marietteest plus gêné qu’une poule qui a trouvé un couteau. Il s’informe de lasanté de Thomas Casse-Patte avec la pauvre politesse idiote d’un bravehomme que sa femme mène par le bout du nez. Tout de même, il essaied’expliquer les choses, parce que tout ça lui est resté sur laconscience, comme un mauvais dîner qui ne veut pas couler : il ne fautpas lui en vouloir pour l’affaire en question ; quand on est marié, ona la corde au cou et les mains liées. Puis il s’embrouille dans sesmots et ses pensées, comme tous ceux qui n’ont guère l’habitude dedescendre au fond d’eux-mêmes et qui, déconcertés devant tant demystère et de médiocrité, trébuchent aux premiers pas.

Thomas Casse-Patte demande seulement : « Et René ? » - Mais le filsMariette qui a retrouvé sa langue n’y va pas par quatre chemins : « Lesenfants, vous savez, loin des yeux, loin du coeur. » - Et il se met àparler d’un tas de riens, comme un moulin qui tourne à vide.

Du bout de sa canne, Thomas Casse-Patte pousse dans le ruisseau un brinde paille que l’eau trouble emporte. Tout passe et tout s’en va etl’oubli est au bout de tout, comme l’égout au bout du ruisseau. il fautqu’à l’heure venue, tout y dégringole, tout le meilleur et tout lepire, tout ce qui aurait pu être et tout ce qui n’a pas été…

L’averse lente clapote sur le trottoir et le fils Mariette qui sesouvient justement d’un rendez-vous pressé, file sous son parapluie,vaguement conscient d’une goujaterie qui l’écrase comme une faillite.

Mais Thomas Casse-Patte, la tête haute, la tunique bien tendue sous sabrochette de médailles, s’en va droit devant lui, à travers la nuit etla pluie, en bon soldat qui ne connaît que la consigne d’aller jusqu’aubout et de tomber sans gloire, au coin d’un bois désert.

*
*   *

Les marronniers dorés, pleins de pâle soleil, tintent dans l’air léger.Sur l’eau verte du bassin, le saule disperse à la volée ses feuillesjaunes. Et là-bas, ennuyé de son geste héroïque, le farouche Rollonmenace de sa droite que le temps a rongé, le tiède et mol automne quise glisse dans le jardin.

Thomas Casse-Patte bougonne contre ces bêtes de feuilles qui tachentles gazons et pourrissent dans les allées. Mais surtout, octobre ramèneles voleurs de marrons qui criblent les arbres à coups de cailloux.Justement, il vient d’entendre sur la terrasse une grêlée quidégringole. Il s’agit d’abord de se cacher et de se rendre compte, sansdonner l’éveil.

Titine qui n’était plus revenue depuis l’histoire de cet été a lancé,dans un des marronniers, un vieux cercle de barrique d’où pend uneficelle. Mais la ficelle a cassé et pendant que les deux miochesramassent les marrons, elle trotte chercher une chaise. Futée, elles’assure d’abord, d’un rapide coup d’oeil, que le gardien ne rôde pointpar là, puis elle grimpe sur la chaise et lève le bras, mais il s’enfaut encore d’un bon bout.

Elle n’entend point Thomas Casse-Patte qui s’amène à la douce et surgitdevant elle. Les moucherons hurlent. Titine tremblante sous l’attentedu châtiment, courbe les épaules et cache sa tête sous son bras. C’estun moment de silence terrible plein d’obscures menaces…

Mais, tout à coup, la branche secouée crible le sol d’une averse demarrons et Thomas Casse-Patte dit, d’une voix nouvelle, pleine deregrets et de lointains pardons :

« Ramasse-les, Titine, et fourres-en plein tes poches. »

*
*   *

Thomas Casse-Patte ne saura jamais, ni personne, de quel fondmystérieux est monté ce souffle de bonté, qui dans le bel après-midid’automne, plein de la douce mort des choses, frémit au fond de l’âmerude et l’amollit délicieusement, comme une première faiblesse.




Femme Barrette, nourrice


UNE guimbarde cahotait sur la route, bordée de terrains vagues, detouffes de genêts fleuris jaunes que couchait la brise, desbroussailles recroquevillées et rousses de jeunes chênes.

Empilés sur la carriole, quelques vieux meubles, quelques pauvresmalles crevées d’où débordaient des hardes. Une épave. - Seule, unebelle cauchoise à colombes, sauvée du naufrage, posait sur ces misèreseffondrées son opulence monumentale.

Un gars, campé devant, sur une commode, riait au soleil, un fier gars,robuste et sain. Un autre gaillard aux yeux bigles, guidait à pied larosse mélancolique ; la mère était calée à l’arrière entre deuxcaisses, le menton dans la main, les yeux fixes comme au fond du passé,la bouche pincée, scellée, les traits durs que semblait tendre unevolonté jamais vaincue. Le bonhomme, avec, sous la lèvre, la mouched’un vieux sergent, s’en venait derrière, un peu voûté, les jouescreusées - la fatigue, du chagrin peut-être, - mais l’oeil où survivaitune lumière honnête. Il veillait à ce que rien ne dégringolât, tout enéchangeant avec ses garçons une petite blague ou deux.

- « Ho ! la bourrique ! V’là la propriété de m’sieur le marquis deCarabas ! » cria le jeune du haut de sa commode et, d’un bond, ilsauta, franchit en rigolant un talus envahi d’orties.

Pardi, ce n’était point un parc, puisque c’était un terrain en frichequ’ils avaient payé cinq sous le mètre, pas loin deSaint-Aubin-lès-Elbeuf, dans la campagne alors déserte, à la lisière dubois.

- « Et ça, c’est le château à mossieu ! » Il montrait fièrement unamoncellement de vieilles briques.

- Faut vous expliquer. Ils connaissaient Eugène, un pays qui s’étaitétabli maçon à Saint-Aubin ; alors les maçons, n’est-ce pas, ils vousont des briques de démolition par milliers ; pour deux ou trois écusEugène leur en avait recédé un énorme tas et les garçons avaientbrouetté ça gaiement. Si l’on ne s’entr’aidait point entre pauvresdiables, qu’est-ce qui vous aiderait ? Seigneur, je vous le demande.

- « Chic ! on va camper en Bohémiens », cria Gustave le dégourdi. - «Oh ! la saison est gentille, murmura le père et les nuits sont douces.Nous allons tendre la bâche sur des piquets. »

Hop, en deux temps, trois mouvements, garçons !

- « Salle à manger à la fraîche, cuisine et chambre à coucher, le touten plein vent. Les trous, c’est les fenêtres. Madame est installée ! »

- « Ah ! misère ! » fit la vieille femme âprement.

- « Te bile point, puisque je te dis que tu vas la voir sortir deterre, ta maison », affirma Gustave d’un geste qui vous soulevait despierres.

Entre les malles, on cassa la croûte, joyeusement, sur le pouce, ethoup : faut pas moisir, à l’oeuvre les dessalés et dare-dare !

- « C’est comme ça que tu la veux, la figure en plein midi ? V’là lesplans », fit Gustave en crayonnant sur un calepin. « Seulement, unemaison, ça ne se pose point comme une boîte à savon. La cave d’abord, -pour mettre le vin- qu’on n’a pas. »

Et les trois hommes, empoignant des bêches et crachant dans leurspaumes, creusèrent le sol sablonneux trois jours durant, et la terres’ouvrit qu’on épaula le quatrième jour d’un bon mur de pierres, etquand les fondations furent bien assises, on s’épongea le front, onalla s’asseoir à côté sous la tonnelle de la guinguette et l’on butlonguement une bolée de cidre à la fraîche.

On se rattela à la besogne : « Je vas vous prêter un coup de main »,cria une voix par-dessus la haie. Et c’est ainsi qu’ils firent laconnaissance d’Arsène, leur voisin.

Et puis ce fut joyeux ; ça s’éleva de terre comme par enchantement, etla mère, le menton dans la main, les yeux fixes, ardents, lointains,regardait les briques rouges qui montaient dans le ciel large de mai,regardait les quatre travailleurs acharnés, regardait son homme, sibrave encore malgré son mal, et son fieu Polyte, taciturne, entêté à latâche, mais contemplait surtout son Gustave, si beau, si fort, le garspréféré de son coeur.

On sifflotait, on reprenait des refrains de caserne :

        Auprèsd’une fontaine,
        Je mesuis reposée,
        L’eau enétait si claire
        Que jem’y suis baignée,
              Tra, la,la…

et leur humble maison s’édifiait dans le soleil !

Ils n’étaient pas maçons, mais est-ce que dans le pauvre monde on nesait pas manier un peu tout, la truelle comme la pioche ? Et du cimentsolide, fiston ! Pas une brouette de chaux dans dix brouettes de sable,et pas des refends de carton, mais des murailles d’épaisseur pour qu’onait chaud quand il fait froid, et que le vent du nord-est ne passe pasau travers.

Enfin, un calme soir de fin août, les quatre pans de mur se dressèrentavec la charpente de bois fruste mais trapue, et couronnant le tout,une branche de pin fleurie aux couleurs de France.

Alors, les trois hommes s’étalèrent sous un poirier sauvage dans ladouceur du soir, pour contempler avec un tranquille orgueil l’oeuvresimple, mais durable, de leurs mains courageuses.

Propriétaires ! Eux qui, hier encore, n’avaient ni feu ni lieu, ilsavaient eu le coeur de se refaire, tout seuls, une maison pour euxseuls, un foyer qui était bien à eux, sur un coin de bonne terre qu’onne leur arracherait point.

*
*   *

Fini de courir la gueuse comme des chiens errants ; ils seraient àl’abri cet hiver. Mais ce n’est pas tout, le gîte ; faut encore quelquechose à se fourrer sous la dent, et l’on n’avait plus de sous.

L’hiver leur faisait peur quand même.

Oh ! Gustave n’était pas embarrassé de ses dix doigts, lui ! Il étaitentré tout de go chez le forgeron sur la route, à un petit quartd’heure de chez eux. Un caleux n’habitait pas dans sa peau, à celui-là,et il tirerait les vieux du pétrin.

Le père fit avec l’autre, Polyte, la tournée des fabriques d’Elbeuf.Pas sot, si vous voulez, ce pauvre gars, mais point débrouillard ; bienqu’il ne demandât qu’à se rendre utile, les parents le soupçonnaientd’être un peu sournois, parce qu’il avait les yeux de travers et qu’onaime moins les enfants pas beaux. Dans la maison Koessler et Kahn, lecontremaître l’accepta comme aide fileur à quinze francs la semainepour débuter.

Le père Barrette eût bien voulu s’occuper aussi ; ce malheureux, cen’était pas le coeur au ventre qui lui manquait, mais que faire avec unmal qui vous ronge, vous ploie en deux, comme un coup de faulx ? Allez,quand il tenait debout, il n’était pas homme à s’écouter pisser.

« Barrette, jardinier », il avait fait peindre cela à Gustave, sur labarrière, puisque lui-même ne savait pas écrire. De grille en grille,il offrait ses services à Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng, à Caudebec, àCléon. Il disait aux gens : « Essayez-moi, vous me paierez suivant mabesogne, à votre convenance. » D’aucuns lui avaient fait tailler leurhaie, des espaliers, émonder des branches. Une pièce de vingt-cinqsous, par-ci, par-là, on ne crache pas dessus, hélas !

Seulement, l’existence était rude ; les semaines des gars et du pèretout ensemble, ça ne faisait pas lourd. Lorsqu’on a eu un brind’aisance, on a son orgueil, on ne veut pas avoir l’air, vous comprenez.

On n’est pas envieux ; mais il y avait Arsène qui établissait la lignedu « tramoué » électrique et n’était pas à plaindre avec ses septfrancs par jour ; lui et Angèle, sa femme, se payaient de l’agrément àla Pentecôte, à la Noël. Voilà les Lepesqueux qui tenaient de l’autrecôté une manière de caboulot avec des salles vertes et des jeux detonneau, des escarpolettes, un trapèze et tout le bazar ; l’été, lesouvriers d’Elbeuf y venaient godailler, faire une partie de boules, ous’attabler devant un « moss » de bière, tout en pinçant les bas blancsdes filles. Ça ne faisait pas quatre sous l’hiver et Lepesqueux sechargeait de les perdre au zanzibar avec le cantonnier et le facteur,mais à la belle saison il paraît qu’ils puchaient de l’or, de quoi sepayer toute l’année des fricots de première. Il y avait le forgeronchez qui travaillait Gustave, et sa grosse commère qui gardait samarmaille à moins qu’elle n’allât garder ses moutons dans un pré. Ça nese privait point non plus, et ça entonnait des verrées de vin que labonne femme en avait les bajoues violacées.

On ne veut pas avoir l’air plus malheureux que d’aucuns ; on ne veutpas de la pitié des autres. On aurait peut-être acheté quelquesrasières de pommes pour brasser, mais par une satanée déveine, Polytes’était déchiré la main à une courroie et avait chômé plus de sixsemaines ; et puis le père avait eu une nouvelle crise : son manger luirevenait au reproche, il ne tenait plus sur ses guiboles. La mèreaurait bien cherché des journées en ville, mais quand on n’est point dupays, les gens se méfient et elle ne pouvait pas s’amuser à courir,avec ses trois hommes à soigner et la soupe sur le feu.

On redevait quelques petites choses au maçon, puisqu’il faut tout vousdire. Avec les seize francs de Gustave, la semaine, il n’y avait pas dequoi se payer des ortolans, je vous prie de croire. Et du boire à troissous le litre chez l’épicier, ça revient cher quand on est quatre. Maison a sa fierté de pauvres.

Dans la chênaie déserte, le père allait rôder, rapportait furtivementdes fagots de bois mort, et gonflait ses poches de glands. Pourquoi dugland ? Ah ! voilà ! la mère en secret le faisait griller, et ilsfabriquaient avec, une boisson fauve, âpre comme leurs jours amers ;alors, s’il entrait un voisin à l’heure du repas, ils avaient l’air,comprenez-vous, de boire non pas de l’eau de la pompe, mais du petitcidre comme vous et moi.

Quoi faire, bon Dieu ? Il n’y a plus guère d’arbres à tailler findécembre, et puis, voyez-vous un homme malade sous la pluie qui voustransit le corps ? Ils ne savaient qu’inventer.

Le gars Gustave eut une idée.

En rentrant, il sculptait des bouts de bois avec son couteau de poche,des coqs, des chiens, des chevaux, des moutons ; ça ressemblait si vousvoulez, mais il y avait de l’idée : il mettait un brin de rouge sur lacrète au coq, un brin de jaune sur les pattes des canards ; et dansleur misère, ils en riaient le soir autour de la lampe. Pour lors, levendredi, au marché d’Elbeuf, la mère Barrette allait se planter dansun coin, le panier ouvert, les yeux fixés dans l’attente ; elle n’avaitpas de bagout, mais elle montrait aux enfants les animaux et lesbonshommes informes en répétant : « Un sou pièce ». Toute droite, elleattendait trois heures durant, dans le grésil ou le vent aigre. Elleétreignait sous son châle noir ses quelques sous dans sa main gourde.Quand elle en avait ramassé une trentaine, elle refermait les ailes dupanier sur ses jouets misérables, et revenait fièrement vers son toitperdu dans la campagne grise, comme une ménagère qui rentre desprovisions.

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*   *

Le mois de mars leur remit un peu de baume au coeur ; le père allaretourner des jardins pour avril et entre temps plantait son champ queGustave et Polyte avaient défriché les dimanches ; les garçonsgagnaient ensemble trois livres dix sous de plus ; et puis la saisons’annonçait plus douce ; il glissait parfois un filet de brise,attiédie de soleil pâle, qui chatouillait l’âme d’une caresse.

Le père déclara un beau matin : « Je vas faire de la fraise ; la fraiseça se vent gentiment. Je m’en vas voir Lepesqueux. »

Lepesqueux, qui était entre deux cuites, aurait donné de tendresse soncoeur et sa chemise ; il lui chuchota : « J’ai ton affaire, le petitpère ; tu connais pas Lacrique à Freneuse ? Vas-y de ma part, ilt’écorchera point. »

Le vieux s’achemina, une pouche sur l’épaule, un gourdin de frêne aupoing, avec les quelques francs que sa bonne femme lui avait glissésdans sa culotte.

Il pénétra dans la forêt matinale et tout de suite une fraîcheurd’espoir descendit dans sa vieille poitrine, cette joie qui, à chaqueprintemps, nous ressuscite tous jusque dans le malheur, et jusqu’audernier souffle de notre vie misérable. La forêt n’avait pourtant guèrechangé depuis l’hiver, sauf dans ses lointains où un charme auxfeuilles plissées, une épine sauvage suspendaient sous l’entrelacsviolacé des branches une légère nuée vert pâle ; les hêtres aux troncslisses ne balançaient encore que de longues gaînes brunes, et leschênes ne paraissaient pas se décider à secouer leurs copeauxbruissants d’automne ; mais quelque chose de juvénile palpitait dansces rameaux comme aux veines du vieil homme, quelque chose qui sentaitle cher soleil et l’avenir meilleur. Des coucous invisibles et desloriots rapprenaient la vieille chanson des premiers jours de la terre.Sous les pieds las, les mousses étalaient leurs vertes épaisseurs develours, et pour les yeux blessés, de grandes nappes blanchesd’anémones ondulaient jusqu’aux confins du bois.

Et tout ravigoté, le bonhomme atteignit l’orée d’où l’oeil calmeembrasse la vaste boucle bleuâtre du fleuve, les villas et chaumièresde Freneuse qui dégringolent en riant dans le soleil, et les falaisestout au fond qui trempent fièrement dans une grande lumière rajeunie.

Il trouva le père Lacrique qui fumait son clos. Pour lors, il luiexposa la chose. « Ecoutez, fit l’autre sentencieusement, j’ai connucomme vous les sept années grasses et les sept années maigres ; j’aimâqué de la vache enragée, mais je ne suis point de ceux qui se vengentdu malheur avec le malheur des autres. Voulez-vous quatre cents piedspour six francs dix sous ? Je ne vous écorche point. »

- « Oui-da, dit le père Barrette, mais avez-vous de la blanche ? »

- « Si je voulais vous attraper, reprit le père Lacrique, je vous enbaillerais ; mais j’aime point duper le monde ; la blanche, là,voyez-vous, ça ne se vend pas à Elbeuf plus que de la crotte de lapin ;les bourgeois ne veulent que de la Gautier, de la rouge. Si je voulaisencore, je vous passerais de jeunes pieds, mais ce ne serait pas de cesplus honnêtes, vu qu’ils ne donneraient que l’année prochaine. Faut s’yconnaître dans la fraise comme dans tout. »

Le père Barrette s’en fut avec sa pouche de fraisiers, ruminant dans satête, et riant dans sa moustache grise. Il s’appliqua à les repiquer enlongues lignes, et pour engraisser la terre, il mélangea du bon crottinde cheval à de la cendre de bois.

Il greffa un merisier et un prunier sauvages, planta de jeunesabricotiers déjà forts et des pêchers de plein vent qui ne tarderaientpas à donner de jolis fruits qui font de jolies pièces cent sous. Lesjeunes gens s’y mettaient le dimanche ; de remuer la terre, ça lesreposait. Ils fabriquaient une cage en fil de fer pour que la mèreélevât une nichée de lapins ; - avec de la brique, des planches, de latoile et du plâtre, ils construisaient même à gauche une cabane solidecouronnée d’un pigeonnier ; ça ferait une chambre et une mansarde deplus pour les garçons, et ça les délasserait un peu dans les premièreschaleurs.

Il fallait voir les carrés de légumes en mai et les arbres à fruits enfloraison, et le champ de fraisiers tout en fleurs : « On dirait, mafoi, qu’il est tombé tout plein de neige », disait le père, les mainsdans sa culotte de velours, posant ses regards malades sur cetteblancheur rafraîchissante comme sur des traînes et des bouquets demariées.

Vous allez dire qu’à soixante-trois ans, lui qui avait vécu sa vie à lacampagne, devait en avoir vu des vergers au printemps ; seulement, çalui faisait douceur, après avoir tout perdu, tout vendu, de revoir lamaison bâtie par lui-même se couvrir de pigeons irisés au soleil, et lechamp qu’il avait défriché, se revêtir comme d’une lumière de fleurs ;après tant de dégringolades et de déboires, on avait le droit, une foisde plus, de redresser la tête.

Une curiosité : Savez-vous pour combien le bonhomme vendit de fraisescet été-là ? Une pièce de vingt-cinq francs, peut-être, allez-vousdire. - Pour cent cinquante, mon cher monsieur, vous pouvez demander àLepesqueux.

« Du coup, fit le père Barrette, un beau lundi de Pentecôte, j’allonstordre le cou à un poulet de grain et fricoter dehors. »

Et pour la première fois de longtemps, à coeur joie, on rigola avec.

*
*   *

- « Angèle, peux-tu me donner un coup de main pour étendre mes draps ? »

La mère Barrette s’était liée avec la petite dame d’Arsène ; une faceratatinée avec de la moustache noire sur la lèvre et des sourcils quilui bornaient le front d’une barrière sombre. Les deux femmess’entr’aidaient pour les lessivages. Angèle, qui était bavarde commeune pie-borgne et un brin mauvaise langue, contait toutes ses rancunesà la vieille qui hochait du nez, haussait une épaule, mais demeuraittaciturne. Elle sentait que la jeune cherchait à lui tirer les vers dunez, mais la bouche cousue, elle restait le regard fixé sur le passélointain ou levait les yeux avec un soupir. Oui, elle devait en avoirvu des vertes et des pas mûres, mais elle évitait la moindre allusion,parlait de la santé du père, des gars drus à l’ouvrage, des humbleschoses quotidiennes.

Cet après-midi, après des averses, il faisait gentil ; des alignéespoussaient vert-tendre : des pois, des fèves, de l’oignon. La mèreBarrette suivait sous sa main en abat-jour les nuées quis’effilochaient en charpie sur les profondeurs bleues ; de chaudsrayons qui frôlaient comme de l’espérance ouvraient les bourgeonsobstinément clos et les coeurs obstinément scellés. Et voilà que sur unmot d’Angèle, les souvenirs refoulés coulèrent comme une fontaine quele printemps délivre :

- « On n’a pas toujours été comme ça », faisait Angèle.

- « Et nous, reprit fièrement la vieille, et nous qui avons vécu jadisdans un château ! »

Angèle pince les lèvres ; ses sourcils épais se haussent ; elle riocheet flûte ironiquement : « Dans un château ? » - « Dans un château »,affirme la vieille, fermant les paupières mystérieusement.

Toute une histoire :

Ils étaient minotiers aux Andelys (Auguste avait repris le moulin deson père) et à côté des sacs de farine, on avait un gentil sac demonacos qui grossissait.

« Une fois en repassant par son pays, près de Saint-Aubin-Celloville,Auguste s’arrête devant une grande ferme à vendre ; une idée degrandeur lui souffle ; car cette ferme, imaginez-vous que c’était uneespèce de manoir avec une belle avenue de peupliers, un pigeonniergrand comme une tour, des celliers comme une église avec des piliers,des voûtes, un vieux pressoir : des madriers entiers, madame, pourtirer le jus des pommes qu’une meule plus haute qu’un homme avaitbroyées dans un tour large comme un manège. Il paraît que des moines,dans les temps, avaient demeuré là…

Auguste s’entête, le jour de l’adjudication ; un petit paysan à nezpointu poussait : 7.000, - 7.200, - 300, - 600, - 8.000, - 9.000. Latête a tourné à Auguste, - je le tirais par la manche, - il a crié10.000, et le paysan, devenu couleur de terre, est sorti. Et le châteaunous est tombé sur les reins.

- « Eh ! pardieu, je ferai valoir ! »

La propriété, bien entendu, avec des siècles sur le dos, demandaitqu’on la rafistole ; il a mangé son saint-fusquin ; il a acheté unejument, des vaches pour paître dans l’herbage. Mais il était fier, ilétait fort, bâti à chaux et à sable, et vaillant, ma fille, debout auchant des coqs ; moi aussi, allez, à traire les vaches, à battre lebeurre dans la baratte, à engraisser les poulets, les pintades, lesdindons. Lui travaillait comme un cheval avec un gars de ferme, unegrande gaule ; il brassait, allait vendre du cidre, des oeufs, du beurreà Rouen ; faisait les foins, cultivait de la légume. - Et le soir,assis après souper, sous la coudre, esquintés, on regardait nos gaminsfaire des cabrioles dans l’herbe et les pissenlits jaunes, en songeant: « C’est pour eux qu’on trime, ils récolteront ce qu’on a semé ! »

« Quand Hortense, l’aînée, vint en âge, vous parlez d’une gaillardepour ses dix-huit ans. Ça faisait la mijaurée et prenait des airs dechâtelaine à la messe. Le fils d’un boulanger des Andelys, amid’Auguste, qui venait de s’établir à Paris, vint un été passer quelquesjours chez nous. Il faisait la roue autour de ma grosse dinde ; bref,il l’a prise avec ses grands airs et un sac de cinq mille francs ; cen’était point le Pérou, mais il y avait au bout des espérances.

« Elle nage dans la grandeur, à présent, malgré notre misère ; laboulangère a des écus ; c’est à peine si ça reconnaît sa vieille mère ;il n’y a qu’elle de princesse au monde.

« Enfin, marche toujours, on était heureux. Un matin, voilà notre valetqui fait comme ça : « Maître Barrette, je voudrais me marier et acheterune petite ferme en Picardie, dans mon pays. Si seulement j’avais cinqcents écus. » Il y avait déjà quatre ans qu’Auguste l’employait. Ilrépétait toujours : « Si j’avions cinq cents écus, je serions sauvés ;ai ma vieille mère qui est aveugle, à soutenir… »

Auguste, un jour, lui tend un sac : « Tiens, tu me les rendras dans unan, deux ans ! » Voilà un homme aux anges qui lui presse les mains : «Maître, le bon Dieu vous les rendra. » - Il part. Il nous envoyait descartes avec des vues : « Votre reconnaissant » qu’il mettait au bas. Unan se passe ; Auguste me faisait : « C’est drôle qu’on ne reçoive plusde nouvelles d’Onésime. » On lui a fait écrire par l’instituteur. Ilrépond qu’il ne savait point ce qu’on lui voulait. Auguste en pleuraitde rage : « Croquant ! Crapule ! On avise le maire de l’endroit, lequelrépond qu’Onésime a quitté la commune, il y a belle lurette. Augustes’en rongeait les sangs, il voulait aller l’écharper. Mais quoi faire,madame, quand on ne sait lire ni écrire ? on est comme des aveugles queles malfaiteurs filoutent et jettent au fossé.

« Alors Auguste, pour rattraper cette malheureuse argent, se creusaitsa tête. C’était le temps du Panama ; il s’en fut trouver le notairequi lui prend pour 4.000 fr. d’obligations et puis d’une autre affairequi rapportait six du cent.

« Des voleurs ! madame, tous ces hommes de loi qui plument les pauvresignares. Pas besoin de vous dire que tout est tombé à l’eau, Panama etle reste. Et que d’autres ont bu encore un plus gros bouillon ! Enfin,par une fatalité, ç’a été une année de sécheresse ; les bestiaux ontsouffert de la cocotte, deux vaches sont crevées. Ce n’est pas la cagequi nourrit l’oiseau. On a tout vendu.

« Je n’en finirais point. Toujours est-il que mon homme a trouvé às’embaucher comme contremaître dans les carrières de Caumont. Il n’y aplus d’ouvrier comme lui. Un hercule, soulevant des blocs, madame, quedeux hommes d’aujourd’hui ne feraient pas branler. Polyte qui n’est pasfeignant, faut lui rendre cette justice, n’a pas tardé à l’aider dansla grande carrière et à empocher ses cinquante sous par jour.

« Nous, on avait une bicoque plantée au bord de l’eau et je donnais àmanger aux carriers ; pas des agneaux, je vous prie de le croire, maisjamais, madame, au grand jamais, ils ne m’ont manqué, pas plus qu’àAntoinette qui courait déjà sur ses dix-sept ans. S’il y en avait und’un peu mûr, je disais : « Toi, t’as ton compte, file ! »

« La petite était allée, une fois ou deux, voir sa soeur à Paris ; elles’est amourachée d’un grand serin de premier garçon, pas fort de lapoitrine ; elle nous a joué une comédie ! Elle était bien trop bellefille pour ce gringalet ; son père ne voulait pas ; elle l’a voulu etelle a fini par l’avoir. Sur mes petites épargnes, je lui ai payé ungentil trousseau. Le mariage ne lui a guère profité, pauvre enfant.Elle est devenue maigre comme un cent de clous. Enfin !

« On commençait à respirer ; mais probable qu’on n’était pas nés unmatin de soleil. Un vendredi de malheur, Auguste commandait son équipe,il veut aider les hommes à déplacer un moellon ; il était là, devant :ma pierre bascule, mal retenue, et il reçoit un grand coup terrible,ran ! au creux de l’estomac. J’ai cru qu’il allait en mourir : un jetde sang lui a giclé de la bouche. - Six mois au lit, ma fille, nospauvres épargnes mangées ; Polyte qui a dû partir au régiment… Pourlors, il s’est ouvert une guinguette à côté avec une grande effrontéequi attichait les hommes ; pardi ! vous devinez, que c’était plus gaique chez nous ; pendant que mon homme souffrait le martyre, on lesentendait faire bamboche et gambiller au son de l’accordéon.

« Avoir trimé trente-huit ans pour en arriver là, Seigneur ! Comment çase fait qu’on s’est échoué par ici ? Ça, ma fille, c’est les hasards,le mystère de la triste vie. - On a été balayé comme des fétus depaille que le vent charrie au diable vauvert. Il nous fallait un boutde terrain pas loin des fabriques pour les garçons. On a cherché àOissel. Enfin, comme Eugène, le maçon, nous avait conseillés, on aacquis ça, et la vieille brique, et le reste, avec nos derniers quatresous, et voilà.

On refait sa pauvre existence, ma fille, pour la troisième fois ! »

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*   *

Du nouveau. - La mère Barrette a trouvé des nourrissons. Il y a desmonstres de femmes qui font souffrir de malheureux petiots et leslaissent piailler des heures dans leurs langes pisseux. - Elle, elles’en donne du mal autour d’eux, marchez ! C’est son orgueil : elle en areçu un tout chétif, avec de petits poings crispés, des paupièresviolettes dans une pauvre tête fripée. Madame, c’est des jours et desnuits blanches qu’elle vous a passés à lui verser, sur ses genoux, lelait bouilli, à la cuillère, goutte à goutte ; heureuse quand il ne lerevomissait pas ; et la maigre tête plissée retombait avec un criplaintif et si frêle…

Et l’autre, un paquet de nerfs, braillant, gémissant, gigotant. Le pèreBarrette criait la nuit : « Gueule toujours, bois une vesse ! » mais serelevait en bannière pour le bercer et lui tiédir son biberon.

Et, à force de soins, elle les avait arrachés à la mort ; et la chairavait poussé sur leurs os de poulets maigres, et les éclats de rireavaient succédé aux cris de petites bêtes écorchées. La mère Barrette,orgueilleusement, les exhibait aux commères comme des volailles grasses: seize livres deux hectos, alors qu’ils ne pesaient point six kilos àleur deux quand on les a pris !

On avait du contentement : deux nourrissons à trente-cinq francs, c’estsoixante-dix francs le mois ; vous direz qu’il y a le lait et quelquesmédicaments qu’on ne veut pas faire payer aux parents, comme de juste,mais soixante-dix francs, ça ne se trouve pas sous le pied d’un cheval.Et puis le père allait une petite idée mieux ; Polyte se faisaitjusqu’à quatre francs dix sous par jour ; ça met du beurre dans lesépinards !

- Gustave, lui, avait tiré au sort, gaiement. Il était à Bernay où « çabardait » comme il faisait, mais, comme il faisait : « Ils auront lagraisse, ils n’auront pas la peau ! » D’ailleurs, ce dégourdi-là étaitdéjà passé moniteur de gymnastique, ce qui le dispensait de corvées desoupe, de gamelles et de crachoir. Malin, le gars !

- Ils étaient restés amis avec le père Jacob, le vieux forgeron,l’ancien maître de Gustave ; il venait des fois, courbé en deux,flanqué de sa demoiselle, une rougeaude avec un nez où il pleuvaitdedans, et sa dame, la gardeuse de moutons, cramoisie, crevant dans sagraisse, qui cachait ses pattes bleuies de verrues sous un tablier faitde la toile d’une pouche. Angèle, la noiraude, s’amenait aussi avecArsène, grand coquebin osseux. Polyte, esquinté, somnolant dans soncoin, soulevait parfois ses paupières lourdes. Dame ! depuis cinqheures du matin qu’il était debout ! On entendait la respiration doucedes nourrissons dans l’ombre de l’alcôve : n’éveillons pas chat quidort.

Ils se réunissaient par bonne amitié, pour se sentir moins esseulés aumilieu des ces bois muets d’hiver. La mère faisait chauffer une larmede tisane noire qu’on arrosait d’une goutte, histoire de passer le goûtdu café. Les coudes sur la table, on suivait les volutes lourdes de lafumée des pipes. On cassait un brin de sucre sur le dos de Lepesqueux,les gargotiers d’à côté : l’homme rouait de coups sa malheureuseguenon, quand il avait étranglé un perroquet de trop ; la mère Jacobaffirmait qu’après avoir saoulographié le fils Durdent, il l’avaitétalé sur la banquette et allégé de ses picaillons ; lui et d’autres,oui, tant d’autres qu’elle pourrait nommer, mais qu’elle se nommeraitpoint.

Arsène et sa femme expliquaient comment on installait la ligne destramways sans chevaux : ce serait tout comme à Rouen ; on plantait despoteaux creux, « on y attachait des fils de fer par oùsque le courantpasserait », et de ces explications scientifiques les épouxs’enorgueillissaient…

On causait chasse. Polyte se relevait des fois furtivement la nuit,s’il entendait un chien gronder dans le taillis au fond du jardin ;parce qu’il faut vous confier qu’il tendait quelques collets : il avaitdégoté trois lapereaux l’autre soir. Il montrait contre le mur lacarabine de Gustave. Ah ! lui, n’en ratait pas un dans le bois en faced’Orival. Dans le jardin même, en avait-il abattu des grives et desmerles l’autre hiver ! Cuits dans du papier beurré, c’était bon à s’enlécher les doigts.

- Un silence : Pataud dehors aboyait à la lune froide… - Le pèreBarrette, toujours calme dans son fauteuil, la pipe aux dents, contaità son tour : Un samedi, il avait dit à Léonie qui n’avait jamais eu lecoeur de saigner une poule : « Tiens, je vas t’abattre la noire pourdemain dimanche. » Voilà la volaille effarée qui bat des ailes,criaille, s’échappe, lui file - froutt - entre les jambes. Il lui lâcheà bout portant son coup de fusil. C’est bon, il ne s’aperçoit de rien,vaque à sa besogne, mais voilà-t-il pas que le soir, il se sent le piedlourd, lourd comme une masse de fer ; il se déchausse, sa botte esthumide de sang. Ce n’est rien, pense-t-il. Mais le matin suivant, leschevilles étaient gonflées, énormes comme ce carafon. Le médecin,vieille gourde, parlait de lui amputer le pied. « Ah mais, pas de çaLisette ! j’attrape ma bonne lame et je taillade au vif de la viande,garçon, et du bout du rasoir je fais sauter un à un, les petits plombs; il y en avait vingt-trois, vingt-trois boutonnières par où giclait dusang. Seulement au vingt-troisième tour, vous me croirez si vousvoulez, mais il était bougrement temps que ça finisse. » - « Eh ! lagosse ! qui que t’as, à c’t’heure ? » La fille aux Jacob venait detourner de l’oeil et de s’ébouler sur le plancher comme une couenne delard. C’est douillet, les filles…

- Une fois ou deux, Gustave vint en permission de quarante-huit heures,avec un galon rouge flambant sur la manche : « Te v’là, caporal jusqu’àmidi ! » cria le père Jacob. - N’est pas soldat de première classe quiveut ! », riposta sèchement la mère.. Pour lui, la maisonnettes’emplissait d’un va-et-vient de fête ; on mettait les petits platsdans les grands. Le soir, à califourchon sur une chaise devant lacompagnie, le soldat les faisait se tordre avec des blagues de carrée :la gamelle d’eau froide dégringolant - flac - sur le coin de la gueuleà l’adjudant ; ce fils de garce de Chaline qui avait pissé une nuitdans la cruche ; et Cerveau, un gros pied-de-cidre qui s’était foutusur le cul en faisant un appel de pied bath devant le capiston.

- Inévitablement, on reparlait de 70. Ces grands souvenirs, précis ouvagues, mettaient une largeur dans ces étroites âmes obscures,remplissaient ces humbles veillées d’une lueur d’épopée sinistre.

Le père d’Angèle avait été tué d’un coup de baïonnette au ventre à laMaison-Brûlée, - une boucherie effrayante dans les ruines du château deRobert-le-Diable. Ah ! bon sang de bon sang ! on était prêts maintenantavec le  Lebel et la poudre sans fumée… Savoir si on ne seraitpas encore vendus, faisaient les vieux, comme en 1870 où l’armée étaitlivrée d’avance.

Alors le père Barrette, de sa voix tranquille, remuait ses souvenirscomme de la cendre au bout des doigts. Aux Andelys, en avait-il assezlogé de Pruscots et de Wurtembourgeois : « Tu te rappelles, Léonie, lesoir quand ils cognaient au volet : « Pan ! pan ! viande pour nousmanger. - Paille pour dormir. » Je les foutais dans l’étable comme descochons. Deux nuits, trois nuits, ils y ronflaient ; puis, un ordre duchef, en avant ! ils ricanaient : « La France à nous et les Françaises! » Ils tapaient sur leurs cartouchières, faisaient sonner les balles :»Francs-tireurs, capout ! » Ils clignaient de l’oeil et montraient leursdents de loup dans leur barbe rouge. Léonie me retenait : je les auraiscrevés. Mais tu te souviens, Léonie, la nuit, souvent on se levait à lasourdine, moi devant, toi derrière avec une lanterne sourde. En rêve,ils jetaient des mots rauques qu’on ne comprenait point, puis serenfonçaient dans leur puanteur. Alors, on allait, à pas de voleur,entre-bâiller leurs cartouchières ; on revenait avec les douilles qu’onvidait de leur poudre, puis on retournait placer doucement, doucement,les cartouches vides. Une fois, il y en a un qui a poussé un grognementet les autres ont tressauté et nous, on s’est rencogné dans la nuit del’étable, retenant notre respire, la main sur la lanterne. Et lelendemain après leur pâtée, ils repassaient leur harnachement etrepartaient riochant : « Capout les Français ! » Mais c’était nous quirigolions en dedans : ces balles-là ne feraient toujours pas de mal àces malheureux moblots qu’on voyait se traînant sur les routes, lesgodillots à trous, tout gris de poussière, tout tachés de sang.

- Et les gars serraient le poing : « Ah ! nom de Dieu ! » C’était toutce qu’ils pouvaient dire, mais cela disait que le pauvre peuple deFrance n’oubliait pas, qu’il avait de fiel et de rancune comme uneboule sur l’estomac et qu’un jour, si la revanche s’offrait, ah ! nomde Dieu ! il se ferait gaiement crever la paillasse pour venger lesmorts et effacer sur la face du pays la trace de la vieille gifleencore brûlante.

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Elle en avait trois, oui, madame, beaux, potelés comme des chérubins duSeigneur. Il y avait Popo, un boulot qui venait à vous en se dandinantcomme un petit canard, les doigts dans les narines, avec un grossourire bonhomme ; Mimi, qui piaulait souvent avec une frêle musique dechaton qui miaule et dont le petit coeur se gonflait de grosses larmes,et Nénette qui avait deux belles joues en pomme d’api et le rire clairde ses quenottes blanches ; elle jouait déjà à la petite femme avecPopo, à la petite mère avec Mimi. Pensez elle était grande puisqu’elleavait trois ans et demi.

La mère Barrette lui disait, si elle sortait jeter des miettes auxpoules : « Toi, qui est la grande soeur, berce Popo et Mimi pour qu’ilsfassent leur petit roupillon. » Une fois, - que je vous conte, - restéeseule avec les poulots tandis que le père Barrette somnolait un brin,cet homme, dans la chaleur du midi, la gosse vous avait empoigné leberceau d’osier, et je te balance et je te secoue - do, do, l’enfant do- et plus fort et plus vite, comme un panier à salade : le ber bienentendu, de basculer avec la nichée, et la mère nourrice d’accourirpour trouver mes trois crapauds qui gigotent, braillent et s’empêtrentsous le paillot et dans les rideaux de serge.

- Les voici frais comme des roses, râblés, jamais malades sesnourrissons. La mère Barrette vous donnera sa recette : être autourd’eux toute la sainte journée, et ne dormir la nuit que d’un oeil, engendarme. Et puis toujours le buis bénit à la tête de leur berceau, uncollier d’ail pour les vers, un collier de sureau pour les convulsions.Dame ! tout est là.

Elle avait rappris les zézaiements puérils et ces vieux sourires quiéveillent les risettes indécises des innocents, les éclats de rire desâmes toutes neuves.

Sa pensée tournait désormais dans le cercle étroit des besoinsélémentaires… Et elle collait les petits derrières blancs sur le pot,ou elle empâtait leurs becs ouverts d’oisillons affamés.

Un même mouchoir à vastes carreaux jaunes épongeait leur front ensueur, torchait la bave des lèvres, les nez morveux et les beaux yeuxpleins de larmes. Elle leur avait enseigné les douces prières naïves etles chansons enfantines qui avaient bercé leurs premiers sommeils : «Ferre, ferre, maréchal, - ferre mon petit cheval… »

Les petiots tenaient société à ces vieilles âmes, maintenant surtoutque Gustave était au régiment et que Polyte habitait le Thuit-Signol etqu’il avait pris femme : oui, ne m’en parlez pas, une carne à têteosseuse de jument qui le faisait filer droit, à l’oeil et à la baguette: c’était lui qui l’avait voulu, pauvre cher garçon !

- Un soir d’hiver, la mère en avait eu une frayeur avec les sacrésmoutards ! Elle les avait allongés dans leur ber, bien emmaillotés, uneboule chaude aux pieds ; elle allait s’assoupir auprès de son bonhommequi venait d’avoir avec son estomac une fichue corvée.

Subitement, dans la pénombre de la veilleuse qui nageait sur l’huile,elle avait vu Nénette, les joues violacées, se débattre avec uneplainte rauque et les autres se réveiller en hurlant, qui avaient l’aird’étouffer. D’un bon elle saute hors du lit, car elle a senti sedresser l’épouvante des mères, la bête qui étrangle, le croup ! Sansperdre la boule, ran, d’un coup de serpe elle tranche le lien d’unfagot, fait une grande fouée de broussailles et la flamme jaillit dansl’âtre, et son grand chaudron de cuivre, elle le cale, plein d’eau, surla fournaise ; et la buée s’élève en hautes spirales de vapeur quiembue les vitres, met une sueur sur les murs, obscurcit d’un brouillardtoute la chambre. Elle est en nage. Marche ! marche ! elle vousempoigne les loupiots déjà noirs, les fait vomir, un doigt dans le bec,et je te les embobine dans trois couvertures de laine. Ah ! il nefaisait pas froid, je vous jure ; l’eau lui en ruisselait des tempes etles gosses transpiraient aussi à grosses gouttes dans cette étuveardente. Et toute la nuit elle se démena, comme une sorcière en cheveuxgris, au milieu de ces flammes et de ces vapeurs d’enfer. Au point dujour les petits, assommés, s’endormirent enfin. - A midi, dans un rayonde soleil pâle, ils se réveillaient jouant et gazouillant comme si derien n’était.

- « Oh ! vous êtes plus forte que moi, avait fait le père Lecornu, levieux médecin de Caudebec ; je n’ai plus qu’à reprendre ma canne et monchapeau ; vous les avez ramenés de loin ; deux heures plus tard, ilsétaient frits. » La mère Barrette souriait, tremblante encore comme lafeuille de tremble…

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Le bonhomme, qui les adorait tous trois, se traînait des fois jusqu’àElbeuf, à la foire Saint-Gilles, pour leur rapporter dans du papier desoie une belle norolle ou un zizi-à-la-queue-verte, ou encore desaguignettes la veille du jour de l’an. Il les soulevait précieusementde ses mains calleuses de vieux travailleur et en faisait danser deuxsur ses genoux comme des marionnettes gentilles : « Arlequin dans saboutique ! ou B-u, bu, r-e-a-u, reau, t-a, b-a-c, bac, tabaque - desmanufactures royales ! » Vous connaissez l’air…

Parfois, aux beaux jours, il s’en allait à pas menus avec le gros Popojusqu’à l’épicerie cachée sous les marronniers un peu plus haut sur laroute. Il faisait l’enfant et saluait la dondon de fruitière avec forcesalamalecs : « Bonjour, madame la marchande ! » Puis de s’extasier avecle mioche devant les bocaux de bonbons multicolores : il barguignait unbrin, n’ayant en poche que quinze centimes de folies à faire.Finalement, on faisait emplette de galettes à deux pour un sou et d’unepipe en sucre rouge puisque le jeune homme fumait déjà. Popo insistaitpour porter lui-même ces douceurs de bouche, mais tenir trois chosesavec deux mains, c’est un problème embêtant. Popo, perplexe, méditaitsur la route, s’arrêtait, s’accouvait, déposait à terre tantôt unegalette, tantôt l’autre, ne pouvant se décider à lâcher la précieusepipe. Enfin, il trouvait la solution en se fourrant cette dernière dansle bécot, et reprenait son petit bonhomme de chemin, les galettes commedeux palets au bout des bras pour faire équilibre.

Le père nourricier pinçait sa mouche en se rigolant.

- Aux fins douces des belles soirées, les bonnes gens, après la soupe,allaient s’asseoir sur des escabelles entre les carrés de fèves, lesgueules-de-loup, les plants d’angélique et de rhubarbe, et dans l’airsaturé de menthe, d’absinthe, de l’arôme des pins rouges voisins, leursvieux corps usés par leurs longues vies de soucis et de travaux,trouvaient le délassement miséricordieux…

Les chauve-souris virevoltaient dans la nappe d’or pâle. Les enfançonspetonnaient en riant de l’un à l’autre, et leurs vieilles mains lesrecevaient chancelants et jetant de petits cris effarouchés, des crisd’oiselets qui risquent leur premier volètement. Ou bien les têteslasses se repliaient sur les genoux maternels ; le bonhomme calaitdélicatement Nénette entre ses jambes et roulait en silence la soietiède des boucles autour de ses gros doigts rugueux. « Ma mie, mabesotte, ma mignonne », chuchotait-il sur le sommeil sans rêve descalmes innocences.

Les ombres lumineuses descendaient des vastes champs du ciel oùnaissaient les bonnes étoiles. « Ce sont les jours les plus longs del’année, murmurait la mère ; j’ai ouï dire que le soir de laSaint-Jean, la nuit ne clôt pas, qu’un fil de clarté rôde toujours aufin bord de l’horizon et que l’herbe Saint-Jean fleurit vers lami-nuit… »

Un souffle frais retroussait les feuilles tranquilles et frôlait leursvieilles têtes…

- Et le coeur de ces justes, sur le soir de leur vie, s’emplissaitconfusément de la grande bonté de la nuit et de la lumière affectueusedes étoiles qui d’en haut posent leurs regards d’infinie pitié sur lespauvres, et entre deux souffrances, pour quelques heures, font grâce…

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Les accalmies, dans l’existence des pauvres, ne durent guère plus queles belles soirées d’été.

Les douleurs sourdes, puis aiguës se remirent à ronger le ventre duvieil homme comme une sale bête qu’on ne peut arracher de soi. Ilappréhendait de manger, car après, c’en était une danse ! La mèreBarrette avait fait apporter de la Coopérative d’Elbeuf du bon vin à 0fr. 60 le litre pour le remonter, mais le vin le brûlait comme duvitriol, comme une flamme qu’il aurait voulu éteindre avec de l’eauglacée.

Alors, elle avait mandé le médecin qui, à l’écart, avait du chef faitun hochement vague ; mais comme la bonne femme le fouillait de ses yeuxd’inquiétude, il avait rédigé une longue ordonnance : « Ah ! puis,s’était-il ravisé, le pharmacole vous en collerait pour dix francs etle pouce ; je vous apporterai des choses qui ne lui feront toujours pasde mal, - si elles ne lui font ni chaud ni froid », avait-il achevé ens’éloignant sur la grand’route.

Le père Barrette prit donc des poudres blanches qui avaient un goût deplâtre et qui tout de même adoucissaient les brûlures, comme l’amidonles rougeurs cuisantes des mioches. Et puis les poudres, voulez-vousque je vous dise ? lui firent bientôt l’effet d’un cautère sur unejambe de bois : « Tiens, fous-moi la paix, avec tes drogues ! c’estcomme si on pissait dans un violon ! » - et il repoussait les fiolesd’une main découragée, en repassant d’un geste machinal son autre mainsur sa blessure.

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Quand Monsieur venait, M. Georges, le papa veuf de Nénette, la mèrenourrice cherchait à faire un brin de fête pour égayer la maison triste; elle rôtissait une maigre volaille, versait à son homme une larmed’eau-de-vie dans son café, mais c’étaient des fêtes qui coûtaient cherau vieux, se terminaient par des crispations de feu qui le ployaientcomme le vent de la mer.

Entre deux crises, ses pauvres regards, encore chavirés de souffrancedans sa pâle face étirée, se raccrochaient aux objets familiers, commeun naufragé à des épaves ; ses mains tristes se reposaient sur la têteheureuse des mignonnes, balançaient le panier où biberonnait l’un despetits êtres, ignorants de la grande douleur des hommes…

Parfois il regardait M. Georges, pour chercher à lire dans ses yeux depersonne instruite l’énigme de son mal mystérieux. Il affirmait pour serassurer : « Je ne suis point malade, je suis encore d’attaque, j’ailes membres dispos ; seulement - de ses deux mains, il découpait unetranche de son corps - il n’y a que ça qui n’aille point. » Les autrestranches étaient saines ; il n’y avait que cette tranche-là demauvaise, comme un peu de moisi dans une miche bien blanche de bonfroment.

M. Georges lui apportait d’Elbeuf des gâteaux fins. Il en mordillaitun, puis soupirait : « Voyez-vous, quoi que je mange, c’est comme de lacendre ; tout a goût de cendres. »

- Le père Frigot venait parfois lui dire un petit bonjour en passant.C’était un vieil ordureux qui vivait de bricolages, de charités, depetits verres de tord-boyau, rasait d’une main tremblante et d’unrasoir en scie les couennes rugueuses des hommes, fendait les fagots defemme une telle, ou ramassait de la crotte de cheval pour celui-là.Avec les Barrette, il buvait lentement une bolée de cidre, gémissaitsur les temps si durs au pauvre monde, et insinuait au bonhommedouloureux les conseils de sa sagesse ancienne : « Croyez-m’en, que jevous dis, pour vous remonter un homme, parlez-moi d’un coup de schnick.C’est bon, eune bonne goutte. » - « Une bonne soupe », rectifiaitsèchement la mère, en train, avec sa lavette, de débarbouiller lesplats. - « Oui-da, ma chère dame, c’est ce que je répète toujou : eunebonne soupe et eune bonne goutte ; mais je vous le dis en vérité, monpauvre père Barrette, ce qu’il faut à l’homme pour vivre, par-dessus labonne écuellée de soupe, c’est, on dira ce qu’on voudra, eune bonnelampée de goutte. »

Mais le père Barrette, affaissé dans son fauteuil bas, sentant déjà àces mots se rallumer l’enfer dans son corps, de sa main amaigrie etlasse, écartait la coupe de feu et le vieux tentateur…

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Ils étaient fâchés à mort avec Angèle : la mère Barrette ne voulaitplus la sentir, depuis qu’elle avait dit sur son compte à la fruitièredes abominations qu’il vaut mieux ne pas redire.

Aux amitiés ardentes dans ce coeur passionné, succédaient d’ardentesrancunes. On ne fréquentait plus chez les Lepesqueux. Le père dans sesquarts d’heure de grâce y allait faire un domino en buvant une chope.La bière, c’est frais.

Lepesqueux, quand il n’était pas plein comme un oeuf, n’était pointméchant bougre et il n’y avait que lui pour faire rigoler les gosses.Il se couchait à plat ventre sur le sable et ils l’escaladaient commeune colline, et son dos s’enflait en échine de matou et il miaulaitcomiquement ; puis c’était le coq et il lançait des coricocosclaironnants ; puis toutes les bêtes tour à tour et les gossesreconnaissaient le couin-couin du canard, le jappement de Pataud, legrincement aigu de la pintade ou le grognement court du cochon. - Oubien, enfourchant un cheval de carton, le voilà qui détale à fond detrain, fait des pétarades, caracole, va l’amble, puis part au petittrop, hennissant, piaffant, s’ébrouant, pétant comme un roussin, pourfinalement s’étaler sur l’herbette, les quatre fers en l’air, au milieudes rires inextinguibles. Les vieux s’amusaient autant que la marmaille; et la femme Lepesqueux, heureuse d’être exempte, pour le quartd’heure, de gifles, découvrait ses dents rongées et ses gencivessaignantes, dans un humble rire d’esclave…

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L’automne revenue, le bonhomme rechuta. - Polyte s’en venait parfois duThuit-Signol prendre des nouvelles et souper ; il apportait son litrede boisson et une boîte de sardines pour ne pas être à charge.

Gustave, de Vincennes, où, au sortir du régiment, il avait trouvé unebonne place dans une boulangerie près de sa soeur, envoyait aux vieuxdes paniers de pains de gruau, de croissants et de brioches, qui fonttoujours plaisir. Quand il s’amenait, son franc rire ragaillardissaitle père et les gosses se pendaient à lui comme à un chêne, et c’étaitl’extase devant la grenouille qui saute, les caramels mous oupapa-la-colique. Et la mère à qui Gustave venait de glisser troispièces cent sous, le couvait d’un grand regard de reconnaissance, commeun sauveur. Deux cents francs par mois, c’est beau à vingt-trois ans.Ah ! dame, c’était dur, des nuits entières dans le pétrin et lafournaise, mais, bast ! une heure de roupillon et il se relevait fraiscomme l’aube, la chanson de Ninon sur les lèvres. - Le père levait lesyeux vers son gars comme vers sa belle jeunesse et retrouvaitl’autrefois en lui.

- L’hiver, le vieux empira. Il demanda à voir ses filles. Laboulangère, l’aînée, des pendeloques en or à ses oreilles rouges, unebroche en or sur son cou large comme une tour, était un soir pesammentdescendue du train de Paris, portant dans son abondante poitrine et sesvolumineuses hanches toute la majesté de la capitale et la distinctionde Vincennes.

Depuis que ses parents étaient tombés dans la panade, son coeurorgueilleux en avait honte et elle déclarait à ses connaissances qu’ilsétaient morts… pour simplifier.

Elle avait bourré son sac de voyage de provisions, pour qu’ilsn’aillent point conter que sa visite leur coûtait les yeux de la têteet pour requinquer un brin ce pauvre père dont elle attribuait lamaladie à des privations.

Elle était venue prodiguer les préceptes impérieux de sa souveraineexpérience ; mais soudain devant l’angoisse du regard maternel, lesjoues creusées du vieux, sa lourde masse s’était émue et son orgueilavait fondu en larmes dans leurs bras ; car il est des coeurs étoufféssous une graisse d’égoïsme et de suffisance qui ne peuvent fondre quedevant les lits d’agonie et les bières ouvertes.

Elle qui depuis douze ans n’avait pas écrit quatre lettres, n’avait pasfait l’aumône de vingt francs, non plus que d’une parole aimante, sedégorgeait soudain dans un épanchement de tendresse à grosses eaux,peut-être par pitié filiale réveillée, peut-être pour éviter à sondeuil prochain l’ennuyance du remords.

Elle eut un débordement de générosité : elle acheta une chaise longueencombrante avec des coussins brochés pour papa, une chancelière pourque papa n’ait pas froid aux pieds, une bourriche d’huîtres puisque çasouriait à ce pauvre père, des casseroles en aluminium pour maman, uneétole de marabout pour la préserver des bronchites.

Le médecin ayant suggéré qu’à défaut de champagne, du bon vin de Saumurlui redonnerait du ton, elle en avait fait venir une feuillette de chezun client de Paris. Elle chercha en dix jours à leur faire oublier, àeux et à elle-même, ses cruautés de dix ans.

Eux, oubliaient, chantaient ses louanges, la présentaient aveccérémonie aux Lepesqueux, aux Jacob, au premier venu, puisque toutl’humble orgueil des parents dans la misère, se raccroche encore auxenfants dans l’opulence, même quand ceux-ci les méprisent.

- Puis, ce fut le tour de l’autre, d’Antoinette : c’était la chérie, latoujours préférée, car elle était toute gracieuse et douce ; mais ellene vivait plus que pour son grand niais, creux de poitrine, défoncéd’une toux qui sentait le sapin. Elle arriva toute mince (ah ! malheur! si vous l’aviez connue, forte et rayonnante de santé, jeune fille !),avec un petit toussotement. - « C’est nerveux », disait-elle- et degrands yeux pleins de flamme. Le médecin lui conseillait de s’éloignerun temps de son mari, à la campagne, mais cette séparation larévoltait. - Elle vint avec sa fillette joufflue, rieuse, bondissante,l’image de sa mère enfant ; il semblait qu’elle eût pris toute lafraîcheur de sa chair, toute sa jeune allégresse de vivre.

Le vieux posait sa petite fille avec précaution sur ses maigres genoux,appliquait sa tête soyeuse comme de la charpie sur l’inguérissableplaie. La bête intérieure le dévorait, mais crainte de tourmenter lesenfants, de torturer sa bonne femme, il dissimulait. Si Antoinette ouGustave étaient là, il faisait à déjeuner bonne contenance, goûtait auxbonnes choses et puis, au milieu de la conversation, il s’éloignaitsilencieusement, ployé, la main sur la blessure éternelle ; les autresne le voyaient point, mais les regards anxieux de la mère l’avaient vu; ils le suivaient gravissant, à pas humbles, l’échelle qui conduit àla soupente de la cabane. Il avait la pudeur de sa souffrance…

Alors, commençait la danse, la danse de la grande douleur. Ils’appuyait le ventre et le front contre la couche, agenouillé commes’il priait. Sa tête ravagée dans ses doigts, il attendait la fin del’horrible angoisse de sa chair, et ses hoquets lui faisaient remonterson pauvre manger qui avait goût de terre et qui revenait avec lacouleur de la terre…

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Le père Barrette savait qu’il portait la mort en lui. Il ne voulaitplus de rien, plus de drogues qui ne font de bien qu’à l’apothicaire,plus de vin qui vous brûle, plus de nourriture qu’il faut revomir. Ilattendait la mort qui délivre et étouffait ses plaintes. Ceux qui vontmourir n’ont qu’à se taire. Mais une inquiétude le hantait : « Je ne telaisserai, murmurait-il, que tes yeux pour pleurer, malheureuse fille. »

Le bon Dieu n’a pas pitié du coeur des pauvres. Les mans avaientrongés les fraisiers : les beaux plants verts, rôtis comme par le feu ;et le père Barrette, d’un long regard navré, contemplait ce jardin quilui avait coûté tant de suées, dévasté sous le soleil comme un désertde cendres.

Alors, profitant d’une accalmie dans son mal et de journées douces, ilavait ramassé ses forces misérables ; et la mère le vit, sans riendire, toute remuée, ployé sur sa vieille bêche, un seau à ses pieds. Ilrefouissait tout son champ, le retournait une fois dernière, lentement,profondément, brisant les mottes une à une, effritant la terre de sesvieux doigts, et rejetant dans le seau, une à une, les larvesmalfaisantes. Le seau était comble de ces choses blanchâtres,grouillantes. - Deux fois, avec douleur, il retourna le champ tropvaste. Et la mère pleurait derrière le rideau ; elle avait compris :avant de mourir, il s’imposait cette tâche suprême, afin que, l’humblejardinier sous terre, le jardin flétri ressuscitât au printempsprochain et que lui, qui ne laissait pas un sou vaillant, léguât toutde même à sa vieille le fruit du labeur de ses mains mourantes,l’humble récolte de trois cents francs…


- Il ne voulait pas se coucher ; il s’affaissait, écrasé, la têtecontre le traversin. La mère, elle, ne se déshabillait plus : elleavait perdu l’habitude du sommeil. Elle se faisait du café fort la nuitpour se soutenir. Elle allait de l’alcôve aux berceaux : « Veux-tuboire, mon homme ? - Tiens, mon Popo, ta tétine. - Fais dodo, ma p’titecocotte chérie. - Tu ne dors donc pas, mon pauvre homme ? tu souffres.» Et elle ravalait un sanglot pour chantonner tout bas à Mimi réveillée: « Ferre, ferre, maréchal, ferre mon petit cheval. » Ah ! misère !Seigneur !

Que voulez-vous dire à un martyr, crucifié par la souffrance ? Elleétait au bout de son rouleau : « C’est du sang âcre que t’as surl’estomac - c’est ce temps de froidure - si tu reprenais un peu de tapoudre, mon père, - celle que le formacien t’avait donnée il y a deuxans. » - Quoi dire, quoi inventer ?

Un soir, il souleva son bras décharné et ses paupières pâles, pourl’interrompre avec calme : « Ne te fatigue pas, ma pauvre vieille, àchercher ; j’ai trouvé depuis longtemps : ça ne pardonne pas, le cancer ».

Le mot trois fois redoutable était prononcé : elle en resta toutesaisie et la tisane lui en tomba des mains.

Dieu qui est bon, après d’atroces agonies, permet enfin aux misérablesde mourir. - Un soir, ses fils étaient là, il s’assoupit avec unerespiration lente et lourde. La mère sortit quérir un fagot dans lebûcher et Gustave l’aida à fendre le bois, tandis que Polyte descendaittirer de la boisson à la cave. En mangeant, on causait à voix basse : «Je vas repartir demain, faisait Gustave, puisqu’il va mieux. » - «Parle pas trop fort, Polyte ; Seigneur, s’il pouvait reposer comme çalongtemps ! »

Le Seigneur l’exauça car, en s’approchant du père endormi, on s’aperçutqu’il était mort…

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Une grosse pierre fut soudain levée de dessus le coeur de la mèreBarrette ; elle voulait pleurer, puisqu’on doit pleurer les morts ;étrange, elle était comme heureuse. Depuis un mois, elle ne parvenaitplus à avaler deux bouchées, et voilà qu’elle avait grand’ faim. Toutesles besognes funèbres, entre ses fils, lui paraissent maintenant,faciles et reposantes. « Il a fini de souffrir », soupire-t-elle. Elleaussi.

Deux jours plus tard, ce juste s’acheminait vers le paisible cimetièrede Saint-Aubin-Jouxte-Boulleng, dans un simple corbillard autour duquelse balançaient des couronnes naïves : « Au père » - « A mon époux », etque suivaient une douzaine de petites gens et de pauvres…

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« Mais vous mangez point, voyons, c’est-i raisonnable ? » La veuve sedébattait, se révoltait, ne voulait seulement pas goûter au gigot (onavait, comme de juste, voulu bien faire les choses, rapport au monde).On dût lui mettre de force la fourchette en main et les morceaux dansla bouche. Elle jouait innocemment la comédie funéraire, ayant honted’avoir faim, de trouver la chair appétissante. Le cercled’affectueuses sympathies la protégeait des lendemains affreux. Ellecontait pour la centième fois les derniers moments : elle était sortiequérir du bois… elle avait fait à Polyte : « Parle pas trop fort… »

Angèle avec qui elle s’était raccordée, le deuil l’ayant emplie d’unindulgent oubli, mangeait à sa droite et se faisait toute douce. Angèleexpliquait, la main sur le coeur : elle avait dit à la fruitière quicritiquait la mère Barrette : « C’est un brin gueulard, mais le fondest bon ». La main sur le coeur, voilà ce qu’elle avait dit. MmeCoquerel l’avait entendue et si elle était là, elle le répéterait. - Ah! cette fâcherie, le pauvre disparu en pleurait souvent. Etl’attendrissement ressaisissant leurs âmes, elles tombaient dans lesbras l’une de l’autre, en mêlant leurs larmes.

On causait pour la distraire. On rappelait d’autres cérémonies. Arsèneavait assisté à un enterrement dans la campagne près de Vire. Desbrutes sans coeur, voyez-vous, qui ne songent qu’à boustifailler ; onavait posé des planches sur des tréteaux et la bière dessus ; eh bien !monsieur, les gens de la maison, derrière le cercueil, avançaient déjàdoucement les assiettes et les verres, comme pour repousser le mort,par manière de dire : « Ote-toi de là, qu’on mette la table. »

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Quand il s’est agi de payer les frais d’inhumation, les autres enfantsse sont défilés ; c’est Gustave seul qui a tout réglé, les pompesfunèbres, le clergé, le médecin, le repas, la croix en fonte ducimetière.

Dans l’élan de son coeur passionné, la mère a fait donation de tout àson cher et généreux fils. L’immeuble est à son nom à elle, c’estentendu, mais elle lui a, censément, vendu la maisonnette par devantl’homme de loi, ne se réservant que la seule cabane. Polyte et Hortenseragent, mais qu’ils en crèvent ! Que celui qui fut bon fils dans lemalheur recueille le peu de choses que laisse le père. N’est-ce pas surses fortes épaules qu’elle reposera sa vieille tête ? Un défi est dansses yeux : elle brave la rogne des autres.

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Elle a perdu à tout jamais, l’habitude du sommeil ; elle s’allonge dansle fauteuil du père mais ne clôt pas les yeux cinq minutes, hantée desouvenirs funèbres ; elle croit saisir son gémissement profond dans lesilence de la nuit ; non, c’est le souffle doux des chéris qui dormentdans l’ignorance de la mort. Elle passe ses nuits désertes dans sesvieilles songeries de douleur, de rancune ou de tendresse, dans sespréoccupations menues de tiédir le lait de la petite Mimi, de reborderun enfant fiévreux. Elle a des mots mystérieux pour apaiser lesangoisses des vilains rêves, les cris d’effarement des mauvais réveils.

Sous la lune, elle vague dans les profondeurs du jardin solitairejusqu’au bois ténébreux ; les bruissements de feuilles, lesfrémissements des bêtes, fouine ou mulot, le hululement lugubre d’unehulotte ne la font pas tressaillir. Elle ne verrouille jamais sa porte.A quoi bon ? les malfaiteurs ne volent pas les gueux ; les rôdeurs sontbien peu redoutables quand on a vu entrer le grande rôdeuse.

La mort ne peut plus la frapper qu’en elle-même, et ce coup-là sera lecoup de grâce espéré.


- Quand les besots dormaient bien, elle allait souvent s’appuyer sur labarrière de treillage et ses regards fuyaient le long des taillis bleusque coupait avec netteté la route blanche de lune, ou bien se perdaientdans la voûte illimitée que les astres saupoudraient d’une espèce deneige. Son homme la regardait peut-être du ciel où vont les justes ;les étoiles sont peut-être les yeux pensifs des morts…

Une fois, elle entendit le piétinement sonore de chevaux qui venaientau galop : des gendarmes passaient sur la route ; elle les suivait duregard, immobile, accoudée, mais eux ne la voyaient pas ; soudain uncheval, la flairant, fit un écart brusque et les hommes tressaillantsaperçurent cette tête un peu hagarde au-dessus des buissons et ces yeuxfroids qui fixaient : « Monsieur a eu peur », fit-elle en souriant. - «Vous n’avez donc pas peur, vous ? » grommela l’un des gendarmesbrutalement. - « Peur de quoi ? » reprit-elle avec calme…

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Entre ses innocents, elle s’en va dans l’après-midi tiède avec unbouquet de ravenelles ou des pensées. Gustave a acquis, pour le père,une concession perpétuelle ; il dort au milieu de personnes bien, entreMme Lemarrois qui habitait la belle propriété des Brûlins et M.Duverdré, l’ancien maire. Sa douleur se rehausse d’humble orgueil. Ellerend ses devoirs au défunt chaque semaine comme un culte sacré. Ellesalue, grave et digne, les connaissances du pays et l’on se ditderrière elle : « Pauvre chère femme, elle va sur la tombe du pèreBarrette, ce pauvre cher homme. »

Les petits enfants jouent, trottinent ou se poursuivent avec des éclatsde rire, insouciants, comme la cruelle nature ; ou bien, ilss’accouvent pour arracher des clochettes bleues, des pâquerettes sousla haie rajeunie. « Tiens, ’garde, maman Lonie, est beau, sent bon. »-  « Oui, cueille les belles margriètes, va, ma fille »,soupire la nourrice distraitement.

Le silence du tranquille cimetière les impressionne un instant. Maisles fleurs, les papillons jaunes pâles qui volètent dans le pâlesoleil, égaient les âmes légères. A l’entrée sont les chapelles desfamilles aisées, et Nénette qui a visité les Galeries d’Elbeuf,s’arrête devant les étroits vitraux entr’ouverts ; à la vue descouronnes d’immortelles appendues, des bouquets en celluloïd, des vasescoloriés, des angelots en marbre blanc, elle demeure interdite etpousse enfin ce long soupir admiratif qui fait se retourner la mèreBarrette, songeuse : « En voilà un grand bazar ! est-ce qu’on peutchoisir ? »

La tombe du père Barrette est au fond, discrète comme sa vie : unrosier, du buis, une croix de fer. La mère Barrette se signe,s’agenouille et pense que sous cette terre très calme, dans sa bière,les yeux clos, les mains jointes, après cinquante ans de tâche ou desouffrance, il repose enfin dans la paix du Seigneur ; et Popo quirépète une phrase entendue, levant un petit doigt comme un naïf SaintJean, annonce : « Papa l’Auguste, il est au ciel ! » Alors, elle seprend à sangloter tout simplement en pauvre femme, pendant que lespetits jouent à cligne-muchette derrière les tombes…

M. Georges a mis vingt francs dans la paume de la nourrice et il a dit: « Vous nous ferez un petit dîner simple pour le baptême de Nénette ».On avait oublié de la baptiser, mais mieux vaut tard que jamais.Nénette aura l’avantage de mieux comprendre ce qu’elle fait et deréciter elle-même : « Je confesse à Dieu… » Elle est avancée pour sonâge et la nourrice, orgueilleuse, lui a seriné ses prières poursurprendre M. le Curé et fait chanter ses gentillettes romances pourémerveiller la société au dessert.

Mais, voilà qu’aux fonts baptismaux, après l’aspersion, sur un signe detête, Nénette en blanc, dans l’austère silence de l’église se trompe etentonne, de sa frêle voix de flûte : « Quand le p’tit Jésus allait àl’école… » M. le Curé rit en brave homme, mais la mère Barrette en estrouge.

- Elle est derechef fâchée à mort avec Angèle et elle s’est brouilléeavec la mère Jacob ; elle n’a plus qu’une maison amie : celle desLepesqueux. Elle a les indulgences de l’amitié pour le vice de l’hommequi a la pépie plus souvent qu’à son tour : « C’est le métier qui veutça » et elle épanche son coeur ardent dans le sein de la cabaretière,une grande bringue sanglée dans un jersey à boutons innombrables, quireçoit assez de gnons par la figure pour compatir au malheur.

Elle a tout organisé : le repas se fera chez Lepesqueux, ce sera plusgai : pour sept francs dix sous on a un fameux aloyau : la mèreBarrette offre les légumes et paie le rôti ; les Lepesqueux, la boissonet le dessert. La nourrice a mis la monnaie des vingt francs dans sapoche en clignant de l’oeil : « On aura fait une petite fête gentille etle reste ne sera pas perdu. »

Elle voiture Popo et Mimi dans leur guimbarde et ils s’esclaffent commes’ils partaient à la noce en cabriolet.

Lepesqueux dispute la belle avec un ancien zouzou d’Afrique, un frère ;on l’entend qui claque les dominos sur le marbre et crie : « C’est moiqu’est rincé, c’est moi qui paie la rincette : faut être juste. »

La nappe est mise, presque blanche, à part trois taches de vin. LaLepesqueux va décider son homme : il arrive enfin, les yeux allumés,nerveux, ricanant. Il tape sur l’épaule de M. Georges : « Dis-donc, jete connais, t’es voyageur pour les liquides, pas ? t’es un zig, - fautbien blaguer », et il lui passe sous le nez son haleine d’absinthe. Safemme le ménage ; elle lui sert une tranche bien sanglante puisqu’iln’aime que l’incuit, mais lui, coupasse, dépiche la viande : c’estépatant, il n’a pas faim. - Préfères-tu un peu de filet ? c’est plustendre. - Toi, mâque et te tais ! » Seulement, il a soif, une soifd’enfer, et il a besoin de s’éteindre le gésier avec des verrées de vinblanc ; il réclame même de la bière qui désaltère mieux. Mais, c’estplus fort que de jouer au bouchon, il ne peut pas faire sauter lacapsule et il se tord et veut que chacun se torde avec lui. - « Ah pis! faut faire le trou normand pas, ’Génie ? »

M. Georges cherche à l’amuser, mais il n’en démord pas : « Après lerôti, faut creuser un trou, c’est forcé. » - La mère Barrette presse deses bras protecteurs les deux petits qui se barbouillent le nez de lacrème d’un chou.

Aux jeux de société maintenant. Il se lève. « Mesdames et messieurs…, »retrousse sa moustache gluante qui retombe ; il va vous exécuter untour avec sa serviette trouée - c’est de la dentelle, un détail, -coucou, et son nez passe par le trou. ‘Tention, hein ! V’là le rond, jel’embobine dedans, là ; - il entortille la serviette en corde, autourdu poing, autour du cou. ’Tention, passez muscade… - Il presse sa mainsur ses yeux troubles, sur son front moite ; il ricane en se dandinantniaisement. Il déplie la serviette, le rond tinte sur le carrelage :Zut ! il ne se rappelle plus. Sa femme rit : « Ah ! pis c’est toi,chameau, qui me fais gourer ! »

M. Georges, qui s’inquiète, cherche à calmer l’ivrogne : « Tiens, maisvous avez un phonographe ici. » - C’est ça, fait la femme tremblante,si tu le faisais jouer. » - « Amène le phono, fourneau. »

Ange si pur, chanté par Vagnier de l’Opéra - c’est un gars d’Elbeuf.- Assez ! à un autre : la Valse bleue, vas-y, Ernest, et iltourbillonne pour aller donner dans le buffet. Il devient blême, faitgrincer ses dents déchaussées : « Ah ! pis, en voilà assez, V’là undisque, s’ pas ? » Vlan ! sur le pavé, en miettes. - Ça ne fait rien,murmure la femme avec une douceur épeurée, puisqu’il était fêlé, autantle casser tout à fait. » - « Tenez, je vas vous en lancer une bonne :

           C’était hier, l’enterrement
           De ma pauvre belle-maman
           Et trou, là, là, trou, là, là…

On rit. « Assez, assez ! nom de Dieu ! vous vous foutez de ma fiole. »Un grand coup de poing sur la table. - On ne rit plus.

La mère Barrette et M. Georges pâlissent ; les petits s’agrippent à eux: Nénette dans sa robe blanche tremble de froid et les autressanglotent.

- « Mais non, je t’assure, tu chantes très juste », implore la femme.Les dents déchaussées grincent, comme à un vieux cheval qui renâcle : «Qu’est-ce qui casque ici ? C’est moi le patron et vous me volez ! » Ilbrandit une chaise, puis, la main convulsée, étreint un goulot debouteille.

Toute droite, la mère Barrette s’est placée, brave et frémissante,devant les enfants qui éclatent en cris perçants, et lentement bat enretraite ; tandis que la femme suppliante contient l’alcoolique hagard,M. Georges entraîne Nénette, la nourrice empile les gosses dans lavoiture, les pousse hurlants vers l’étroite porte et disparaît dans lanuit…

On ne respire que dans la fraîcheur des ténèbres bonnes qui protègentdes fous, bien que l’épouvante vous poursuive des coups sourds qu’oncroit entendre, assommant la carcasse de la femme aux gencivessaignantes, restée seule dans la maison perdue avec la bête enragée.

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*   *

La mère Barrette recevait de loin en loin des missives de son aînée etde Gustave. Elle les scrutait de son oeil méfiant, anxieux, interrogeantles caractères inconnus qui annonçaient peut-être encore du malheur. Lafemme Lepesqueux les lui déchiffrait tant bien que mal : Antoinettedonnait des inquiétudes, maigrissait encore, ne mangeait plus ; lemédecin avait conseillé le bon air des champs. La mère hochait sa têtepensive. Pourquoi Hortense, qui avait de quoi, ne l’installait-elle pasaux environs de Paris ?

Mais Mme J’Ordonne arriva comme une trombe pour mettre les points surles i ; il ne faut pas être une mère dénaturée ; c’était sa fille,n’est-ce pas ? l’air de Saint-Aubin était on ne peut meilleur ;pourquoi ne pas prendre sa malheureuse enfant auprès d’elle, car enfinc’était son devoir ! Elle prononçait « devoir » avec l’emphase d’unsouverain juge.

La mère répondit de sa voix sourde : « Je n’ai pas eu assez de chagrinavec ton pauvre homme de père ? faudra que je voie encore cettemalheureuse souffrir… » - « Ah ! les vieilles gens, c’est-i égoïste !Mais elle ne sera pas à ta charge, va ! je paierai ! » - La mèreBarrette, l’air fermé, proteste intérieurement, écarte cette croixnouvelle.

- Un fiacre s’arrêta un après-dîner devant la barrière : un fantômeblanc, diaphane, descendit, soutenu par une gaillarde haute en couleur; la mère ne reconnaissait plus son enfant : c’était donc là, la bellefille qu’elle avait donnée, grasse et fraîche, à ce grand déplaisant àqui la maladie rongeante faisait l’âme hargneuse. C’était son mal quil’avait rongée elle aussi, comme un beau fruit que le fruit pourri gâtepar une mystérieuse contagion…

C’est qu’il ne fallait pas en médire devant elle, de ce sans-coeur quine pensait qu’à sa peau et venait la voir une fois dans les neiges.Elle le défendait acharnée, aspirait à retourner vers lui. Cet amourtenace qui reléguait au second plan toute autre tendresse irritait lecoeur de la vieille.

Son affection exigeante luttait avec une jalousie sourde.

Pourtant, elle promenait sa fille dans les journées pacifiquesd’octobre, soutenant de ses forces anciennes cette jeunessedéfaillante. La malade levait un regard attendri vers sa mère, vers lejardin doré, les beaux dahlias rouges, caressait les joues des petits,puis reparlait de son grand Paris, des magasins éblouissants ; faisaitscintiller les bagues qu’il lui avait achetées, trop larges maintenantpour ses doigts amaigris, se reprenait à espérer ; et puis vers le soirfraîchissant, sa figure rosée blémissait affreusement ; une quintesecouait sa charpente frêle ; elle écartait les enfants et pleurait.

Son mari, un dimanche, lui amena sa fillette jolie, secouant autour deses joues rieuses les tire-bouchons de sa toison blonde. Ellel’étreignit de ses longs bras, avec passion, mais elle pria, le soir,son mari qui repartait de remmener la petite dont les éclats de rirelui donnaient sur les nerfs.

En décembre, elle prit le lit, ne se levant plus qu’une heure ou deuxpour se recoucher épuisée. Elle examinait ses tristes bras, ses cuissesqui n’étaient plus que des ossements, se regardait dans une petiteglace, s’épouvantait et éclatait en sanglots. - Quoi dire, Seigneur ?La mère arrivait au bout de son rouleau de consolations, comme naguèreavec son vieil homme.

La soeur avait écrit : « Achète tout ce qu’il lui faut », et c’était desbouteilles à quatre francs dix sous, des oeufs à cinq sous piècel’hiver. Elle sortait de la boutique du pharmacien, serrant comme jadisdes fioles inutiles contre son coeur sans espoir.

Mais une irritation secrète couvait en elle. A la pitié succédait unerancune devant ces pleurnicheries agacées d’enfant, ces mots durs dontétaient payées ses attentions maternelles, ces mains nerveuses quirepoussaient les plats sucrés, les paroles d’amour.

Les petits comprenaient vaguement : « Laisse-la, maman Lonie, dis-yrien », et Nénette tirait la langue. - « Dame l’est bien méçante »,bougonnait Popo en branlant sa caboche. La vieille faisait de cesinnocents les confidents de ses rancoeurs, de sa tendresse blessée.

L’exaspération grandissait en elle et lui arrachait du coeur la bonnepitié : Pourquoi cette charge nouvelle sur les reins ? Elle n’avait paseu assez de deuil comme ça ? Enfin, puisqu’elle était perdue, qu’est-ceque le bon Dieu attendait pour l’enlever ? Ce serait une grandebénédiction.

Elle était blasée d’agonies et celle-ci la laissait presque froidecomme s’il se fût agi d’une étrangère. - Une seule parole aimante laramenait tout entière ; une parole cruelle l’éloignait du coup.

Au chevet du lit, dans la paix du crépuscule, un souvenir del’autrefois évoqué, une pression de main attardée jetaient toute savieille âme éperdue sur le coeur de la toujours chérie et à sa placeelle eût voulu mourir. Et voilà que la toux étouffante montait, tordaitles poumons de la poitrinaire comme un linge : « Assez, criait lamalade, tu m’étrangles avec tes embrassades, tu n’as donc pas pitié ?Sortez tous ! » Et la vieille sortait, haussait les épaules avecquelque chose qui la poignait comme de la haine.

Ce fut une mort presque douce. Une aube d’avril, la main transparente,dans la main rugueuse, se crispa ; un hoquet, un soulèvement éperdu ducorps fragile qui retombe brisé dans les bras de la vieille femmehaletante, et la mère retrouva les larmes qui déchirent et soulagent,les larmes de l’amour que rien ne tue, et le remords qui nous étreinttous pour n’avoir pas assez chéri ceux qui allaient inéluctablements’évanouir…

*
*   *

Son amour pour sa fille grandit après sa mort. La solitude familièrelui fait peur à présent. Elle a besoin de sentir ses trois petitsautour d’elle, comme Mimi craintive dans son ber le matin a besoin des’entourer de ses bonshommes en pain d’épice et de ses soldats encarton-pâte qui montent la garde devant elle. Ainsi la mère Barrette sefait de ses enfants un rempart lumineux qui la protège de la nuit.Désormais, elle place Popo et Mimi de chaque côté d’elle dans son vastelit, pour que la douceur de leur corps tiède la rassure.

Elle leur parle à l’aurore et leurs yeux confiants rêvent ous’attristent, leurs mains aimantes flattent sa joue humide « Va, pleurepas, ti mère. » Eux-mêmes gagnés de tristesse pleurent aussi, la voyantpleurer, et Popo a de gros sanglots qui le soulèvent, tandis que lafrêle Mimi monte, pour l’âme de la vieille, la petite musique deslarmes…

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*   *

Un nouveau coup en plein coeur. - Le père de Nénette un matin est arrivéavec une élégante dame souriante. Il s’est remarié et avec sa jeunefemme vient reprendre la fillette. Ils resteront trois jours pourpréparer la bonne nourrice.

Elle mesure alors la profondeur de la tendresse qui la lie à cesenfants, pourtant point les siens. Est-on bête, mon Dieu, de s’attacherquand les séparations déchirent comme des arrachements ?

Elle pleure en cachette, tandis que Nénette, ravie par la nouveauté, ades gazouillements de linote prête à prendre son vol ; elle va chercherune loque dont elle veut essuyer les yeux de grand’mère, comme le grandmouchoir à carreaux essuyait autrefois ses yeux. Elle fait : « La, la,risette », comme on fait à Mimi : « Tu viendras voir Nénette, va ;seulement ton châle noir, il est pas beau, tu mettras un joli caracocomme la dame. » La vieille fait oui, souriante dans ses pleurs…

La gamine, toute à la joie neuve d’une robe de mousseline, déjà femmeet cruelle, part en donnant la main à la belle inconnue, et lance dubout des doigts des baisers gentils. La vieille n’a pas le couraged’aller jusqu’à la barrière pour voir s’éloigner sur la route cettepetite enfant dont six ans elle fut la vraie mère et qui emporte un peude son âme.

Ainsi, lambeaux par lambeaux, s’arrache son vieux coeur saignant, avecson malheureux homme, sa fille, ses nourrissons ; on lui enlèvera unpar un les autres. De quoi peut-elle se plaindre ? On la paierégulièrement. C’est elle qui est une bête d’aimer. C’est ce coeur tropardent qui a fait toute la fatalité de sa vie.

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*   *

Elle se raccroche à son fils, sa dernière joie ; elle lui fait écrirepar la Lepesqueux qu’il vienne s’installer à Saint-Aubin. La maison dupère n’est-elle pas sa maison ?

Le gars hésitait : il se taillait de jolis mois dans la boulange ;pourtant un instinct l’attirait vers la maisonnette où il avait vécuses jeunes années avec les parents, cette maison qu’il avait bâtie deses mains, qui était sienne, ce jardin que le père avait défriché,planté, qu’il remuerait à son tour, où il voyait déjà pommer des chouxdont se parfumerait la soupe et qui ne coûtent rien qu’un peu de sueur.

Il avait une ménagère à Paris, vous m’entendez, sa femme par-dessous lamanche, une porteuse de pain qui lui avait tapé dans l’oeil. On s’étaitmarié derrière l’église, la semaine des quatre jeudis.

La vie à la campagne, ça leur souriait. Seulement, il fallait avouer lasituation à la mère. - Son grand amour pour celui-ci fit qu’elle fermales yeux sur ce qu’elle n’eût jamais toléré à l’autre Polyte.

Bref, un beau matin, voilà mon faux ménage qui débarque gaillardementet déballe un petit mobilier parisien, léger, coquet, jetant sa gaietéclairette au milieu des vieux meubles sombres. La bru, qui n’était passa bru mais qui était sa bru tout de même, grassouillette et cajoleuse,faisait à la vieille : maman par-ci, maman par-là : « Croyez-vous queça ne sera pas plus gai pour vous ? C’est si mignon de vivre comme ça,en famille ; ce que vous gagnez avec vos moutards mettez-le au bout dece que gagnera Gustave et je ne vous dis que ça du bien-être ; sanscompter que c’est moi, comme de juste, qui me charge de la tambouille,du ménage et de tout ; vous vivrez comme une princesse choyée - unrêve, quoi ! »

Le voilà donc revenu, son gars, avec sa large poitrine, ses bons yeuxbraves, un peu gênés tout de même sous le regard maternel. Dame ! cettefemme n’était ni une jeunesse, ni une rosière, mais dans ce grandbaquet de son qu’est le grand Paris, on pêche, n’est-ce pas, le joujouqui se trouve.

Il n’avait pas été long à décrocher de l’ouvrage : les gros travaux deforce ne lui faisaient pas peur ; à Oissel il avait été embauché pourla construction d’une filature ; houp, les madriers de fer ! avec troisau quatre gaillards de sa trempe, il vous promenait ça sur son épauleen sifflotant, un bout de cigarette collé à la lèvre. Et la mères’enorgueillissait de cette force superbe qui soulevait crânement descharges que deux gringalets d’aujourd’hui ne pourraient déplacer d’unpouce ; elle retrouvait en son fier gars son homme défunt qui roulaitjadis des quartiers de roche dans la carrière.

Le soir, le bon géant se reposait en faisant danser les mioches, en lesenlevant à bout de bras dans le bleu du crépuscule à la hauteur desbranches lourdes d’abricots jaunes ou de pêches rougissantes.

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On avait loué la case d’à côté à une bonne femme, la mère d’Angèle,parce qu’une fois de plus ils s’étaient rabibochés - 75 francs,n’est-ce pas, c’est 75 francs.

C’était une de ces vieilles cassées, ruinées, ravinées parquatre-vingts ans de misère et de vie âpre ; sa face grise et ses mainsn’étaient qu’un réseau de rides sales comme ces vieilles reinettes deCaux roulées dans la poussière.

On l’avait vu longtemps gîter dans une cabane de planches au milieu desherbes sauvages : « Viens mon besot, m’embrasser », faisait-elle,cherchant à sourire de sa bouche plissée, aux petiots qui jouaient dansles salades. Eux, poussaient des cris de peur ou lui tiraient lalangue. Alors, la sorcière levait son bâton et bougonnait des menacesmystérieuses : sa vieillesse haineuse qui aurait peut-être voulu aimerjetait des injures à la vie misérable. - Les petits fuyaient en seculbutant d’épouvante, loin de la bicoque entr’ouverte, comme lesenfants des contes fuient la caverne de l’ogre…

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La filature d’Oissel était construite : c’était fini ; mais Gustave nevoulant point chômer, s’embaucha faute de mieux comme cheminot sur lavoie ferrée. Il connut l’humiliation de la tâche ingrate, des salairesiniques. Il rentrait tard de Tourville-la-Rivière, harassé ou le frontbarré d’un pli sombre, l’oeil plein de filets de sang, ayant bu un verre.

 Avec la froide saison, la gêne vint qui aigrit. L’humeur dela femme tourna au sur : elle regrettait Paris où l’on gagne largementsa vie, où les gens sont moins bêtes. On rognait sur le manger. Lessous-entendus blessants, la mère Barrette les entendait bien. Elle serationnait, en avait toujours à sa suffisance : « Mais on ne vousreproche pas votre pain, reprenez du fricot ! » Et elle surprenait deschuchotements sombres en l’homme et la femme ; sourdement son filss’éloignait d’elle. Elle cherchait à ne pas tenir de place, à se rendreutile, réclamait les besognes les plus basses, épongeait à genoux lecarrelage, grattait les casseroles, lavait les assiettes grasses. - «Retournez à vos chiards ! » - Elle se contenait, mais ses rancunesrecuites déposaient au fond d’elle une haine lourde.

Alors, elle chercha à lui reprendre son gars, à cette pierreuse ; ellerestait avec lui sur le seuil longtemps au crépuscule, voulant ranimerchez l’homme que l’alcool, la femme et la tâche brutale hébétaient, labonne tendresse filiale de son Gustave d’autrefois ; mais l’autrerôdait à l’entour et la nuit défaisait le travail du soir ; ilrepartait le matin, son filet sur l’épaule, fermé, hostile, sans un motd’adieu. - Le soir, à souper, il arrêtait net le babil des gosses d’uncoup de poing sur la table : ils ouvraient de grands yeux épeurés…

Les fatalités s’appellent. L’inévitable arriva. Les Carasa, desProduits d’Espagne, retirèrent leur Popo de nourrice. Pauvre petit ! ilétait tout suffoqué de sanglots et s’accrochait convulsivement à samaman Lonie… On avait dû l’arracher d’elle. - « Encore trente-cinqballes de foutues », dit la femme froidement.

- Alors, un soir que l’homme sombre était saoul, il avait crié,aiguillonné par la femelle qui ricanait : « Et puis, j’en ai assez, là,chacun de son bord, les jeunes ensemble, les vieux plus loin ! » Lamère darda sur lui ses regards de flamme, la bouche sèche, les lèvrestremblantes, noua fébrilement un paquet de hardes et, serrant la Mimicontre elle, elle franchit, toute roide d’orgueil, le seuil de samaison dont la chassaient l’intruse et le fils ingrat, et qu’elle nerefranchirait jamais plus.

Elle pria Angèle de reprendre sa mère, alla coucher chez les Lepesqueuxet, quand la cabane fut libre, elle s’y renferma, glacée, comme en unetombe.

*
*   *

Le portrait de son pauvre homme était là, dans un cadre de paille,faisant pendant à celui de sa fille morte et des petits êtres qu’elleavait bercés ; elle s’entourait de l’image des absents et des disparus; elle étreignait passionnément leur souvenir contre son âme déserte.Quand elle sortait, si l’autre était dehors, elle ne voyait rien hormisla plante d’angélique ondoyante à sa porte et l’idée fixe de sa colèreet de ses malheurs.

Parfois, dès l’aube, elle partait avec la Mimi, gazouillante, dans laforêt ; elle menait à l’ombre des hêtres puissants, à l’ombre de songrand désespoir, cette frêle douceur consolatrice et s’enfonçait dansle silence des aurores, loin, bien loin des ingratitudes affreuses,jusqu’à la courbe du fleuve qui dans un cirque de collines pâles, s’enva, mélancolique et lent comme la pauvre vie des humbles…

A la tombée de la nuit, elle se barricadait, non contre les malfaisantsqu’elle n’avait jamais craints, mais contre eux qu’elle haïssait detout son amour déçu.

Ils vivaient à vingt pas d’elle et, cependant, ils étaient pluslointains que si la mer la séparait d’eux.

Elle parlait tout haut, toute seule, pendant le sommeil de l’innocente; dressait l’acte d’accusation, les clouait, cinglait leur insolenced’un mot en coup de fouet. Seule, la vue de la douce endormieadoucissait son âme exaspérée ; elle se glissait alors à côté d’elle etappliquait ce corps tiède contre son coeur blessé, comme faisait jadisson homme pour fermer sa blessure. Mais, dans la longue insomnie, ellemarmonnait son antienne : « La maison de son père, je lui ai dit : jete la donne, et ils m’en ont chassée, les manants, comme une mendiante; mais le père le voit de là-haut et le renie et Dieu le châtiera, car,allez, il y a une justice ! » Elle ne s’assoupissait qu’à la pointe dujour, assommée.

Elle allait faire, dans l’après-midi, des ménages pour vivre ; laLepesqueux gardait Mimi ce pendant.

La mère de l’enfant, une ouvrière qui était veuve, mourut :malheureuse, ça n’avait que le souffle. La dernière ressource de lanourrice mourait avec elle, mais elle en éprouva comme un âprecontentement. Elle prit l’enfant rêveuse entre ses genoux, la couva deses yeux d’angoisse et lui chuchota gravement : « Pauvrette, ils neviendront pas t’enlever, toi, tu seras ma petite consolation ; tu meresteras à moi qu’on a abandonnée ; je n’ai plus que toi au monde,puisqu’on m’a tout volé… »

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*   *

Elle rentre dans le poudroiement encore brûlant d’un soir d’été,courbée comme une pauvresse pour qui la vie fut lourde, poursuivant deses yeux d’angoisse les vieux souvenirs, les vieilles rancuneséternelles.

Elle tombe, lassée, sur une chaise de paille chez la Lepesqueux. Lafemme parle de son homme qui a la tremblote et n’a plus guère la tête àlui. On cause d’Angèle : « Figurez-vous qu’elle est allée dimanche àDieppe et qu’ils ont rapporté des huîtres : ça ne se prive de rien. »La mère Barrette soupire : « Mon malheureux bonhomme faisait toujours :« Dire que je m’en irai sans avoir vu la mer. » Elle branle la têted’un tic nerveux.

Son regard, instinctivement, cherche la Mimi qui n’est pas là : - « Ah! je sais point, elle est toute chose, je l’ai posée sur le lit, elle avomi… Mais les enfants, vous savez ce que c’est : aujourd’hui malade,demain ça chante. C’est les dents… »

La mère nourrice n’écoute plus. Elle grimpe là-haut, découvre l’enfantqui s’agite, fiévreuse, l’emporte sans sire adieu, entre ses brasanxieux. Elle la couche dans son berceau : l’enfant se rendort malgréun frémissement des membres. « Un brin de fièvre… ces chaleurs. » Ellecuit sa soupe ; à la lueur de la lampe-pigeon, elle la mange sans faim,navrée par ce grand vide que laisse à table ce tout petit être.

Elle resonge : l’enfant est triste depuis trois jours. « Ma ’tite tête! » fait-elle. Pourvu que ça ne soit rien, et son oeil erre sur l’enfantfrémissante…

Dans la lourde nuit, la vieille femme somnole ; un cri plaintif sortdes rideaux ; elle se penche : des tremblements convulsifs agitent lesbras frêles comme des rameaux au vent. « Ma Mimi chérie », elle luisourit, mais les yeux embués ne voient pas le sourire…

Elle ne se couchera pas ; elle tournique dans la chambre en dialoguanttoute seule ; elle regarde sur la cheminée, comme pour se rassurer, lediplôme encadré que lui a fait décerner le docteur Lecornu ; ah !certes, elle en a réchappé de la mort, du croup et de tout, l’on peutdire. - La fleur d’orange, ça calme : « Bois, mon amour, pour teguérir. »

- Le vieux médecin est venu : « Sauvez-la, je n’ai plus qu’elle aumonde… » Le brave homme, troublé, évite son regard. Il se passe la mainsur les yeux. « Mettez-lui des compresses sur les tempes toutes lesheures… je reviendrai… »

… Elle perd conscience du temps, elle oublie de manger, de dormir. Ellea tout clos pour arrêter les rayons de juin terribles qui enfièvrent lapièce. Une sueur perle sur le front de l’enfant. On dirait que la têteenfle. Et ce cri éternel, cette éternelle plainte de l’innocence quisouffre et ne peut pas dire, ces bras qui se tendent, ces crispationsde la mince figure, ces yeux agrandis qui implorent…

La femme Lepesqueux est entrée, mais la vieille l’a chassée comme toutle monde. - Elle tourne comme une folle dans sa cellule ; elle ne saitplus. Et les yeux larges ouverts la suivent disant : « Mais tu vois, jesouffre, soulage-moi. » Elle la soulève contre son épaule et, tout àcoup, ces yeux, ces grands yeux effarés se mettent à tournoyer dans latête… Elle est à genoux devant sa petite enfant agonisante : elle lasupplie de ne pas mourir…

Elle a pourtant suivi la longue agonie de son homme, celle de sa fille,mais leur mort l’a comme soulagée, et voilà que devant le corps decette enfant qui n’est pas à elle, le monde s’anéantit, son vieux coeurétouffe…

« Voici ma petite bien-aimée, ma dernière joie, Seigneur, et voici quevous me l’avez tuée, par canaillerie ! »

Elle l’a faite belle dans la mort, avec sa gorgerette de dentelle et sadouce robe blanche. Et elle voulait l’emporter, la nuit, dans le bois ;des sans-âme la lui ont volée pour la clouer dans une boîte, l’enfouirdans un trou. « Mais, emportez-moi donc aussi, qu’on me jette descailloux sur le coeur et qu’on me ferme la bouche avec une poignée deterre !... »

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… Ne vous effrayez pas : vous la rencontrerez peut-être , les mèchesgrises au vent, au bord du fleuve, dans les broussailles aux feuillesrecroquevillées et rousses, au fond de la forêt, les soirs où sur laface de la lune chevauchent des nuées farouches.

Elle s’en va sans rien voir, le regard vitreux, serrant comme un paquetblanc dans son châle sombre…

Elle se nourrit de charités, de faînes et de glands. Son fils a voulula reprendre, elle s’est débattue, elle voulait lui crever les yeux.

Si vous ne lui dites rien, sa folie n’est pas méchante. Elle berce seschiffons en glapissant d’une voix fêlée : « Ferre, ferre, maréchal,ferre mon petit cheval ! » Elle berce, puisqu’elle a bercé desnouveaux-nés ou des mourants presque toute la vie…

- « Le gros chien Pataud, écoute-le, Nénette, qui jappe au fond dujardin. - Oh ! grand’mère, que vous avez de grandes dents ! - Aie pointpeur du loup, il s’est ensauvé - il n’y a pas de loup-garou dans lesbois - l’oncle Gustave les a tués avec son grand fusil.

- Va, couche-toi, ma fille, avec le printemps les forces reviendront…

- Ah ! que tu es dure pour ta vieille mère !

- Voyons, mes chéris, reprenez tous ensemble, gentiment : « Quandviendra Noël, fête désirée… » - Veux-tu de mon boire ? Attends que jet’essuie la margoulette… - Manants ! vous m’avez chassée comme unechienne sur la route. - Je vous ai tout donné, ma maison, la maison queton malheureux père avait bâtie, ce saint homme, le jardin où ils’échinait encore la veille de sa mort ! - Mais il y a un Dieu pour lesindignes ! - Ne te tracasse pas, mon pauvre Auguste, c’est quelquechose qui t’aura pesé sur le coeur. - Tâche de dormir ; si tu reprenaisdes poudres qui t’adoucissaient autrefois. - Ses yeux, ses yeux,Monsieur, qui tournent dans sa tête et ses petits bras qui se tendentcomme pour demander grâce ! - Ils m’ont jetée dehors, mais ça ne faitrien, viens, ma Mimi, je te tiendrai chaud dans mon grand châle ; il nefait pas froid sous les arbres… »

- Laissez passer cette misérable ; elle ne dit rien au monde, elle nevous fera pas de mal ; sa folie est douce ; ses yeux fixes regardentsans voir : ils ne voient plus que dans les hiers désolés ; elle bercecontre son coeur qui brûle - inlassablement, de l’aube à la nuit, - sesvieilles souffrances immuables et ses morts…




Damarice


        Inlimine.


MONSIEUR le Principal, ayant achevé son café, qu’il buvait pur et sanssucre, rinça d’un calvados abondant sa tasse à fleurettes, et dit : «Voici, monsieur Damarice, votre nomination de répétiteur stagiaire aucollège de Bayeux. Conservez-la. Il se peut que dans une quarantained’années, vous la relisiez avec un plaisir triste, et que les plusbeaux vers vous paraissent fades auprès de sa prose ministérielle.

Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans notre vieille maison,et de vous assurer que vous trouverez toujours auprès de moi, toute lasympathie à laquelle a droit votre jeunesse. Vos collègues vous dironttout à l’heure que je suis un raseur sans pitié, et vous aurez, plussouvent qu’il ne vous plaira, l’occasion de vous assurer qu’ils ne vousont point trompé. J’ai soixante ans passés et j’enseigne la philosophie: je suis bavard par nature et par métier. Vous aurez donc, pourcommencer, deux discours au lieu d’un.

Laissez-moi d’abord, à la façon de maître Jacques, passer le tablier dumarchand de soupe - je veux dire du Principal.

Vous entrez dans l’Université, monsieur Damarice, par la petite porte,mais le répétitorat mène à tout, à condition d’en sortir : le mot n’estpas de moi. Rassurez-vous. Le temps des pions douloureux est passé.L’histoire du Petit Chose est de l’histoire ancienne, de la très bellehistoire ancienne. Il faut en prendre votre parti, et renoncer àl’espoir glorieux d’être le souffre-douleur de vos jeunes élèves. Cesont de bons garçons, plus mollasses que méchants, et qui vouslaisseront tranquilles, si vous les laissez tranquilles. Mais je vousentretiendrai plus longuement demain de vos devoirs professionnels.C’est maintenant le tour du philosophe de divaguer en bonnet pointu.

Votre curriculum vitæ m’apprend que vous avez dix-huit ans et quevous avez fait vos études comme externe au lycée de Rouen. C’est direque vous allez avoir deux ennemis à combattre : vous-même et la petiteprovince. De votre moi, je ne sais rien, ni vous non plus. Lapsychologie est comme la médecine une pauvre science. Pour porter surle malade un bon diagnostic, il faudrait pouvoir l’ouvrir et ledisséquer. Ceux qui s’analysent se tuent, ceux qui ne s’analysentpoint, s’ignorent. Des deux côtés, mon mal est infini.

Votre autre ennemi, c’est la petite ville. Il est inutile, n’est-cepas, que je vous chante tous les couplets de la chanson : la provinceenlise, la volonté s’y émousse, l’intelligence s’y engourdit, milleautres âneries encore à l’usage des romanciers et dont je vous faisgrâce. La province, monsieur Damarice, est pain pour les forts et fielpour les faibles. Elle vaut ce que vaut l’estomac de celui qui y mord.Elle révèle chacun à lui-même et ne permet point qu’on se fasseillusion. Vous saurez dans quelque temps si vous lui trouvez goût depain ou de fiel. Je vous dirais bien encore de vous confier à moi,chaque fois que quelque grave ennui vous troublera. Je vous le dirais,si je ne l’avais déjà dit à quelques douzaines de jeunes maîtres avantvous, qui ont peut-être eu raison de n’en jamais rien faire. Vous avezl’âge heureux, monsieur Damarice, où l’on ne s’en remet qu’à soi-mêmedu soin de commettre ses premières sottises. Bien ingrat envers sajeunesse, celui qui vous en blâmerait. - Demandez la clef de votrechambre à la concierge que vos élèves ont surnommée Vénus, et priez lepetit domestique de vous aider à monter votre malle. »

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        Vénus.

Sous la voûte d’entrée, humide et noire, la loge de Vénus est un étroitréduit plein d’odeurs sales. Une demi-fenêtre haut percée, étirejusqu’au lit de fer, un jour de prison. Sur la muraille dont le plâtresue, s’alignent les casiers où les professeurs trouvent, chaque matin,la clef de leur classe et leur courrier.

Vénus est vieille et louche. Son ventre mou qui coule sur ses cuissesl’encombre d’une grossesse éternelle et répugnante. - « Si c’estrapport à la clef, monsieur Damarice, la voilà ; même que je l’airécurée au papier de verre. Vous allez me dire que personne ne m’yforçait, mais faut bien qu’on s’aide dans la vie. »

Les pieds sur la chaufferette où rodillonnent des miettes de pain,Vénus retient d’une main lasse son ventre qui fuit. « Faut mepromettre, monsieur Damarice, de ne jamais passer devant la loge, sansentrer me dire un petit bonjour. Ces messieurs sont là, comme chez eux.On bavarde. Ça fait passer le temps. Vous allez me dire… »

Mais le petit domestique vient à propos tirer Damarice de cette boue demots qui s’étale autour de lui et l’englue.

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        Le MiePrigioni.

Des deux côtés d’un long couloir nu, les portes des cellules sonttrouées de judas grillés. « Choisissez la celle que vous voudrez, ditle petit domestique, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. » La dernièresur la droite est belle, comme un décor de mansarde au théâtre. Letorchis des murs tombe en poussière sur les pavés fendillés. Unepoignée de foin bouche un trou au plafond. Trois carreaux manquent à lafenêtre sur les champs.

Le petit domestique chaparde dans les cellules voisines une table deguingois, deux chaises dont la paille pleure et un lit de fer à sommiercrevé, pour servir de canapé. « C’est toujours pas le bruit qui vousélugera. Ces messieurs ne montent à leur carrée qu’une fois la semaine,pour changer de linge. » - « Où passent-ils leurs libertés ? » - Latête renversée, le poing fermé à la hauteur des yeux, le gamin fait legeste de boire à même son pouce jusqu’à plus soif.

- Damarice ouvre sa malle et peuple les murailles de gravuresépinglées. Il range ses livres sur la table et fume en attendant que lacloche sonne. Ce taudis lugubre est dans le vaste monde le premier coinqui soit à lui. Quatre heures par jour, il sera ici le maître de sesactions et de ses pensées.

Pour prendre possession de son royaume solitaire, il marche de la porteà la fenêtre, en déclamant des vers, et sous ses pas, le carrelageincertain est une belle route droite qui mène quelque part.

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        Collègues.

Quéré est un ivrogne qui serait à peine moins brute s’il ne se saoulaitpas. Lemoisson n’est rien et c’est tout. Au demeurant les meilleursfils du monde qui couchent avec la vie comme avec une maîtresse de toutrepos, et ne lui demandent que ce qu’elle leur peut donner.

Damarice en huit jours a vu l’endroit et l’envers de leur pauvre néant.Il ne peut ni les aimer ni tout au moins les haïr. Devant le vide,l’amour et la haine perdent leurs droits.

       Par la porte de corne et la porte d’ivoire.

Le garçon de dortoir allume la veilleuse, souffle le gaz, et ferme àclef la porte derrière lui. Damarice fait encore trois aller et retourentre les deux rangées de lits déjà pleins de sommeil, puis il seglisse dans son cagibi. Sur une estrade, c’est entre quatre rideauxverts une sorte de chambre étroite et sans plafond, où des générationsde pions ont, avant lui, cuvé en ronflements sonores la joie demanilles bien arrosées.

La bougie tremblote sur la table de nuit encombrée de livres. Assis surun tabouret et roulé dans sa courtepointe, Damarice décide qu’il valaborieusement, malgré la fatigue et le froid, veiller jusqu’à l’aube.Car il prépare seul sa licence de philosophie, et il lui répugne de sefaire l’esclave d’un programme. Toutes les idées, à la fois, l’attirentet le retiennent : c’est une ivresse splendide de raison satisfaite oùtout s’enchaîne et s’ajuste avec la grâce nette d’un problème résolu.

Damarice prend des notes, discute, s’anime, et d’un crayon vainqueuremplit les marges de hardies réfutations. Le monde de la pensée estbeau comme un matin d’hiver piquant et sec, quand le pas sonne sur laterre glacée et que le clair soleil se lève au bord du ciel. Un litcraque dans le silence. Un élève au bout du dortoir rêve tout haut. Lacloche des Ursulines sonne à travers la nuit des heures légères.

Ivre de fatigue, Damarice se coule entre ses draps froids, et la têtesur l’oreiller, c’est une galopade de projets précis qui se suivent,s’appellent, se chassent et s’effacent. Il y a moins de chefs-d’oeuvresur les rayons de votre bibliothèque que dans les cinq minutesmerveilleuses qui précèdent le sommeil des jeunes hommes chastes. Vingtsecrétaires ne recueilleraient point les plans de romans, de poèmes etde drames que Damarice conçoit et ordonne. Et ne dites point que toutcela est fumeux comme du brouillard dans une tête d’ivrogne. Ilgouverne au gré de sa volonté les beaux rêves dont il est le maître :les chapitres s’enchaînent, les vers s’alignent, les personnagesparlent.

La couverture tirée jusqu’au menton, Damarice est au théâtre, dansl’ombre d’une loge et regarde sans surprise entrer et sortir, sur lascène, les êtres vivants qu’il a créés. Son père est à côté de lui quil’embrasse ; sa mère pleure. Il triomphe avec modestie des sots qui letenaient pour un petit pion méprisable. Il est grand avec simplicité ;il pardonne ; il ronfle…

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*   *

        Chassede nuit

Dans la chambre commune où il est seul, Damarice écoute la pluie denovembre, lourde et molle, s’écraser sur les carreaux. Nul vent ne lafouette ni ne la fait vivante : c’est un ronron humide qui donne enviede dormir en brute.

Il s’arrache pourtant d’une secousse douloureuse à ce néant des minutesmoisies. Il tente d’allumer le poêle de fonte dont le tuyau branle.Pour attiser le feu, il éventre à coups de pied une table de nuit : lebois vermoulu noircit sans fumer. Le coke ironique fait semblant degrésiller et meurt.

Damarice, vaincu, se rassied et fume, plein de dégoût pour le travailcommencé. Il ruse en vain, pour entraîner sa pensée lasse par quelquebesogne mécanique de copie ou de classement. La pluie monotonel’accable. Il est comme un homme qui ayant au soir perdu sa routepiétine dans la nuit, sous le ruissellement de l’averse, à travers leschamps noyés d’eau.

Et brusquement, le vent furieux de l’amour se lève et balaie d’unerafale ce brouillard de vagues pensées. Damarice, la tête entre lesmains, s’abandonne au tourbillon qui l’emporte. Il sent sous ses doigtsqui brûlent, battre ses tempes. Le coeur lui tourne comme dans unesaoulerie. Sous ses paupières lourdes, c’est une ruée brutale de corpsnus et d’affreuses débauches. A quoi bon se débattre contre unenécessité qu’il veut croire invincible ? Il tâte son porte-monnaie danssa poche et sort en chasse de quelque femme.

- Il marche à grands pas sous la pluie, au long des rues silencieuses.La fenêtre de la belle Mme Adeline délaie sur les pavés humides uneflaque de lumière jaune. Mme Adeline est veuve et consolable : il nefaudrait, dit Quéré, que deux sous de toupet et des reins solides.Damarice l’imagine derrière les rideaux, renversée dans un fauteuil,les pieds tendus vers la cheminée pleine de flammes. Il entrera sousquelque mauvais prétexte, et sans rien dire se jettera sur elle… Un passur le trottoir le réveille et le remet en route.

Il recommence d’errer par la ville morte avec une faim furieuse deluxure. Il guette, désire et redoute. Deux femmes le croisent, leurjupon ramené sur la tête, et rient : « Si monsieur veut se mettre àl’abri… » Il sait qu’il devrait répondre, que l’occasion est belle etqu’elle ne se représentera pas, peut-être, de sitôt. Il ne se retournepoint cependant, mais au coin de la rue Bourneseur, il fait brusquementvolte-face. Maintenant qu’il est à peu près sûr de ne pas lesretrouver, il s’acharne à la poursuite inutile, bâtit une aventure etdécouvre les mots qu’il fallait dire. Le chemin de la Gambettes’enfonce dans la campagne. Damarice regagne par un crochet le faubourgde la gare, et rôde autour de l’Eden, dont les chanteuses quelquefoisraccrochent les passants. Il descend la rue des Cuisiniers, la remonteet la redescend. Une fille tapie à la gueule d’une allée, le hèle : «Ecoute un peu, joli garçon. » - Elle le happe et l’attire : « Passe-moidu feu au moins, pour rallumer ma sèche. » La lueur qui grésilleéclaire un pauvre visage laid de bête battue. - « Combien veux-tu ? -Une thune pour la nuit, trente ronds si tu ne couches pas. » Damaricelui glisse dans la main la seule pièce de cent sous qu’il possède : «Mange à ta faim, pour une fois. » Puis il s’arrache à la poigne quil’agrippe et s’enfuit.

Sous l’averse inlassable, épaisse et lente, Damarice, dont la fièvreest tombée, marche léger, plus humblement fier qu’un médecin qui vientde laisser un louis sur la table d’un malade pauvre. Il descend, enchantonnant, la rue Saint-Jean et s’arrête pour regarder les livres, àla devanture de M. Bobu, libraire. Les bords de son chapeau lui versentdans le cou des paquets d’eau froide. Il grelotte et claque des dents.Mais il s’applique à jouer son rôle d’être celui qui méprise la pluieet qui, perdu dans ses pensées, ne la sent même point. Il espère aussi,vaguement, que Mme Bobu, assise à la caisse, le voit et le plaint. Ellelève vers lui des yeux de beauté et leurs mains lentement s’unissent.

Damarice rentre au collège et complète en marchant le roman commencé.Il ne veut point entendre Vénus qui l’appelle. Il monte à sa cellule,défait en hâte ses vêtements trempés et prépare sur la lampe à alcoolune tasse de café qu’il boit bouillant, car il craint le rhume. Il y adu cabotin en Damarice, mais du cabotin honnête et qui ne sait qu’àdemi qu’il est cabotin.

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*   *

        Thérèse.

Quéré, Lemoisson et Damarice se rencontrent à deux heures dans la logede Vénus, qui plaisante agréablement sur les frasques présumées de cesmessieurs. « C’est de votre âge, plus que de la mienne, et jeunesse n’aqu’un temps. » Il suffit qu’on lui raconte tout et même qu’on ajoute unpeu. Son ventre lourd, secoué d’une joie ignoble, tremblote sur sescuisses. Elle tire à regret le cordon qui ouvre au bout de la voûtenoire, un trou de lumière. Les trois hommes filent. Quéré bourre unepipe, Lemoisson rallume un demi crapulos et Damarice, le chapeau enarrière, roule en cigarette des raclures de fond de poche.

La rue est à ces messieurs. Ils l’emplissent de propos bruyants. Lesfactrices des Galeries Nouvelles frétillent à leur passage. Dansl’atelier de Mme Augustine, repasseuse en gros et fin, rueQuiquengrogne, les ouvrières en camisole blanche lèvent le nez etThérèse pousse, en leur honneur, sa romance la plus pointue.

Thérèse est une petit rouquine de seize ans, fraîche et sonnue. « Ons’enverrait bien Thérèse », dit Quéré ; Lemoisson répète en écho que,pour sûr, on se l’enverrait bien. Et Damarice hâble, avec une feintegoujaterie : « Pourquoi donc qu’on ne se l’enverrait pas ? » Maisl’indéniable expérience de Quéré a des raisons que le coeur ne connaîtpoint. - « C’est jeune ; ça a l’air comme ça, mais ça ferait deschichis de tous les diables. Faudrait y aller du sentiment et pincer lacorde sensible. Merci. C’est pas mon genre. » Ce n’est pas non plus legenre de Lemoisson dont l’unique genre est d’approuver Quéré.

- Au coin de la rue Laitière, Damarice quitte ces messieurs à la portede la bibliothèque. La bibliothèque municipale est sous le toit de lamairie, un grenier vaste et mort. Un gros homme, tout au bout du pavérougi, tousse et crache derrière une table encombrée de livres. C’estM. Quesnel, dit M. Phoque, asthmatique et professeur en retraite, qui,pour l’amour des belles lettres et d’un maigre traitement, range, parordre alphabétique, trente mille volumes. - « Mon catalogue me tue,monsieur Damarice ; j’en serais venu à bout cependant sans cet animalde Ridel qui vient, pour me faire une niche, de léguer à la ville tousses bouquins. Vous voyez, dans ce coin, le joli tas que cela fait. Ilfaut maintenant, parce qu’il a plu à ce maniaque de jouer lesbienfaiteurs, que je bouleverse tous mes rayons. »

Damarice a la confiance du bibliothécaire. Il peut grimper aux échelleset fouiller dans le placard que M. Phoque appelle entre hommes « Sodomeet Gomorrhe ». Mais il n’use point aujourd’hui de ces précieusespermissions. Assis à la longue table déserte qu’une pancarte manuscriteréserve au public, il ouvre au hasard le Moniteur Financier, et rêve.

Il rêve d’amour, en général, et de Thérèse en particulier. N’est-ellepoint l’amante qu’il se souhaite, très pauvre, très fruste, un peulaide même et qui lui donnerait l’orgueilleuse modestie de l’éleverjusqu’à lui. Il y a sur le tapis vert un encrier et une pile de papierblanc à la disposition des travailleurs qui ne sont jamais venus.Devant tant de feuilles vierges, le coeur vierge de Damarice s’emplit etdéborde. Sa plume trotte et les mots, pour dire ce qu’il conçoit mal,arrivent aisément. Il n’exagère ni sa solitude désespérée, nil’indestructible solidité de sa passion soudaine. Damarice est toujourssincère au moment où il écrit. S’il avait, avant de monter à labibliothèque, rencontré Mlle Jeanne des Galeries Nouvelles, il luiadresserait en ce moment, avec la même bonne foi, la même déclarationéloquente et tumultueuse.

Parce qu’il est amoureux de l’amour, plus que de Thérèse, il oubliepresque, en écrivant, à qui il écrit. Il ne s’en souvient que lorsqu’aufond de la salle, M. Phoque en soufflant, décroche son chapeau.Damarice ajoute en hâte à sa longue confession, un bref post-scriptum :« Si vous aimez un peu celui qui vous aime plus que tout au monde,mettez demain à votre corsage une fleur de pommier. » Il fait uneenveloppe d’une feuille repliée qu’il cachette de papier gommé, etl’adresse à « Mademoiselle Thérèse, apprentie chez Mme Augustine,repasseuse en gros et fin, rue Quiquengrogne. »

Il accompagne, un bout de chemin, M. Phoque qui halète et crache ;puis, en passant devant la poste, plein de la subite audace qu’inspireaux timides le trou d’une boîte à lettres, il glisse sa touchanteépître, qu’il a par prudence, omis de signer.

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Thérèse n’a point mis de fleur de pommier à son corsage - et M. lePrincipal a prié Damarice de monter à son bureau.

« J’ai reçu tantôt la visite de Mme Augustine, repasseuse en gros etfin. C’est la femme forte dont parle l’Evangile et qui n’a point salangue à sa poche. Ce qu’elle m’a confié ne saurait manquer de vousintéresser.

« Ma maison, a-t-elle dit, n’est pas un claquedent, et les jeunessesque j’occupe ne sont pas des traînées. Voilà. Je comprends qu’on blagueet qu’on se gratte où ça vous démange, mais je n’aime pas qu’on rigoleavec la morale. Vu la chose, j’ai flanqué deux mornifles à Thérèse pourlui calmer les sangs et lui apprendre à recevoir des lettres depoulet-dinde. Quant au petit godelureau, vous pouvez lui dire de mapart que s’il revient jamais battre sa flemme sur mon trottoir, j’ycolle ma jatte à amidon à travers la goule.

« Vous voilà donc prévenu, monsieur Damarice. Vous recevrez à traversle figure la jatte à amidon que Mme Augustine lancera d’une mainrobuste ; car c’est à vous, si j’ai bien compris, que s’adressait sasobre éloquence.

« Je n’ai point le plaisir de connaître Mlle Thérèse, mais il y a dansla vie de tous les jeunes hommes, et il y a eu dans la mienne sansdoute, une Thérèse dont j’ai oublié jusqu’au nom et qui ressemblait àla vôtre comme une soeur. Si Mme Augustine ne vous eût rendu le servicede couper court à cette idylle, vous auriez, j’imagine, reçu d’ici peuune lettre nombreuse en fautes d’orthographe. Toutes les Thérèses fontdes fautes d’orthographe. Les rois n’épousaient les bergères qu’autemps heureux où M. Larousse n’était point né.

« Renoncez à Thérèse. Vous n’auriez point su, d’ailleurs, lui dire leschoses décisives qui plaisent aux Thérèses. Il y faut trop de fatorgueil et de sottise. Le premier calicot venu trouvera mieux que vouscomment s’y prendre et la prendre. Il achètera pour une boîte de savond’odeur, l’étrenne d’une vertu que vous auriez payé cent fois tropcher. Il n’y a point de quoi vous aller jeter à la rivière.

« Vous êtes vierge, monsieur Damarice. Ne vous cabrez point ; quittezcet air indigné et ce sourire. Vous voici à la veille de la petitecérémonie qui, tout au contraire de la première communion, n’est pointpour la plupart des hommes, le plus beau jour de leur vie. Je n’ai, envérité, rencontré personne qui se souvînt avec émotion de ce piètrequart d’heure. Le mieux qu’on puisse faire est de l’oublier. Peut-être,pourrais-je encore vous décrire ma première casquette de collégien,mais je n’ai retenu, de ma première conquête, que le regret d’uneexpérience ratée.

On a seize ou dix-huit ans. L’âme tout étourdie de célestes musiques,on rêve de serments échangés au bord des flots légers fleuris de clairde lune. On irait avec joie jusqu’au sacrifice de soi-même et l’on estdigne, vraiment, de tous les bonheurs. Le plus médiocre des jeuneshommes est, avant l’initiation, comme un roi de féerie touchant etridicule, encombré d’absurdes richesses et qui ne trouverait personne àqui faire l’aumône. Et le beau conte finit ainsi : le Roméo qui n’apoint découvert de Juliette à qui offrir son prodigieux trésor, va leporter, grossi de deux pièces cent sous, dans quelque chambre louche ;et son beau songe, il l’achève entre des draps douteux, sur une chairsans beauté et qui n’est point toujours sans danger.

« Je vous le dis en vérité, cette faillite des premiers désirs menavre, comme de voir au matin, dans la rue pleine de gai soleil, unbouquet fané sur un tas d’ordures. Mais nous avons, pour hâter l’heurede notre désillusion, une ardeur qui déconcerte. Vous jouerez au petitjeu avec quelqu’une qui ne vaudra pas même Mlle Thérèse, et j’en suisravi pour elle. Philosophe de profession, j’approuve Mme Augustine quin’aime point qu’on rigole avec la morale ni qu’on saligaude, pour sedistraire, la vie d’une humble fille. Assez de malheureuses vousvendront, à vil prix, une pleine chemise de chair vive, sans que leshonnêtes gens, dont vous êtes, ajoutent un peu de misère à tant demisère. Attendez donc avec impatience une occasion meilleure ou pire.Vous n’attendrez pas longtemps. Quand le bois est sec, il faut qu’ilflambe. Quand une sottise est mûre, il faut, comme une poire, qu’ellevous tombe sur le nez. »

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        Le douxbruit des paroles humaines.

Quatre fois par jour, Damarice, abruti d’ennui, descend à laconciergerie, voir s’il y a des lettres. Il y a quelquefois une lettrede sa mère, quelquefois aussi un catalogue et, le plus souvent, il n’ya rien. Il n’attend rien, d’ailleurs, et rien ne peut venir ; mais ils’entête à l’espoir, qu’il sait absurde, du nouveau qu’apporte lefacteur. Il croit, sans pouvoir y croire, à l’enveloppe qu’on déchireavec un frémissement des doigts et dont va jaillir l’inconnumerveilleux.

Quand il a fourré sa main jusqu’au fond du casier vide où s’amoncellela poussière, il lui coûte de s’en aller. L’odeur chaude de la logeétourdit l’affreuse solitude qui le blesse. Il s’attarde jusqu’à lacloche, au bavardage gluant de Vénus. « Vous êtes, comme on dit, unpeut fiérot, monsieur Damarice, et on voit bien que vous avez del’ambition. Mais j’ai comme une idée que si vous restez avec nous, vousvous mettrez à la raison, et à vous laisser vivre à la douce comme fontles autres. Vous allez me dire… »

Au doux bruit des paroles humaines, l’ineffable tristesse s’endort, etle ronron de la vieille femme est doux comme un bruit de fontaine surune place vide.

- Il y a aussi de certains jours interminables où Damarice achèterait,au prix des pires sottises, l’illusion d’avoir un ami.

Il organise de savants hasards, afin de croiser dans les allées dujardin botanique M. Phoque qui promène dans l’ombre tiède son asthme etson chien. M. Phoque accueille avec bienveillance l’occasion de passerun moment à ne rien dire, en parlant beaucoup. Mais, dès que la fraîchetombe, il coupe une phrase d’une poignée de main, et il n’a jamaisinvité Damarice à monter chez lui.

- Les professeurs sont plus distants encore. Leurs heures creuses sontpleines de riens qui ne leur ont jamais laissé le temps de s’ennuyer nide penser à l’ennui des autres. Et les dix-huit ans de Damarice sontplus seuls au milieu des vivants qu’un mort parmi les morts.

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        Musique.

Sous la pluie fatiguée d’un décembre sale et mou, la route boueuses’étire entre les clos où grouille le peuple tortu des pommiers.Damarice mène en promenade son troupeau d’élèves las ; et d’abord, il aconfié à deux petits la mélancolie qu’évoque en son coeur le spectaclede la nature humide et dévastée : mais la sève endormie sous l’écorcebrune refleurira bientôt en vertes floraisons. Il répète la phraseharmonieuse et se gargarise d’un alexandrin bien venu. Les deux gaminsle lâchent pour jouer à « j’ai perdu mon petit couteau ».

Pendant que la débandade des potaches s’égaille dans les champspourris, Damarice, assuré du minimum de solitude propre à l’éclosiondes chefs-d’oeuvre, chante. Il chante la terre noire sous un linceul deneige : la neige se chante mieux que la boue. La musique qu’il ignoreest pour lui la traduction la plus magnifique et la plus totale desmouvements secrets de l’âme. Les joues gonflées, il chante en notesbasses la tristesse de la saison morte. Puis à travers ce chant dedésolation, il fait glisser entre ses lèvres minces le thème aérien desrésurrections prochaines. L’espoir grandit, éclate et déborde en hymned’allégresse.

Les plus pures jouissances artistiques de Damarice ne sont jamais toutà fait désintéressées. Le pâtre de Sicile dont les chèvres gambadent,livre au vent qui l’emporte le chant mélancolique de sa double flûte ;mais Damarice n’entend point que l’oeuvre qu’il a créée ne charme quelui seul. Il pense à l’effet que cela produira sur le public, et il sevoit conduisant l’orchestre. Il entend derrière lui le crépitement desbravos. Il se retourne pour saluer et enfonce jusqu’à la cheville dansune flaque d’eau.

Pour que sa géniale symphonie ne soit point à tout jamais perdue, il lanote au crayon sur les marges d’un prospectus. A la façon de Rousseau,il imagine un système complexement simplifié : une ligne briséesoulignée de barres et surmontée de points figure les montées et lesdescentes du motif conducteur ; des flèches orientées vers le nordguident l’ascension des violons. Toutes les voix de la nature, tous lesélans et tous les désespoirs d’une âme inquiète, sont ainsi contenuesdans ce dessin tumultueux de spirite en délire.

Damarice est si plein de son harmonieux chaos qu’il égare sa promenadeet ne retrouve qu’à la nuit tombée le chemin du collège. Les grandsbraillent, sous l’averse, des refrains orduriers et tirent lessonnettes au passage. Un tout petit à qui l’on a chipé sa casquette,pleure et traîne la jambe. M. Truffaut, le sous-Principal, venu à larecherche du collège perdu, menace Damarice d’un petit rapport qui nesera pas piqué des hannetons. Les mots sifflent dans sa barbe blonde etsoignée de sot prétentieux. Mais Damarice, tout à son rêve, ne l’entendmême point. Sitôt rentré, il court s’enfermer dans le parloir pleind’ombre humide. Il allume une des bougies du piano, s’assied sur letabouret qui branle, et dispose sur le porte-musique son prospectusbalafré de lignes zigzagantes.

Puis d’une main hardie, brutale comme un coup de poing, légère commeune caresse, il éveille à la vie des sons les touches endormies. Toutau bout à droite, c’est le vent qui gémit dans la forêt, l’âmeangoissée qui brame ses deuils. A gauche, le chant cristallin desespoirs infinis s’envole sur un tapotis de notes pointues. Un chaos debruits roule entre les murs. Damarice, comme un dieu, domine ce chaoset l’organise. Il insuffle dans ce fracas son âme de poète.

Mais M. Truffaut qui rôde en chien de quartier, entr’ouvre doucement laporte, et la tête légèrement renversée, la barbe horizontale et fleuriede mépris : « Vous voudrez bien me dire si ce chachut doit durerlongtemps ? »

- Comme une fleur brillante tranchée par la charrue, l’hymne desrésurrections s’affaisse et meurt.

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        « Maisle Nature est là qui t’invite et qui t’aime. »

Pour se plonger dans le sein qu’elle offre toujours Damarice a fait sixkilomètres à pied, sous le soleil de juin. Au coeur de la forêt deBalleroy, il vient enfin de trouver la place propre aux fécondesrêveries. Etalé sur le ventre, la nuque cuite et le menton dans l’herbequi pique, il guette les mots profonds que murmurent les grands arbresà l’oreille du poète. Pour amorcer l’inspiration, il lui tend des rimessonores, mais l’inspiration méfiante se dérobe et les rimes n’attirentque des pauvres lieux communs. Le silence tiède est plein de bruitsmenus. Le vol obstiné d’une guêpe ronfle à ras de terre dans la bruyèresèche. Un lapin en trois bonds traverse la clairière. La brise lentefait trembler le vert lumineux des feuilles. La Nature est belle etDamarice bâille. Il est sur le point de s’avouer qu’il n’y a entre elleet lui que de fausses sympathies, une sorte de mariage de raison imposépar les livres. Elle ne veut point qu’on la prenne pour un pis aller etelle se venge, en les ennuyant, de ses époux d’occasion qui ne viennentà elle que faute d’avoir trouvé mieux.

Il s’entête cependant contre l’évidence. Il poursuit à coup d’épithètesl’extase rebelle et toutes les cinq minutes tire sa montre. Las des’être tant reposé, il se lève et marche au hasard, sans parvenirseulement à se perdre. A chaque croisée de chemins, il enfile d’un coupd’oeil les allées désertes et guette en vain le promeneur espéré, lepremier chien coiffé dont la parole quelconque l’arrachera à cetisolement poétique et navrant.

Damarice, par chance, avise à terre un morceau de journal, le ramasseavec une joie qu’il a l’orgueil de ne point s’avouer. Il savoure, sanssauter une ligne, l’accident de voiture, le cours de la bourse et lespetites annonces. Avec ce bout de papier sale, il se venge de lasolitude magnifique des bois. Un vague écho du bruit que font leshommes est plus précieux à son coeur que le poème monotone des arbres etdu ciel bleu.

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        Sculpture.

Dans la cour, grillée de soleil, les enfants, affalés sur un tas depoussière, jouent à la carotte, pendant que Damarice, appuyé contre untilleul, sculpte un coupe-papier dans un éclat de souche. Il coupe,gratte, polit, et pour mieux juger du résultat, tient à bout de brasl’oeuvre ébauchée, et ferme un oeil.

Le coupe-papier est terminé, aussi parfait qu’il est permis à unmaladroit de le réaliser. Ce manche, pourtant, est un peu lourd :Damarice l’amincit. Il en allège la ligne, mais le canif, gauchementmanié, lève un copeau trop large. Il faut maintenant tout modifier,tirer parti de ce méplat imprévu, utiliser ce noeud qui vient de sedécouvrir. Il convient, par souci d’harmonie, d’accentuer légèrement lacourbure de la lame. Le coupe-papier, cependant, diminue toujours,devient liseuse et de liseuse, cure-dent.

- Ce n’est point que Damarice manque d’imagination ni même de goût,mais il est dévoré d’une rage de perfection qui le condamne à n’êtrejamais tout à fait content. La jouissance totale de l’oeuvre accomplieest l’heureux privilège des génies et des sots. Et Damarice, qui n’estpoint un génie, n’est pas non plus tout à fait un sot.

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        Poésie.

On ne s’écrase point à la matinée artistique que donne à l’hôtel desTrois-Maures une tournée sévère et chiche de réclame. Ni monologues, nichansonnettes, et les chaises du fond sont à trois francs.

Il y a les deux demoiselles Vermot dont le visage ovale, encadré deboucles précises, a la coloration poétique des artistes épris d’idéalet bien nourris. Il y a le capitaine de gendarmerie qui joue de laflûte, et M. Bigot, le percepteur, qui ne joue de rien, mais qui nemanque ni un enterrement, ni une vendue, ni un concert. Il y a pas mald’imbéciles, parce qu’il y en a partout ; il y a peut-être aussi,quelques petites âmes obscures et délicates qui tâcheront pendant deuxheures d’oublier la monotonie de leurs vies effacées.

Damarice s’est discrètement faufilé auprès de M. Trembloy, professeurde violon au collège. Un reste de gloire et de lointaine indépendanceauréole encore les cinquante ans de ce maître à chanter. La petiteville raconte avec orgueil qu’un soir où ce bougre-là conduisait ungrand orchestre dans un casino du Midi, il lança son bâton à traversles fauteuils bavards en criant : « Plutôt crever de faim que de jouerdevant  des mufles ! »

Mais une liaison malheureuse et cinq enfants de l’amour à traînerderrière soi, ont rabattu les dangereuses indignations de M. Trembloy.A force de râcler son crin-crin, à cinquante sous de l’heure, il s’estdégoûté, pour jusqu’à la fin de ses jours, de toute musique. Mais saplace est là, professionnellement.

- « Vous me croirez si vous voulez, M. Damarice, mais j’aimerais autantêtre dans mon lit. Si je pique du nez dans mon gilet, vous me tirerezpar la manche. » Pendant que le quatuor Bertramm raconte la vie follede *Peer Gynt*, Damarice, la tête entre les mains, voyage au pays dufantasque : des rêves blancs neigent sur l’eau des fjords, les grelotslégers de la danse d’Anitra tintent dans le clair palais, et les cordesse sont tues depuis longtemps déjà, qu’il entend gémir encore par delàles tristes réalités, le grêle et déchirant sanglot de la *Mortd’Asse*. Mais M. Trembloy le secoue d’une poigne forte : « Est-cepossible que le vieil abruti que je suis soit encore capable de pleurer? Ton fichu Grieg m’a chaviré l’âme jusqu’au fond du ventre. Quand on apondu ça, on peut crever tranquille. »

Pour réveiller un peu la salle qui s’endort, une pianiste résignée tapeà tour de bras une valse à faire danser les ours. Chaque reprise duthème fait rouler des yeux blancs à ces demoiselles Vermot. M. Bigot,percepteur, bat la mesure d’un pied joyeux. Le capitaine de gendarmeriefait siffler sous ses lourdes moustaches une flûte absente, - et M.Trembloy, ivre de timide colère, souffle à chaque contre-temps dansl’oreille de Damarice : « Tas de salauds ! tas de salauds ! »

Un jeune homme long s’appuie au piano et récite : Idéal, par AlbertSamain.

    Hors la Ville de fer et de pierremassive,
    A l’aurore, le choeur des beauxadolescents,
    S’en est allé, pieds nus dans l’herbehumide et vive,
    Le coeur pur, la chair vierge et les yeuxinnocents.

La voix nette et belle, ouvre les espaces infinis. A travers l’aube enfrissons, Damarice s’élance avec l’escadron sacré, vers les sommetstachés de lumière. Les chevaux piaffent, les manteaux claquent au ventdu matin :

    Tambours d’or, clairons d’or, sonnez parles campagnes.
    Orgueil, étends sur eux tes deux ailesde fer !
    Ce qui vient d’eux est pur comme l’eaudes montagnes
    Et fort comme le vent qui souffle sur lamer.

Au moment précis où Damarice allait franchir le seuil de l’Empyréevermeil, le baîllement d’une grosse dame broie la coupe et renverse lephiltre. Il l’a foudroyée d’un coup d’oeil tragique, sans effet, etquand il s’élance pour reprendre sa place au milieu des beauxadolescents, il ne trouve plus qu’un troupeau lamentable de vaincus :

    Oh ! comme il faisait noir quand ilssont revenus !...
    … Pareils aux émigrants dévorés par lesfièvres
    Ils vont, l’haleine courte et le gesteincertain,
    Sombres, l’envie au foie et l’ironie auxlèvres.
    Et leur sourire est las comme un feu quis’éteint.

Une révolte le soulève contre ces traîtres ; il se jette au-devant deleur débandade, et le poing tendu, barre la route. Il les fouailled’ironies, il les contraint à détourner la tête et à regarder, une foisencore, le couchant splendide incendier les sommets :

    Et le remords les prend, quand, aupenchant des cimes,
    Un éclair leur fait voir, les deux brasétendus,
    Des cadavres hautains, dont les yeuxmagnanimes
    Rêvent, tout grands ouverts, aux idéalsperdus.

Debout et pourpre de fièvre, Damarice lâche un bravo sonore au jeunehomme maigre, qui le remercie d’un salut étonné. Le sourire mince deces demoiselles Vermot blâme un enthousiasme plus bruyant qu’il n’estd’usage à Bayeux. M. Trembloy lui-même, qui s’apprêtait à applaudir,s’arrête épouvanté. Damarice perçoit vaguement qu’on le tient pour unpetit poseur et que ces gens raisonnables ne sont point dupes d’uneadmiration qu’ils estiment feinte. Mais l’élan qui l’a soulevé,l’entraîne par delà le ridicule. Tout bouillonnant d’une confuse rage,il brave le silence de ces sots, et d’une voix assez forte pour quetout le monde l’entende, il répète les vers vengeurs :

    Ils veulent des soldats, des juges, despolices,
    Et rassurés par l’ordre aux solidesétaux,
    Ils regardent grouiller au vivier deleurs vices,
    Les sept vipères d’or des péchéscapitaux !

Puis au milieu des demi-rires et des demi-murmures, la tête haute, ilgagne la porte et s’en va.

*
*   *

        Divagations.

M. le Principal, qui prend le frais dans son jardin, convie Damarice àadmirer la splendeur de ses choux : « Si les limaces sont clémentes, jen’aurai point de choux à acheter cette année, et la question des chouxest de première importance pour un philosophe, chef d’établissement.Mais je plaisante, monsieur Damarice, et je n’oublie point que vousêtes poète. J’ai lu avec plaisir les trois sonnets sur le Printemps quevous m’avez fait l’honneur de me dédier. Ils sont honnêtes et bientournés. Avec un rien de complaisance, je trouverais pour vous flatterdes éloges que vous boiriez à la cuillère. Vous affirmez qu’avril estle mois des fleurs et le premier sourire de l’année. On ne vousaccusera pas de paradoxe. Développez donc ce thème charmant et laissezà quelques maladroits le soin de découvrir qu’avril est le plus souventmaussade et que ce rajeunissement ironique de la nature ne laisse pasd’être, à la longue, assez décourageant. J’ai connu un aveugle quiavait mis les quatre saisons en villanelles délicieuses. Il avaitbeaucoup lu avec ses doigts. D’autres, qui pourtant ont des yeux, nevoient aussi, qu’avec les yeux d’autrui, le spectacle coloré deschoses. Ce sont parmi les poètes, les plus assurés de trouver unpublic. Ils ne surprennent point ; on peut se laisser bercer avecconfiance au rythme de leur serinette.

« Il se peut, après tout, que vous deveniez un jour, un grand poète. Ilse peut aussi, que vous découvriez dans dix ans, que vous n’avez rien àdire que de jolis riens. Vous leur serez du moins reconnaissant d’avoirbercé un temps votre ennui. Peut-être même, en les exploitant avec unpeu d’habileté, pourrez-vous devenir célèbre dans votre petit coin etmériter, qui sait ? un bout d’article dans l’Echo de Bayeux, où votrecollègue de première parlera de lui, à propos de vous.

« La gloire vous tente, monsieur Damarice, allez donc vers la gloire.C’est proposer à vos efforts un noble but, encore qu’il soit douteuxque vous l’atteigniez jamais. Elle me fait souvenir du Roi couronnéauquel jouaient, après vêpres, sur la place de l’Eglise, les gamins demon village :

« Il s’agissait de grimper debout, sur une haute borne appuyée au murdu presbytère. On ne s’y était point sitôt hissé, à grand’peine, queles autres, poussant, tirant, se bousculant, vous jetaient à bas. Unplus heureux vous remplaçait qui tombait à son tour. Ceux qui avaientla poigne solide ou qui, d’une tournée de coco, avaient acheté depuissantes complicités, parvenaient quelquefois à rester perchés, letemps que l’horloge mettait à sonner quatre heures. Mais la royauté duplus fort ou du plus adroit ne durait guère, et quand M. le Curé, entraversant la place, tapait dans ses mains, tous ces rois déchuss’étant mis en rang deux par deux, entraient à la file, dans l’ombresilencieuse de la chapelle.

« Telle est, monsieur Damarice, l’image de la gloire. Et ne dites pointque vous serez le sage qui, méprisant le vain jugement des hommes,poursuit son oeuvre à l’écart. On ne fait rien de bon que pour lagloire. Qui la méprise est lâche et condamné d’avance. Qui la rechercheest assuré de ne point l’atteindre. Et puis, à la fin de la comédie, lamort claque dans ses mains et tous ces génies, connus et méconnus,entrent à la queue leu leu dans le grand silence de l’oubli.

« Je ne vous inflige ces pénibles vérités que parce que je suis assuréde ne vous point convaincre. Laissez votre jeune enthousiasme balayercomme fétus les pauvres objections de mon vieux pessimisme. On atoujours tort, à soixante ans, d’avoir raison, et la beauté du mondesera bien près de périr le jour où les jeunes hommes se lasseront deporter de l’eau à la rivière.

« Mais cette eau me fait souvenir que mes fraisiers meurent de soif.Pendant que le robinet emplira goutte à goutte nos arrosoirs, nouspourrons bavarder sous la tonnelle et laisser monter, à travers lechèvrefeuille doux-fleurant, vos vains espoirs et ma plus vainephilosophie. Prenez cette chaise de fer et puisez à même mon tabac : lafumée bleue est la soeur du rêve »…

*
*   *

        MadameBobu.

Damarice, quand il s’ennuie par trop, va passer une heure chez M. Bobu,libraire, rue Saint-Jean. M. Bobu, gras et bien peigné, est dormeur.S’il s’écoutait, il dormirait jusqu’à midi. Mais il ne s’écoute pas. Lematin, sur le coup de dix heures, il se traîne jusqu’à la caisse etcuve, écroulé sur le Brouillard, un reste de sommeil et d’éternellefatigue. Il confie volontiers à Damarice que sa femme est plusamoureuse qu’on ne saurait croire. « Elle aura ma peau, jeune homme,mais je ne succomberai pas sans avoir combattu. » Et le sourire de ceSilène béat, déchaîne chez Damarice une furieuse tempête de confuseespérance et de désirs très précis.

- La poitrine de Mme Bobu remplit sans tricher un corsage tendu. Ellela porte avec orgueil comme une chose lourde et dont elle sait le prix.« Je ne conçois point, dit-elle à Damarice, toute rougissante, commentun jeune homme peut s’amouracher d’une femme plate. » Et Damarice ne leconçoit point non plus.

Avec une prudence maladroite, il a voulu savoir une fois ce que Quérépensait de l’honnêteté de Mme Bobu, mais Quéré a tranché le problèmed’une façon brutale. « C’est affaire d’équilibre et rien de plus. iln’est point possible qu’une femme ne tombe pas à la renverse avec unpareil plat de tripes sous le menton. Ça donne envie ». Ça donne enviepositivement et Damarice, pour ne pas les voir, regarde le visage deMme Bobu qui est candide et reposant.

Avec des boîtes de papier à lettre, des plumiers et des articles depiété, Mme Bobu échafaude, derrière la vitre, des étalages laborieuxqui sont sa joie et son triomphe. Quant aux livres, elle les relègue,aussitôt déballés, dans un placard obscur au fond du magasin. Damariceplaide en vain, pour ces parents pauvres, le droit à la devanture. MmeBobu lui glisse, par-dessus sa poitrine ronde, un sourire plein dechoses : « Le 3 fr. 50 est maigre et n’a point d’oeil. »

- « Le 3 fr. 50, précise M. Bobu réveillé, ne se vent plus. Il y a dixans on y mordait encore, parce qu’un roman était un roman et qu’on enavait pour son argent. J’ai vu Le Maître de Forges s’enlever comme dubon pain ; mais aujourd’hui, jeune homme, voulez-vous me dire un peu cequ’il y a dans tous ces « Vient de paraître » ? Des foutaises, descheveux coupés en quatre, des tranches de vie qui vous gâtent leplaisir de vivre et des cochonneries qu’un mari rougirait de voir auxmains de sa femme.

- Damarice cependant feuillette d’un doigt pieux les volumes méprisésque Mme Bobu retournera comme invendus. Ne sont-ils pas pour lui leseul nouveau qui, dans la mort des journées provinciales, apporte delà-bas, l’odeur mystérieuse d’un monde où il y a des vivants ?

- A trois heures, le coup de sifflet du train de Paris arrache Damariceà sa table de travail. Il dégringole l’escalier et court chez M. Bobu,chercher les journaux. Une révolution quotidienne et prévue bouleversele magasin. L’omnibus des Trois-Maures jette sur le trottoir les sacsque Mme Bobu éventre. Le libraire affairé plie, d’un coup de poingrageur, les feuilles d’extrême-gauche et fait face aux clients. Quandle coup de feu est passé, Damarice s’attarde à parler politique avec M.Bobu qui l’irrite et s’assure de faciles triomphes par d’innombrables :« Jeune homme, vous manquez d’expérience. »

L’expérience de M. Bobu l’a conduit à d’amères conclusions. « LeGouvernement est un ramassis de fripouilles. Blancs ou rouges, c’esttout un. Et qu’est-ce qui paie, jeune homme, cette bande de fricoteurs? Le petit commerce, qui a déjà tant de mal à vivre. Tant qu’on n’aurapas commencé par supprimer les patentes, il n’y aura rien de fait,voilà mon opinion. » Damarice est moins affamé de vérité que dediscussion, et la bataille le passionne plus que le souci de lavictoire. Il ne lutte pas pour défendre une idée, mais pour s’affirmerà lui-même qu’il est capable de la défendre. La plate sottise de cetensommeillé le pousse à d’audacieux paradoxes. Il s’anime, s’échauffe,démolit le passé et rebâtit l’avenir. Mais M. Bobu, tranquillement,bouche le jeu, comme aux dominos : « Voire ! »

Le jeune homme se dresse sur ses ergots ; il lui en coûterait trop derenoncer au charme exaspérant de ces inutiles batailles. Que d’autress’enivrent dans le silence de leur propre pensée : il faut à celle deDamarice une contradiction vivante qui la blesse, l’excite et l’assure,même par la douleur, de sa propre existence. M. Bobu n’est qu’un pauvretremplin à ses propres idées ; mais M. Bobu, en tant que tremplin, estprécieux.

Damarice tient aussi, contre son gré, à l’estime des sots qu’ilméprise. Il a de farouches colères humiliées, à se sentir au fond delui-même cette crainte respectueuse des imbéciles. Vivent les âmesnobles qui se drapent fièrement dans une opinion honnie ! Il se voittrès bien, méprisé de tous, montré au doigt dans la rue, insensible auxrailleries et supérieur. Il rêve de foi proclamée sur le bûcher, maisen l’absence des bourreaux et surtout du public, sa foi vacille. Lemartyre sans témoins l’épouvante et, plus encore, s’il lâche à M. Bobuses quatre vérités, la peur horrible de retomber sans espoir dans sanavrante solitude.

- Quelquefois aussi, pendant que M. Bobu joue l’apéritif au caféVardon, Damarice entre bavarder avec Mme Bobu.

D’avoir coupé les ficelles des paquets de livres, il reste aux doigtsde Mme Bobu, qui ne lit point, comme une odeur de littérature. Sonjeune ami lui rend de petits services. Il s’assied à la caisse, auprèsd’elle, et l’aide à recopier les titres des volumes latins et grecs quecommandent les élèves. « Ces gens-là, dit-elle, avaient tout de mêmeune drôle d’orthographe. » Fatiguée, elle pose sur le pupitre ses seinslourds. Damarice les voit se gonfler et se dégonfler avec un bruit douxqui lui fait battre le sang aux poignets.

Mme Bobu préfère, à tous autres sujets, celui des fautes contre lafidélité conjugale. Elle détaille, avec des battements de paupières,les infamies de la sous-préfète et les débordements du juge de paix.Ses paroles prudes tirent les rideaux des alcôves et penchent Damaricesur le désordre amoureux des lits bouleversés. « Un jeune homme devotre âge et fait comme vous l’êtes n’a, dans nos petites villes, quel’embarras du choix. » Pour n’avoir point l’air d’un sot, il laisseentendre qu’il prend son bien où il le trouve et qu’il le trouve enabondance.

Leurs deux chaises se touchent : « Avec vos airs de petit Saint Jean,vous devez être un fameux coquin. » La main de Mme Bobu rôde ; lemagasin est désert, mais l’embarras des premiers mots à dire paralyseDamarice… Et, rentré dans sa cellule, il se propose pour le lendemaind’éclatantes revanches.

- Damarice vient d’achever d’admirables pages sur le gothique : lapierre chante, la foi soulève les blocs, la prière fuse aux pointes desclochers. Il importe qu’à l’instant même, il aille revoir de ses yeuxla cathédrale. Il enfile son pardessus mince et sort. La nuit estfroide ; le vent sec pique les yeux. Au détour de la rue des Chanoines,le portail, brusquement découvert, emplit l’oeil d’une splendeurhautaine et glacée. Damarice s’appuie contre le mur des Bénédictineset, de toute son âme, s’applique à l’admiration. Un courant d’air,plein de milliers d’épingles, lui griffe la figure.

Quéré traverse la place au pas de course et Damarice se précipite surlui : « Pige-moi un peu l’allure de ce poème blanc, sous la neige de lalune ». Mais Quéré ne voit, sous la neige de la lune, que le cadran del’horloge qui marque six heures : « N’use pas ta salive ; je suis deservice dans dix minutes. Et puis tous ces machins-là c’est gentil, jene dis pas non, mais, en guise de saints, je viens de m’envoyer unepetite paire de tétons, un peu plus tièdes sur l’estomac que tous tesbonshommes de pierre. Si tu étais moins godiche, je te donneraisl’adresse : la place est chaude. Au revoir. »

- Damarice, libre jusqu’à huit heures, traîne au long de la rueSaint-Jean. Mme Bobu qui l’aperçoit tape du bout des doigts auxcarreaux de la porte qu’elle entr’ouvre : « Entrez donc cinq minutes,monsieur Damarice ; mon époux est à Paris et ne rentrera que demain. Jesuis seule comme une âme en peine. Vous allez me tenir compagnie. »Elle met le timbre à la porte de la rue : « Si quelqu’un vient àentrer, on ne nous surprendra pas. Car savez-vous bien, mon petit ami,que vous êtes fort compromettant. » Elle ajoute avec un sourire humide: « Vous avez une façon de regarder les femmes qui ferait damner dessaintes. En vérité, vos yeux déshabillent. Mais vous tremblez comme lafeuille. Il fait un temps aussi à ne pas mettre un chien dehors. Ce quec’est pourtant que d’être jeune et poète. » Mme Bobu dit poète enouvrant toute ronde sa bouche dont les dents sont belles. Damaricesourit et cherche un mot aimable, mais avant qu’il l’ait trouvé, ellele pousse doucement dans la salle à manger. La chaleur du chouberskyl’étourdit comme une ivresse. Il y a sur la table deux verres decristal dans lesquels on a bu, une bouteille de malaga fortemententamée et une assiette sur laquelle restent encore quelques gâteauxsecs. « Nous allons faire la dînette comme deux amoureux. » Elles’empresse, balaie les miettes, verse le vin doré et vient s’asseoirtout contre Damarice : « Soyez sage comme une image, et n’oubliez pasque je suis chatouilleuse. » Son pied s’égare, son genou frôle.

Damarice n’est pas naïf au point de ne pas comprendre une offre siclaire. C’est même parce qu’il la comprend trop bien qu’il se trouvebrusquement déconcerté comme un acteur à qui sa partenaire vient decouper son meilleur effet. Il lui répugne de donner la réplique etd’être le béjaune dont cette grosse dame en mal d’amour amuserait safringale. Damarice entend vaincre et non pas être vaincu. Il se peutaussi qu’une timidité monstrueuse où l’orgueil a sa part, l’empêche dejouir en goujat d’un plaisir trop facile.

Mme Bobu, vexée, libère son pied, dégage son genou, et sans le moindreembarras, dirige adroitement la conversation languissante sur lessoucis du commerce et la nécessité d’une morale sévère. « Il fautmaintenant vous en aller. Les mauvaises langues auraient sitôt fait des’imaginer des choses… » Sur le seuil de la porte, elle dit très haut :« Je demanderai votre volume dès ce soir. » Et, très bas : « Au revoir,monsieur Damarice, et n’allez point vous aviser de faire de vilainsrêves. »

- En passant devant le magasin de M. Bobu, libraire, Quéré explique àDamarice : « Voilà une maison où j’ai économisé hier une belle pièce decent sous. La patronne a de bons restes et, quand elle a ses deuxpetits verres de bénédictine dans le nez, un escadron ne lui ferait paspeur. » Et pendant que Damarice cherche une insolente répartie quisignifierait à peu près que coucher avec Mme Bobu n’est pas bien malin,ni bien tentant, qu’il n’y a guère de quoi s’en vanter, - et quelui-même, s’il avait voulu… il ne peut s’empêcher d’être saisi, ensecret, par une sorte de remords à rebours.

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*   *

        LaCavée.

En sortant de toucher son mois chez le receveur municipal, Quéré dit àDamarice : « Je monterai cet après-midi, faire à la Cavée ma petitetournée pastorale. De deux à quatre c’est la bonne heure. Les femmes nesont pas éreintées et on s’en paie pour son argent. Si le coeur t’en ditde m’accompagner… »

Pendant l’étude, Damarice, derrière le couvercle relevé de son pupitre,fait tourner un sou à pile ou face : si le sou tourne face, c’est oui.Le sou tourne pile. Il le jette en l’air une seconde fois, et c’estpile encore ; puis une troisième fois, puis dix autres, jusqu’à ce quele nombre total de faces dépasse celui de piles. D’avoir la fatalitépour complice, il se sent alors comme soulagé. Puis pour n’avoir pastantôt l’air bêta d’un novice, il relit la Maison Tellier.

La Cavée est, dans le quartier Saint-Floxel, une ruelle étroite etmorte qui s’allonge entre deux murs de jardin. Il n’y a qu’une maisonet c’est la Maison.

Elle est longue et basse comme une ferme avec une grande porte cochèrepercée d’un judas grillé ; Une clématite grimpe aux volets clos etfleurit la lanterne.

Quéré y est chez lui : la sous-maîtresse l’appelle « Monsieur Jules »et lui demande des conseils pour placer son argent en valeurs solides.C’est une femme de tête qu’on ne tutoie point et qui n’a de faiblesseque pour le café très fort, relevé d’un soupçon de marc. Elle estdiserte et sage. - « Tout n’est pas rose, monsieur Jules, dans lesaffaires. Si vous saviez ce que j’ai eu de tintouin, les premierstemps. Ces messieurs du Havre m’avaient dit : « Vous avez carteblanche, ma fille, faites pour le mieux. » En arrivant ici, j’ai trouvéla chose dans un bel état, vous pouvez m’en croire : un vraiclaquedent. En guide de clients, rien que de la fripouille qui vousesquintait une dame d’un coup de poing, par manière de rire. Sur deuxcents élèves du petit séminaire et du collège, on n’en avait pas unedemi-douzaine. Les autres aimaient mieux risquer la pourriture avec desfilles de rien que de fiche les pattes dans un chabanais pareil.Croiriez-vous monsieur Jules, que la patronne buvait avec les femmes ?Comment voulez-vous qu’une maison marche, si on ne sait pas seulementqui est-ce qui commande ? J’ai commencé par balayer tout ce jolimonde-là : puis j’ai fait venir mes deux soeurs et une cousine qui étaitd’aplomb. On dormait comme on pouvait, une heure par-ci, un quartd’heure par-là. Mais on n’a rien sans mal, pas vrai ? et ça n’est pasen attendant que les alouettes vous tombent toutes rôties dans le becqu’on mettrait jamais quatre sous de côté.

« Pour vous en finir, quand les gens sérieux nous sont revenus, il abien fallu reprendre du personnel. C’est un bétail, allez, qui n’estpas si facile à gouverner qu’on s’imagine. Faut de l’ordre et de lapoigne. Tout de même on a eu là deux ou trois bonnes années, et cesmessieurs du Havre étaient contents. Mais ça n’a guère duré. Cettefichu loi de séparation, comme vous dites, nous a bien fait du tort.Nous vivons, monsieur Jules, dans un drôle de temps : tout s’en va : lareligion et les bonnes manières. Vous verrez que si le gouvernement n’ymet pas le holà, ça finira par faire du vilain. On ne sait seulementplus s’amuser. Il y a des saligauds qui voudraient du fruit vert tousles jours et qu’on invente à leur usage des façons nouvelles. Tandisque ces Messieurs, c’était du monde dans votre genre, et avec qui onpouvait causer… »

- Comme il fait beau, ces trois dames sont au jardin. Le peignoirretroussé, elles bêchent, ratissent et sèment. L’arrivée de ces clientsinattendus les contrarie, et elles ne s’en cachent point. Mais Quérésait l’art de les amadouer, et il propose pour se mettre en train, unecollation soignée sous la tonnelle.

La plus pesante s’assied sur les genoux de Damarice. Pour être aimable,Pâquerette déclare d’abord que les instituteurs c’est son béguin. Elleen a connu un qui venait tous les jeudis, régulier comme une horloge,et qui lui prêtait des livres. « Tu m’en prêteras aussi, veux-tu, parceque la lecture c’est ma passion. » A voix basse, avec des minesdégoûtées, elle confie à Damarice qu’elle n’est pas une femme dans legenre des deux autres qui ne pensent qu’à ça. Elle a eu des malheurs,des grands, et s’il lui arrive de lever le coude c’est pour étourdir sapeine : « Parce que tu sais, mon petit, entre une garce et moi, il y aun doigt. J’ai eu mon certificat d’études à douze ans, et l’éducationc’est comme le mauvais mal : quand on a ça dans le sang, faut qu’on legarde. »

Elle siffle à elle seule une bouteille e cidre bouché, fume deuxcigarettes à la fois et crache par dessus la table.

Encore que Pâquerette soit lourde, et que Damarice ne croie qu’à moitiéà toutes ses infortunes, il est plein de pitié pour elle. Il aime encette misérable toutes les misères qu’elle aurait pu subir et le rêveconfus de rédemption dont son coeur s’enchante.

Cependant Quéré est disparu avec la brune Irma. La femme qui restait,après avoir du revers de la main raflé sur la table les miettes detabac, retourne bêcher la terre.

« - Faut monter à la chambre, mon chéri, parce que la tante n’aime pasqu’on lambine. » Pâquerette dit cela de l’air courageux d’un maçon qui,le casse-croûte fini, retourne au chantier. Mais il convient de réglerd’abord à la sous-maîtresse, le prix de la passe. Sur un louis de dixfrancs, elle rend la monnaie en sept pièces de vingt sous. « C’est pluscommode pour le petit cadeau. »

Pâquerette monte la première l’escalier noir et Damarice frotte desallumettes contre le mur. Le long couloir pavé est semblable à celuides cellules au collège. Sur le plâtre des murailles, ce sont les mêmesobscénités maladroites ; le même jour de paresse et d’ennui coule àtravers les carreaux gris. Sur le côté gauche s’ouvrent les portesnumérotées des chambres. Il y en a plus d’une douzaine et Pâqueretteexplique qu’elle a connu un temps où elles étaient toutes occupées : «Mais maintenant la boîte bat de l’aile et ça sent le moisi. »

La chambre de Pâquerette est sombre et pleine d’un relent tiède et mouqui tourne le coeur. Des piles de feuilletons reliés d’une ficelleencombrent la table et croulent jusque sous les chaises. On bute surles princes, les traîtres et les femmes du monde à deux sous les huitpages.

« Ça n’est pas la peine de te déshabiller, mon coco ; enlève seulementta veste et tes souliers. » Avec la lassitude ennuyée que donne larépétition des besognes machinales, Pâquerette verse de l’eau dans lacuvette, met la tire-lire sur la cheminée, et jette en travers du litune couverture rouge et trouée. « C’est vrai, demande-t-elle, que çat’amuse beaucoup cette petite cabriole ? Ça n’est pas pour te lereprocher puisque c’est ton goût et que tu as payé. Mais des jourscomme aujourd’hui, ça m’en dit autant que de jouer au bouchon. »

Damarice rafraîchi, conçoit sur-le-champ l’idée d’un sacrifice immensequi ne lui coûtera guère. Il renonce à la volupté qui ne le tente pluset Pâquerette tombe des nues. « Comme tu es chic, mon petit homme !J’avais bien vu du premier coup que tu n’étais pas un mufle comme lesautres. On va faire monter un vieux coup de calvados et on sera deuxamants, comme dans la Dame en Noir, des vrais qui ne se touchent pas.»

Mais Damarice n’a pas sitôt accompli quelque action généreuse que lacrainte d’être dupe le harcèle. Pour n’être point trop au-dessous durôle qu’il s’est imposé, il lui faut maintenant transformer Pâqueretteen martyre. Pâquerette n’est plus Pâquerette ; elle est la viergeprostituée, victime innocente d’une société sans âme. Il se prend aupiège qu’il vient de se tendre, et tout en relaçant ses souliers, il sesent des envies de s’agenouiller devant cette femme, de lui demanderpardon de la lâcheté des hommes. Il jure du moins de la tirer bientôtde cette horrible geôle. Mais Pâquerette, ivre de calvados et d’unvague optimisme, incline à de plus sages résignations : « C’est pas desblagues que le bastringue commence à me puer au nez et que j’en ai maclaque de faire la paillasse avec un tas de pédezouilles. Seulement,mon coco, comme on fait son lit, on se couche, et le mien est si malfichu que ça ne vaut guère la peine de le retaper. » Elle exhale dansun soupir épais des regrets qui peut-être n’en sont point, et pose, surle front de Damarice, un baiser chaste et gras. « Bien sûr que si lesautres étaient comme toi, tout marcherait comme sur des roulettes.

Cependant la sous-maîtresse frappe à la porte, et proclame d’une voixprofessionnelle que l’heure est passée et que M. Jules attend.

Damarice et Pâquerette se font des adieux émus, en fin de cinquièmeacte. « Tu reviendras me voir et tu me prêteras des livres. » - «J’apporterai dans ta triste vie un peu d’humble joie. » - « Apporte-moiaussi un paquet de tabac, du jaune ; le caporal m’emporte la gueule… »Pendant que Damarice lui serre longuement la main droite, Pâqueretted’un geste habituel et précis indique de la main gauche la tire-liresur la cheminée. « J’ai été gentille pour toi, n’oublie pas mon petitcadeau. »

Damarice se donne, en bas, l’air éreinté d’un homme qui n’a pas perduson temps, et la sous-maîtresse prodigue à ce client tranquille sespolitesses de commerçante avisée : « Monsieur n’a pas ménagé lesommier. Sûr et certain que pour une première fois, vous ne pouviez pasmieux tomber qu’avec Pâquerette. C’est la douceur même. » Elle lesreconduit jusqu’à la porte. « Vous avez bien raison, allez, de venirl’après-midi. Il fut un temps où ces Messieurs s’entendaient pourprendre chacun leur jour, et ils y avaient moitié plus de satisfaction.Mais le monde aujourd’hui n’est pas raisonnable et il y a des samedissoirs où on est sur les dents. »

Damarice n’est plus seul, dans la débandade de ses rêves imprécis. Il atrouvé une âme à qui confier son âme, et c’est un beau sujet de livrequ’il fait déjà projet d’écrire.

Il emprunte à la bibliothèque tous les romans, où vers la page troiscents, la courtisane réhabilitée donne aux bourgeois égoïstes degrandes et terribles leçons. Le jeudi, il file à la Cavée, une pile delivres sous le bras. Quelquefois Pâquerette n’est pas encore tout àfait réveillée d’une saoulerie de vingt-quatre heures. Elle regardeDamarice avec des yeux troubles de bête, et dans sa caboche pleine debrouillard, passent d’étranges lueurs. « Ça n’est pas la peine decauser, mon petit homme. Tout ce qu’on dit c’est des bêtises et ça faitmal. » Ils fument en silence, assis sur le bord du lit. L’heure passetout à la fois longue et rapide. Et Damarice se félicite d’être tombépour un premier amour sur cet amour extraordinaire.

*
*   *

Mais aujourd’hui, la sous-maîtresse lui explique dès la porte, avec unsourire indigné d’honnête ménagère, qu’il a fallu fiche Pâquerettedehors et qu’elle est au diable. « C’est à n’y rien comprende,monsieur. Elle était là depuis six ans et c’était une femme sérieuse.Un peu portée sur sa bouche, si vous voulez, mais c’est le métier quiveut ça : des fois que la chose ne vous dit qu’à moitié, un coup depétrole vous redonne du coeur au ventre. Seulement, faut pas qu’on abuseet que ça tourne à la godaille.

« Ça lui a pris comme un vertigo, le jour où vous êtes venu avec M.Jules. Vous n’aviez pas sitôt refermé la porte qu’elle s’est enfiléetrois Pernod et qu’elle a fait un potin d’enfer. Depuis ça, elle s’estmise à se boissonner comme une fille des rues. J’ai essayé de lui faireentendre raison ; autant chanter la messe à un sourd. Quand elle nebraillait pas comme une perdue, c’était pour pleurnicher des heuresentières en débitant des boniments de femme saoule : « J’aime mieuxdégringoler tout de suite jusqu’au fond. Le plus tôt qu’on est crevée,le plus vite qu’on est débarrassée. » Pour comble de bénédiction, ellerefusait carrément de travailler. Elle disait que tous les hommes ladégoûtaient et qu’elle aimerait mieux n’être jamais née… Vous voyezd’ici le tableau et comme ça faisait bon effet ! Qu’est-ce quedemandent en somme tous ces messieurs qui viennent passer une heure ici? Un peu de bon temps et de distraction. Si c’est pour entendre unechialeuse et ses jérémiades, autant, n’est-ce pas, rester chez soi.

« On ne me retirera pas de la tête que c’étaient toutes ses lecturesqui l’avaient détraquée. La lecture c’est pire que la boisson. Unefemme qui se met à lire est une femme fichue. Pâquerette ne plaisaitplus qu’à vous. Des goûts et des couleurs… Laquelle de ces damesfaut-il appeler ? Croyez-moi, prenez Camélia, c’est la plusconsciencieuse. Je vous le dis entre nous, parce que vous êtes un bonclient. Vous verrez que vous serez content et que vous me remercierez. »

- « Vous a-t-elle laissé son adresse ? »

- « Elle m’a laissé trente francs de dettes, et avant de partir, elle atout brésillé dans sa chambre. C’était comme une furie. Elle gueulaitqu’elle allait se foute à l’eau et qu’on aurait de ses nouvelles dansle journal. Mais faut pas vous faire de mauvais sang pour si peu. Quandelle aura fait la chambre pendant trois mois, avec de sales types, çalui rabattra le caquet. »

- « Où sont les livres que je lui avais prêtés ? »

- « J’aurais préféré ne pas vous le dire, mais puisque vous y tenez,tant pis. Elle a tout fourré dans les cabinets et elle beuglait : « Sice gobier-là vient les réclamer, vous lui direz cinq lettres de ma partet qu’il aurait bien mieux fait de ne jamais fiche les pattes dansvotre boîte, ni dans ma vie. » Vous voyez bien que c’était un chameau,un sale chameau ! »

Et Damarice s’en va la mort dans l’âme.

Mais M. Phoque le prie, par une lettre à cheval, de bien vouloirrapporter les volumes empruntés par lui à la bibliothèque municipale oud’en payer le montant, soit 62 fr. 40.

Et Damarice calcule que, pour ne pas racheter une âme, il lui en coûtetout ce qu’il avait d’économies pour ses vacances de Pâques.

*
*   *

        Amour,amour quand tu nous tiens… »

M. le Principal ayant rallumé sa courte pipe, tire sans hâte deuxvastes bouffées et dit : « La confession que vous venez de me faire,monsieur Damarice, comme à un vieil ami digne de votre confiance, m’atouchée. Vous ne m’avez point vu sourire au récit de vos premiersdéboires amoureux et, cependant, l’objet de notre passion, comme ondisait au grand siècle, justifie rarement aux yeux du voisin le troublequ’il nous cause. C’est la qualité de l’amant qui fait la qualité del’amour et vous avez une âme généreuse qui embellit tout ce qui tombeen elle.

Mais, puisque vous sollicitez sur ce problème, vieux comme le monde,mon avis de sexagénaire et de philosophe, laissez-moi vous parler entoute franchise. Quiconque dit exactement ce qu’il pense à l’air d’unimbécile ou d’une brute : vous me prendrez pour celui des deux qu’ilvous plaira. L’amour est un fait, parmi d’autres faits. Il n’empêche nila faim ni la soif, ni d’être mouillé quand il pleut. Je suis toutprêt, d’ailleurs, à vous accorder que l’accomplissement de cet actebref est agréable, à cause surtout du doux sommeil qui le suit. Mais,dans la balance des pauvres plaisirs humains, la volupté suprême nepèse après tout que son juste poids qui n’est guère, et pour ma part,j’ai toujours tenu la joie trouble « de l’acte des ténèbres », pourinférieure et de beaucoup au charme d’une belle page, ou d’entendre, àl’heure où le crépuscule baigne les calmes jardins, le chant lointaind’une flûte, entrer par ma fenêtre.

« Mais j’ai soixante ans et vous en avez vingt. Rien ne sert,d’ailleurs, d’ergoter. Puisque besoin il y a, il faut que besoin sesatisfasse ; puisque plaisir il y a, il faut que plaisir se cueille.Prenez garde seulement, monsieur Damarice, de ne point lâcher la proiepour l’ombre. Le grand amour que vous allez réclamant à tous les échos,est semblable au serpent des mers : tout le monde en parle et personnene l’a vu. A force d’en entendre parler, cependant, on s’imaginepresque l’avoir rencontré. Poussez la porte du musée, ce n’estqu’amour, en plâtre, à l’huile et au crayon. Entrez à la bibliothèque :les rayons craquent sous le poids d’amours innombrables, brochés dejaune ou reliés en veau. Des milliers de porte-lyre et de porte-pinceaucirculent à travers le monde, et vous cornent aux oreilles les beautésde l’amour profond, unique, essentiel. Leur réclame éhontée devientplus obsédante que celle d’un orviétan. Dès qu’elle voit sa victimeprête à succomber, la bande des marchands d’illusion ne la lâche plusd’un pas : « Un immense bonheur vous est réservé, un bonheur tel, qu’àl’entrevoir seulement, les plus puissants ont défailli d’émoi.Hâtez-vous, bon petit passant, à la moustache naissante, de prendre unbillet à la loterie des coeurs, où tout le monde gagne le gros lot. » Etle bon petit passant prend un billet et ne gagne point, parce que laloterie est truquée, parce qu’il n’y a qu’un lot - y a-t-il seulementun lot ? - Pour cent mille billets.

« En vérité, monsieur Damarice, j’enrage de voir tant de trafiquants del’amour-plaisir, placer leur louche marchandise et saligauder l’âme desjeunes hommes. Je me sens tout prêt, comme l’autre, à chasser de marépublique tous ces honteux camelots et leur camelote infâme. J’entendsbien que ce n’est pas autour de cet amour au rabais, que s’attardentvos enthousiastes mélancolies. Vous ne souhaitez la femme que pourattendre avec moins d’impatience la venue de l’autre amour, de celuique vous vous torturez déjà de ne point voir, les bras pleins de lilas,apparaître au détour du sentier parfumé. Avouez, toutefois, que c’est,pour aller à sa rencontre, prendre une étrange route que de le cherchercomme le héros de Tolstoï, dans une maison de tolérance. Ne gâchez pasvotre vie à prétendre ressusciter des mortes.

« Amour ! amour ! quel gâchis se cache mal sous tes ailes rognées. Quede misères à faire pleurer les anges ! Je crois, ma parole, que si jevis quelque temps encore, l’indignation me fera poète à mon tour. C’estque j’ai, ne vous en déplaise, mon petit coeur humain, tout comme unautre, à quoi je tiens. J’aime la prévoyance affectueuse du bonMichelet qui souhaitait pour chaque étudiant, une fiancée présente etlointaine comme un espoir. Son rêve blanc n’était point beaucoup pluschimérique que celui de vos poètes faisandés et il était, - c’estquelque chose déjà, - beaucoup plus propre. Cette tendresse dormait aucoeur des jeunes hommes, comme un viatique qui les réconfortait dansleurs défaillances, entretenait en eux la belle ferveur du travail etpromettait à leurs efforts une adorable récompense.

« Chacun de nous, s’il est vraiment digne du bonheur dont il rêve,rencontre, au jour venu, la très simple et très honnête fille aveclaquelle il est doux de faire jusqu’au bout le court voyage de la vie.Vous en rencontrerez une aussi. Les vraies femmes valent mieux quenous. Elles ne mettent point à chercher un impossible bonheur cettehâte et ces complications absurdes dont nous enlaidissons notrejeunesse. La plus humble à des puissances d’amour que nous nesoupçonnons pas et dont nous sommes incapables.

Attendez donc avec confiance la brave fille que vous pourrez aimer entoute garantie d’âme et de corps. N’espérez point cependant qu’ellecompatisse jamais tout à fait à vos tourments d’artiste. Les meilleuresépouses sont terriblement autres. Elles aiment le poète plus que lapoésie, et Laure mariée eût, sans barguigner, fourré dans la cheminéetous les *canzoni*, pour faire chauffer un grog à Pétrarque enrhumé.

Quel que soit l’amour qui vous soit accordé, vivez, monsieur Damarice,comme si la très belle et la très chère devait franchir demain le seuilde votre demeure. Soyez fleuri de rêve comme un temple secret, etlaissez aux Don Juan d’occasion l’orgueil misérable d’introduire, dansleur palais de carton, chaque passante prête à leur verser le mauvaisvin qui rend le coeur triste. »

*
*   *

        LaChèvre.

M. Truffaut, le sous-principal, fait les cent pas dans le réfectoireet, de minute en minute, hurle la menace usée de fourrer au silenceabsolu cette bande de braillards. Séparé par quelques places vides dela double file des élèves. Damarice insère une figure attentive dansl’entrebâillement de la Revue de Paris et contente avec indifférencele robuste appétit de ses vingt ans.

Quéré, qui vient d’avaler dans sa chambre une absinthe tassée, entre enclaquant la porte et traîne ses pieds sur les dalles. Au passage decette force brutale, les élèves baissent la voix d’un cran. Pourprendre la carafe à cidre, il envoie dinguer la Revue et répand sesyeux troubles d’ivrogne sur les yeux clairs de Damarice : « Tu as faitflanelle avec Pâquerette. C’est Camelia qui me l’a dit. »

Et comme, précisément, M. Truffaut vient d’ordonner qu’on se taise,c’est dans un calme cliquetis de couteaux et de fourchettes, que Quéréconclut à pleine voix : « Tu ne vas pourtant pas le garder pour lemettre en conserve ! » La table des grands éclate d’un rire énorme. M.Truffaut lui-même ne peut empêcher un sourire insultant de fendre, enlame de rasoir, sa barbe blonde et rectangulaire. Damarice, pourpre,est sur le point de lancer son assiette à la figure de la brute dontles larges épaules ne lui font pas peur. Mais Quéré, d’un coup d’oeil,fait rentrer les rires dans leurs trous de taupes et recoud sans hâteles deux moitiés de son discours brusquement déchiré : « C’est Caméliaqui me l’a dit. Pâquerette s’est payé ta fiole. » Damarice s’empêtredans de confuses dénégations, avance, recule, s’embrouille et,finalement, se lance à corps perdu dans une colère de timide : « J’aifait ce que j’ai voulu, je n’ai de comptes à rendre à personne. » -Quéré rigole et prend son temps : « C’est idiot de nier. Ecoute-moiplutôt. » Il propose une occasion superbe : une fille qui ne fait letruc que depuis peu et qui lui a confié qu’elle en pince pour Damarice: « Une toquade, autant dire. Celui qui n’en profiterait pas serait unefichue andouille. Elle t’attendra ce soir, sur le coup de six heures,derrière Saint-Exupère. Si ça te chante, je te remplacerai à l’étude etau dortoir. »

Dans la salle basse du café Vardon, Quéré explique à Lemoisson : «C’est Mathilde qui a une patte plus courte que l’autre et qu’on appellela Chèvre. Une sacrée bourrique ! Fraîche comme du poisson pourri… »Une vague pitié, faite de cuisants souvenirs, gâte la joie deLemoisson, mais Quéré rassure cette compassion chancelante : « Rien quele petit jeu. Avec trois boîtes de copahu, il en verra la farce. Fautque tout s’apprenne. »

La joie de nuire est la joie suprême, et l’imbécile ramène à sa taille,qui est petite, la souffrance des autres.

Pendant qu’il surveille la retenue du jeudi, les pensées de Damaricesont violentes et confuses. A quatre heures, la cloche sonnant, il sedécide d’un coup, comme un homme que lancine depuis longtemps une dentmalade et qui, sans souffrir aujourd’hui plus qu’hier, galope d’untrait jusqu’au cabinet du dentiste, avec la hâte trouble d’en finir.

Il conduit jusqu’à la grand’porte les externes libérés, passe auréfectoire glisser un mot sous l’assiette de Quéré et grimpe à sacellule s’habiller.

Sur la table, couverte de papiers, la lumière d’avril est belle commeune pensée claire. Il ferait bon s’asseoir et travailler jusqu’à lanuit et toute la nuit jusqu’à l’aube. Mais Damarice ne caresse ses plusbeaux projets qu’avec la joie maladive de les mieux trahir. Il descendl’escalier en frappant les marches du talon, et ne néglige point depasser, le chapeau en arrière, le long des fenêtres de l’étude d’oùQuéré peut le voir.

- « Voilà, dit Vénus, M. Damarice qui va courir la prétentaine. Vousavez bien raison, allez ! on n’a de bon temps que celui qu’on se donne.» S’il restait à Damarice quelque hésitation, le désir de s’affirmer,aux yeux de Vénus qu’il méprise, un garçon d’attaque, achèverait de ledécider.

Combien de sottises commettras-tu, Damarice, pour satisfaire sans joiele sot orgueil de n’être point au-dessus de l’estime des sots ? Combiende sottises commettras-tu, Damarice, pour n’avoir pas eu la facileaudace d’être toi-même dans le troupeau lamentable de ceux qui ne sontmême plus l’ombre d’eux-mêmes ?

Il monte à longues enjambées la rue Saint-Jean. Mme Bobu, sur le seuildu magasin, l’arrête et se plaint qu’on ne le voie plus. Elle fait, àvoix basse, de chatouilleuses plaisanteries sur les jeunes gens quin’ont que l’amour en tête. Damarice, flatté, ne se défend que pourmieux avouer : « Je suis pressé, confie-t-il avec mystère. Quelqu’unm’attend. » - « Un quelqu’un qui m’a toute la mine d’être unequelqu’une. » Il s’échappe avec un sourire satisfait et fat.

En passant devant les Galeries Nouvelles, il fait baisser les yeux auxplus hardies des factrices. Il découvre brusquement combien toutes lesfemmes sont faciles à prendre, et qu’il suffit en les regardant de leurlaisser voir ce qu’on attend d’elles. Le plaisir est l’unique loi ; ilest fou de s’embarrasser de vains scrupules : on casse la branche, oncueille le fruit, et on passe au pêcher voisin.

Il avance au long de la route grise où le cantonnier coud, à labrouette, des pièces de cailloux rouges. Un maigre printemps verdit lestalus. Le soir d’Avril pauvre allonge sur les champs l’ombre despommiers.

Au bas de la côte de Caen, il allume une cigarette, et tout en marchantbâtit le roman de ses premières amours. Il en construit le plan parparagraphes accolés ; il file les détails d’un dialogue au bord duruisseau, regratte une phrase douteuse et change de place l’adjectif.Son rendez-vous est aussi loin de lui que s’il était passé depuis dixans déjà.

Le trot d’un bidet sur la route réveille Damarice qui découvre devantlui les premières maisons de Saint-Martin. Il revient en hâte versBayeux avec la peur et le vague désir que Mathilde ne l’ait pointattendu. Au bout de la double rangée de peupliers, le crépuscule s’estcreusé, sous la masse des nuages noirs, une arche de clarté d’oùruisselle un flot de lumière lilas de Perse. Pour décrire ce coucher desoleil, il cherche des mots précis et rares.

Mais la douce lueur du jour qui va mourir étire comiquement l’ombredémesurée d’une femme qui, s’étant levée d’un tas de pierres où elleétait assise, s’avance vers Damarice. Elle vient vers lui, comme uneprincesse de féerie, vêtue de la calme splendeur d’un beau soir. Il nepeut point s’empêcher cependant de s’apercevoir que la princesse n’apoint de chapeau et qu’elle boîte. Ils vont à la rencontre l’un del’autre, se croisent et passent. La fille l’a presque touché du coude,mais il a feint gauchement de ne pas la voir. Il s’éloigne etbrusquement revient sur ses pas. Elle aussi a fait demi-tour etDamarice lui tend la main. « C’est bien gentil à vous d’être venue. »La phrase préparée sonne faux, comme une politesse de théâtre. Mais ceton solennel n’intimide point la Chèvre. Elle sait par expérience qu’ilne faut pas chercher de sens aux premiers mots d’un homme qui abordeune femme. Le rôle de l’homme est de dire quelque chose, n’importe quoi; celui de la femme est d’aider de son mieux à rompre la glace. « Onpourrait toujours, propose-t-elle, se balader un peu, avant que la nuitne tombe. Seulement, avec ma patte folle, faut qu’on me donne le braspour m’aider à marcher. »

Damarice n’est point fâché que la Chèvre boite. La pitié, pour si peuqu’on la provoque, jaillit de son coeur, comme une source abondante. Ilprend le bras de Mathilde et la soulève, comme si elle avait une jambecassée. « Vaut mieux, dit-elle pour être aimable, que vous me pinciezl’autre abatis : c’est le côté du coeur. » Elle rit, et Damarice rit parpolitesse.

Le soir humide et gris descend des collines. Ils prennent un chemin detraverse qui zigzague entre deux haies. Les larges roues d’un banneauplein de fumier grincent dans l’ornière. Le charretier, debout sur letas qui fume, fait claquer son fouet. « C’est du bon fumier, dit laChèvre, bien paillu et consommé ; mais dans ce pays-là, mon petit, ilsne sont pas fichus de savoir l’étendre. Il faut l’échéter à la fourche,un brin par-ci, un brin par-là. » Son père était gardien d’herbages aupays d’Auge. « Qui n’a pas vu ces prairies-là, n’a rien vu. Si tujettes un bâton le soir dans la cour, tu ne le retrouves plus au matin: l’herbe l’a mangé. » - Damarice ne s’étonne point qu’elle l’aittutoyé et même il est heureux que leur intimité s’affirme ainsi, sanseffort de sa part.

Sous les feuilles qui sont au pied des hêtres, elle déniche troisviolettes pâles qu’elle pique dans ses cheveux un peu rouges. Quandelle parle des choses qui sont dans les champs, la Chèvre est simple ettouchante comme une naïve bucolique : « Ceux qui s’en vont dans larosée traire les vaches avant le petit jour, ne connaissent pas leurbonheur. » Mais elle ajoute, parce qu’elle aime plaisanter : « Ça vauttoujours mieux que d’en devenir une soi-même. » Damarice qui ne saitquoi répondre, place à tout hasard une pensée littéraire et maladroite.« Si bas qu’on tombe, il ne faut jamais salir en soi ce qui peutdemeurer de la beauté première. » - « Pour de la beauté, réplique laChèvre piquée, c’est vrai qu’il ne m’en reste guère, et même pour nepas mentir, je n’en ai jamais eu des bottes. C’est ma garce de quillequi me défigure. Seulement, mon petit, pour ta gouverne, cesvérités-là, on ne les lâche pas dans le blair des gens sans crier gare.Si tu commences déjà à ruer dans les brancards, c’est plus court qu’ondételle avant la casse…. »

Ils boudent et marchent en silence dans la nuit tombée. Mais la Chèvren’a pas de rancune. « C’est pas pour jouer aux chiens de faïence qu’ons’est attendu. Fais-moi plutôt un bécot sur l’oeil, et dis-moi de bellespetites choses. » Elle appuie sa tête sur l’épaule de Damarice. La lunerouge, assise au sommet d’un chêne, éclaire sur le pauvre visage unsourire niais, et Damarice met sur la bouche de la Chèvre un baiserscrupuleusement romantique. - « Pas sur la bouche, mon mignon, parceque ça vous tréfouille jusqu’au fin fond, et que ça vous ferait fairedes bêtises avant l’heure. » Ses yeux chavirés sont pleins de promessessales, et le temps d’un éclair Damarice regrette la paisible joied’être assis à cette heure devant sa table, dans la clarté studieuse dela lampe.

Il prend la Chèvre par la taille. Le chemin creux s’enfonce dans lanuit. Un trou dans la haie s’ouvre sur un clos baigné de clair de lune.Dans l’herbe humide, un arbre abattu allonge ses tronçons vêtusd’écorce brune. « Asseyons-nous le temps de souffler, propose laChèvre. Avec mes deux et deux font cinq, je suis tout de suite fourbuecomme un vieux cheval. »

Ils s’assoient sur la plus large bille, au pied d’un pommier crochu, etla Chèvre, qui balance dans le vide sa jambe trop courte, tapote dutalon de sa bottine éculée la coupure nette et blanche du bois. « C’estde l’orme ça, mon petit, et sain comme l’oeil. Celui qui en aurait deuxcordes dans son grenier pour passer l’hiver ne serait pas à plaindre. »Elle se renverse et écrase entre son dos et l’arbre le bras engourdi deDamarice. La lumière liquide coule à travers les branches noires. Desbruits lointains meurent dans la vallée. Un coucou chante quelque part,et dans l’âme de Damarice, le rêve frais poursuit la fraîche idylle.Mais la Chèvre soudain se trémousse toute secouée d’une joie sonore quitrouble et salit la vaste paix des choses. « Dis-moi, mon petit, sic’est vrai ? » Son rire ignoble glougloute avec un bruit de litrerenversé qui se vide à plein goulot : « Dis-moi si c’est vrai que tul’as encore ? » Damarice, inquiet, proteste et nie avec une abondancede mots maladroits. Et même il se vante d’exploits amoureux, empruntésà Quéré et qu’il corse de détails salés.

D’abord la Chèvre l’écoute avec complaisance. Elle a le goût deshistoires raides qui excitent l’imagination comme un chatouillement.Une telle insistance cependant l’étonne et aussi l’emploi de tant demots crus pour lesquels elle connaît l’ordinaire répugnance des hommes.Secouant la tête et les yeux clos, elle laisse librement monter vers leciel pur le laid gargouillement de sa rigolade : « Tout ça, mon petit,c’est du boniment ; ton camarade a vendu la mèche. »

Damarice, déconcerté, passe sans transition à l’aveu qui le soulage.Peletonné comme un enfant coupable entre les longs bras de la Chèvre,il confesse son encombrante virginité : la scène, telle qu’il laconçoit, est belle et il entre sans effort dans la peau de sonpersonnage. Il lui plaît d’être la candide innocence et il est vraimentla candide innocence, - mais il sait qu’il l’est.

La Chèvre cependant délire d’une joie totale : « C’est rien que de direce que je jubile, mon mignon. Tu m’allongerais un louis d’une main etautant de l’autre que je ne jubilerais pas moitié autant. » Adossée autronc du pommier, elle prend à témoins la nuit fraîche et le beau cielcriblé d’étoiles : « C’est des choses qu’il y en a d’aucunes qui nevoudraient pas le croire, mais, vrai comme je te parle, c’est lapremière fois que j’aurai couché avec un puceau. »

Le mot choque Damarice, mais la Chèvre qui s’en aperçoit se fait douce,maternelle. Elle trouve pour consoler la vanité blessée, de simples etfortes paroles. « Tout le monde l’a été, mon petit. J’étais plus jeuneque toi quand j’ai sauté le pas et je n’en suis point morte. » Leconfus souvenir d’une désillusion rôde comme un brouillard au fond del’âme fruste. Damarice la tête appuyée sur la poitrine plate, prolongela joie triste d’être dorloté.

Le vent léger fait trembler les branches de la haie. Le grelot desrainettes tinte sur la mare. Et la Chèvre qui s’est tue, arrivée aubout de quelque obscure méditation, conclut mélancoliquement :
«  C’est le sort des pauvres filles… » Elle froisse entre sesdoigts les trois violettes pâles, et pendant que le mince parfums’envole vers la lune, sa pensée capricieuse court après l’explicationqui la fuit. « C’est vrai que la première fois, ça n’est pas si drôleni si amusant qu’on croit ; mais ce qui est bon est bon, et l’appétitvient en mangeant. » Puis elle trouve, par hasard, l’argument définitifqui coupe court aux regrets : « Je suis bonne fille, tu verras, etmuette comme une carpe, personne n’en saura rien. »

Damarice est rassuré, et tout à coup, une bouffée de désir impétueux ettrouble l’étourdit. Il écrase de baisers le visage de la femme qui,chatouillée, renverse la tête et glousse. Avec une maladresse brutale,il pétrit le corsage et tripote la robe. La Chèvre se débat mollement,parce qu’elle sait par expérience que le plus grand plaisir des hommesest de vaincre en goujats. La folie prévue de Damarice l’amuse et lavenge. Mais, comme enfiévré, il tente de la jeter sur le dos, elle sefâche et parle sec : « Ça n’était pas la peine, mon petit, de nous lafaire au sentiment. Tout ça c’est du chiqué : on a bien raison de direque sur la chose, les hommes et les cochons, c’est tout un. »

Elle tapote sa jupe : « Décanillons. La lune tique. Le fond de l’air,elle est fraîche. Gare au grain ! Et nous n’avons pas seulement unpépin pour nous deux. » Ils repassent au trou de la haie, et côte àcôte descendent le chemin plein d’ombre qui s’enfonce dans le vide.

Au bas du raidillon, la prairie allongée au bord de l’Aure est pleinede brouillard blanc qui rampe à ras de terre. Le vent, brusquementdébusqué, siffle à la cime des peupliers. Un nuage épais, jailli duhaut de la colline, s’effiloche sur les étoiles qu’il éteint et courtvers la lune dont la clarté se brouille. Un peu de timide tonnerreroule au loin. « En avril s’il tonne, c’est nouvelle bonne », dit laChèvre. Damarice souhaite quelque tempête sublime, illuminée d’éclairs.Mais l’orage médiocre, comme un chef-d’oeuvre avorté, ne réussit qu’àfaire voltiger dans la nuit une pluie menue qui se faufile à traversles branches.

« J’ai des ribouis qui prennent l’eau et l’estomac dans les talons.Qu’est-ce que tu dirais, mon petit, d’une cuisse de livarot et d’unemoque de pur jus ? Filons jusqu’au « Cadran ». C’est une bonne hôtel,et la boisson y est de première.

Ils coupent à travers champs, par une sente étroite qui s’allonge commeune rigole entre les sillons luisants d’eau. L’averse, maintenant,oblique et serrée, colle aux cuisses de la Chèvre sa jupe mince. Pourenjamber les flaques, elle se retrousse jusqu’aux genoux. La pluieépaisse s’écrase en clapotant sur la terre brune. « Ondée d’avril, faitl’an fertile. C’est des pièces de cent sous qui tombent, mon petit.Mais pour les gens, tout de même, c’est trop cochon ! »

La patronne du « Cadran », grasse et propre, dit d’abord : « Si c’estseulement pour coucher, vous pouvez aller ailleurs, parce que je n’aimepas beaucoup qu’on vienne faire ses saloperies chez moi. »

Damarice estime qu’il doit parler en homme qui n’en est pas à son coupd’essai. « Le prix sera le prix. Nous sommes trempés et nous avonsfaim. Préparez-nous un dîner convenable et donnez-nous votre meilleurechambre. » La grosse dame se radoucit : « Je vas vous mettre dans lasalle, et vous faire une bonne fouée. » Elle se hâte et bouscule laservante qui, prête à se coucher, bougonne. La Chèvre cependantprodigue, à mi-voix, d’utiles conseils : « Faut pas faire le large, monpetit, avec ces grigous-là. Ils t’estamperaient dur comme fer. Ménageta galette. Tu n’en as déjà pas tant, et il en faut un peu pour tout lemonde. »

Dans la salle basse qui sent le moisi, la lampe à pétrole de lasuspension grésille et file. Une poignée de brindilles vertes siffleentre les chenets. Sur le papier des murs, des cortèges obliques dechasseurs jaunâtres poursuivent jusqu’au plafond des cerfs lie de vin.

Pendant que la servante débarrasse un bout de table encombrée de lingeà repasser, Damarice, par contenance, lit, jusqu’à la signature dupréfet, un arrêté tendant à réprimer l’ivresse publique. La Chèvresèche au semblant de flamme ses bottines boueuses. Le luxe d’un bout denappe la réjouit et l’effraie. « Pas besoin de tant de cérémonies, mafille. Apportez-nous plutôt de quoi nous caler les joues. C’est commepour les couteaux, vous pouvez les remiser : on a les nôtres. » Elleprend dans la poche de son jupon le sien qui est long et pointu. Ellel’affile sur une assiette retournée et l’essaie sur l’ongle de sonpouce, à la façon des rémouleurs.

« La sardine, c’est un chouette poisson, ça graisse le boyau pour quele reste coule mieux. » Elle tient la sienne entre le pouce et l’index,comme un cigare, et la pousse à petits coups : « Faudrait pas qu’on meréforce beaucoup pour que toute la boîte y passe. » Puis elle goûte lecidre et fait claquer la langue : « Le boire est bon. » Comme Damariceprétend ne pas avoir faim, elle lui emplit son assiette de bouillifroid : « Mange pour la faim à venir, tu ne sais pas qui te mangera. »

Une fois crochée sur la nourriture, elle s’aborde dans le silence quisied aux joies profondes. Elle coupe sur la table son pain brié, encubes qu’elle enfourne à la pointe du couteau. Très grave, ellemastique lentement, et chaque fois qu’une bouchée passe, elle ferme unpeu les yeux.

Le feu est mort. L’averse dégouline aux planches des volets. Assommé defatigue et d’ennui, Damarice bâille. La Chèvre fume et vide dans satasse le reste du carafon de rhum. « C’est le moment, mon petit, denous payer une chartreuse. Il n’y a rien de tel pour rendre amoureux. »

Pendant qu’elle tète, engourdie de bien-être, la liqueur grasse etsucrée, Damarice, les yeux clos, regarde passer de belles images : ilest assis sur la barrière d’un pré, à côté d’une jeune fille dont il neconnaît point le nom. Le soir tombe dans la vallée où meurent lesfumées blanches des poiriers en fleurs ; le chant lointain d’unrossignol emplit de beauté l’ombre silencieuse…

« - Si qu’on s’offrirait un petit coup de traversin… »

La servante allume la chandelle, dont les traînées de suif coulent surle cuivre. Pour montrer la route, elle passe la première par l’escalierétroit. Le coeur de Damarice bat comme à la porte d’une salle d’examen.

« Il y a de l’eau dans le broc et des allumettes sur la table de nuit.Des fois que vous entendriez un peu de raffut, faudrait pas vousinquiéter. C’est les chevaux qui tapent dans l’écurie. »

Le petit jour, louche et gluant, glisse à travers les doubles rideaux.Un chien jappe ; la pompe grince dans la cour.

L’édredon remonté jusqu’aux yeux, la Chèvre ronfle. Damarice, le coeurflasque, la tête brouillée, ne peut ni se rendormir ni se réveillertout à fait. C’est une torpeur qui dégoûte, l’écoeurante sensationd’une volonté fondue qui coule aux doigts et que nul effort ne peutretenir. Il est au bord d’un trou de ténèbres, avec l’impossible désirde rouler du moins jusqu’au fond. De claires pensées, par instants,traversent ce néant et blessent comme une coupure. Dans la cervelle àla vau-l’eau, il ne reste du beau rêve que cet accablement humilié d’unlendemain de morne plaisir.

Une horloge sonne en bas, des portes s’ouvrent, des pas traînent surles pavés. Damarice a faim et soif. Il se lève sans bruit, s’habille àla hâte, et fuit. Il tâtonne dans l’escalier et pousse la porte de lacuisine. Homme du monde dans un Palace de la Riviera, il donne desordres formels à la patronne grassouillette et propre : « Quand madamese réveillera, vous lui monterez son petit déjeuner : un demi-camembertavec un litre de cidre. » Pressé d’en finir, il paie sur un coin detable une note salée.

Sur la grand’route où les peupliers ruisselants font tinter leursfeuilles, la pluie fouettée de bourrasques est froide et bonne. Labouche amère s’emplit de fraîcheur. Toute la saleté, lavée d’eau pure,fond et s’efface. C’est un vaste repos délicieux, léger comme unsommeil de dimanche matin.

*
*   *

        OPrimavera.

DAMARICE. - Ce que je voudrais vous dire est grave.

LE PRINCIPAL
. - Il n’y a de grave que la mort et vous n’avez pas, grâceà Dieu, la mine d’un mourant.

DAMARICE
. - Je souffre d’un mal qui corrompt chaque heure de ma vie.J’ai de moi-même un tel dégoût que, si j’étais assuré de ne pointguérir, j’enjamberais le parapet du pont.

LE PRINCIPAL. - Ce serait en tout cas un remède déplorable, et lescoups de pied de l’amour se soignent d’ordinaire à moindres frais.

DAMARICE
. - J’ai vu le médecin qui me conseille de rentrer pour untemps, à la maison. Voici ma demande de congé : vous savez maintenantce qu’en signifient les termes officiels de raison de santé.

LE PRINCIPAL. - C’est donc la dernière fois que nous bavarderonsensemble. Je vous regretterai, monsieur Damarice, parce que j’ai cetégoïsme farouche des vieilles gens qui regrettent en tout départ, ledépart d’un peu d’eux-mêmes. Chaque fois que me quitte un jeune maîtreauquel je commençais à m’attacher, je me promets au moins de lui direquelques mots d’adieu. Mais il n’y a que dans les romans qu’on trouve,à l’heure des séparations, des paroles émues et bien tournées. Sur leseuil des portes et le quai des gares, il ne se dit que de pauvreschoses. Choisissez donc, dans cette boîte, un demi-londrès bien sec, etfaites beaucoup de fumée, pour ne point voir si j’ai la sottise d’êtreému derrière mon binocle. Quand je parlais avec vous, il me semblaitparler avec le souvenir de ce que je fus. On ferait, ne croyez-vous pas? un beau dialogue philosophique entre le vieux et le jeune moi d’unemême personne. J’ai quelquefois songé à l’écrire, mais j’y ai trouvédes difficultés insurmontables. Je vous en lègue le projet, pour quevous vous y atteliez, quand la barbe vous grisonnera.

DAMARICE. - L’histoire de ma jeunesse n’amuserait personne etm’ennuierait moi-même. Il faudrait, pour faire bien, que jel’embellisse ou que je l’enlaidisse, mais vous m’avez trop donné legoût de la vérité, même déplaisante et banale, pour que je puissejamais y renoncer. J’ai dépouillé un à un, comme le Jodelet des Précieuses, tous les gilets que j’avais entassés pour me grossir etme faire illusion. Me voici donc dans la pauvreté de ma souquenille devalet, un homme comme tous les hommes, un médiocre comme tous lesmédiocres.

LE PRINCIPAL. - Je vous ai toujours trouvé, mon enfant, un tantinetexagéré dans vos conclusions. Quelque route que vous preniez, vousgalopez d’un tel train jusqu’au bout, qu’on souffle à vous suivre. Auseul mot de médiocrité, vous voilà découragé, comme s’il n’y avait quevous au monde à n’être point parfait. Une telle humilité n’estqu’orgueil de timide.

Vous avez les inquiétudes comiques et touchantes des âmes neuves où lessens et la pensée nouvelle bouillonnent dans le vase étroit. Parcequ’une pierreuse, en passant, vous a blessé d’amour, la vie n’a plus desaveur ; et pour un peu, vous en viendriez à désespérer de tout, pouravoir découvert que l’aigle de génie dont vous sentiez palpiter lesailes en vous, a le bec jaune d’un serin. Nous avons tous franchi lacrise redoutée des premiers rêves déçus : elle est comme celle despremières dents qui tombent, douloureuse et brève. Quand elle estpassée, on se sent prêt à rire d’avoir pu tant pleurer.

Ma froide sagesse désabusée n’en regrette pas moins ce vin exaltant deschères désillusions, qui ne me brûlera plus. Car je vous aurai dû, sansque vous vous en doutiez seulement, monsieur Damarice, les plus beauxinstants d’une vieillesse rabâcheuse et mélancolique. A l’heure où jevous ai rencontré, ma route avait, depuis longtemps déjà, dépassé lesommet de la côte d’où il est permis de regarder encore derrière soi,briller sur la vallée, le bon soleil de ses jeunes années. Elledescendait l’autre versant de la colline, à travers la forêt mouilléeet que l’hiver dénude. Mais ma jeunesse ressuscitée m’a fait la grâcede m’apparaître une fois encore. O mes vingt ans ! quel vent d’espoirse levait de vous, qui de son souffle balayait toutes les laideurs despauvres égoïsmes, tous les sots préjugés, tout le médiocre néant quicache et qui salit. Quelle splendeur était en vous, ô mes vingt ans !puisque à votre seul souvenir, ma nuit qui est proche s’éclaire, commeces chaudes nuits de juin où rôde, au bas du ciel, un reste de jour.

Aimez votre jeunesse, monsieur Damarice, pendant qu’elle marche encoreà votre côté. Reposez-vous cinq minutes au pied de la haie poudreuse,puis ramassez votre bâton et reprenez la grand’route des hommes. Laroute est belle et droite. Le pas y sonne clair, et vous n’avez pasbesoin de savoir où elle mène. Autant l’espoir vous aura trompé, autantle souvenir vous consolera. Nous avançons à travers la vie entre cesdeux compagnons de voyage. L’un est vêtu de rose et fait devant noustinter les grelots de sa marotte. Nous n’avons d’yeux, d’abord, quepour lui ; nous galopons à sa suite vers le monde merveilleux où sachanson nous entraîne.

Mais voici ma pipe froide et votre cigare est presque fini. Adieu,monsieur Damarice. Soignez-vous, guérissez-vous. Plus loin, plus hautque les vains rêves morts, en avant ! C’est déjà s’élever au-dessus desoi que de n’être pas content de soi-même. Reprenez confiance en vous.Vous n’êtes point, peut-être, taillé dans le marbre pur dont leDémiurge sculpte les génies et les forts ; vous n’êtes point fait, nonplus, de la pâte boueuse, dont le dieu des médiocres pétrit à son imageles imbéciles heureux.

Il est beau sans doute d’être, au sommet de la tour battue des flots etd’ombre, la flamme puissante dont l’éclat certain guide les hommes versleurs lointaines destinées. Mais si l’humanité a besoin de phares, nosvieilles provinces de France qu’enténèbre encore tant d’épaissesottise, ont grand besoin, elles, d’honnêtes lanternes. Bénie soit lapetite lumière clignotante au fond de la forêt où l’Ogre guette lePetit Poucet !

A travers la nuit de Noël, les cloches joyeuses appellent les âmes. Auseuil des fermes perdues, des milliers de frêles lueurs tremblotent,traversent les clos, les labours endormis sous le ciel de décembre. Aulong des chemins, les timides clartés se rejoignent et doucement sehâtent vers la grande clarté du portail. Soyez, monsieur Damarice, unede ces braves petites lueurs qui brûlent bien droites dans leur maisonde corne. On s’y réchauffe les doigts, l’hiver, on y réchauffe le coeurdes autres, on dissipe un peu le brouillard des cerveaux obscurs, onaide à ramener vers le chemin ceux qui trébuchaient dans la nuit surleurs faibles guiboles.

Les souffles glacés de la province feront plus d’une fois vaciller laflamme éperdue. Il vous faudra souvent la défendre contre la pluie finedes torpeurs, des lâches ennuis, contre l’hypocrisie des envieux qui,sous prétexte de moucher la mèche, voudraient bien écraser la flammeentre leurs doigts lourds, contre les éteignoirs prudents de cespleutres qui vous avertiront : « On se consume en brûlant. Fais commenous qui faisons économie de tout et de nous-mêmes. - des économies debouts de chandelles… »

Au milieu de tous ces Pierrots dont la chandelle est morte et qui n’ontplus de feu, restez, monsieur Damarice, la petite lumière vivante quine veut pas mourir. »




Mon Enfance m’a dit…


Que suis-je venu faire, las et triste, par cette nuit d’octobre, dansce Rouen de ma jeunesse où je ne connais plus âme qui vive ?

J’erre, comme un spectre ennuyé, au pays morne des souvenirs…

La moitié des réverbères sont éteints, les autres clignotent pauvrementà travers la bruine. Pas un chat sur les quais. Des beuglements desteamers sur le fleuve blessent le silence… Je remonte, sans but, lecoeur serré, la tortueuse rue du Bac, si familière jadis. Voici, là-bas,la maison écaillée d’ardoises et le boyau ténébreux où j’ai caché mesyeux humiliés de petit pauvre.

Des pas s’approchent, sans bruit sur les pavés gras. Et de l’ombre quisuinte sort une petite vieille, vacillante et cassée. Je la vois mieuxmaintenant à la lueur jaune du gaz qui coule sur la muraille. Elleporte un vieux bonnet à fleurs fanées, et serre, sur sa maigrepoitrine, sa pèlerine mince.

- Vous demandez l’aumône, ma pauvre femme ? j’arrive de bien loin,fatigué, guère plus riche que vous.

- Tu ne me reconnais donc pas ?

- Attendez, si ! Il me semble que je vous remets. N’êtes-vous pas lamère Crochemore qui vendiez, le soir, des douillons à la Saint-Romainautour d’une chandelle dans un coffin de papier huilé ?

- Tu m’as donc oubliée…

- Je ne vous reconnais pas, vous dis-je.

- Regarde-moi, mon pauvre gars. Je suis ton Enfance…

- Tu n’as pas l’air de ces plus jeunes pour une enfance…

- C’est que la tienne avait le visage douloureux des vieilles. Nepleure pas, mon petit : tout le monde n’a pas eu une enfance en robe dejeunesse.

- Mon enfance en robe noire ! Que fais-tu par les rues à cette heure denuit ? et d’où vient que je ne t’ai jamais rencontrée en plein jour ?

- Les Enfances sans gaieté seraient trop laides au grand soleil. Cesont des parents pauvres qu’on n’aime guère retrouver, et toi, tout lepremier, tu ferais semblant de ne pas me voir.

- Veux-tu que je t’accompagne un bout de route ? Ma vieille mère estmorte et tous ceux qui m’ont aimé sont sous terre. Si je frappais àquelque porte d’amis anciens, j’aurais l’air d’un revenant. Allons :deux fantômes, une nuit d’automne, ça va bien ensemble.

- Suis-moi donc. Traversons la place de la Cathédrale. La pluie doucedégouline sur les portails pâles qu’a rongés la lune. A la voûte duGros-Horloge, le Bon Pasteur paît toujours ses moutons de pierreéternels…

- De quel train tu vas, mon Enfance ! Tu cours comme une dératée, j’aipeine à te suivre.

- Les vieux souvenirs vont vite.

- Où me conduis-tu, par cette rue longue et mortelle comme un jour sanspain ?

- Dès que je suis dehors, le cimetière m’attire.

- C’est gai !... Mène-moi plutôt du côté du Boulingrin, faire à lafoire un tour de chevaux de bois. Il me semble voir encore traîner auciel des rougeurs de quinquets, entendre du fond de mes jeunes annéesl’essoufflement comique des trombones de parade.

- Les quinquets sont éteints et les parades se sont tues. Bidel estmort, et Cocherie est mort et Corvi avec ses singes, et Gougou avec soncochon, et le vieillard à barbe de prophète qui faisait gémir sur sonviolon les plaintes de saint Antoine.

- Allons donc au cimetière : d’un côté ou de l’autre ce sont toujoursdes crétins qu’on rencontre : autant les voir morts que vivants.

- Montons par le raidillon. La grille tourne sans bruit. Le gardienronfle dans sa maison basse, mort qui garde les morts. Vois, je fendsdu doigt les pierres orgueilleuses que les pluies ont verdies ; je faissauter les couvercles des cercueils. Approche et regarde tous ceux quifurent ta jeunesse.

- Comme ils sont laids dans leurs boîtes pourries, tous ces pantinsdont les ficelles sont cassées ! Combien de tonneaux de pur jus ontcoulé par vos panses crevées ? Combien de quintaux de viande sanglante? Et vous qui rogniez sur tout, sur le coeur des autres et sur votrepropre chair ! Et vous qui aimiez plus que tout au monde ! Et vous,tristes loques de noceurs médiocres ! Et vous tous, et vous tous dontle rôle est joué, si chétifs et si sots que la mort n’a pu même, survos plates figures, mettre un peu de sereine beauté !

- Tu ne les vois pas tous, mon petit. Penche-toi sur les jardinets oùpoussent les fleurs naïves des pauvres ; jette un regard de pitié surceux qui n’ont rêvé qu’un peu d’amour et qu’on n’a point aimés ; surcette vieille toute roide qui n’a peiné que pour des ingrats, sur cettehumble veuve qui garde par delà toute douleur un visage torturé dedeuils ineffables. L’eau de ses yeux gris a coulé sur ses joues commedes larmes…

- Ne cherche pas à m’apitoyer, mon Enfance. Forts ou faibles, brutes oulâches, ils furent également lamentables. A peine peut-on dire qu’ilson vécu et la mort est moins morte que leur vie. Leur boue est devenuepoussière : c’est tout et c’est mieux. Laideur et sottise !

- La laideur n’est peut-être que le vêtement grossier de la bontétimide ; sottise n’est souvent qu’ignorance.

- Ils m’ont gâché toute ma jeunesse.

- Ils l’ont peuplée aussi. Ils peuplent encore de souvenirs jusqu’auxprofondeurs inconscientes de toi.

- Quelle pensée un peu haute a levé sous ces crânes ? Quel actegénéreux ont accompli ces mains ? Si quelque flamme brûlait au fondd’eux, ils la cachaient si bien que nul ne l’a soupçonnée.

- Te souviens-tu, mon petit, d’un jeu auquel jadis te faisait jouer tagrand’mère ? Elle allumait sur la table de la cuisine trois chandelles,des douze à la livre. Puis, quand un peu de suif avait fondu, elle lessoufflait toutes les trois. Un petit point rouge agonisait au bout dela mèche noire et la fumée montait vers les solives, âcre et puantecomme l’odeur d’un jour d’ennui. Il fallait répéter trois fois trèsvite : « Petit bonhomme n’est pas mort, petit bonhomme vit encore. » Etta grand’mère disait : « Secoue très fort chaque chandelle, petiot, etregarde bien. »

Le miracle s’accomplissait splendide et nouveau. La flamme vivantedescendait au long du ruban de fumée et venait se poser sur la mèche.Tu recommençais vingt fois et vingt fois la lumière ressuscitait.Quelquefois pourtant tu avais trop attendu et tu avais beau répéter : «Petit bonhomme n’est pas mort. », la chandelle éteinte était bienéteinte.

La province, mon petit, est pleine de chandelles éteintes ; de petitesâmes qui ont brûlé quelques instants et qui ne se sont point rallumées.Il eût suffi peut-être de la main d’un enfant pour que la flammerejaillît plus claire et plus belle, mais nulle main d’enfant n’étaitlà et petit bonhomme est mort…

- Peut-être, peut-être…

- Aime en tout ce qui fut, tout ce qui aurait pu être. La pitié etl’amour ouvrent la route des âmes inexplorées.

- Je la sais par coeur, ta romance du bon vieux temps ». Des sots à voixdoucereuse me l’ont trop serinée. Ton monde était plus laid que lenôtre ; ses petites vertus ne rachetaient pas sa pleutrerie bourgeoiseet sa grande bêtise.

- Hausse en ta main la lampe d’argile où tremble la flamme. A sa lueurattendrie, l’autrefois qui t’irrite se veloutera de sourire ; les âmesanguleuses et les figures sèches s’estomperont d’un rien de rêve…

- J’ai vu ce que mes yeux ont vu. Je ne suis point de ceux quiidéalisent le passé pour mieux mépriser l’effort moderne. Tu nem’enrôleras point parmi les poètes à courte mémoire qui disent que lessoleils d’hier étaient plus chauds, ou parmi ces écorchés qui, déchiréspar les vivants, se blottissent aux bras des morts dont les dents nemordent plus.

- Il est doux de se réfugier dans les silences du monde disparu. Uninvincible charme attire vers lui, un charme plus puissant que tous lessonges, le charme inexprimable de ce qu’on ne verra plus.

- Il survit une âme de vérité dans tes paroles. Chante ta berceusevieillotte…

- Au fond des vieilles provinces, la vie plus étroite rapprochait lesêtres. On s’y sentait au chaud comme les poules sur leur perchoir.

Au fond des vieilles provinces on trouvait de vieilles filles quirecevaient les nouveau-nés dans leurs bras attendris et ensevelissaientles morts ; d’humbles servantes qui, n’ayant point vécu, vivaient desfêtes et des deuils d’une famille aimée, et quittaient la maison desmaîtres défunts, un sanglot dans le coeur et n’ayant plus qu’à mourir…

Au fond des vieilles provinces se cachaient de vieilles honnêtetésinébranlables si fières qu’elles eussent, toute leur vie, bu de l’eauclair plutôt que de faire tort à de plus riches d’un sou, à de pluspauvres d’une bouchée de pain.

Ne sois pas injuste. La vieille province était pleine, elle est pleineencore de muets, d’étonnants sacrifices qui, devant les flots montantsde boue, opposent une barrière invisible, infranchissable.

Au fond des vieilles provinces demeurent les réserves secrètes,intarissables de forces qui empêchent encore la Patrie, blessée pard’innombrables saignées, par d’innombrables gredins, de mourir…

- Oui, j’avais mal compris ; je te vois mieux, mon Enfance, dans l’aubequi va naître. Calme orpheline en robe noire, je veux rester dans tonombre…

- Mais là-bas, par delà les collines et les forêts, rôde lefrissonnement du jour ; et dans la lampe du souvenir la flamme atténuéevacille…

- Où donc irai-je, si tu me quittes, mon Enfance ?

- C’est pour toi qu’au ciel profond va refleurir le soleil des vivants.Entends-tu monter dans la vallée, avec le chant des cloches et lessifflets des trains, l’appel de l’avenir ? Pour moi qui ne subsistequ’aux crépuscules, je vais rentrer dans la pénombre des vieilles cours…

- Arrête encore, donne-moi la main : elle est frêle et douce. Avant dete quitter, que je te serre contre mon coeur ! Sur tes yeux tristes,reçois deux longs baisers d’adieu…

- Un peu de clarté déjà s’allume sur la Seine lente… Adieu,souviens-toi…

- Tu t’éloignes dans l’aurore… Tu me fais signe de la main, tu me faissigne de la tête silencieusement, avant de disparaître au tournant dela route…


Décembre 1918 /Décembre 1935