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GOURMONT, Remy de : Le marbre et la chair
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (23.09.1996).RELECTURE : Anne Guézou.ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 .14107 Lisieux cedex.TEL. : 02.31.48.66.50.MINITEL : 02.31.48.66.55.E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com ; bmlisieux@cpod.fr
Diffusion libre et gratuite (freeware)

Le marbre et la chair
par
Remy de Gourmont

Un atelier de sculpture affirme la supériorité de l'art sur la vie,combien la chair est triste près de la joie lumineuse du marbre,modeste près de la gloire des bronzes. A première vue, l'impression dunu féminin parmi le nu marmoréen est pénible ; on est contrarié par leton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par la mobilité de laface et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une attitudesans grâce, par les cheveux, par d'autres ombres, par l'absence decalme et de lignes fixes et aussi par ce que l'on sent de fugitif, depersonnel, en l'académie correcte de cet être qui s'irige bêtement, nuet ennuyé, sur une table.

C'est bien vraiment là que l'on comprend à quelpoint existe peu, en soi, la beauté individuelle et extérieure, à quelpoint une créature quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, estincapable de se réaliser par ses seuls moyens naturels, ses seulsmoyens de vie : en somme elle n'arrive à la réalité qu'après avoir étémanipulée, recréée, évoquée par l'Art ou par le Désir (qu'on peutappeler aussi l'Amour).

Ces petits modèles que l'on voit partout,multicolores dans les rues, unicolores dans les ateliers, ces petitesItaliennes sont fort insignifiantes, d'un charme médiocre, guère jolieset souvent lourdes en leur sérieux de madones : mais qu'elles soientdésirées par l'Artiste ou désirées par l'Amant et les voilà égalespeut-être aux plus hautes divinités.

La matière, telle que crée ou telle que née, estessentiellement amorphe sous une apparence formelle, sous l'illusiond'un contour précis, et c'est à l'intelligence de lui donner sa formevraie, c'est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie desoeuvres d'art ou d'amour.

De toutes les créatures amorphes, la femme (àquelques exceptions près où l'âme mâle s'est logée en l'enveloppefemelle), est idéalement la plus malléable et la plus inconsistante,celle qui subit le mieux les empreintes, mais aussi celle qui les gardele moins profondément ; elle ne s'épanouit en sa réelle et définitivenature que sous la mainmise incessante et impérieuse de la Force. Lastatuaire, où il faut du génie et des muscles, de l'intrépidité et del'endurance, est évidemment l'art qui la domine le mieux et la réalisele plus sûrement : en pierre, en marbre, en bronze, elle est vraimentéternelle, elle est vraiment l'indestructible Idée.

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Ces réflexions m'étaient l'autre jour suggérées par lesoeuvres vues en l'atelier du maître Rodin et aussi par les paroles quej'entendis, là, d'un artiste qui comprend son art autant qu'il l'aime.Il me montrait des petits plâtres infiniment travaillés, figurinesminimes à tenir dans la main et tellement étudiées, modelées, d'undoigté si sûr et si amoureux qu'elles semblaient qu'elles étaientd'immenses et palpitantes Vies des réalisations de microcosmes. Pour M.Rodin, le modèle est tout et il n'est rien ; il est tout comme matière,comme indispensable cire, il n'est rien comme exemple, comme chose àcopier.

Il décompose son modèle, il le repétrit, il ledéforme et le reforme, il le grossit, il le maigrit, il lui donnel'ampleur royale des chairs pleines et riches, il le décharne, ill'amène à dire la dévastation des plus pitoyables douleurs.

On ne verra jamais, sorties de ses mains, deuxidentiques formes, encore que le même modèle puisse, à l'occasion,l'inspirer deux fois. De tel sculpteur estimé, on reconnaîtinfailliblement les oeuvres à ceci qu'on met sur le marbre le nom dumodèle connu : c'est le clichage ou l'autocopie appliqués à lasculpture ; c'est le métier dans ce qu'il a de moins inventif et deplus fructueux, - car l'amateur innocent est flatté, s'il a, du premiercoup d'oeil deviné que, seule, l'habileté de tel membre de l'Académiedes Beaux-Arts, a pu imiter, avec autant d'aisance, les charmes aimésd'une Diane dont la triste vocation est d'essayer de paraître surprisetandis qu'au fond, elle se demande tout simplement à quelle saucepoivrade ou chasseur, on mangera le lièvre attique que ses flèchestranspercèrent.

La statuaire de Rodin est, au contraire,caractérisée par l'invention. Il s'ingénie à faire exprimer au marbreou à la pierre du nouveau, toujours du nouveau, tantôt par lacomposition, tantôt par l'attitude, par l'expression, - ici, eneffleurant à peine, là, en poussant jusqu'à l'affirmation la pluspéremptoire et aussi la plus harmonieuse, les ondes charnelles. Cecontraste est indiqué dans le groupe d'Orphée et Eurydice,où, tandis qu'Orphée se réalise vivant par son retour à la lumière,Eurydice se vaporise et s'efface, retourne aux limbes dans une brumed'indicible mélancolie. Et, près de cette figure de rêve, voiciminutieusement modelée, merveilleusement finie - comme il sied d'uneoeuvre divine - l'Eve toute neuve, ingénue et glorieuse.

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Le maître m'explique ses études, puis à propos du Salondont il s'abtient, il me donne, indulgent, le secret de l'abondanteproduction des pseudo-statuaires qui, prochainement, vont exhiber leurspuérilités.

Ce secret, c'est le moulage sur le vif : procédécommode, rapide et à la portée de tout le monde, pourvu que l'on puissese procurer de bons mouleurs et, pour le marbre, d'habiles praticiens,qui corrigent, s'il y a lieu, les imperfections du modèle, qui mettentla nature au point. Mais ces façons sont si humiliantes qu'il ne fautpas insister : c'est même, d'ailleurs, sans intérêt, ainsi que toutmensonge.

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Comme Barye, comme Frémiet, comme tous les artistesprobes qu'instruisirent les déboires de leurs maîtres, Rodin ne faitpas reproduire ses oeuvres industriellement. Les reproductions enmarbre se font sous ses yeux et avec son intervention constante etdirecte ; il ne pourrait souffrir, à n'importe quel prix, que lamoindre de ses statuettes fut déshonorée par une exécution hâtive etsimplifiée. C'est pourtant ce qui arrive aux artistes tombés aux mainsd'éditeurs peu scrupuleux de bronziers ou de marbriers ignorants etavides.

Je lis, à ce propos, dans le dernier fascicule du Mercure de France,une fort édifiante lettre inédite de Clésinger, qui fut toute sa vie etjusqu'à sa mort, la proie des marchands de pendules artistiques. On luireproduisait ses oeuvres au moyen de la réduction Collas, et quandelles avaient passé par le «réducteur», par le «fondeur», par le«monteur», par le «ciseleur» ou plutôt le «ratisseur», elles étaientdevenues si méconnaissables que la signature était une véritabletricherie. Mais ce bronzier, fort d'un traité imprudent, ne se bornaitpas à corriger l'oeuvre du sculpteur, il voulait lui dicter ses propresconceptions et, ici, cela devient amusant, voici ce que trouvaitl'industriel. Je cite :

«Comme preuve de son goût artistique, dit Clésinger, je possède certaines commandes écrites de sa main :

L'Ange de l'assassinat assis sous un pommier en Normandie, écoutantla Voix», et «La mariée marchant à l'autel, voilée, les yeux baissés etson livre à la main», sujet qui devait nous conquérir toutes les sympathies des mères de famille !

«Faites-moi la Cornélie, cette mère, etc. Je vous donne les dimensions ; il faut que ce groupe soit une pendule ; votre composition est belle, mais elle ne fait pas pendule ; voici le socle».

Ce «voici le socle» est merveilleux, mais voyez donc un grand artiste pour être traité de la sorte !

En principe, l'oeuvre d'art doit être unique ; tout au moins, nedoit-elle être reproduite que par l'artiste lui-même ou sous sadirection.

Mais peut-être bien aussi que la mission del'industrie est de vilipender des chefs-d'oeuvre, de les amener à untel degré de «ratissage» que l'on confonde, sous le même méprisaffligé, Soitoux et Clésinger, Bartholdi et Rodin ?


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