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GOURMONT, Remyde : Grèbe et grèbe
SAISIE DU TEXTE : S. Pestel pour la collection électronique de laBibliothèque Municipale de Lisieux (23.09.1996).RELECTURE : Anne Guézou.ADRESSE : Bibliothèque municipale. Monsieur Olivier Bogros. BP 216 .14107 Lisieux cedex.TEL. : 02.31.48.66.50.MINITEL : 02.31.48.66.55.E-MAIL : [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com ; bmlisieux@cpod.fr
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Grèbe et grèbe
par
Remy de Gourmont

Cela se passait sur la plage :

- Maman, veux-tu permettre ?implorait une petite fille.

- Demande à ton père, dit lamaman. Et la petite fille courut vers un monsieur grave jusqu'à latristesse qui, assis sur un pliant, regardait monter la mer, enfaisant, comme les enfants, des rigoles dans le sable avec le bout desa canne.

- Maman, veux-tu permettre ?implora un petit garçon.

- Demande à ton père, dit lamême maman.

Et le petit garçon courut versun autre père, un homme grand et fort qui, debout et immobile, lisaitun journal en luttant contre le vent.

Depuis plusieurs jours déjà,j'observais cette étrange famille dont les allures avaient à la foisquelque chose de baroque et quelque chose de tragique. Ils vivaientstrictement entre eux, murés dans une petite villa dont ils nesortaient que pour le bain, la promenade, les jeux des enfants, ettoujours ensemble. Agée d'une trentaine d'années, la femme était uneassez belle rousse, l'air sensuel et doux, beaucoup de résignation dansles yeux vagues et clairs, une démarche lente et des formes dont larichesse dépassait un peu la norme esthétique. Ses relations avec lesdeux hommes qui l'accompagnaient ? Elle était évidemment la femme del'un et la maîtresse de l'autre, - mais, malgré la perversion de monsens moral, je demeurai suffoqué d'avoir compris l'organisationeffrontée et trop claire de ce ménage à trois où les enfants, ayantchacun un père différent, le savaient !

Revenu à Paris, je contai masurprise à quelques amis, et l'un d'eux, qui avait jadis vécu dansl'intimité de cette famille baroque et tragique, m'en conta l'histoire.

Urbain Grèbe et Firmin Grèbe,parents très éloignés, étaient les chefs de deux maisons rivales, etquoique bons amis, se faisaient par vanité et en manière de jeu, uneconcurrence passionnée. Ils vendaient tout ce qui se vend,commissionnaient tout ce qui se commissionne, expédiaient vers desrépubliques lointaines des pianos et des eucologes, de la peinture etdes assiettes à musique, des madones et des photographies galantes, -et quand on leur demandait des esclaves blanches, malicieusement, setransmettaient l'un à l'autre la dangereuse commande.

Or, Mme Urbain Grèbe, un matin,entra dans le bureau du rival Firmin Grèbe. Elle ôta son manteau, sesgants, sa voilette, se promena un instant comme une agitée sous lesregards inquiets de Firmin, puis :

- Ce qu'il y a ? La faillitepour Urbain.

L'aveu lâché tout d'un coup,elle dit les détails de l'affaire, les démarches inutiles, ladésespérance, la crise prochaine menaçante.

- Eh bien ! dit Firmin, je nepuis pas...

Elle pâlit, baissa la tête.

- Je ne puis pas, non, envérité, je ne puis pas vous laisser saisir.

- Ah ! merci.

Et éclatant en sanglot, elle luitendait les bras, soudain, prête à tout, disposée, contre unesignature, à toutes les bassesses, à toutes les exigences, à toutes lesturpitudes, - mais Firmin se borna à lui serrer doucement les mains endisant :

- Que votre mari vienne aprèsdéjeuner. J'aurai d'ici là rédigé un projet d'association. Ses dettesseront les nôtres. Nos maisons n'en feront qu'une, Grèbe et Grèbe. Nepleurez pas, ajouta-t-il sur le ton d'une tremblante tendresse, toutest sauvé et j'ai des projets ! Oh ! des projets !... Vous serez maconfidente... C'est avec vous que je m'associe. Très prochainement,j'aurai un conseil à vous demander.

Elle le regarda, troublée parces paroles équivoques et, baissant encore une fois la tête, mais d'ungeste bien différent, elle attendit. Firmin s'avança, lui offrit lebras et la reconduisit jusqu'à l'entrée des bureaux.

L'accord fut conclu le jour mêmeet désormais la correspondance et les factures se libellèrent sousl'en-tête «Grèbe et Grèbe».

A quelques temps de là, lamaison nouvelle fut installée chez Urbain Grèbe et, comme Firminn'était pas marié, il prit pension chez ses associés, bientôt s'yorganisa un logement. Très discret, mais très sûr de ses droits, ils'insinuait peu à peu dans l'intimité du ménage et, sous prétexted'affaires, muni d'une clef, il entrait à sa guise, toujours bien reçu,toujours accueilli par l'excellent sourire de Mme Grèbe, un sourired'esclave qui attend son heure.

En sa logique de femme, elleétait choquée et presque scandalisée de la réserve de Firmin.Commerçante et honnête, elle aurait voulu payer, mais ne pouvantdécemment s'offrir, elle se disait en guise de consolation : «Quand ilvoudra. Je suis à ses ordres. Je porte toujours avec moi le montant dema dette, - avec les intérêts, - et sur un signe, je solde !».

Le jour de l'échéance arriva.Firmin, qui était depuis des années amoureux de Mme Grèbe, n'avait pasvoulu paraître brutal. Il entendait bien posséder cette alléchantefemme, - il ne voulait pas la «toucher», comme le montant d'un billet àordre. Enfin, après les simagrées obligatoires, les frôlements, lessoupirs, les tremblements dans les embrasures des fenêtres, lesserrements de mains entre deux portes, M. Grèbe jeune témoignaclairement son désir de contempler sans témoins la beauté de Mme Grèbe,- et Mme Grèbe comprit, soulagée, que l'heure était venue. Elle gémitdiscrètement, s'enfuit dans sa chambre à coucher, en oubliant de fermerla porte.

Cependant, le paiement duprincipal de sa dette lui avait été incomparablement agréable. Aussi sepromit-elle de ne pas oublier les intérêts accumulés. Son parti futvite pris ; elle aurait, pourquoi pas ? deux maris : Grèbe et Grèbe.

Et, tacitement, sans heurt, lavie nouvelle se disposa, se régla, s'écoula. Urbain Grèbe, qui avaitvite deviné la situation, car on se gênait peu devant lui, l'acceptasans un murmure. Le soir, tous les trois au salon, tantôt l'un desassociés, tantôt l'autre se retirait, sans que Madame semblât y prendregarde, - et elle était la femme de celui qui restait.

Aucun des deux amis ne chercha àdominer l'autre, ni à prendre plus que sa part de la proie commune. Lesdeux mâles vivaient en accord, Urbain n'ayant cédé, Firmin n'ayant quela moitié de la complaisante femelle.

Pourtant, un événementinattendu, quoique fort ordinaire et en soi de peu d'intérêt, modifial'équité de cette situation. Mme Grèbe devint grosse. De qui ? Lorsqueles deux maris s'en aperçurent, ils n'osèrent aucune question, ilsn'osèrent même aucune allusion. Enfin, un soir, Mme Grèbe se pencha àl'oreille de Firmin et lui apprit la nouvelle. Urbain, qui entendit desbribes de la confidence, comprit qu'il y avait dans la maison un secondpère, qui n'était pas lui. Si paterne qu'il fût, cela le troubla et ils'arrangea pour aller surveiller à l'étranger de médiocres affaires aumoment où les couches devinrent imminentes.

Il revint à l'improviste un moisplus tard.

Firmin et Mme Grèbe déjeunaient,assis l'un en face de l'autre, et Firmin à la place du maître de lamaison.

- Je vous rends votre place, ditFirmin en se levant.

- Non, mon ami, répondit Urbaind'une voix morne, non, restez.

Et, prenant une chaise, ils'installa au bout de la table, à côté de sa petite fille.

Le mâle nouveau-né dans les brasde la nourrice, entra comme un triomphe.


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