(suite & fin)
L’ENTREVUE
A MADAME HENRI FARGE
L
E palais Altinengo, dont il sera parlé dansce récit, n’est pas celui que les touristes admirent sur le GrandCanal, pour sa façade lombardesque ornée de disques de serpentin et leNeptune à deux tridents qui veille au linteau de sa porte marine, carl’antique et puissante famille des Altinengo, l’une des plus illustresde la Sérénissime République, possédait dans la cité ducale plusieursdemeures bâties à des époques variées, et situées en des« sestieri » différents.
Le fait, d’ailleurs, n’est pas rare à Venise. N’y compte-t-on pasplusieurs palais Grimani, l’un à S. Polo, l’autre à S. Tomà ;un autre à S. Luca et un autre à Santa Maria Formosa, auxquels s’ajoutele Grimani della Vida ? Il en est de même pour les palaisContarini. Le Contarini-Fasan a pour frères le Contarini degli Sorigni,le Contarini delle Figure et le Contarini del Bavolo. Trois palaisMocenigo bordent côte à côte le Grand Canal qui s’enorgueillitégalement de trois palais Corner : le Corner-Spinelli, leCorner della Cà Grande et le Corner della Regina.
Or, si tous les guides mentionnent deux des palais Altinengo, celui deS. Staè et celui de S. Benedetto, aucun ne signale le troisième, etc’est justement ce dernier dont le souvenir se trouve mêlé, je ne diraipas au plus singulier et au plus inexplicable épisode de ma vie, maisau seul inexplicable et singulier événement de toute mon existence. Iln’y a rien de bien étonnant, d’ailleurs, à ce que ce troisième palaisAltinengo ait échappé à mes investigations de promeneur vénitien.Personne ne peut se vanter de connaître entièrement Venise, quel quesoit le nombre des séjours qu’on y ait fait et le temps qu’on y aitpassé ; personne, excepté peut-être mon ami TiberioPrentinaglia… Mais avant d’arriver aux circonstances qui m’amenèrent àêtre, durant plusieurs mois, l’hôte de cette étrange demeure, il estnécessaire que je dise quelque chose des raisons qui, en cette fin deseptembre 189…, me déterminèrent à reprendre une fois de plus le cheminde la Cité bien-aimée.
Sur ces motifs, je serai bref, car ce n’est pas une« confession » que j’entreprends ici. J’ai toujoursrépugné aux confidences, ne me jugeant pas assez intéressant poursolliciter sur moi-même l’attention d’autrui. Tout ce que je veux mepermettre, c’est de noter sur ces feuillets certains faits que j’osequalifier de singuliers, et qui le paraîtront plus encore par ce qu’ily a d’inattendu à ce qu’ils aient eu pour témoin un personnage de masorte, car rien ne me préparait, en effet, au rôle tout involontaireque j’ai joué dans cette histoire.
Je suis un homme des plus ordinaires et qui ne se distingue du communpar aucune capacité spéciale, ni par aucun mérite intellectuel qui aitde quoi le mettre en vue. j’ai toujours vécu pour moi-même et j’aitoujours trouvé tout naturel de passer inaperçu aux yeux des autres. Eneffet, rien en moi de distinctif, pas même ce goût pour Venise que jepartage avec des milliers de gens, et dont je ne prétends point tireravantage. J’aime l’Italie, et Venise en particulier, modestement etsans en rechercher aucun lustre. Jamais je n’ai eu l’ambition defigurer sur les carnets mondains, parmi les notabilités de la placeSaint-Marc et les vedettes des Procuraties. Nul écho de journal élégantn’a signalé ma présence sur la lagune, aux époques où il est de bon tonde s’y montrer. Venise n’a pas été pour moi un prétexte à arborer descomplets remarqués et des cravates sensationnelles, pas plus qu’unmoyen d’entrer en relations avec les célébrités cosmopolites des arts,des lettres, de la finance et de l’aristocratie qui jugent utile à leurgloire d’êtres vues, une fois l’an, sur la Piazzetta, entre la colonnedu Lion et la colonne du Crocodile.
J’ajouterai même qu’à défaut de considérations mondaines, ce ne sontpas davantage des curiosités esthétiques qui m’ont conduit à Venise,non que je ne sache cependant apprécier, tout comme un autre, lesbeautés d’une architecture, d’un tableau, d’une statue. Je ne suis niun ignorant, ni un imbécile. Aussi ai-je goûté à Venise les plaisirsqu’elle offre au voyageur en cet ordre d’agrément. Ni le Palais ducal,ni Saint-Marc ne m’ont laissé indifférent. J’ai même acquis unecertaine connaissance de l’art vénitien en ses manifestations diverses.Je ne suis insensible ni à la délicate merveille d’une dentelle, ni àla fragile perfection d’une verrerie. L’histoire de la vieille Venisedes masques et des sérénades m’est assez familière en ses moeurs et sesparticularités. J’ai lu le Président de Brosses et pratiqué Casanova,mais Venise me suffit en elle-même et je n’ai pas besoin de son passépour subir le charme de son vivant enchantement.
Oui, et je tiens à le bien établir, mon amour pour Venise fut toujoursun amour sain et simple, un amour familier, exempt de snobisme etd’esthétisme, exempt aussi de romantisme, réaliste si l’on peut dire etfait de convenance à la fois spontanées et réfléchies. Venise me plaîtinfiniment. J’aime son climat, sa couleur, sa lumière. Le genre de viequ’elle permet et qu’elle impose s’adapte à mes goûts. J’y jouis d’unbien-être particulier au milieu des choses qui occupent agréablementmes yeux et mes pensées. Nulle part, mes journées ne s’écoulent avecune plus douce facilité et la solitude même y est sans amertume. Nullieu au monde où l’on s’appartienne mieux à soi-même et où l’on sesupporte avec moins d’ennui. Ce genre de satisfaction que me donneVenise m’explique pourquoi j’y ai mené une existence assez retirée. Enmes nombreux séjours, j’y ai fait peu de connaissances, ce qui me futfacile, n’étant pas de ceux dont la présence sollicite la curiosité.D’ailleurs, j’ai toujours évité de me trouver à Venise à l’époque oùelle devient le rendez-vous à la mode et où les belles mondaines, lessnobs désoeuvrés et les esthètes prétentieux tiennent leurs assises surla place Saint-Marc avec le sentiment d’accomplir un rite de hauteélégance, de suprême chic et de raffinement inouï.
Sur ce point encore, je me permets d’insister. Jamais je ne me suis cruobligé de vivre à Venise « autrement » qu’ailleurs,dans une exaltation particulière et dans un état d’esprit inaccoutumé.Jamais je ne m’y suis attendu à des impressions exceptionnelles. Venisene fut jamais pour moi la « Ville du Rêve » (bienqu’à écrire ces mots je ressente une hésitation que l’on comprendramieux par la suite) ; au contraire, je ne lui demandais riende plus que sa charmante, son originale, sa douce réalité. Qu’on ydescendît de wagon pour monter en gondole me paraissait tout naturel etne me suggérait aucun étonnement. La gondole me semblait un véhiculecomme un autre. J’étais insensible à son prestige de romance, maisj’appréciais l’élégance marine de sa forme, ses qualités nautiques,tout en lui préférant de beaucoup la promenade à pied parmi le dédaledes « calli ». En un mot, le fait d’être à Venise neme conférait à mes propres yeux aucune dignité spéciale. Je n’enconcevais ni orgueil, ni vanité. Venise me plaisait ; jel’aimais ; je subissais avec joie son charme et son prestige,mais je n’en attendais que ce qu’elle donne à chacun. Je ne suis pas deceux que Venise a ensorcelés par avance et au doigt de qui elle a passéson anneau magique, et je ne me suis jamais drapé dans le manteau duromantisme vénitien.
Les circonstances qui me conduisirent pour la première fois à Venisefurent, d’ailleurs, les plus simples qu’il se puisse imaginer. De vieuxamis de ma famille, M. et Mme de C…, y habitaient depuis plusieursannées. Ils y avaient loué l’étage-noble d’un palais situé à SanTrovaso et l’avaient aménagé avec le confort le mieux entendu. Cetétage consistait en une vaste galerie accompagnée d’un certain nombrede pièces, le tout garni de ces aimables vieux meubles vénitiens quel’on découvrait jadis chez les antiquaires. Ce mobilier se composait decommodes ventrues, de canapés et de fauteuils plus ou moins baroques,d’armoires, d’étagères et surtout de miroirs. Les C… s’étaient retiréslà par goût de la tranquillité et du silence, avec le désir d’y finiren paix leurs jours qui ne promettaient pas d’être longs. Mme de C…était d’une santé délicate et son mari souffrait d’infirmités sansremède. Ce fut une aggravation subite dans l’état de M. de C… qui medétermina à faire le voyage de Venise, mais quand j’y arrivai la crisedangereuse était passée, assez pour que les C… me retinssent auprèsd’eux, de telle sorte que je demeurai un grand mois l’hôte de ces genscharmants et que j’aimais bien.
Ah ! l’agréable séjour et quel bon souvenir j’ai gardé duvieux palais de San Trovaso et de sa douce et familialeatmosphère ! M. de C… ne voulait pas que son impotencem’empêchât de jouir des plaisirs de Venise et Mme de C…, malgré lessoins à donner à son mari, se chargea d’être mon guide. C’était unefemme intelligente et instruite ; elle ne lassa pas monattention et ne fatigua pas ma curiosité en me surchargeant de visitesd’églises et de musées. De la Venise artistique elle ne me montra quece qu’il en fallait pour m’inspirer le désir de la connaître un jourplus à fond. Pour le reste, elle se contenta de me permettre de lasuivre en ses promenades habituelles. Et ce fut ainsi que j’appris ladouceur de vivre à Venise, ni en touriste, ni en esthète, ni en snob,mais en dilettante de la lumière, de la couleur, de la beauté, enspectateur amusé de la charmante, bizarre, pacifique et pittoresque vievénitienne.
J’avais, en les quittant, promis à ces chers et bons amis de revenirl’année suivante. Je tins ma promesse, mais je ne les retrouvai point.Quelques mois après mon départ, ils étaient morts l’un et l’autre à peud’intervalle. Je voyageais alors en Russie et ce fut là que j’appris latriste nouvelle. Elle me causa un véritable chagrin, mais cette perte,au lieu de m’éloigner de Venise, m’y rattacha plus étroitement, bienque, la première fois où je passai devant le palais de San Trovaso, moncoeur se serrât en considérant les fenêtres de l’étage maintenant videet dont les volets fermés portaient, collée, la petite bande de papierqui indique, à Venise, les appartements à louer. Depuis, je ne manquaijamais, à chacun de mes séjours, d’aller saluer d’un souvenirreconnaissant la demeure des vieux amis qui m’avaient initié auxcharmes de l’existence vénitienne, et qui, ainsi qu’ils aimaient à lerépéter avec une amicale fierté, m’avaient« vénitianisé ».
Je l’étais à un point qui ne m’eût guère rendu supportable la vied’hôtel. La douce hospitalité de mes amis de San Trovaso m’en avaitévité les ennuis, et ce fut à eux encore que je dus le logis qui devintpar la suite mon pied-à-terre habituel. Je me rappelai leur avoirentendu parler d’une certaine Casa Trigiani où ils avaient demeuré,avant de s’établir à San Trovaso. Cette Casa Trigiani, située sur lesFondamenta Barbaro, était occupée par deux vieilles demoiselles qui ydisposaient de quelques chambres à louer. Ces chambres étaient propreset habitables et l’une d’elles donnait sur un étroit jardin où quelquesrosiers fleurissaient auprès d’un cyprès, non loin d’un parterre desauges écarlates. Les Sorelle Trigiani avaient je ne sais quoi decocasse et d’effaré qui me plut. Je devins leur locataire et ce futchez elles que je descendis chaque fois que je vins à Venise,c’est-à-dire à peu près chaque année pendant quinze ans.
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Il fallut, pour que s’interrompît cette longue et douce habitudeannuelle, que des événements graves eussent bouleversé le cours de monexistence. En effet, pendant trois ans, je traversai une crise intimeparticulièrement douloureuse. Tout ce que j’en puis dire (car, comme jel’ai déjà déclaré, ce n’est pas une confession que j’entreprends ici etce sont plutôt des faits que des sentiments que je m’essaie àrapporter), tout ce que je puis dire, donc, de cette période de ma vie,c’est qu’elle fut si profondément troublée que ma pensée ne me ramenapas une fois au temps heureux où, à l’automne ou au printemps, jedevenais pour quelques semaines l’hôte de la Casa Trigiani. Pendant cestrois années, je cessai de venir à Venise et ce ne fut que convalescentd’une cruelle maladie, par laquelle s’acheva cette dure épreuvesentimentale, que je songeai à renouer les liens qui m’avaient attachési longtemps à la ville charmante où m’appelaient tant d’aimables etinoffensifs souvenirs. Peut-être serait-ce là que je me réhabitueraisle mieux à vivre. Je m’ouvris de ce projet aux médecins qui mesoignaient. Sans l’approuver ils ne s’y opposèrent pas. Mon état desanté n’était plus tel qu’un voyage fût par trop déraisonnable. Lereste de mon mal consistait maintenant en insomnies persistantes et enappréhensions nerveuses, auxquelles se joignaient un dégoût sincère detoute société et un profond besoin de solitude. Venise me donneraitl’isolement souhaité. Pourquoi, en effet, n’en pas tenterl’expérience ? L’été et ses fortes chaleurs étaient à peu prèspassés. Septembre finissait et je trouverais bientôt sur la lagune lesmélancoliques et calmes beautés de l’automne vénitien. Cetteperspective me plaisait. Je revis en pensée le cyprès de l’étroitjardin de la Casa Trigiani, ses sauges écarlates. Je réentendis lesvoix criardes et amicales des Sorelle, le bruit des socques martelantles dalles des Fondamenta Barbaro, le cri des marchands ambulants, le« staï » du gondolier tournant à l’angle du petitrio, toutes les rumeurs familières de la Venise populaire, et, dans leciel, les belles cloches de la Salute et des Gesuati. Ma décision étaitprise. Il ne me restait plus qu’à télégraphier aux Sorelle Trigiani ladate de mon arrivée.
Cette dépêche, je me souviens très bien d’en avoir rédigé le texteaussitôt après le départ du docteur. Je m’étais levé du divan pourl’accompagner jusqu’à la porte et, en revenant vers ma table, je prisla feuille de papier sur laquelle j’écrivis le libellé du télégramme,puis je la donnai, au moins je le crus, avec deux autres, à mondomestique pour qu’il les expédiât à leur destination. Comment sefit-il que je la retrouvai, cette feuille, quelques jours après,soigneusement pliée en quatre et glissée dans une poche de monportefeuille ? D’où venait cette distraction ? Je nem’appesantis pas outre mesure sur l’inadvertance que j’avais commise.Elle prouvait simplement que la maladie avait affaibli mes facultésd’attention et elle me rappelait que c’était un convalescent, encorefragile, qui regardait par la vitre du wagon le paysage d’Italie, carce fut entre Vérone et Vicence, dans le train qui m’emportait versVenise, que je m’aperçus de mon erreur. Il était trop tard pour laréparer ; d’ailleurs, elle ne saurait avoir grande importance.Les Sorelle Trigiani, même non prévenues, s’arrangeraient bien pour meloger. Si la chambre donnant sur le jardin n’était pas libre en cemoment, elles m’installeraient dans une autre.
Cette perspective, je dois le dire, m’ennuya légèrement. Les Sorellen’ayant pas répondu à mon télégramme que, du reste, et pour cause,elles n’avaient pas reçu, leur silence eût dû me paraître insolite. Jeme reprochai ma négligence et j’en conçus quelque mauvaise humeurcontre moi-même. Et puis, en somme, pourquoi ce départ hâtif etprécipité, pourquoi n’avoir pas attendu que ma santé fûtconsolidée ? Qui me pressait ? Qu’allais-je deveniren cette ville lointaine, avec ma pauvre cervelle endolorie et monpauvre coeur inquiet ? Y trouverais-je dans la solitude cettepaix que je cherchais et où je souhaitais d’engourdir ma cruellemélancolie ? Ne serais-je pas en butte à toutes les surpriseset à tous les caprices de l’imagination et, d’avance, incapable de leurrésister, soumis à tous leurs pièges et à tous leurs prestiges, exposésans défense à toutes les douloureuses et dangereuses fantasmagories duregret et du souvenir ?
Ces réflexions me rendirent assez pénible le reste du voyage.Cependant, lorsque le train eut quitté Mestre et que commencèrent à semontrer les infiltrations stagnantes de la lagune, mon appréhension sedissipa. En ce temps-là, le rapide arrivait vers cinq heures et Veniseapparaissait au voyageur dans toute sa splendeur lumineuse, tandis quel’on franchissait le pont qui la relie à la terre ferme. Cette approchede la ville aimée provoquait toujours en moi une impression de plaisir,indéfinissable, mais profond… Si, cette fois, je n’éprouvai pas ceplaisir dans sa plénitude, je n’en ressentis pas moins une réellesatisfaction lorsque, descendu du train et sorti de la gare, je visl’eau du canal baigner les marches du quai et, au-dessus des fers desgondoles rangées, s’arrondir dans le ciel le dôme vert-de-grisé de S.Simeone. Soudain, toute la Venise de jadis revivait dans mon souveniret il me sembla, lorsque la rame battit l’eau et que la gondole quim’emportait vira doucement, que je laissais derrière moi ma pesante etdouloureuse vie d’hier et que je n’étais plus qu’une ombre allégée quis’en allait dans le silence et la lumière, vers la paix, le calme etl’oubli.
Ces pensées m’occupèrent assez pour que je demeurasse presqueindifférent au doux spectacle de Venise retrouvée. Elles me menèrentjusqu’à l’instant où la gondole aborda aux marches des FondamentaBarbaro, en face de la Casa Trigiani. Elle était bien toujours la même,cette vieille Casa, avec sa façade couleur d’ocre et ses volets bruns,sa petite porte, le long de laquelle pendait l’anneau de cuivre de lasonnette. Cet anneau, je le saisis d’un geste que j’avais fait descentaines de fois. Comme d’ordinaire, le carillon se répercuta àl’intérieur de la maison. Aussitôt un pas descendit l’escalier. Lapersonne qui vint m’ouvrir me regarda avec étonnement, en considérantla valise que je tenais à la main. Je nommai les Sorelle Trigiani. Unsourire répondit à mon interrogation. Depuis trois mois, les SorelleTrigiani s’étaient retirées à Vicence auprès d’un frèremalade ; la maison était louée maintenant en entier à unefamille anglaise…
En d’autres circonstances, j’eusse supporté aisément cette petitecontrariété, mais mon état de sensibilité maladive m’en fit exagérerl’importance. Ce léger désappointement me jeta dans un troubledisproportionné d’avec sa cause. Il y a à Venise vingt pensions plus oumoins semblables à la Casa Trigiani. Je n’avais que l’embarras duchoix, mais cette insignifiante déception était pour moi comme unindice de fâcheux augure. C’était comme une imperceptible rupture dansl’ensemble d’habitudes dont la reprise devait contribuer à me faireredevenir un peu de ce que j’avais été, quand je me les étais créées.Une maille du filet avait cédé, qui devait m’envelopper tout entier deson invisible réseau, et cette déconvenue, minime en elle-même,m’impressionnait péniblement.
Il ne me restait donc, pour ce jour-là, qu’à me faire conduire àl’hôtel. Le lendemain, j’aviserais à choisir un gîte. Je donnai augondolier la première adresse qui me vint à l’esprit. Ce fut, je nesais pourquoi, l’hôtel Victoria que je lui indiquai, et bientôt aprèsj’étais installé dans une chambre banale, mais assez confortable, d’oùje descendis, après m’être baigné et apprêté, dans une salle à mangerégalement confortable et banale. C’était l’heure du dîner et j’avaisl’intention de me mettre au lit aussitôt après, mais mon repas achevéet ayant allumé un de ces longs « virginia »traversés d’une paille et dont j’aime le goût âcre et fort, l’envie meprit d’aller faire un tour de promenade et je sortis.
A peine dehors, j’éprouvai un sentiment de plaisir. J’étais presqueheureux de me retrouver dans cette Venise nocturne dont j’avais sisouvent parcouru les inextricables « calli ». Que defois, en effet, ne m’étais-je pas aventuré dans l’obscur et capricieuxdédale vénitien ! J’étais arrivé à le connaître siparfaitement que je m’y dirigeais avec une certitude presque absolue.Or, ce soir-là, je m’aperçus bientôt que je ne possédais plus monordinaire sécurité d’orientation. A plusieurs reprises, je fus obligéde m’arrêter, incertain de la direction suivie et même, une fois, jem’engageai dans un de ces « rami » sans issue et quiaboutissent à un « rio » devant lequel on est forcéde rebrousser chemin. Ces petits mécomptes me causèrent un agacementd’autant plus inexplicable que ma promenade n’avait pas de but marquéet que rien ne me pressait. Je continuai donc d’errer au hasard. Il mesemblait que c’était le meilleur moyen d’apaiser cette sorte denervosité qui me tourmentait et qui était due, sans doute, à la longueimmobilité du voyage. J’étais bien déterminé à vaincre par la fatiguel’insomnie qui m’attendait probablement dans ma chambre d’hôtel. Etpuis, ces longs vagabondages faisaient partie de mes habitudesvénitiennes de jadis, de ce jadis auquel je revenais dans l’espoirsuperstitieux d’y retrouver les heures les plus douces de monpassé !
Cependant la soirée s’avançait. Je m’en apercevais à la solitudecroissante des « calli » que je parcourais et des« campi » que je traversais. Jadis, c’était cettesolitude qui me plaisait le plus. J’y goûtais ce que l’on a appelé fortjustement le « mystère vénitien » : l’allurefurtive d’un passant, le glissement d’une gondole, le bruit d’un talonsur la dalle, l’égouttement d’une rame dans l’eau, une voix, un chant,le silence, les fenêtres encore éclairées des façades sombres, maisaujourd’hui cette Venise nocturne que j’avais tant aimée me causait uneimpression qu’il m’était assez difficile de me définir à moi-même.
Certes, ce n’était point la peur. J’avais assez vécu à Venise etj’étais assez familiarisé avec les moeurs vénitiennes pour savoir que lepassant y jouit d’une parfaite sécurité. Le rôle des« vigili », ainsi nomme-t-on les agents de police,est assez restreint. Il se borne à arrêter quelques ivrognes tropamateurs des « vini nostrani » et à pincer de temps àautre quelques voleurs. Hors ces menus méfaits, les Vénitiens sont genstranquilles et l’on peut errer, de jour comme de nuit, dans lesquartiers les plus éloignés sans avoir à y craindre de fâcheusesrencontres. Le seul risque est de s’y égarer ou de s’y laisser choirdans quelque rio ; et encore ce dernier inconvénient est-ildiminué par l’excellence de l’éclairage qui, tout en conservant à laville une demi-obscurité pittoresque, la rend parfaitement praticableau promeneur.
Ainsi, la peur n’avait aucune part à cette sorte de malaise sur lanature duquel je demeurais incertain, et qui avait succédé peu à peu auplaisir que j’avais ressenti tout d’abord à fouler la dalle sonore des« calli ». Etait-il dû à mon état de santé encoreprécaire ou était-il la suite de la contrariété assez vive del’incident de la Casa Trigiani ? Quoi qu’il en fût, il n’enétait pas moins certain qu’une appréhension indéfinissable m’avait peuà peu envahi. Cela ressemblait à cette espèce d’anxiété que vous causel’entrée dans une atmosphère psychique chargée d’imprévu. Bientôt,cette angoisse sournoise devint si pénible qu’elle me fit hâter le pas,et ce me fut un véritable soulagement, lorsque, après maints détoursdont j’avais cessé de contrôler la direction, le hasard ou plutôtl’instinct me ramena vers les lumières de la place Saint-Marc. Leur vuedissipa rapidement mon trouble et ce fut d’un pas soudain ralenti queje pénétrai sur la Piazza, qui s’étendait à peu près déserte sous unciel marbré de gros nuages aux interstices cloutés d’étoiles.
Il était alors tout à fait tard et les promeneurs se faisaient raressous les Procuraties. J’ai toujours aimé à Venise ce moment où lescélèbres galeries étalent devant les magasins fermés leurs longscouloirs vides au pavage luisant. Que de fois, en sortant du caféFlorian, j’y avais erré, mais, ce soir, las de ma longue course,j’avais peu envie d’y jouer le péripatéticien solitaire. D’autre part,je me sentais peu de hâte pour rentrer à l’hôtel. Je me dirigeai doncvers le café Florian. Ouvert toute la nuit, il est hospitalier aupassant attardé et lui offre l’asile de ses salles peintes et de sesbanquettes de velours.
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Le café Florian se compose, comme on sait, de plusieurs petites sallescontiguës diversement décorées et qui ont des airs de salon. De cessalons il en est un que j’affectionnais particulièrement. Les murs ensont ornés de glaces et de peintures à la fresque mises sous verre pourles préserver de la fumée et des dégradations. Ces fresquesreprésentent les figures costumées de différents peuples. Deux de cesfigures, entre autres, m’amusaient : un Turc à turban et unChinois avec sa natte. C’était sous le Chinois que je prenais place leplus volontiers sur la banquette de velours rouge, devant une de cesrondes tables de marbre dont le plateau tourne sur le pied unique quiles supporte. Justement, ma place préférée était libre quand jepénétrai dans le salon à peu près vide. A l’autre bout, deux Vénitiensdiscouraient en achevant leurs verres d’eau, et, dans un coin, un vieilhomme au nez rouge lampait les dernières gouttes d’un petit verre de« strega ». Je commandai au garçon un punch àl’alkermès. Avant qu’il me l’eût apporté, les deux parleurs se levèrentet sortirent. L’homme au nez rouge les salua de la main. Cependant legarçon ne tarda pas à revenir avec le punch demandé. C’est un breuvagerosâtre, d’une saveur à la fois aromatique et fade. J’en bus quelquesgorgées lentement : mon malaise se dissipait et se changeaiten une sorte de bien-être. Cette détente me fut agréable. Décidément,j’avais bien fait d’entrer dans ce vieux et cher Florian où j’avaisjadis passé tant de soirées et de venir m’asseoir sous le Chinois. Jeme retournai à demi vers la figure de la fresque. Le Chinois meconsidérait avec une bonhomie narquoise et semblait me féliciter de luiavoir rendu visite avant de rentrer à l’hôtel, où j’étais d’ailleursbien décidé à demeurer le moins longtemps possible. Dès le lendemain,je me mettrais en quête d’un logis pour remplacer la Casa Trigiani.Plusieurs noms de pensions de famille me vinrent à l’esprit :la pension Domenico à S. Gregorio ; la pension Cimarosa auCampo S. Vitale, d’autres encore. Mais y jouirais-je de la mêmetranquillité qu’à la Casa Trigiani ? Il m’y faudrait peut-êtresubir d’ennuyeux voisinages. Pourquoi ne pas plutôt louer des chambresdans quelques vieux palais ? Je les meublerais sommairement etj’y vivrais en toute liberté. Mon séjour serait assez long pour valoirle petit embarras de cette installation. Cette idée me plut. Si lachance me servait, je découvrirais bien quelque demeure pittoresque,dans un de ces quartiers solitaires où Venise est plus charmante encored’être plus elle-même. Là peut-être, dans le silence et le calme,retrouverais-je quelque douceur à l’existence…
Pendant que je réfléchissais ainsi, l’homme au nez rouge avait disparu.Les passants des Procuraties devenaient de plus en plus rares. Parfoisl’un d’eux s’arrêtait un instant, jetait un coup d’oeil dans le café ets’en allait en fredonnant ou en frappant de sa canne les dallesretentissantes. Je les regardais distraitement quand, soudain, monattention fut attirée par une haute silhouette plantée devant la vitreet qui agitait les bras. Un instant après, manquant de renverser du pande sa houppelande le verre vide laissé par l’homme au nez rouge, monami Tiberio Prentinaglia était assis à mon côté sur la banquette develours et me serrait les mains en s’exclamant :
- A Venise ! A Venise ! et il ne m’a pas averti de savenue, moi, son cher Prentinaglia ! A Venise ! etdepuis quand ?
Si je donne le nom d’ami au signore Tiberio Prentinaglia, c’est qu’ilse l’était adjugé avec tant de force et de conviction qu’il m’avaitbien fallu me conformer à une volonté amicale aussi décidée et aussidespotique. Pour être vrai, je connaissais Prentinaglia depuis nombred’années, mais cette connaissance, avec le titre qui s’en était suivi,s’était faite moins par mon choix que par celui de ce remarquablepersonnage. Je m’étais résigné à la nécessité, car c’en est une, pourquiconque séjourne un peu régulièrement à Venise, de connaîtrePrentinaglia. Prentinaglia s’arrange pour rendre la chose inévitable.Il met un point d’honneur à ce qu’aucun étranger n’échappe à sonamitié, mais il la sait rendre fort agréable. On devient l’ami dePrentinaglia, d’abord parce qu’il le veut, et on le demeure parce qu’onne voudrait pas qu’il en fût autrement. Et puis, à Venise, Prentinagliaest un homme indispensable.
Tiberio Prentinaglia est un grand diable, maigre et dégingandé, un vraiVénitien du temps de la Sérénissime République, du temps de Gozzi et deCasanova. Vêtu d’amples vêtements, couvert d’une houppelande, coifféd’un large feutre, il a le visage long et coiffé d’un large feutre, ila le visage long et jaune, muni d’un grand nez dont se rapprochent deuxyeux fureteurs et vifs et qui domine une bouche mince et sinueuse, à lafois bavarde et secrète. De ce visage Prentinaglia semble masqué. Celalui donne une mine de comédie où il y a de la verve, de la finesse etdu mystère. On le sent souple et subtil, bien qu’il affecte de paraîtrevéhément ; mais que de prudence sous sa facondevoulue ! Avec cela, on ne sait quoi de bizarre, d’étrange etd’un peu fou. Personnage de comédie et aussi de conte fantastique, ilsemble fait de plusieurs êtres superposés. Il y a en lui descontrastes, mais que de nuances les relient !
Prentinaglia est à la fois superstitieux et incrédule, chimérique etpratique. On continuerait ainsi longtemps le jeu des oppositions qu’ilprésente. En somme, et pour tout dire, il est une amusante figure surqui l’on pourrait discuter aisément, mais on en reviendrait toujours àcette conclusion qu’il est l’homme au monde qui connaît le mieux Veniseen son passé, comme en son présent, en son art et en son pittoresque,en ses moeurs d’autrefois et d’aujourd’hui, en ses moindres pierres eten ses plus fugitifs reflets. Ajoutons-y en ses moindres gens, car rienet nul n’échappent à sa vigilance et à sa curiosité. Quand on a mis lepied à Venise, on appartient de droit à Prentinaglia, et il n’y a pas às’en plaindre, car il est d’une ressource infinie, prêt à vous servirde guide et d’introducteur, à vous faire visiter la ville ou à vousfaire connaître la société, à régler les promenades comme à organiserles rencontres, à vous donner tous les renseignements dont vous pouvezavoir besoin. Il est la chronique vivante de Venise, l’intermédiaireobligé aussi bien pour l’achat d’un tableau que pour l’acquisition d’unparapluie. Il sait les tenants et les aboutissants de tout et de tous.Vénitien de Venise, il y vit et en vit, car il en vit, et, d’ailleurs,le plus honnêtement du monde. Il exerce cent métiers sans en avoiraucun de défini. Il est l’agent des mille combinaisons ingénieuses ousaugrenues que comporte la vie à Venise. Il s’occupe principalement devente d’immeubles et il est un peu expert en tableaux et en objetsd’art. Il installe des palais pour de riches étrangers. Ses opérationss’étendent aussi en « terre ferme » : il ades affaires à Mestre, à Fusine, à Dolo, à Mirà, à Strà, à Padoue, àTrévise. De tout cela il tire de quoi habiter un élégant palazzinomeublé à la vénitienne, et où les bibelots sont à vendre si on l’enprie ; et cependant, ces bibelots, il les aime, car mon amiPrentinaglia est un homme de goût et un érudit. Je me souviens devisites en sa compagnie aux Archives, à l’Académie, où il me charmaitpar ses connaissances sûres et précises. Il a fait au Musée civiqueplusieurs dons importants, entre autres un admirable théâtre demarionnettes représentant les personnages de Comédie et de Carnaval.
Lui-même en est un et non des moins amusants. On l’imagine en« tabaro e baüta » paradant, le masque blanc auvisage et le tricorne sur sa perruque. Il ne manque pas d’esprit et safaconde lui en tient lieu à l’occasion. Il s’anime, s’excite, puistombe dans de longs silences, comme si la ficelle du pantin se fûtcassée… A quoi songe-t-il en ces moments d’absorption ? Aquelque combinaison commerciale ? A quelque intrigueamoureuse ? Prépare-t-il quelqu’une de ces mystificationsauxquelles il se plaît parfois ? car c’est encore là un traitde son caractère ; ou médite-t-il une de ces histoiresfantastiques qu’il aime à conter et dont il finit par s’effrayerlui-même ? car il est, comme je l’ai dit, superstitieux. Ilcroit au Diable, aux fantômes, aux revenants, aux« esprits », comme y croyait le bon Carlo Gozzi surqui il a écrit une étude très documentée. Il se vante de savoir lacabale et que les Gnomes et les Salamandres n’aient pas de secrets pourlui. Il prétend même qu’il est capable de construire « lapyramide » comme le faisait Casanova pour le sénateur Bragadinet ses amis. Tiberio Prentinaglia est peut-être un peu sorcier, mais,au demeurant, un garçon serviable et un agréable original qui apporte,à résoudre les difficultés qu’il y a à vivre, de la fantaisie et de lavirtuosité.
Tel était le personnage qui vint s’asseoir à côté de moi, sous leChinois du Florian. Si j’ai tenu à le décrire avec quelque détail, cen’est pas qu’il reparaisse souvent au cours de ce récit. On ne l’yrencontrera guère qu’à l’épilogue des événements auxquels je ne puispas dire qu’il fut mêlé, mais dont il contribua cependant à déterminerl’enchaînement. D’ailleurs, n’y représentât-il que le hasard, celajustifierait l’esquisse un peu poussée que j’ai tracée du compagnon,retrouvé, ce soir-là, de mon ancienne vie vénitienne.
Pour en revenir à son apparition soudaine en ce café Florian, où jadisnous nous étions rencontrés si souvent, elle me parut se produire on nepeut plus à propos pour me tirer d’embarras. Prentinaglia saurait bienme donner quelque adresse de palais où je pusse louer l’appartement queje cherchais ; mais avant de l’amener à ce que je désirais delui, je sentais qu’il me faudrait répondre à quelques questionspréalables. Prentinaglia, déjà, me répétait celle qu’il m’avait poséeen arrivant :
- A Venise et depuis quand ?
- Depuis aujourd’hui.
Cette réponse parut rassurer Prentinaglia à un double point devue : celui de mes sentiments à son égard et celui de sonimpeccable vigilance. Que j’eusse pu être à Venise depuis plusieursjours sans qu’il l’eût su et sans que j’eusse cherché à le voir,l’aurait outragé dans son amitié et mortifié dans sa curiosité. Notezd’ailleurs que, depuis trois ans que je n’étais venu à Venise, il nes’était pas enquis de moi. On n’existe pour Prentinaglia qu’à et parVenise. Une fois parti, on n’est plus rien et l’on ne redevient qu’auretour. J’étais revenu et redevenu. Il en témoigna par un soupir desoulagement et de satisfaction :
- A la bonne heure, et pour longtemps, j’espère ?
Je fis un signe évasif. De mes projets, il n’en était qu’un seul dontje souhaitais entretenir Prentinaglia. Pour le reste, à quoibon ! A quoi bon lui avouer ma détresse ? Quepouvait-il contre mon mal ? Il avait beau être ingénieux etsubtil, que pourrait-il inventer capable de m’arracher àmoi-même ? Quel exorcisme sa cabale lui fournirait-elle pourrompre le douloureux sortilège qui me tenait prisonnier ? Toutce qu’il pouvait m’offrir, c’était de me procurer cette retraite que jedésirais et où je pensais retrouver l’illusion de mon inoffensif passévénitien, de ce passé auquel il avait été mêlé et dont il représentaitcertaines heures agréables et pittoresques, celles où nous nousréunissions, presque chaque soir « sous le Chinois »,en ce même café Florian, avec Otto de Hohenberg et lord RobertSperling. Ce souvenir me fournit le moyen de couper court aux questionsde Prentinaglia. Se rappelait-il ce printemps où, à mon dernier séjourà Venise, nous nous rencontrions, Hohenberg, Sperling, lui et moi, pouréchanger les nouvelles de la journée ? En ce temps-làHohenberg et Sperling étaient tous deux amoureux de l’ombre deCatherine Cornaro, reine de Chypre, et se disputaient ses faveurs.Heureusement qu’ils se réconciliaient ensuite devant le comptoir debouteilles de Giacomuzzi.
Cette allusion à notre petit groupe florianesque fit éclater de rirePrentinaglia :
- Si je me souviens, ami cher, si je me souviens ! Hélas, cepauvre Hohenberg ! Sa famille a fini par se fâcher et l’arappelé dans son château de Bohême. Elle lui a coupé les vivres. Il afallu vendre le petit palais, congédier le brave Carlo et le vieuxPierino, renoncer à la loge au théâtre de la Fenice et s’en aller dansce diable de burg, plein de souterrains et de cachettes dont il nouscontait de si belles histoires. Pauvre Hohenberg ! Comme ildoit s’ennuyer là-bas où il essaie sans doute, devant une chope debière, d’oublier les dédains de l’inexorable reine de Chypre !Mais, par contre, Sperling s’est définitivement fixé àVenise ; il y a même acheté, peu après votre dernier départ,la Casa degli Spiriti et il l’a restaurée magnifiquement. Vous verrezcela, mon cher.
Cette Casa degli Spiriti est un palais situé près de S. Alvise, surcette partie de la lagune qu’on nomme la « lagunemorte », où la marée ne se fait presque pas sentir. C’est unegrande bâtisse carrée, demeurée longtemps inhabitée parce qu’ellepassait pour être hantée.
- Et comment Sperling s’accorde-t-il avec les esprits ?
A cette question, Prentinaglia était devenu subitement soucieux. Il secaressait le nez d’un air grave. Souvent la gravité n’était chezPrentinaglia qu’une feinte qui lui servait à préparer quelque effetcomique, mais cette fois, il semblait grave pour de bon. Il jeta autourde nous un regard circonspect pour s’assurer que personne ne nousobservait. A cette heure tardive, le Florian était vide et cependantPrentinaglia baissa la voix :
- Mon cher, je ne sais pas comment Sperling s’accorde avec les esprits,mais vous avez tort de plaisanter de ces choses, car il s’en passe icide bien extraordinaires. Foi de Prentinaglia, on se croirait revenu autemps où le bon Carlo Gozzi se plaignait des tracasseries occultesauxquelles il était en butte. Il y a de quoi faire réfléchir les plussceptiques.
Il paraissait tout à fait sérieux, mais je me méfiais de son goût pourla mystification.
- Voyons, Prentinaglia, expliquez-vous.
De nouveau, il regarda autour de nous, comme pour s’assurer que nulleoreille indiscrète ne nous écoutait, mais était-ce une préoccupationvéritable ou un simple manège destiné à piquer ma curiosité ?Enfin, il se décida, baissa encore la voix et, d’un ton confidentiel,me dit :
- Vous savez que je n’aime guère aborder certains sujets avec lesincrédules, mais je vous en ai trop dit pour en rester là. Ehbien ! oui, il se passe ici des choses extraordinaires. Tenez,jugez-en. Vous n’êtes pas pressé de rentrer à l’hôtel ?
Je fis : non, de la tête. Il continua :
- Vous connaissez Taddeo Talventi, le directeur du Muséecivique ? C’est un homme froid, taciturne, méticuleux, sansimagination, comme nous en avons quelques-uns en Italie. Il y a troisjours, il me fait appeler, ayant, dit-il, à me consulter sur un casembarrassant. Vous vous rappelez, n’est-ce pas, dans la salle IV duMusée, celle qui contient le tapis persan offert à la République deVenise par Chah-Abbas, la vitrine où se trouvait un petit buste en pâtetendre ? Vous voyez ce que je veux dire, un charmant petitbuste de settecento, si expressif, si vivant !
Prentinaglia avait appuyé sur le mot « vivant ».
Je me souvenais, en effet, parfaitement bien. J’avais souvent admiré ceprécieux bibelot, qui m’avait frappé par sa qualité artistique. L’hommereprésenté, quelque patricien de Venise sans doute, attiraitnécessairement l’attention. Sa figure était étroite, maigre,distinguée, avec un nez long et une bouche sensuelle. Tout dans cepersonnage disait le voluptueux et l’amoureux. Il avait dû aimerpassionnément la parure, la table, les fleurs, les femmes, mais il yavait aussi sur ce visage l’expression d’une insatiable curiosité. Dequoi avait-il été si curieux, ce seigneur vénitien : dessecrets de son coeur ou des secrets de l’Etat ? Que de finessedans cette physionomie attentive et ardente ! Et quelle vieavait-il vécue ? Quelles aventures avaient été lessiennes ? Quel nom avait-il porté ? Plus d’une foisj’avais interrogé Prentinaglia sur l’origine de ce buste. Prentinaglia,je me le rappelais fort bien, s’en était enquis auprès du directeur duMusée, mais on n’avait pu le renseigner. On ne savait plus à quelleépoque le buste était entré dans les collections. La fiche leconcernant avait été sans doute égarée. Le catalogue ne portait aucuneindication. Tout ce que l’on avait pu dire, c’était que l’objetfigurait depuis longtemps dans les vitrines. Quant à l’identité dupersonnage, même ignorance. L’inconnu semblait s’en amuser en sonénigmatique et fin sourire. Tous ces détails me revenaient à l’espritavec l’interrogation de Prentinaglia.
- Certes oui, ami Prentinaglia, je me rappelle ce buste. C’est une desfigures sur lesquelles se lit le mieux la vieille finesse vénitienne,si diplomatique, si avisée, son amour de la vie élégante, passionnée…Et qu’est-il arrivé à ce buste ?
Prentinaglia me regarda fixement, releva ses gros sourcils et se penchavers moi :
- Il lui est arrivé, mon cher, qu’il est parti.
- Parti !
Tiberio Prentinaglia fit un signe affirmatif :
- Oui, parti… Depuis une semaine, il a disparu, et toutes lesrecherches pour le retrouver ont été infructueuses. Taddeo Talventi m’afait appeler et m’a conté l’affaire. Vous conviendrez qu’elle estétrange. La vitrine est intacte. La serrure n’a pas été touchée. Aucunetrace d’effraction, rien, et cependant le buste n’est plus là…
Prentinaglia se tut et me regarda comme pour juger de l’effet de sarévélation. Il reprit :
- Eh bien, mon cher, quand je vous disais qu’il se passe ici des chosesmystérieuses, incompréhensibles et inexplicables comme au temps oùnotre Carlo Gozzi consignait dans ses mémoires les étranges manigancesdont il était l’objet de la part des puissances occultes ! Etne m’alléguez pas que l’affaire du buste est d’ordre naturel et qu’elles’éclaircira d’elle-même un beau jour… Non, l’enquête a été conduiteminutieusement, mais elle n’a donné aucun résultat. Ah ! jevous assure que Taddeo Talventi n’en mène pas large…
Je considérais Prentinaglia avec attention. Certes, l’histoire qu’il mecontait était étrange, mais était-elle vraie ? N’y avait-ilpas là quelque invention de sa part ? Voulait-il memystifier ? Mais pourquoi ? Il n’avait nullementl’air de plaisanter. Tout à coup, il enleva son feutre et passaplusieurs fois la main sur son front. Pendant qu’il se taisait etsemblait absorbé dans ses réflexions, j’avais tiré ma montre. Ellemarquait deux heures du matin, et, soudain, je me sentis brisé defatigue. L’impression de malaise que j’avais éprouvée, durant mapromenade d’après-dîner, me revenait de nouveau. Enfin, Prentinagliarompit le silence en frappant brusquement sur la table pour réveillerle garçon qui sommeillait dans le salon voisin. Pendant que l’hommedéposait la monnaie dans la petite soucoupe de métal qui sert à cetusage, Prentinaglia me dit :
- Allons, mon cher, il faut rentrer, car je prends demain matinl’express pour Rome où je vais rejoindre lord Sperling, avec qui jedois faire un tour en Sicile. Aussi, quelle chance de vous avoirrencontré ce soir ! Mais pourquoi, diable, vous ai-je racontétoutes ces étrangetés ? Bah ! vous n’êtes passuperstitieux, vous.
En me disant cela, Prentinaglia me considérait avec une attentionpresque gênante. Voulait-il se rendre compte de l’effet que sonhistoire avait produit sur moi ? Sans doute mon visagedécelait l’état de malaise où je me trouvais, car il me saisit par lebras :
- Et ce fou de Prentinaglia qui oublie, pauvre ami, que vous venez defaire vingt-quatre heures de chemin de fer, et qui vous tient là àbavarder ! Quel bourreau ! Je vais vous reconduire àvotre hôtel. Où êtes-vous descendu ?
- A l’hôtel Victoria, mais je compte y rester juste le temps de trouverquelque chose.
Et comme nous tournions le coin de la Frezzaria, tout en marchantj’expliquai à Prentinaglia l’incident de la Casa Trigiani et le projetque j’avais formé. Il m’écoutait en laissant traîner sa canne sur lesdalles. Nous arrivâmes ainsi jusqu’à la porte de l’hôtel.
- Plusieurs chambres… un quartier tranquille… Oui, je vois ce qu’ilvous faut et j’ai peut-être votre affaire. Mais comme je regrette cemalencontreux départ et de ne pas être là pour vous aider !Enfin je vous enverrai l’adresse demain matin, avec les renseignementspour la location des meubles. D’ailleurs, je serai de retour dansquelques semaines et nous nous retrouverons « sous leChinois ». Sperling sera charmé de vous savoir ici. Allons,cher, une bonne nuit. Pas de mauvais rêves et que notre Venise voussoit douce.
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Fut-ce la fatigue du voyage, une certaine nervosité, due aux incidentsde cette première soirée à Venise, mais je dormis assez mal, d’unsommeil à la fois pesant et incomplet d’où je me réveillai lelendemain, juste à temps pour entendre frapper à ma porte.
Le portier m’apportait une lettre. Je reconnus l’écriture fantasque deTiberio Prentinaglia et le cachet qui fermait l’enveloppe. La baguedont il portait l’empreinte était formée d’une cornaline gravée designes cabalistiques. Elle avait appartenu à quelque adepte dessciences occultes, comme il y en eut tant à Venise au XVIIIe siècle. Cebijou s’adaptait parfaitement aux allures de sorcier qu’aimait à sedonner le signore Prentinaglia et qui étaient une des facettes de sonmultiple personnage, mais, en ce moment, ce qui m’intéressait surtouten lui, c’était sa parfaite connaissance de Venise, grâce à laquelle jene doutais pas qu’il ne m’eût découvert un logis à ma convenance.
Ce fut dans cette pensée que je rompis la cire conjuratoire.Prentinaglia m’écrivait :
Mon cher et bien cher ami,
Puisque vous désirez devenir tout à fait Vénitien, je vous conseille devous rendre le plus tôt possible au numéro 796 des FondamentaFoscarini. Vous y sonnerez à la porte du vieux Palazzo Altinengo aiCarmini. La signora Verana vous ouvrira et vous fera visiter les piècesqu’elle a à louer. Je ne connais rien de plus séduisant dans la Venisedu settecento. Avec les quelques meubles nécessaires, votre« mezzanino » sera digne du galant Casanova lui-mêmeet du chimérique Carlo Gozzi. Voici les adresses où vous vousprocurerez ce dont vous aurez besoin. La signora Verana vous rendratous les soins désirables. Dès mon retour, je viendrai vous voir envotre logis. Quant à la date : *Non so*, comme nous disons àla vénitienne. Je vous serre la main à la française.
Votre tout dévoué.
T
IBERIO P
RENTINAGLIA.
Je repliai le papier. Je me sentais, l’avouerai-je, un peu déçu sans merendre compte, tout d’abord, d’où venait cette déception. Aprèsquelques minutes de réflexion, j’en découvris la cause. Prentinaglia medonnait bien les renseignements demandés, mais sa lettre ne faisaitaucune allusion à notre conversation de la veille. Pas un mot de cettebizarre histoire de buste disparu en des circonstances mystérieuses.Enfin, l’essentiel était l’adresse qu’il m’indiquait et que je merépétai plusieurs fois en préparant mes ustensiles detoilette : Palazzo Altinengo ai Carmini, Palazzo Altinengo…
Je connaissais à Venise deux palais Altinengo, mais je dus constaterque j’ignorais l’existence de celui que me signalait Prentinaglia etqu’il disait situé près des Carmini. Par contre, l’église des Carminim’était familière, surtout en raison de son voisinage avec la« Scuola » du même nom et les charmantes peintures deTiepolo. Plus d’une fois j’avais sonné à la porte de la Scuola et payéau custode le billet d’une lire qui permettait de pénétrer dansl’édifice, de gravir son escalier à voûtes de stuc et de contempler auplafond de la grande salle les saintes et voluptueuses figures dont lagrâce tiépolesque donnait à ce lieu, à la fois, l’aspect d’un oratoireet d’une salle de bal. L’église et la Scuola m’avaient donc souventattiré dans ce quartier de Venise dont je goûtais le caractèrepopulaire, qui s’accentuait surtout au Campo Santa Margherita.
Ce Campo est, avec celui de S. Polo, un des plus vastes de Venise. Ilne se recommande par aucun monument spécialement intéressant, mais j’enaimais l’étendue dallée et l’entourage de pauvres maisons et de pauvresboutiques : petites épiceries, fruiteries, magasins defaïences et d’étoffes communes. J’aimais les bandes d’enfantsdéguenillés qui l’animent de leurs gambades, les femmes aux longschâles qui le traversent, les marchands de friture et de« calamaï », les vendeurs de polenta en plein vent,son va-et-vient bruyant où ne se mêlent que de rares touristes, laplupart se rendant aux Carmini et à la Scuola en gondole et par lescanaux.
Ce n’était pas par ce moyen que je comptais me mettre à la recherche demon palais Altinengo. Au contraire, je me promettais le plaisir d’unelongue promenade à pied. Je n’y éprouverais plus, je l’espérais bien,ce singulier malaise qui m’avait saisi la veille, durant ma coursenocturne, et dont il me restait encore une sorte d’anxiété physique,dont sans doute auraient raison le grand air et la lumière d’une bellejournée.
Je me résolus à la commencer par un déjeuner au restaurant… Celui verslequel je me dirigeai est à peu de distance de l’hôtel, et lorsquej’eus commandé un plat de « scampi » et une bouteillede « valpolicella », mangé les délicats crustacés etbu quelques verres de vin mousseux, je me sentis dans un parfaitéquilibre d’esprit. Depuis longtemps, j’étais déshabitué de cetteimpression et j’en attribuai le retour à la pacifiante atmosphère deVenise. N’avais-je pas eu raison de demander asile à l’hospitalière etsilencieuse cité ?
Ces pensées m’occupèrent jusqu’à l’instant où, ma note payée, le garçonapprocha la « candela » pour que je pusse y allumermon « virginia » dont j’avais soigneusement extraitla paille. Les premières bouffées tirées, je consultai ma montre. Ilétait temps, par les pistes dallées des « calli », degagner les Carmini et le palais Altinengo. Je me levai donc et me misen chemin et, par S. Fantin, S. Maurizio et le Campo Morosini,j’atteignis le Ponte « dell’ Accademia »,qui traverse le Grand Canal en sa glorieuse perspective.
Cette vue m’est familière, certes, mais elle excite toujours monadmiration et je ne revois jamais la noble courbe de cette magnifiqueavenue d’eau sans être ému de sa beauté. Ce sentiment fut si fort quej’eus quelque peine à continuer ma route. Elle me menait à travers undes quartiers de Venise que je préfère et dont j’avais bien souventparcouru les étroites « calli » et les tranquilles« fondamenta ». Mais aujourd’hui je n’étais pas enhumeur de flâner ; une sorte de hâte me pressait d’arriver àce palais Altinengo que m’avait indiqué Prentinaglia. Aussi, par lavoie la plus directe, m’acheminai-je vers l’église des Carmini.
Une fois là, il ne me fut pas difficile de découvrir les FondamentaFoscarini. Ils longent le rio di Santa Margherita et commencent en vuede l’église. C’est une étroite bande de quai, le long d’un parapet, etque bordent des maisons assez minables et de modeste apparence. Deuxbâtisses, cependant, s’y distinguent des autres et sont visiblementd’anciens palais déchus de leur antique splendeur, et loués parparties. L’un des deux, le Foscarini, a donné son nom auxFondamenta ; l’autre est l’Altinengo, de dimensions moindres,mais également délabré. Construit au XVIIIe siècle, il comportait troisétages au-dessus d’un « mezzanino ». La façade,badigeonnée d’un crépi grisâtre, s’écaillait par places ; maisles belles lignes de l’architecture, l’harmonie des fenêtres à balconsventrus révélaient encore ce qu’avait dû être jadis l’édifice. Unesorte de portail à colonnes, surmontées de vases de pierre, leprécédait. Sur une de ces colonnes, des sonnettes apposéescorrespondaient aux différents étages du palais. Celle de l’entresolportait le nom de la signora Verana.
Avant de tirer l’anneau de fer de cette sonnette, je me reculaijusqu’au parapet pour considérer de nouveau ce palais Altinengo qui,sur les indications de Prentinaglia, allait devenir mon logis. Lesfenêtres du mezzanino montraient seules la bande de papier qui signaleles appartements à louer. Les autres étages semblaient habités. Auxbalcons de l’un d’eux étaient tendus des stores de couleurocre ; à un autre, des pots de fleurs étaient suspendus en desespèces de paniers à salade. Les volets fermés du mezzanino étaientpeints d’un vert délavé. L’aspect général de la demeure, misérable etpeu engageant, attestait une caducité avancée, mais j’avais confiancedans le goût de mon ami Prentinaglia, et délibérément je tirai lasonnette qui devait me mettre en présence de la signora Verana et medonner accès au palais Altinengo.
Après un grincement, un carillon retentit, lointain, fêlé. J’attendisun instant. Personne ne vint. Le portail demeurant clos, je sonnai denouveau. Pas de réponse. Décidément la signora Verana avait l’oreilledure. Je fis quelques pas en arrière et considérai de nouveau la façadedu palais. Le soleil, tout à l’heure voilé d’un nuage, l’éclairait àprésent et mettait à nu toute sa vétusté et toute sa misère. Cetteconstatation, qui aurait dû m’éloigner, me plut, au contraire,singulièrement. Soudain, je ressentais pour ce palais branlant etdéjeté un attrait inexplicable, et que pourtant je tentai de raisonner.Il était à la fois si noble et si piteux, ce Palazzo Altinengo, silépreux et si morose ! Et puis, quel silencealentour ! Le Campo, devant l’église des Carmini, étaitdésert. Sur le pont, personne. Sur le rio, deux grosses barques vides,amarrées, geignaient doucement sur leurs chaînes. Dans l’eau, couleurde jade, des fanes de légumes flottaient. Tout cela avait je ne saisquoi d’humble et de mystérieux, et formait un cadre si approprié à cevieux palais déchu qui semblait prêt à vaciller sur ses pilotisrongés ! Non, je n’habiterais pas autre part à Venise, malgrél’obstination de cette signora Verana à ne pas répondre à mon appel.Une fois de plus, je resonnai sans résultat ; enfin, agacé, jetirai l’anneau de la sonnette correspondant à l’un des autres étages.Tant pis pour le locataire que je dérangerais ainsi !
J’avais eu la main heureuse, car, à l’un des balcons ventrus, sous lestore de toile ocre, un vieil homme se pencha. Du haut de cette tribuneimprovisée, le vieil homme m’expliqua que la signora Verana étaitaujourd’hui à Mestre, mais qu’elle serait sûrement de retour lelendemain dans la matinée. Cette nouvelle me rassura, car d’ici àdemain personne ne louerait cet appartement que, je ne savais troppourquoi, je considérais déjà comme le mien. Elle me déçut, carj’aurais voulu pénétrer immédiatement dans le palais Altinengo. Cetempressement, d’ailleurs, ne fut pas sans m’étonner quelque peu. Depuismon mal et mes chagrins, depuis que la vie n’était plus pour moi qu’unesuite d’actes sans intérêt, indifféremment répétés, c’était la premièrefois que j’éprouvais un désir.
Je ne pouvais pas plus empêcher que la signora Verana fût à Mestre quedemeurer indéfiniment à contempler cette porte close, d’autant que leciel de nouveau s’assombrissait et que les nuées, d’abord éparses,s’unissaient pour le tendre d’un tissu brumeux. Après donc un dernierregard au palais Altinengo, je m’acheminai au hasard, par les« calli » voisines, tout en réfléchissant à l’étrangeintérêt que prenait soudain pour moi cette façade de palais délabré,vers lequel m’envoyait le geste indicateur et cabalistique de mon amiTiberio Prentinaglia, grand expert en locations et grand connaisseur dela mystérieuse Venise. Quelques gouttes de pluie me tirèrent de cesréflexions que j’avais dû poursuivre assez longtemps, car je ne lesinterrompis qu’à une certaine distance des Carmini et à côté del’église dédiée à S. Giovanni Decollato, dont le dialecte vénitien afait S. Zan Degolà. Je me souvins alors que j’étais justement àquelques pas du Musée civique. Pourquoi ne point m’y abriter pourlaisser passer l’averse ? Si elle durait, le« vaporetto » qui fait escale au Fondaco dei Turchi,où est installé le Musée, me ramènerait à la place Saint-Marc.
Toute la vieille Venise revit dans ces salles du Musée civique etj’avais jadis passé bien des heures à examiner les mille objets quicomposent ce répertoire si évocateur des anciennes moeursvénitiennes : estampes, armes, étoffes, costumes, meubles,reliures. Mais, ce jour-là, à peine un regard donné à la grande galerieoù l’image de Morosini le Péloponnésiaque se dresse parmi des trophéesde drapeaux, je me dirigeai avec un empressement subit vers la vitrineoù j’avais jadis, plus d’une fois admiré le petit buste du gentilhommevénitien dont Prentinaglia m’avait conté, la veille, la mystérieuseévasion. Avec curiosité, je m’approchai. La place du buste demeuraitvide, mais aucun des objets qui l’entouraient ne manquait. Toujours lesmêmes vases en faïence de Bassano et de Nove, les mêmes tasses enporcelaine blanche, ornées de petits paysages dorés. Seul était absentle mystérieux patricien au sourire énigmatique. En quelles mainsétait-il tombé ? Pourquoi le voleur, parmi tant d’objetsprécieux que contenait le musée, avait-il choisi justementcelui-là ? Quelles pouvaient bien avoir été les raisons de cesingulier larcin ?
Car il y avait bien eu vol, et Prentinaglia perdait son temps à vouloirme mystifier avec ses histoires fantastiques. A quel mobileobéissait-il ? Je lui en voulais un peu de ses divagationssaugrenues. Il me jugeait bien crédule, mais je n’étais nullementdisposé à me laisser troubler par de pareilles billevesées. L’hypothèsed’un vol paraissant sans doute trop simple à mon ami Prentinaglia, illui en substituait une autre qui plaisait davantage à son imagination.Pourtant, ce vol, en tant que vol, demeurait intéressant, par ce qu’ily avait d’inexplicable en ses mobiles qui dénotaient une volonté bienparticulière. Quelque collectionneur acharné avait-il employé ce moyende s’approprier cet objet curieux ? Quel rapport celapouvait-il bien avoir avec les événements surnaturels dont Venise, audire de Prentinaglia, était devenue le théâtre et au sujet desquels jedemeurais fort sceptique ?
J’en étais là de mes rêveries, quand elles furent interrompues par latoux proche de l’un des gardiens. Ma longue station devant la vitrineavait dû attirer son attention. Ce brave homme avait certainement pourconsigne d’ouvrir l’oeil sur les visiteurs et je devais lui paraîtresuspect. Qu’il ne s’avisât pas, au moins, par excès de zèle, de mefaire arrêter ! Ma visite du lendemain à la signora Verana eneût été compromise, et c’eût été là un mauvais tour que m’eût joué lemalicieux gentilhomme vénitien. Je n’avais rien fait pour mériter qu’ilexerçât contre moi sa malice. Il en donnait assez de preuves par samystérieuse disparition pour n’avoir besoin d’y ajouter aucun nouvelexploit.
Ces pensées m’amusèrent, tandis que je regagnais à pied mon hôtel etelles m’occupèrent encore lorsque, le soir, après dîner, je fus allém’asseoir au café Florian.
Je ne m’y trouvai pas seul, bien que ni Prentinaglia, ni Sperling, niHohenberg, aucun de mes compagnons d’autrefois, n’y eussent pris placeà mes côtés « sous le Chinois ». J’y avais, sans m’endouter, amené avec moi mon Vénitien inconnu. Distinctement, je revoyaissa fine et narquoise physionomie, et curieusement j’interrogeais sonimage. Qu’avait-il fait dans la vie pour qu’il en eût gardé ce sourireà la fois complaisant et mélancolique ? De cette Venise duXVIIIe siècle, dont la mode de son costume et la forme de sa perruquel’attestaient contemporain, il avait dû connaître tous les plaisirs,toutes les grâces, tous les raffinements. Il avait dû aimer et êtreaimé. L’amour lui avait-il été doux ou amer ? A quoipensait-il en se promenant sous ces mêmes arcades des Procuraties,coiffé du tricorne, couvert de la baüta et le visage dissimulé par lemasque de carton blanc ? Mais de tout ce qu’il avait fait, detout ce qu’il avait été, il ne restait que ce buste fragile aux yeuxnarquois et à la bouche fine, que ce buste énigmatique auquell’événement, après tout singulier, de sa disparition ajoutait quelquechose de plus énigmatique encore.
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Cette fois, la signora Verana était chez elle, car à mon coup desonnette répondit le grincement de la chaîne qui manoeuvrait la serruredu grand portail. Il s’entr’ouvrit et j’en poussai le battant. Je metrouvais dans une étroite cour. Au fond, j’apercevais sous une voûte lecommencement d’un large escalier de pierre. A droite, une autre porte,assez basse et peinte du même vert délavé que les volets du mezzanino,derrière laquelle je ne tardai point à entendre un pas lourd et mou.Bientôt après, une main souleva un loquet et soudain je me trouvai enprésence de la signora Verana.
C’était une femme d’une soixantaine d’années, courte, trapue, vêtue denoir, le visage carré, avec des yeux enfoncés, un teint jaune, descheveux gris. Elle semblait méfiante et taciturne, et me considéraitavec une curiosité sans bienveillance. Cependant, au nom dePrentinaglia, sa figure s’éclaira d’une espèce de sourire et elleesquissa une manière de révérence qui n’était pas sans dignité. Aprèsquoi le colloque commença. La signora écoutait mes explications, lesyeux baissés. Quand je les eus terminées tant bien que mal, car monvénitien n’est pas impeccable, la signora Verana sourit de nouveau.Evidemment, je lui devenais plus sympathique qu’à l’abord et ce futpresque avec intérêt qu’elle me répondit :
- Le signore Prentignaglia a dit vrai : le mezzanino est àlouer, mais vous a-t-il dit aussi que les chambres n’ont pas étéoccupées depuis longtemps et que vous y serez très isolé et sans aucunecommunication avec le reste du palais ?
Le mezzanino en effet, ainsi que me l’expliquait la signora Verana,formait un appartement tout à fait séparé. On y pénétrait par la porteverte au seuil de laquelle nous parlementions. L’escalier que l’onapercevait au fond de l’étroite cour desservait les autres étages.C’était à un de ces étages que se retirerait la signora Verana, si ellelouait le mezzanino dont elle occupait momentanément une des chambres.Néanmoins, elle ne refuserait pas, en cas de location, de se charger duménage du locataire, malgré les incommodités du service.
Toutes les explications plutôt peu engageantes de la signora Verana neme décourageaient nullement. Au contraire, ce manque de voisinage,cette solitude me plaisaient comme m’avait plu l’aspect délabré etbranlant de cet étrange palais Altinengo. Néanmoins, je me demandaispourquoi, des nombreux appartements que l’on trouve à louer à Venise,Prentinaglia m’indiquait celui-là comme devant me convenirparticulièrement. La plupart du temps, ces palais déchus des quartierspopulaires ne gardent rien de leur ancienne décoration intérieure.L’antiquaire a passé par là, et l’Altinengo devait être dans ce cas,quoi que m’en eût écrit dans sa lettre le signore Prentinaglia. De plusson aspect extérieur et sa situation n’avaient rien de remarquablementpittoresque. Et cependant je ne doutais pas que Prentinaglia n’eût euses raisons pour m’adresser à la signora Verana. De toute façon,d’ailleurs, il fallait que je visitasse le mezzanino.
La signora Verana acquiesça à ma demande. Non sans politesse, elles’excusa de me précéder pour me montrer le chemin. La porte franchie,s’offrait un escalier assez obscur et dont je sentais sous mes pas lesmarches usées. En le gravissant, je remarquai le salpêtre qui couvraitle mur. Le palais Altinengo s’annonçait comme devant être fort humide.Et l’on était encore dans la belle saison ! Que serait-cedurant les mois d’hiver ? Je l’allais faire observer à lasignora Verana, quand elle s’arrêta devant une porte fermée.
Du palier, je l’examinai avec une certaine surprise, mélangée d’uncertain espoir, cette porte, car elle était très belle, en boisnaturel, noueux, merveilleusement patiné et veiné, et rehaussé deferrures de cuivre. Pendant que la signora Verana en tarabustait laserrure détraquée, je remarquai dans le pavimento brun et noir quelquechose de brillant. Parmi les petits cubes de marbre qui formaient cepavimento, un fragment de nacre était incrusté. Cette bizarreriem’intéressa. Je retrouvais là mon Prentinaglia et je commençais àcomprendre pourquoi il jugeait ce palais Altinengo digne d’une visiteet m’avait indiqué, dans ce lointain et solitaire quartier des Carmini,le mezzanino à louer de la signora Verana, et son menu disque de nacreposé à son seuil comme une mouche de lune à quelque visage vénitiend’autrefois !
Le vestibule où nous pénétrâmes était assez vaste. Les murss’agrémentaient d’arabesques et d’entrelacs de stuc d’une couleur bisesur un fond rose. Au plafond, les mêmes ornements encadraient desmédaillons dont je distinguais mal les sujets dans la demi-obscurité.Tout cela, il va sans dire, révélait un état d’extrême décrépitude.L’enduit des murs s’écaillait et les stucs des moulures s’ébréchaient,mais l’ensemble avait cette sorte de grâce à la fois élégante etminable qui fait le charme appauvri et mélancolique des vieillesdemeures vénitiennes. Sur ce vestibule plusieurs portes de ce même boisnoueux et veiné devaient donner accès aux diverses parties du logis.Celle vers laquelle se dirigea la signora Verana s’ouvrait sur unechambre de belles dimensions également assez obscure, où je remarquainéanmoins, tout d’abord, une magnifique cheminée en marbre vertantique. Je la vis mieux quand la signora eut poussé les voletsdisjoints des fenêtres qui donnaient sur le rio de Santa Margherita.Sauf cette cheminée, cette chambre n’offrait rien de remarquable. Deslambeaux de papier pendaient des murailles. A vrai dire, elle étaitinhabitable et je commençais à douter que je pusse jamais m’installerau palais Altinengo. Aussi fut-ce sans grand empressement que je suivisla signora Verana dans la pièce contiguë à celle-là.
Cette seconde pièce, infiniment mieux conservée que la précédente,présentait un décor curieux et original. Certes, le plafond selézardait et les panneaux avaient perdu les tentures qui lesrecouvraient jadis, remplacées par une couche de peinture, mais cespanneaux vides étaient entourés de banderoles de stuc et surmontés demédaillons où se détachaient, finement modelées en pouce, des figuresmythologiques. Sur le pavimento de mosaïque se déroulait une guirlandede fruits et de fleurs qui s’épanchaient, aux quatre coins, de quatrecornes d’abondance. L’ensemble de cette décoration était d’un goûtcharmant et d’une charmante couleur. Malheureusement, je ne voyais pastrès bien le moyen d’en tirer parti et le meilleur me semblait d’enemporter l’agréable souvenir, et de chercher autre part où fixer mespénates que dans ce mezzanino baroque, mais par trop inconfortable, dupalais Altinengo. J’allais m’en expliquer avec la signora Verana, maiselle avait disparu, et je l’entendais pousser les volets de la pièce oùelle m’avait précédé et au seuil de laquelle je m’arrêtai soudain,fasciné. Ah ! cette fois, je comprenais tout à fait mon amiPrentinaglia.
C’était une sorte de salon, à peu près carré, à deux fenêtres, entrelesquelles une cheminée de marbre jaune se dressait, surmontée d’unmiroir à volutes dorées. Le ton du marbre et des vieux ors secomplétait par la couleur des murs. Ils étaient peints d’une couleurjaune, d’un jaune délicieux, ambré comme du miel, et, sur ce fond,d’une exquise et molle douceur de teintes, se détachaient en blanc desmoulures de stuc formant des arabesques symétriques. Ces arabesques,d’un dessin et d’une fantaisie admirables, sur chacun des trois côtésde la pièce, encadraient de grands panneaux de faïence blanche oùétaient figurées, en or et en noir, des scènes de chinoiseries. Adroite et à gauche de chacun de ces tableaux, deux autres plus petitsen leurs mêmes cadres de stuc. Au plafond, le même décor dechinoiseries se continuait et se complétait à la fresque par desoiseaux, des fleurs et des insectes. Le pavimento s’incrustait, çà etlà, de fragments de nacre et, à l’un des angles du salon, une hauteglace, dans un cadre de marbre jaune, debout, le reflétait en toute safantaisie somptueuse et saugrenue, en tout son mystère imprévu etcharmant.
Certes, j’avais admiré plus d’une fois à Venise les délicats travaux destuc où excellent les décorateurs vénitiens, mais je n’avais rien vu depareil à ce que j’avais sous les yeux, rien qui atteignît cette beautédans la fantaisie. Miroirs, arabesques, figures, faïences, tout celaformait un ensemble d’un raffinement et d’une grâce uniques. Il s’endégageait une impression de surprise et de mystère à rencontrer cettemerveille inattendue au fond de ce vieux palais si pauvrementmisérable, si irrémédiablement caduc, avec sa façade grise, ses voletsverdâtres, son air déchu et utilisé. Ah ! Prentinaglia avaitbien deviné quel attrait exercerait sur moi ce décor, en indiquant àmes recherches cet antique palazzo perdu dans ce lointain quartier deVenise ! Quel lieu plus propice à abriter ma solitude par sonsilence et son éloignement, à l’adoucir par cette atmosphère de mieldoré, à l’occuper par ces arabesques favorables à l’enroulement desrêveries, à l’amuser par ces figures chinoises qui seraient lesinterlocutrices minuscules et complaisantes de mon loisir mélancolique.
Je m’étais tourné vers la signora Verana :
- Tout cela me convient parfaitement, signora Verana. Voulez-vous mepréparer l’engagement, je voudrais m’installer ici le plus tôt possible.
La signora Verana, qui n’avait pas prononcé une parole durant mavisite, acquiesça à ma demande d’un signe de tête. Ce mutisme meparaissait de bon augure. Puisque la signora devait se charger de monservice, je n’aurais pas à redouter ses bavardages. Cette personnetaciturne serait la gouvernante rêvée, et gouvernante était le termejuste, car la Verana, par ses manières réservées, différait assez desserviteurs ordinaires. Certes, elle n’avait pas la cocasse gentillessedes bonnes Sorelle Trigiani, mais, à défaut des mille attentions dontme comblaient les chères vieilles, je trouverais au moins, dans cettematrone au visage peu avenant, mais correct, le respect de meshabitudes et les soins indispensables.
Il y avait encore, de l’autre côté du vestibule, un certain nombre depièces qui dépendaient du mezzanino. Je dus y suivre la signora Verana.C’était dans l’une d’elles qu’elle habitait provisoirement, auprèsd’une petite cuisine. Elle m’expliqua brièvement que, dès mon arrivée,elle se retirerait chez des amis qui logeaient à l’un des étages dupalais. Je serais donc, comme elle m’en avait prévenu, entièrement seulau mien. Elle n’y viendrait que pour les besoins du service assezsimple que je lui demandais. Hors cette chambre, à peu près habitable,toute cette partie du palais était dans un état de délabrement extrêmeet vraiment semblait menacer ruine. Mon domaine se terminait par uneassez grande salle d’où un escalier extérieur donnait accès à un jardinplanté de légumes et de quelques arbres. Au bout de ce jardin sedressait une construction bizarre, sorte de petit temple à colonnes età fronton : l’ancien casino du palais. Je ne jetai sur toutcela qu’un coup d’oeil assez indifférent. J’étais pressé de revoir lesalon des stucs.
Un rayon de soleil le faisait plus doré et plus beau encore. Uneatmosphère d’une lumineuse tristesse l’emplissait et je me sentaisétreint d’une émotion indéfinissable. Ne serais-je pas un intrus dansces lieux ? N’allais-je pas troubler leur abandon ?De quel droit, après tout, osais-je m’introduire en leur silencieuxmystère ? Hélas, en tout cas, je ne serais pas un intrus biengênant ! Je n’y apporterais avec moi ni la joie bruyante de lajeunesse, ni les rires de la santé. Je faisais si peu partie de lavie ; et cependant, c’était pour essayer de revivre que jerevenais dans cette Venise, chercher dans mon passé de quoi y rattacherma misère présente ! Vaine tentative, chimérique espoir.C’était à peine un vivant qu’accueillerait dans sa paix à demi morte cevieux palais Altinengo. Et soudain, dans la grande glace, debout en soncadre de marbre, je m’aperçus lointain et vague, comme si mon image fûtsoudain entrée dans la région reflétée et muette des ombres…
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Il me fallut une semaine pour procéder à l’installation sommaire de monnouveau logis. Mon premier soin fut d’y faire opérer un nettoyagecomplet et minutieux. La signora Verana s’en chargea, par le moyen dedeux vieilles voisines qui époussetèrent soigneusement les murs etlavèrent à grande eau les pavages de mosaïque. Pendant que les deuxtravailleuses s’activaient à cette tâche, je m’occupais de pourvoir moncoin de palais du mobilier nécessaire. Grâce aux adresses laissées enpartant par Prentinaglia, je pus louer un lit de fer très propre avecsa literie neuve et une toilette munie de ses ustensiles. Le lingeindispensable, je l’achetai. Quant aux autres meubles, l’idéed’enlaidir mon fantasque domaine de vilains objets modernes merépugnant, je m’adressai à l’honnête Lorenzo Zotarelli.
Zotarelli est un antiquaire de Venise. Recommandé jadis par mes amis,les C…, qui en avaient été contents, je n’avais pas eu à m’en plaindre.Certes, tout ce que vend Zotarelli n’est pas rigoureusement ancien,mais, s’il ne l’avoue pas ouvertement, il a, en face des piècessuspectes, un sourire si entendu qu’avec un peu d’habitude on estrenseigné sur leur authenticité. Si l’acheteur ne comprend pasl’avertissement et persévère dans son projet, Zotarelli ne va pasjusqu’à s’y opposer. Ce serait vraiment trop lui demander. Chaquemétier a sa morale et Zotarelli a celle du sien. Tant pis pour lesamateurs ignares et pour les connaisseurs présomptueux !Zotarelli est donc, à son point de vue, un fort honnête homme, et, deplus, un homme excellent et aimablement serviable.
Il occupait dans la Spadaria, derrière la place Saint-Marc, uneboutique exiguë où s’entassaient en désordre : verreries,faïences, dentelles, menus bibelots, mais dans les environs de SantaMaria Formosa un autre magasin lui servait à abriter des objets plusencombrants. Maintes fois j’avais eu déjà recours à ses bons offices,car, sans être collectionneur, je ne suis pas sans avoir rassemblé,durant mes nombreux séjours à Venise, quelques vieilleries vénitiennes.Il se trouvait donc tout indiqué que je recourusse à lui dans laprésente occasion où il s’agissait qu’il me vendît en meubles anciensce dont j’avais besoin, avec promesse de les reprendre lors de mondépart.
Quand je pénétrai dans la boutique de la Spadaria, Zotarelli déballaitun de ces surtouts en verre de Venise, formés d’un ensemble de vases,de statuettes, de balustrades, de colonnes et de portiques, quitransforment la table au centre de laquelle on les pose en un jardinminuscule, fragile et charmant. Tout à son occupation délicate, il neme vit pas entrer et je pus l’examiner à l’aise, ce que je n’avaisjamais fait, car mon attention allait d’ordinaire davantage aux objetsqu’au marchand. Zotarelli m’apparut donc comme un petit homme repletavec une grosse tête et des mains habiles. J’admirais leur dextéritéquand il m’aperçut, ce qui lui fit pousser une exclamation debienvenue, bientôt suivie du dialogue d’usage, au cours duquel j’envins naturellement à lui faire part de mes intentions au sujet dupalais Altinengo. Que j’en fusse devenu locataire parut le surprendreun peu, car il me considéra d’un air singulier. Au nom de Prentinaglia,il esquissa une grimace que je remarquai et que j’attribuai à quelquebisbille entre eux. D’ailleurs, Zotarelli ne fit suivre sa grimaced’aucun commentaire et m’offrit de me conduire sur-le-champ à sonmagasin de Santa Maria Formosa.
Lorsque j’eus choisi les divers meubles qui me paraissaient le mieux àma convenance, Zotarelli me dit :
- Alors, j’enverrai tout cela au palais Altinengo ai Carmini, chez lasignora Verana ?
Il connaissait donc la signora Verana ? L’occasion me parutbonne à me renseigner sur cette personne. Qui était-elle ?Pouvait-on avoir confiance en elle ? Comment et à quel titredisposait-elle d’un étage à louer de ce vieux palais délabré ?
A mes questions, Zotarelli, assez volontiers bavard d’ordinaire,répondait évasivement et prudemment, comme quelqu’un qui tient àdemeurer sur la réserve. La Verana était une dame de bonne famille quiavait eu des malheurs. Il la connaissait et ne la connaissait pas. Ilavait connu des parents à elle. Elle avait été longtemps absente deVenise. C’était probablement une très estimable dame, mais il n’enpouvait rien dire. Sait-on jamais avec les gens ? Et Zotarelliprenait la figure qu’il faisait en face des objets suspects. Cetteattitude m’intriguait. Pourquoi toutes ces réticences ? Etcomme je le poussais davantage, il finit par me direbrusquement :
- Je ne sais rien de plus. Que diable, demandez au signorePrentinaglia, puisque c’est lui qui vous a envoyé là, à ce palaisAltinengo ! Enfin ! Cette Verana, je crois merappeler qu’elle a été un temps gouvernante chez lord Sperling, à laCasa degli Spiriti. Puis elle a quitté la place. On dit qu’elle auraitvoulu ouvrir une pension de famille au palais Altinengo, mais le palaisest mal situé et il faudrait trop de réparations. Et puis, et puis…Alors vous n’avez pas besoin d’autre chose ?
Evidemment, ma détermination d’habiter ce palais solitaire et caduc,loin des quartiers fréquentés de Venise, de la place Saint-Marc et dela Spadaria, surprenait l’excellent Zotarelli. Sans qu’il sepermît aucune observation directe, il était visible qu’il désapprouvaitmon projet. Zotarelli voyait avec regret ses meubles émigrer vers lelointain mezzanino des Fondamenta Foscarini. Cependant il me promit deles y envoyer dès le lendemain, mais je remarquai que lui, si serviableà l’ordinaire, ne m’offrait pas de les y conduire lui-même et dem’aider à les installer. Zotarelli avait contre Prentinaglia, contre lasignora Verana et contre le palais Altinengo une prévention que je nem’expliquais pas. Les âmes vénitiennes sont compliquées et secrètes, etje savais bien que je ne tirerais rien de plus de mon bonhomme.
Il me restait encore quelques courses à faire avant le dîner. Jevoulais acheter pour les deux vieilles qui avaient nettoyé mon futurlogis, de ces châles que l’on vend aux boutiques du Rialto. Je medirigeai donc de ce côté, quand soudain, je me sentis fatigué. Unesorte de vertige m’étourdissait, à croire que j’allais tomber. Je metrouvais à ce moment devant l’église de Santa Maria Formosa. Sur lerio, une gondole vide passait ; je fis signe au gondolier quiaccosta aux marches de l’escalier. De son crochet, le rampino quirôdait, accouru, retenait le bordage. Une fois affalé sur les coussins,je me rassurai, mais ces alertes me prouvaient que mes forces nem’étaient pas revenues. L’avertissement reçu le soir de mon arrivéeaurait dû me rendre plus prudent. Un tour en lagune me remettrait. Rienn’est plus reposant pour les nerfs surmenés.
Ces promenades avaient toujours été une de mes plus chères passionsvénitiennes. Pour elles seules, j’usais de la gondole dont je ne meservais guère autrement, lui préférant la flânerie pédestre, mais, pourl’instant, j’eusse été incapable de déambuler à travers les« calli ». Mon malaise s’en fût exaspéré, tandis quedéjà il s’apaisait par l’allongement aux coussins et par le balancementcadencé de la barque souple. Celle que je venais de prendre étaitjustement excellente. Elle était « premiata », ce quise dit des gondoles dont les « bacaroï » ont remportéun prix aux régates. Ce barcarol était un grand gaillard, svelte etélégant, rameur habile, ainsi que je m’en aperçus dès son premier coupde rame ; aussi eûmes-nous parcouru assez rapidement ladistance qui sépara Santa Maria Formosa des Fondamenta Nuove où le riodei Mendicanti aboutit à la lagune et courbe sur le ciel et l’eaul’arche puissante et noble de son beau pont de marbre.
J’aime beaucoup entrer en lagune par le rio et ce pont dei Mendicanti…Dès qu’on l’a franchi, toute l’étendue des eaux apparaît, plate, calmeet harmonieusement nuancée. Nulle part le vaste miroir marin quientoure Venise n’est plus uni et plus apaisé. La marée se fait peusentir en cette partie de la lagune, que l’on appelle la lagune morteet qui baigne, comme pour mieux encore justifier ce nom, l’île desMorts, la rouge San Michele aux murailles pourpres et crénelées,pareille à la forteresse du sommeil. C’est elle aussi, cette lagune auxeaux somnolentes, qui entoure de son éternel silence les autres îlesqui forment avec San Michele, au flanc de Venise insulaire, sonarchipel septentrional : Murano où bout le verre auxfournaises, Burano où les doigts agiles des dentellières entrelacentles arabesques célèbres de la fantaisie vénitienne, Torcello et Mazzobooù vit la fièvre, San Francesco in Deserto, qui reflète ses cyprèsfranciscains à une eau étrangement solitaire. Tout cet ensemble estcertes d’une singulière mélancolie, bien que parfois la lagune s’irised’extraordinaires jeux de lumière. J’y ai contemplé de prodigieusesfêtes de couleurs, mais, le plus souvent, ce qui y domine c’est uneimpression de tristesse sans amertume, d’une misère sans regrets etd’une solitude sans angoisse, tant elle est faite de paix, de monotonieet de silence.
Ce jour-là, je dois le dire, l’aspect des choses était fortmélancolique. Une sorte de brume, d’une extrême finesse, flottait entrele ciel et l’eau. Elle enveloppait San Michele de son tissu humide etléger et faisait de Murano une espèce d’île fantôme. Ce n’était pas unjour à s’aventurer loin et à aller goûter en pleine lagune le sentimentsi particulier qu’on y éprouve, en de pareils crépuscules brumeux, à nes’y sentir nulle part dans la vie. D’ailleurs, l’heure étaitavancée ; aussi commandai-je au gondolier de contournersimplement la ville et d’y rentrer par le Canareggio. Il se conformaaussitôt à l’ordre donné et la gondole continua à glisser moelleusementsous l’impulsion régulière de la rame. Je l’écoutais, les yeux à demifermés ; j’écoutais le pas de l’homme sur le tapis de poupe,les bruits divers de l’eau et du bois avec une attention rassurée. Celafaisait une distraction à l’indéfinissable malaise que je ressentais denouveau, à cette espèce d’anxiété sans raison qui eût facilementressemblé à de la peur. Et cependant il n’y avait rien qui pût motivercette absurde sensation. Néanmoins, à mesure que nous voguions surcette onde immobile, mon inquiétude intérieure augmentait. En vain, pardiversion, j’essayais de penser à des choses précises : auxmeubles choisis chez Zotarelli, à certains détails d’ornementation dupalais Altinengo, même à ce que je mangerais à dîner. Malgré tout, lamême impression continuait à m’étreindre jusqu’à la souffrance. Celafut si fort que j’en vins à interpeller le gondolier pour tâcher derompre l’angoisse qui m’oppressait, et, brusquement, je me retournaivers lui. A mon geste, il crut sans doute que je lui demandais où nousétions, car, désignant une bâtisse carrée qui se dressait dans la brumeau point le plus avancé de Venise dans la lagune, il me cria en sepenchant sur sa rame :
- C’est la Casa degli Spiriti, signore.
Nous nous trouvions, en effet, devant la Casa degli Spiriti. Ellen’avait guère changé depuis l’époque où je l’avais vue pour la dernièrefois, avant que lord Sperling l’achetât pour y installer sans douteloin des indiscrets son laboratoire de recherches psychiques, carSperling était un adepte des sciences occultes… Déjà, quand je l’avaisconnu, il se montrait très préoccupé de ces questions. Malgré sanouvelle destination et son nouveau propriétaire, la Casa présentaittoujours à peu près le même aspect. L’extérieur n’en avait pas étémodifié ; la façade était toujours badigeonnée du même crépijaune. Lord Sperling s’était borné à rétablir certaines fenêtres jadisbouchées, à réparer certains balcons démantelés et à faire reconstruireles hautes cheminées en hotte et à turban si caractéristiques desdemeures vénitiennes, mais c’était à l’intérieur qu’il avait dû surtoutopérer les restaurations dont parlait Prentinaglia. Il était possibleque la Casa - un ancien palais Salvizzi - eût conservé des décorationsdont lord Sperling pouvait fort bien avoir su tirer parti. Il nemanquait ni de goût, ni de curiosité et, du temps que je le fréquentaiset où nous nous retrouvions avec Hohenberg et Prentinaglia sous leChinois du Florian, je l’avais vu acheter force meubles anciens en vued’une installation future à Venise. A cette époque, il vivait àl’hôtel, laissant ses acquisitions en dépôt chez les marchands. Il lesen avait sans doute extraites pour en orner les salles de la Casa dontle jardin, qui donnait sur la lagune, par une terrasse jadis àl’abandon, montrait à présent des arbres soigneusement taillés et desbuissons de roses qui, débordant la balustrade, pendaient presquejusque sur l’eau.
En dépit de cette terrasse fleurie, la Casa degli Spiriti n’enconservait pas moins un aspect assez peu avenant, auquel la brumedonnait un caractère de mystérieuse singularité… Certes, lord Sperlingavait trouvé là un lieu fort propice à ses travaux. Personne ne l’ydevait venir déranger dans ses incantations et ses expériences. Le faitque Sperling eût été disciple de William Crookes ne laissait pas dedoute sur leur nature. Déjà, comme je l’ai dit, dès l’époque duChinois, Sperling était enclin à ces curiosités de l’au-delà. Souventje l’avais entendu relater les surprenants résultats atteints par lesavant anglais. Phénomènes étranges : lévitation, transportd’objets, apport de fleurs mystérieuses, matérialisationsqu’enregistrait la plaque photographique. Après en avoir étudié lathéorie, Sperling avait dû vouloir passer à la pratique. De là, l’achatde la Casa degli Spiriti, dont le surnom populaire lui paraissait sansdoute de bon augure. Tous ces « miracles » queCrookes obtenait par des médiums appropriés, Sperling les devaitchercher par les mêmes moyens. A ce point de vue, Venise ne devait pasmanquer de ressources et je me demandais si cette signora Verana queZotarelli m’avait dit avoir été au service de Sperling, n’avait pasjoué un rôle dans les expériences psychiques dudit Sperling et si,après tout, l’insolite disparition du petit buste du Musée civiquen’était pas sans corrélation avec les jeux fantasmagoriques dont lesuperstitieux Prentinaglia m’avait signalé l’existence, lors de notrerencontre au café Florian. Quoiqu’il en fût, tout cela m’importaitassez peu : l’essentiel n’était-il pas que Prentinaglia m’eûtindiqué le palais Altinengo et que la signora Verana s’acquittâtponctuellement des soins qu’elle s’était engagée à me donner ?Quant au charmant buste du Musée civique, qu’il eût disparu de savitrine, du fait de quelque voleur ou par l’artifice de quelquesorcier, cela ne me regardait pas ! Le fin seigneur vénitienqu’il représentait était de force à se tirer de l’un ou l’autre de cesmauvais pas. Il avait dû avoir de son vivant maintes aventures, etcelle-là n’était pas pour déplaire à son ombre ironique et souriante.
Comme je réfléchissais à ces choses, la gondole atteignait l’entrée duCanareggio. Derrière nous, la lagune étendait ses eaux brumeuses etcrépusculaires d’où montait une odeur à la fois saline et limoneuse.Devant nous, les premières lumières s’allumaient aux lanternes et auxfaçades des vieux palais des deux rives, si pittoresques en leurdécrépitude populeuse et vivante. Au silence des ondes mortes succédaitla rumeur grouillante d’un quartier animé. Nous croisions de lourdesbarques ou de rapides « sandolo ». Peu à peu, àchaque coup de rame, nous rentrions dans la vie et j’en éprouvais unindéniable soulagement, si bien que, lorsque nous arrivâmes au Rialto,je fis signe au gondolier d’accoster. Je voulais rentrer à pied àl’hôtel, après avoir acheté dans une des boutiques du Pont les deuxchâles vénitiens que je me proposais d’offrir aux deux vieilles, qui,sous les ordres de la signora Verana, avaient contribué au nettoyage demon mezzanino du palais Altinengo, dont j’allais, enfin, bientôtprendre possession.
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Ce fut le lendemain de cette promenade en lagune qu’arrivèrent auPalais Altinengo les meubles envoyés par Zotarelli. J’étais alléd’avance au palais pour les recevoir et pour examiner mieux comment jeles disposerais ; et, cela fait, je m’étais accoudé à lafenêtre pour attendre leur venue. Il faisait, ce jour-là, un temps trèsclair et très doux et il ne restait plus rien au ciel de la brume de laveille. Je ne me ressentais plus du malaise que j’avais éprouvé.D’ailleurs, ne fallait-il pas m’habituer à ces alternatives dedépression profonde et de santé relative ? Je ne devais pasoublier que j’étais encore, sinon un malade, du moins un convalescent àqui manquait, pour s’aider à guérir, ce violent désir de vivre quisuccède aux graves crises du corps et qui est d’un si puissant secoursen semblables cas. Tout ce que je pouvais donc espérer de Venise étaitune sorte d’acceptation de l’existence, une sorte d’acquiescement à samonotone mélancolie. Pour arriver à cet état d’apaisement sans joie etde calme sans bonheur, le vieux palais Altinengo allait me prêter sonsilence et sa solitude. Tout de suite, j’avais senti qu’il me seraithospitalier et qu’il m’était en quelque sorte destiné par l’attraitimmédiat qu’il avait exercé sur moi. Peut-être même, un jour, si cetattrait se changeait en un attachement durable, verrais-je à m’yinstaller définitivement, mais, pour le moment, il ne s’agissait encoreque d’un campement improvisé.
Vers les deux heures, je vis approcher la grosse barque portant lesmeubles que me cédait Zotarelli. Pansue et lourde, elle accosta àl’escalier des Fondamenta. Zotarelli m’envoyait deux hommes pourprocéder au débarquement. L’un d’eux me tendit une lettre oùl’antiquaire s’excusait de ne pas venir en personne. Il me souhaitaitun heureux séjour en mon nouveau logis, mais ce souhait ne me semblaitpas formulé sans une certaine ironie. Décidément le brave Zotarelli« avait quelque chose », comme on dit, contre lepalais Altinengo. Je pliai son billet et m’occupait de donner mesordres aux déchargeurs. Je dois reconnaître qu’ils mirent à s’acquitterde leur travail une promptitude qui n’est pas dans les habitudesvénitiennes. Ils semblaient avoir hâte de terminer leur tâche, et, touten plaçant les meubles aux endroits que je leur indiquais, ils jetaientà droite et à gauche des regards furtifs. Leur besogne achevée et leurspourboires empochés, ils dégringolèrent l’escalier et regagnèrent leurbarque que j’entendis bientôt s’éloigner sur l’eau du canal, à grandscoups de rames.
Voici comment j’avais tiré parti des trois pièces habitables dumezzanino. Dans la chambre à cheminée de marbre vert j’avais installéma toilette, dans celle aux médaillons mythologiques mon lit, dissimuléderrière un haut paravent à dix feuilles, tendu d’un de ces vieuxpapiers vénitiens qui ont, en leur usure, comme un charme d’étoffeancienne. Une grande armoire, une table, quelques fauteuilscomplétaient l’ameublement en compagnie d’une commode ventrue, peintede fleurs et de fruits, qui s’accordait bien avec les mosaïques dupavimento. Pour le salon des stucs, où il importait avant tout de nerien admettre qui masquât le décor des murs, j’avais choisi chezZotarelli une de ces grandes tables de laque comme on en fit beaucoup àVenise, au XVIIIe siècle. Sur un fond jaune se dessinaient en noir etor des Chinois et des pagodes. Un canapé et quatre fauteuils d’unrococo confortable constituaient les sièges. C’était tout. Pourluminaire, quatre grands candélabres en Bassano et des appliques enverre fumé de Murano, que j’avais placées au-dessous de chacun despetits panneaux de stuc et de faïence qui accompagnaient ceux de plusgrandes dimensions, dont la beauté bizarre et charmante faisait leprincipal ornement de ce lieu étrange, où une Chine de Carnaval semêlait à la Venise du temps des masques… Quant à la cheminée, elle sesuffisait à elle-même avec son marbre jaune et ses miroirs parmi leursdorures enrocaillées.
La signora Verana avait assisté silencieuse à mon emménagement. Je luiavait payé en arrivant le premier quartier de ma location et, son zèles’en étant sans doute augmenté, elle me proposa de m’aider à rangerdans l’armoire et la commode le contenu de mes malles. Pendant qu’elles’y employait, je la considérai plus attentivement que je n’avais faitjusqu’à présent. Evidemment, la signora Verana était une assez bizarrecréature avec son corps trapu, sa face jaune et carrée et ses yeuxenfoncés, dont le regard, quand il se fixait sur vous, était si aiguqu’il semblait vous traverser comme si vous eussiez été inexistant etque vous n’eussiez opposé aucune résistance à son acuité. Oui, lasignora Verana était une singulière personne. On distinguait en elledes traces d’une condition supérieure à celle où elle paraissait setrouver aujourd’hui. Par quelles aventures avait-elle passé, pour enarriver à louer à un étranger quelques chambres délabrées d’un vieuxpalais branlant et pour accepter auprès de ce locataire un rôleancillaire ? Il est vrai qu’elle le tenait déjà auprès de lordSperling, comme me l’avait appris Zotarelli. Je fus sur le point del’interroger à ce sujet, mais je me ravisai. Le principal agrément dela signora Verana était sa taciturnité. Et il y a des taciturnes qui,si l’on s’y prête, deviennent facilement les pires bavards. Or, lasignora par sa fonction allait être mêlée à ma vie quotidienne. Aussison silence m’était trop précieux pour que je fisse quoi que ce fût quilui servît de prétexte à s’en départir. Je m’abstins donc et jurai dem’interdire toute question. Je me bornai à convenir encore une foisavec la signora Verana des services qu’elle s’engageait à me rendre.Elle devait veiller à l’entretien de mon appartement et de mon linge etme fournir le chocolat du matin. Pour mes repas, je comptais lesprendre au restaurant. Une petite trattoria que je connaissais dans levoisinage m’éviterait d’aller jusqu’à la Piazza quand la course meparaîtrait trop longue. Au cas même où je ne voudrais pas sortir dechez moi, la signora Verana me préparerait le nécessaire : desoeufs, des pâtes et un verre de chianti. Tout cela ainsi définitivementréglé, la signora Verana m’indiqua où se trouvait la provision debougies, puis, après en avoir garni les candélabres et les appliques,elle jeta un dernier regard autour d’elle et prit congé.
J’étais seul maintenant dans mon nouveau logis, et ce moment désiré mefut agréable. L’attrait qui m’avait attiré vers ce vieux palaisAltinengo persistait, malgré les mines désapprobatrices et lesréticences de Zotarelli. Néanmoins, je ne me faisais pas d’illusionssur les inconvénients d’une pareille demeure. Je savais très bienqu’elle serait incommode, inconfortable, surtout à mesure que la saisons’avancerait. Les palais vénitiens se chauffent difficilement et celuique j’allais habiter me promettait quelques belles onglées. Lesfenêtres joignaient mal et les vieilles portes en bois ronceuxlaisseraient passer bien des vents coulis. De plus, l’extrême vétustéde la bâtisse me menaçait d’une humidité dont rien ne pourrait megarantir, mais à laquelle je me résignais d’avance. J’envisageais mêmela descente de mon mezzanino dans le canal. Les pilotis devaient êtreen bien mauvais état et certains fléchissements du pavimento, certainsrenflements des murs, certaines lézardes des plafonds étaient dessignes avertisseurs ; mais j’avais confiance, malgré tout,dans la vigilance de la municipalité vénitienne. Venise est la ville dumonde où l’on voit le plus de maisons penchées, déjetées, moribondes etqui semblent ne tenir debout que par un miracle d’équilibre. Cemiracle, le palais Altinengo le réalisait depuis longtemps sans douteet le réaliserait sans doute longtemps encore, sous la surveillanced’une édilité discrète, mais avisée. Et puis, qu’importait aprèstout ! Ce risque me laissait assez indifférent. Qu’était-ilpour quelqu’un qui faisait peu de cas de la vie et qui ne luidemandait, en somme, que le repos et l’oubli !
A ce point de vue, ne trouvais-je pas dans le palais Altinengo le lieuqui convenait à mon désir de solitude et de silence ?Isolement, tranquillité, n’était-ce pas ce que j’étais venu chercher àVenise ? Certes, j’avais bien promis à mes docteurs d’observercertains préceptes d’hygiène, de mêler à mon repos un peu d’exercice,mais je sentais déjà que j’aurais de la peine à me conformer à leursprescriptions. Ces pénibles et sournois malaises, éprouvés à plusieursreprises depuis mon arrivée, ne me disposaient guère au mouvement et àla promenade, tandis que tout, dans ce décor qui allait m’entourer,m’inclinerait à une existence sédentaire et aux rêveries indistinctesoù les heures passent sans trop vous faire sentir le poids de leurslourdes ailes, chargées de regrets et de souvenirs.
Et j’imaginais, non sans plaisir, de lentes journées et de lentessoirées dans le salon de stuc aux arabesques ingénieuses et auxchinoiseries chimériques, où les grands feux d’automne et la lumièredes bougies illumineraient de leurs reflets tremblants les figures etles pagodes des panneaux de faïence, éclairaient les volutes desmoulures et les anfractuosités des rocailles et feraient brillerdoucement les énigmatiques fragments de nacre qu’une fantaisieinexplicable avait incrustés dans la mosaïque du pavimento.
Ce fut dans ces réflexions que j’attendis l’heure des bougies. J’étaiscurieux de juger l’effet que produirait leur clarté sur les faïences etles stucs, et j’avoue que mon attente fut dépassée. Aux lumières, lesalon des stucs était encore plus admirable. Il s’emplissait d’unesorte d’atmosphère dorée d’une incomparable douceur. Chaque figure,chaque ornement, chaque volute, chaque rocaille semblait participer àcette diffusion lumineuse. Seule la grande glace, debout en sonencadrement de marbre jaune, y opposait sa surface métallisée, froideet étrangement réfractaire… Elle se dressait comme un portique ouvertsur un autre monde et, dans un songe réel, on y apercevait, en uneperspective inverse, ce même salon de stuc, avec ses mêmes arabesqueset ses mêmes figurines, mais situé dans un lointain séculaire, dans unrecul inaccessible et mystérieusement nocturne.
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La première quinzaine de mon séjour au palais Altinengo se passa sansaucun incident notable. Le matin, la signora Verana m’apportait mondéjeuner. Il se composait d’un chocolat savamment cuit, de tartineslargement beurrées et de quelques grappes de ce raisin noir que l’onappelle « Fragola », parce qu’il a un goût de fraiseassez prononcé. Quant à mes repas du matin et du soir, je les prenaisdans un des nombreux restaurants de Venise. Je fréquentais tour à tourle « Vapore », le « CappelloNero », la « Città di Firenze »,l’« Anticho Cavaletto » et même la « BellaVenezia », dont j’aimais la salle sombre, boisée à mi-hauteurdes murs et qui sentait le vin et la saumure. Au Florian j’allais assezrégulièrement boire une tasse de café noir et m’asseoir « sousle Chinois ». Mais qu’était-il, le chinois, auprès desmagnifiques mandarins et des fines princesses qui ornaient les panneauxde faïence de mon salon aux stucs dorés ?
Bien que le temps fût beau, je ne me sentais que peu de goût pour lapromenade. Les troubles dont j’avais souffert à mon arrivée nes’étaient pas renouvelés et laissaient place à une fatigue vague, à unesorte de rêverie de l’organisme, inquiète par moments, mais d’ordinaireassez douce. Cet état avait sa correspondance au moral. Mes ancienschagrins habitaient toujours mes pensées, mais ils me tourmentaientplus sourdement, soit que déjà le temps les atténuât, soit qu’ilsfussent comme dépaysés par le changement de lieu, soit encore quel’épuisement physique et spirituel où ils m’avaient mis m’enlevât laforce de les nourrir. Il me semblait que mon ancienne vie se détachaitpeu à peu de moi. Je me sentais devenir comme étranger à moi-même et ilm’arrivait, durant les longues journées que je passais dans le salondes stucs, de presque oublier les circonstances personnelles qui m’yavaient amené.
Cette existence monotone et solitaire me suffisait et il ne me venaitaucune envie de la varier, ni aucun besoin de société. Une ou deuxcourtes visites chez Zotarelli, en vue de compléter mon mobilier,quelques propos échangés avec la signora Verana constituèrent, durantcette quinzaine, tous mes rapports avec les humains. Quant à mon amiPrentinaglia, je n’eusse guère pensé à lui, si la curieuse histoirequ’il m’avait contée au Florian ne me fût plus d’une fois revenue àl’esprit.
Plus d’une fois ! C’est souvent qu’il faudrait dire, maiscette persistance avec laquelle se présentait à ma mémoire l’aventuredu buste disparu, je la jugeais toute naturelle. Mon existenceactuelle, dénuée de tout événement, se prêtait par là même auxméditations sur un même sujet et j’acceptais très volontiers celui-là,qui donnait à ma rêverie un aliment inoffensif. Aussi ne faisais-jerien pour limiter la place que cette histoire« prentinagliesque » prenait dans mon imagination.Peut-être, cependant, si j’y eusse réfléchi plus attentivement, meserais-je étonné de l’intérêt qui s’attachait pour moi à cet escamotageauquel le brave Prentinaglia, je ne sais pourquoi, s’était plu à donnerun caractère de fantasmagorie. Et encore le fait se fût expliquéfacilement. Le soir où Prentinaglia, au Florian, m’avait narré laprétendue mystérieuse disparition du buste du Musée civique, j’étaisdans un état de sensibilité assez particulier. La fatigue du voyage,l’impression bizarre que j’avais éprouvée à revoir Venise, la sensationde malaise et d’anxiété ressentie à ce premier contact me disposaient àce que les paroles de Prentinaglia s’incrustassent dans ma mémoire, ety demeurassent plus vivement et plus profondément inscrites qu’elles nele méritaient. De plus, le tour de son récit avait contribué à ce qu’ils’imposât à mon souvenir. D’ailleurs, quel qu’eût été le but dePrentinaglia en agissant ainsi, - goût du mystère ou plaisir de lamystification, - je dois avouer qu’il avait assez bien réussi à sesfins. Depuis mon installation au palais Altinengo, l’aventure du bustevagabond était devenue l’occasion, de plus en plus fréquente, de mesrêvasseries durant les heures que je passais dans le salon des stucs,assis dans un des fauteuils rococo, le coude appuyé sur la table delaque et le regard errant des arabesques du mur au haut miroir, qui, enson encadrement de marbre jaune, reflétait, en un si étrange lointain,le décor fastueux et mélancolique où survivait la grâce de la vieilleVenise de jadis et de ses intimes fantaisies.
Dans les premiers temps où cette singulière occupation s’introduisitdans mes pensées, les détails de la disparition du buste en furentsurtout l’objet. J’imaginais les différentes hypothèses plausibles quiexpliquaient comment le « coup » avait pu êtrefait ; j’en échafaudais qui n’eussent pas été indignes de nosmeilleurs romans policiers ; mais j’en excluais soigneusementtout fantastique, car, comme je l’ai dit, j’étais peu enclin à admettreces interventions surnaturelles, auxquelles l’excellent Prentinagliam’avait laissé entendre que l’événement en question n’était pasétranger. Je ne donnais nullement dans ces billevesées et je préféraissupputer par quelles ruses un astucieux voleur avait pu s’approprier cecharmant objet d’art, qui m’avait toujours séduit par la qualité de safacture et par la physionomie si vivante et si originale du personnagequ’il représentait. Or, ce fut ce personnage qui peu à peu, arriva à sesubstituer aux aventures survenues à son effigie. Qu’avait-il pu bienêtre, ce Vénitien anonyme ? Comment avait-il vécu ?Ces questions, je me les posais déjà lorsque je contemplaisdans la vitrine du Musée la figure narquoise, voluptueuse et fine del’inconnu, mais, depuis quelque temps, je me les répétais avec unepersistance plus marquée et une curiosité plus passionnée, et, à mesureque je m’adressais plus souvent à moi-même ces interrogations, il seproduisait en moi un phénomène assez bizarre et que je vais tâcher defaire comprendre.
Lorsque, au Florian, mon ami Tiberio Prentinaglia m’avait parlé de ladisparition du buste, l’image s’en était dessinée à mes yeux avecbeaucoup de netteté et de précision. Je revoyais sa figure ironique etspirituelle, la forme de son nez et de sa bouche, de tout son visage,l’expression de son regard, mais la représentation que je m’en faisaisne dépassait pas celle que peut normalement se former d’un objet,considéré jadis à maintes reprises, avec attention et intérêt,quelqu’un qui est doué d’une bonne mémoire visuelle. Pour dire vrai, ily avait, dans vingt musées, vingt personnages peints ou sculptés aussifamiliers à mon souvenir que ce gentilhomme vénitien dont lamystérieuse escapade me rappelait les traits.
Mais, à présent, je devais constater qu’il n’en était plus ainsi et quel’image primitive de l’inconnu du Musée civique subissait de curieusesdéformations.
Le terme de déformation n’est, d’ailleurs, pas exact et exprime mal ceque je vais dire : l’image ne s’était pas« déformée », mais plutôt« reformée » et celle qui m’apparaissait maintenantatteignait une telle précision, qu’il était douteux que le bustelui-même eût été poussé par le modeleur à un pareil point de réalité.Le visage de l’inconnu se montrait à moi distinct dans une surprenantevérité et je le voyais, ce qui était plus bizarre encore, comme si jel’eusse regardé à l’aide d’un verre grossissant qui l’eûtporté à sa dimension naturelle.
Ce premier phénomène n’était pas le seul, du reste, que j’eusse àremarquer. A celui-là s’en joignait un autre non moinsdéconcertant : que le buste, en son grossissement, secomplétât de certaines parties de son corps ! Tantôt, il secontinuait par les bras, se montrait jusqu’à la taille et mêmeau-dessous. Parfois même il reposait sur ses jambes. Ce phénomènedemeurait intermittent, mais se produisait assez souvent. J’avaisdevant moi, non plus seulement un buste, mais le personnage presqueentier.
Je dis presque entier, parce que, par un caprice que je ne m’expliquaispas, il ne m’apparaissait jamais en son intégrité. Jamais il ne s’enformait à ma vue un aspect total, mais, par contre, les parties quej’en distinguais étaient toujours d’une remarquable netteté, tout endemeurant fragmentaires. Mon inconnu se montrait-il à moi en pied, l’undes bras ou les deux manquaient. Quelquefois, un seul bras ou une seulejambe était visible. Ces particularités, qui eussent dû me semblerétranges, m’étonnaient médiocrement, tant je m’étais habitué à ces jeuxvisuels. Ils eussent dû cependant me faire réfléchir et m’indiquer queces phénomènes relevaient d’une sensibilité anormale et d’un étatnerveux plutôt défavorable. Si j’avais raisonné ainsi, j’en auraisconclu que l’existence que je menais au palais Altinengo n’était pascelle qui me convenait et que je ferais bien de me conformer plusexactement aux conseils de mes médecins. Il eût été nécessaire, selonleur recommandation, de joindre au repos prescrit un exercice modéré etde ne pas laisser, ainsi que je le faisais, mes heures inactivess’écouler en vagues rêveries. Mais j’avais pris goût à ce genred’existence et je sortais de moins en moins de ce salon des stucs, oùle hasard avait fourni à mon imagination un compagnon dont la présenceanimait ma solitude.
Ce fut donc avec ennui qu’un jour, vers la fin de l’après-midi, etcomme la lumière commençait à décroître, je m’aperçus que la signoraVerana avait oublié de renouveler les bougies du salon et que, pourcomble de contretemps, la provision qu’elle en tenait toujours prêteétait complètement épuisée. Je n’avais, ainsi que je l’ai dit, aucunmoyen de communiquer de mon appartement avec le logement que la Veranaoccupait à l’un des étages supérieurs du palais. Aucune sonnette ne mereliait à elle et puis il était fort possible qu’elle ne fût pas aulogis. Souvent, à des heures très diverses, en me mettant à la fenêtre,je la voyais sortir ou rentrer, enveloppée d’un long manteau et coifféed’un invraisemblable chapeau. En cet accoutrement, portant au bras unesorte de cabas, la tête baissée, le dos rond, rasant les murs, elleressemblait à quelque tireuse de cartes ou à quelque manucure allant enconsultation. Il se pouvait donc fort bien qu’aujourd’hui magouvernante fût absente pour quelque course ou pour quelque visite, carelle devait avoir ses relations, et le silence habituel qu’elle gardaiten ma présence devait se dédommager ailleurs par ces intarissablespalabres qui sont la distraction des vieilles Vénitiennes et lestiennent arrêtées parfois au coin d’un campo, à l’angle d’une calle,sur un pont, en colloques animés et mystérieux que n’interrompent ni lecoude du promeneur, ni la bousculade du passant.
En cette occurrence, il ne me restait donc qu’un parti à prendre, leplus simple : d’aller moi-même acheter du luminaire àl’épicerie la plus proche. Cette épicerie, d’ailleurs, se trouvait àpeu de distance, en face de l’église de San Pantaleone. Je passai doncdans ma chambre prendre mon chapeau et mon pardessus, car il commençaità faire frais en ces journées de fin d’octobre et, l’avant-veille,j’avais recommandé à la signora Verana de me pourvoir de quelquesbûches et de les placer dans une des chambres inhabitées du palais. Or,voyant la négligence de la signora Verana à l’endroit des bougies, ilme vint à l’esprit qu’elle pouvait fort bien ne pas avoir mieux exécutémes ordres au sujet du bois, et je résolus de m’en assurersur-le-champ ; aussi, du vestibule, je me dirigeai vers lapartie du mezzanino où j’avais prescrit à la dame de faire entasser lesrondins destinés au chauffage des pièces où je logeais.
Je n’étais pas revenu dans cette partie du palais depuis le jour où j’yétais entré, à la suite de la signora Verana et où j’étais devenu sonlocataire. L’état d’abandon, de vétusté, de délabrement de ces sallesdésertes me frappa encore plus que la première fois. Les plafondsgondolaient d’une façon inquiétante, les boiseries tombaient enpoussière, le plâtre humide se soulevait par plaques, les mosaïques dupavimento se désagrégeaient. L’air était imprégné d’une odeur desalpêtre et de moisissure et la lumière pénétrait bizarrement par lesfentes des volets disjoints. A certaines fenêtres, ils manquaient mêmecomplètement ou ne consistaient plus qu’en quelques planches à demipourries, ce qui donnait une clarté suffisante à mon investigation. Depièce en pièce, j’arrivai ainsi à celle qui ouvrait sur le jardin, sansdécouvrir nulle part ce que je cherchais. « J’en serai quitte,pensai-je, pour semoncer la signora Verana » et je mepréparais à regagner le vestibule quand, je ne sais pourquoi, monattention fut attirée par une porte entre-bâillée. Peut-être était-celà que la Verana avait établi son bûcher.
C’était une sorte de réduit extrêmement bas de plafond et de dimensionfort exiguë. Une étroite fenêtre, aux vitres poussiéreuses, l’éclairaitfaiblement, assez pourtant pour permettre de distinguer sur le mur desrestes de boiseries. Sur l’un des panneaux les moulures formaient deuxcadres juxtaposés, et dans l’un de ces cadres subsistait une peinturequi avait dû être un portrait, mais tellement écaillée qu’il étaitimpossible d’y rien discerner que quelques taches de couleur. Del’autre cadre, la toile qu’il avait contenue, détachée par le haut,pendait lamentablement à l’envers. Elle ne devait guère être enmeilleur état que sa voisine. D’ailleurs il m’était facile de m’enassurer.
Certes, cette seconde peinture avait également souffert et une grandedéchirure la séparait presque en deux, mais le personnage qu’ellereprésentait semblait devoir être assez distinct. En tout cas, uneinscription assez bien conservée allait m’apprendre son nom. Approchantmes yeux de la toile, j’y lus en effet ces mots :
Vincente Altinengo, nobileVeneziano MDCCLXII.
Assurément c’était là le portrait d’un des anciens possesseurs dupalais, celui sans doute qui en avait aménagé le somptueux et coquetmezzanino et qui en avait fait exécuter l’étonnant décor de stucs et defaïence. La date indiquée concordait avec le style de la décoration quej’admirais chaque jour. J’étais donc en présence de mon prédécesseur ences lieux ornés par lui avec tant de luxe et de goût, et je sentis unevive curiosité de l’aspect qu’avait bien pu avoir, de son vivant, cegentilhomme vénitien qui avait préparé à ma solitude la mélancolique etmystérieuse retraite où j’étais venu chercher le silence de mon coeur etl’oubli de la vie.
J’avais tiré mon mouchoir de ma poche et j’époussetai l’épaisse couchede poussière qui couvrait la toile. Cela fait, je la replaçai dans soncadre, au moyen d’un vieux clou que je trouvai dans la boiserie àportée de ma main, puis je reculai de quelques pas, mais à peineavais-je levé les yeux vers la peinture que je poussai une exclamationde surprise. Ce personnage que j’avais là, devant moi, mais je leconnaissais de longue date ! Je connaissais ce visage étroitet maigre, au long nez, au regard ironique, au sourire ardent etdésabusé. Je connaissais cette expression de finesse ; jeconnaissais sur ce front les pointes de cette perruque poudrée. Aucundoute n’était possible. Oui, Vincente Altinengo et l’Inconnu quereprésentait le petit buste du Musée civique ne faisaient qu’un. Laressemblance entre le portrait peint et l’effigie modelée étaitfrappante et un singulier hasard me permettait de les identifier l’un àl’autre. L’Inconnu du Musée était l’Altinengo du vieux cadre. Maispourquoi était-ce à moi qu’avait été réservée cette curieuse révélationdont l’étonnement me tenait adossé au mur, immobile et les yeux fixéssur ces yeux qui me considéraient du fond du passé, d’un regard à lafois lointain et proche, d’un regard presque vivant.
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Ma première idée fut d’aller faire part de ma découverte au signoreTalventi, directeur du Musée civique. Le hasard, en effet, me mettaiten possession d’un intéressant renseignement d’iconographie vénitienne,mais je savais par Prentinaglia le bon Talventi fort affecté de ladisparition mystérieuse du petit buste. A quoi bon lui en renouveler leregret en lui apprenant que le pensionnaire qui lui avait siirrévérencieusement faussé compagnie se nommait dans le siècle VincenteAltinengo ? Cette raison ne fut pas la seule qui m’empêcha demettre à exécution mon projet et qui me retint aussi d’écrire àPrentinaglia la curieuse coïncidence qui me faisait connaître le nom duvagabond de la vitrine de la salle IV. Le véritable motif decette double abstention fut que, durant les jours qui suivirentl’événement que je viens de rapporter, ma santé subit une de cesdépressions comme j’en ai déjà relaté plusieurs. Je retombai dans cetétat d’anxiété dont j’avais déjà souffert et que j’ai déjà essayéd’analyser. Cependant, je ne présentais aucun symptôme de maladie.
Mon appétit était normal ; mon sommeil, sans être bon,suffisant. Rien d’autre que cette persistante impression d’une angoisseindéfinie.
Je dois ajouter que cette angoisse était sans rapport avec mes peinesantérieures. L’amer chagrin s’en était comme éteint en moi avec lagrande crise physique que j’avais traversée avant de venir à Venise. Jesavais maintenant ma vie sentimentale brisée et que rien n’enréparerait jamais le désastre, et j’acceptais cette destinée sansrévolte, puisque, malgré ma douleur et mon désespoir, je n’avais pas eule courage de mettre fin à mon tourment. Ce n’était donc pas quelquesouvenir plus aigu de ce passé qui causait cette recrudescence denervosité actuelle.
Aussi me parut-il naturel de l’attribuer au changement de saison. Saufquelques brumes et quelques pluies, ce mois d’octobre avait été assezbeau, mais, depuis plusieurs jours, la température se refroidissaitsensiblement. C’était même cette circonstance qui, m’ayant faitcommander à la signora Verana un achat de bois, avait été la cause dema découverte. Les appartements du palais Altinengo auraient grandbesoin d’être chauffés par de vigoureuses flambées. La grande cheminéedu salon des stucs devait s’y prêter admirablement. Je me résolus d’enfaire l’essai.
Les verriers de Murano se servent, pour alimenter leurs fournaises, delongues et fortes bûches qui viennent de l’Alpe voisine. La dimensionde la haute cheminée de marbre jaune en permettait l’usage. Elles ybrûlaient en flammes pétillantes et en braises précieuses comme despierreries. Ce luxe du feu s’alliait merveilleusement avec le luxe dorédes stucs, des faïences et des rocailles, et il s’en répandait partoute l’atmosphère une sorte de tiède bien-être que j’appréciai fort,dans l’était presque maladif où je me trouvais.
Cet état et l’attrait qu’eurent pour moi les premières flambéesd’automne contribuèrent à me retenir au logis plus encore que decoutume. Si j’allais au restaurant pour y déjeuner, je ne me résignaispas à y retourner, le soir, à l’heure du dîner. Je préférais tirer del’armoire quelques-unes des menues provisions que j’y faisais placerpar la signora Verana et j’improvisais sur un coin de table un légerrepas. De cette façon, je ne sortis plus qu’une fois par jour du palaisAltinengo, et souvent cette sortie ne me conduisait même pas jusqu’à laPiazza. Je me contentais de gagner une petite trattoria voisine, ce quiabrégeait mon absence et me ramenait vite au palais.
C’était durant ces trajets, si courts qu’ils fussent, que semanifestaient le plus volontiers les malaises dont j’ai parlé, maisl’anxiété indéfinissable qui en résultait diminuait aussitôt quej’approchais de chez moi. Parfois je regagnais presque en courant leCampo Santa Margharita et les Carmini. Dès que j’apercevais la façadedélabrée du palais Altinengo, ses balcons ventrus, ses voletsdémantibulés, ses fenêtres aux vitres verdies, son portail avec sesdeux colonnes surmontées de vases sculptés, ma transe diminuait. Etcependant, rien ne m’appelait au logis. Je n’y devais retrouver ni unsourire ami, ni un visage aimé, ni un pas familier, ni une voix chère,rien de ce qui, d’ordinaire, nous accueille au retour. Aucun souvenirn’habitait les pièces à peine meublées de cette demeure de hasard,devenue l’asile de ma solitude mélancolique. Malgré cela, je me hâtaisd’y revenir lorsque l’angoisse me chassait de ces étroites callivénitiennes que j’avais tant aimées jadis. C’était là que je meréfugiais, le coeur battant et les jambes lourdes.
Ces incidents se répétèrent assez souvent pour que j’en vinsse à neplus risquer de m’y exposer. Peu à peu, je renonçai aux dîners à latrattoria et, à partir de ce moment, mon existence devint tout à faitsédentaire. Ma toilette du matin achevée, je quittais ma chambre auxmédaillons mythologiques et aux guirlandes de mosaïque et jem’enfermais dans le salon des stucs. La signora Verana allumait le feudans la grande cheminée de marbre jaune. De longues bûches déposées surle pavimento me fournissaient de quoi l’alimenter pendant la journée etune partie de la nuit, car je prolongeais mes veilles assez tard. Montemps se passait à une sorte de rêverie indéfinie où j’oubliais lecours des heures. La signora Verana était le seul être qui troublât masolitude et encore m’apercevais-je à peine de sa présence. Je nerecevais personne au palais Altinengo. Prentinaglia et lord Sperling,toujours absents, prolongeaient sans doute leur voyage en Sicile.Prentinaglia ne m’avait pas une seule fois donné signe de vie.Néanmoins, la sonnette retentissait parfois. Le facteur, de temps àautre, m’apportait quelques lettres de Paris. Je n’avais pu faireautrement que d’envoyer mon adresse à mon médecin, le docteur F… et àdeux ou trois amis. L’homme de la poste déposait les lettres dans unecorbeille faite pour cet usage et qui pendant au bout d’une corde, dela fenêtre du vestibule dans la petite cour, procédé vénitien dontj’avais adopté l’usage.
D’ailleurs, de cette solitude presque absolue, je m’accommodais fortbien, mais quoique je la dusse à mon existence strictement confinée aupalais Altinengo, elle n’eût pas été très différente si ma santé m’eûtpermis de fréquenter les lieux de Venise « où l’on serencontre », je veux dire la Piazza et ses cafés, comme auxpremières semaines de mon séjour. J’avais toujours évité à Venise de mecréer des relations. Mes accointances vénitiennes se bornaient àPrentinaglia, à lord Sperling. Quant aux figures parisiennes, la saisonactuelle m’en eût sauvegardé suffisamment. Les Parisiens sont gens deseptembre. A la mi-octobre, les plus acharnés sont déjà partis. Ennovembre, Venise est redevenue vénitienne.
J’eusse certainement profité de cette sécurité si j’avais été end’autres dispositions d’esprit et de corps. J’aurais joui des calli etdes campi, des rii, de la ville et de la lagune en leur charmante etmélancolique beauté, si séduisante à ces fins d’automne. J’enconservais mille précieux souvenirs qu’il m’eût été agréable derenouveler. Je connaissais assez Venise pour savoir qu’elle estinépuisable en jouissances variées. J’en savais les magnificences etles intimités, les aspects célèbres et les coins ignorés, les gloireset les secrets. Mais ces impressions de jadis, je me sentais incapablede les rechercher de nouveau, pour l’instant. Plus tard, peut-êtrepourrais-je en revenir à une existence moins renfermée.
En attendant, le meilleur parti à prendre n’était-il pas de ne plusquitter le palais Altinengo ?
Pourquoi m’imposer ces sorties inutiles qui se terminaient toujours parune crise d’angoisse infiniment pénible ? Ne valait-il pasmieux passer mes journées au coin de mon feu, à lire ou à rêvasser,dans ce baroque et doux salon des stucs où le silence n’était rompu quepar le craquement des bûches ou par ces bruits indéfinissables etimperceptibles qui en sont les mystérieuses confidences et les secrètesinsinuations ?
Dès que j’en fus venu à cette décision et que j’eus renoncé à mecontraindre, j’en éprouvai un soulagement immédiat. Mes anxiétés sedissipèrent. Délivrées de la sorte d’appréhension qui les troublait,les heures se mirent à passer avec une singulière facilité, sifacilement même que j’en vins assez vite à délaisser la lecture. Jen’ouvris plus les quelques volumes familiers apportés de Paris. A peinesi je jetais un coup d’oeil sur les lettres que je recevais. Quant auxréponses, elles demeuraient à l’état de vague projet et que jeremettais de jour en jour. Je n’avais pas donné plus de suite àl’intention d’écrire à Prentinaglia, pour lui raconter mon intéressantedécouverte au sujet du buste du Musée civique et son identitécurieusement démontrée par la trouvaille de son portrait, dans une despièces abandonnées du palais Altinengo. L’histoire de la disparition dubuste qui m’avait intrigué un moment cessait de m’intéresser. Je n’ysongeais plus guère et elle ne donnait plus d’aliment à mon imagination.
A ce propos, je dois même noter une assez curieuse particularité. Aumoment où cette histoire me préoccupait, et lorsqu’il m’arrivait depenser avec une certaine intensité à l’inconnu du Musée civique, il seprésentait à mon souvenir avec une extrême précision, mais l’image quis’en formait ne tardait pas à subir, comme je l’ai dit, certainesmodifications dont la principale consistait en ce que cette imagegrandissait à des dimensions presque naturelles et se complétait decertaines parties du personnage sans que, toutefois, je pusse me lereprésenter en son entier. Or, à présent, ces phénomènes d’illusionvisuelle avaient presque complètement cessé et cette cessation, par unecoïncidence qui mérite d’être remarquée, datait du jour où le hasardm’avait appris le nom de l’inconnu peint sur cette vieille toilereléguée dans un coin du palais Altinengo. La bizarre rencontre parlaquelle j’habitais une partie de son propre palais, au lieud’augmenter l’intérêt que j’avais jadis et plus récemment porté à cepersonnage longtemps pour moi énigmatique, avait dissipé en moi toutecuriosité à son égard. Les questions que je m’étais souvent posées àson sujet ne se présentaient plus à mon esprit, depuis que je savaisque le gentilhomme du buste était ce Vincente Altinengo dont leportrait achevait de s’écailler sous l’humidité, dans la petite pièceobscure où une négligence de la signora Verana m’avait conduit jusqu’àlui.
Une chose cependant me le rendait sympathique. Je lui savais gréd’avoir fait orner de stucs délicieux et baroques ce salon qui étaitdevenu le décor de ma vie. J’ai déjà dit à quel point, dès l’instant oùla signora Verana m’avait introduit dans le mezzanino, cette piècebizarre et magnifique m’avait séduit par son agencement original, sacouleur et son détail ornemental. Or, cette séduction n’avait cessé des’accroître. Elle faisait la seule distraction de mon existencesédentaire. Que d’heures passées à examiner avec minutie l’entrelacsdes arabesques, les contours des moulures, les dispositions dupavimento ! Je savais exactement les endroits où des fragmentsde nacre étaient incrustés, parmi les cubes de la mosaïque. Jeconnaissais tous les jeux de la lumière du jour ou de la clarté desbougies sur les charmants panneaux à figurines dorées. Je savaiscomment les princesses et les mandarins s’illuminaient selon lesheures, leurs miroitements, leurs reflets. J’aurais pu les dessiner demémoire aussi bien que les sujets du plafond et les rocailles qui,au-dessus de la cheminée, encastraient des petits miroirs en leurscompartiments rococo.
Mais, de toute cette décoration si curieuse et si singulière, un pointen était arrivé à m’intéresser particulièrement. J’ai déjà dit que lesalon des stucs avait trois portes, toutes d’un beau bois fauve etronceux, dont deux s’ouvraient sur le vestibule en faisant face auxfenêtres. La troisième, qui donnait accès dans la pièce aux médaillonsmythologiques, avait pour vis-à-vis cette haute glace dont j’ai déjàparlé et qui en simulait par symétrie une quatrième, en un mêmeencadrement de marbre. Cette quatrième porte factice se composait doncd’un grand miroir qui constituait par ses dimensions un chef-d’oeuvre del’industrie vénitienne. Avec le temps, il avait acquis unindéfinissable et admirable aspect d’eau profonde et comme souterraine,et les images qui s’y formaient y prenaient une sorte d’obscuritécrépusculaire, quelque chose de lointain et de mystérieux. Les lumièress’y reflétaient comme voilées. Tout y apparaissait grave et distantdans un recul d’un au-delà extraordinaire.
Ces particularités avaient fini par exercer sur moi une véritablefascination. Durant les longues heures de rêvasseries où se consumaientmes journées de solitude, mes regards en revenaient, avec un attraittoujours plus scrutateur, à l’étrange perspective qui s’enfonçait encet encadrement de marbre et où se reproduisait, avec ma proprepersonne, tout le décor antique et saugrenu de faïences et de stucs,agencé jadis selon sa fantaisie, en ce vieux palais qui portait encoreson nom, par Sa Seigneurie Vincente Altinengo dont un double hasard,que l’on aurait presque pu qualifier de fantastique, m’avait révélé,avec le buste du Musée civique et le portrait du réduit, le visageénigmatique et narquois et le regard vigilant !...
Le soir où se produisit « l’événement », qui fut lapremière manifestation d’une série de faits au moins étranges, fut unsoir comme tous les autres. Pour bien me prouver à moi-même que j’ai laparfaite conscience et le plus précis souvenir de ce qui se passa, j’endonne la date exacte : ce fut donc le 27 novembre que la choseeut lieu.
A cette précision, pour mieux établir encore que je n’avais pas perdule sens de la réalité, j’ajouterai le détail circonstancié de cettejournée. Je la commençai à l’heure ordinaire, c’est-à-dire assez tarddans la matinée. Les allées et venues de la signora Verana dans lesalon des stucs me réveillèrent. La Verana profitait de mon sommeilpour mettre en ordre le salon, ouvrir les fenêtres, préparer le feu etdéposer sur la table mon premier déjeuner. Cela fait, elle frappait àma porte et allumait une flambée dans la pièce où je procédais à matoilette. A ce moment, je me levais, je revêtais un pyjama et j’allaisboire ma tasse de chocolat ; pendant ce temps, la Veranafaisait ma chambre et apportait l’eau chaude. Je ne l’apercevais plusque vers une heure de l’après-midi, quand elle me descendait mon repasque je desservais moi-même et dont elle emportait les reliefslorsqu’elle m’apportait à dîner…
Ce jour-là, tout se passa donc comme de coutume. Une fois levé, jepénétrai dans le salon des stucs. Le feu flambait dans lacheminée ; j’y ajoutai une bûche, car il faisait froid malgréla belle journée qui s’annonçait. A travers les vitres, le ciel semontrait clair et bleu. L’air devait être pur, car les cloches desCarmini et des églises voisines tintaient avec une sonorité vive etnette. Je m’amusais à les reconnaître à leurs timbres. Je distinguaiscelles de San Sebastiano et celles des Frari, celles de l’ArcangeloRafaele. Les cloches des Carmini, dont le son est un peu fêlé,sonnaient si près que je ne leur donnais plus aucune attention, maisparfois des sonneries plus lointaines parvenaient jusqu’à moi,apportées par le vent et dont je ne pouvais assurer la provenanceprésumée. L’air de Venise est plein de caprices. Il est veiné decourants aériens comme la cité est innervée de canaux marins.
Le seul incident de cette journée fut, vers deux heures, une dispute debarcaroï. Deux lourdes barques s’étaient heurtées sur le rio de SantaMargherita, - l’une chargée de fruits, l’autre transportant desplanches, - de grosses barques trapues et noires avec chacune unornement rouge peint à la proue. Le choc fut assez rude, et, tout encherchant à se dégager, les barcaroï s’injuriaient copieusement. On eûtpu croire qu’ils en allaient venir aux mains, mais les querelleurs sebornèrent à se couvrir de sonores malédictions auxquelles un groschien, qui se trouvait dans la barque aux planches, mêlait sesaboiements furieux. En un clin d’oeil, la Fondamenta Foscarini, le Campodei Carmini et le pont se couvrirent de spectateurs : desenfants, des femmes en châle, des passants. Cependant la disputes’exaspérait, quand, tout à coup, sans raison, elle prit fin, oupeut-être parce que les deux gaillards avaient épuisé leur vocabulaired’injures. Quoi qu’il en fût, les barques dégagées reprirent leur routesilencieuse. Seul le chien poussa encore quelques jappements. La foulese dispersa et tout redevint tranquille sur le rio désert.
Le calme rétabli ne fut plus troublé jusqu’à la nuit. Durant cesheures, je n’entendis plus que les bruits familiers - glissement degondoles ou de barques sur le rio, pas sur les dalles des Fondamenta,voix de femmes et d’enfants, cris de marchands ambulants, sifflets etsirènes de navires sur le canal de la Giudecca, auxquels se mêlaientces mystérieux frémissements des choses qui sont comme les soubresautset la respiration du silence. Il en fut ainsi jusqu’à l’instant où jeme levai de mon fauteuil pour aller allumer aux appliques les bougiesqu’y avait renouvelées, comme de coutume, la signora Verana…
J’ai déjà dit que j’attendais chaque jour cet instant avec une certaineimpatience. Certes, j’aimais, dans le noble et charmant décor de messtucs, les jeux de la lumière naturelle, mais j’en préférais lescaprices nocturnes. Les scènes chinoises des panneaux de faïence, avecleurs princesses et leurs mandarins, leurs palanquins et leurs pagodes,leurs oiseaux et leurs fleurs, prenaient alors tout leur charmebizarre. Les vieilles dorures s’animaient et toute la pièces’emplissait d’une atmosphère de luxe mystérieux. Dans la mosaïque dupavage, les fragments de nacre luisaient doucement de phosphorescencesmarines. Les flammes du foyer s’ajoutaient à celles des bougies, et jesuivais leurs mouvements avec une attention et une curiosité qui ne selassaient jamais.
Cependant, malgré le plaisir que j’éprouvais à cette contemplation,c’était sur la grande porte en glace que se dirigeaient bientôt mesregards. Or, ce soir dont je parle, tout s’était passé commed’habitude. Dans la cheminée, le feu consumait les bûches ;les bougies brûlaient dans les appliques et le haut miroir reflétait,ainsi que de coutume, en ses profondeurs lointainement et obscurémentilluminées, le décor magnifique et baroque de l’étrange salon, plusétrange d’être vu ainsi. Depuis un certain temps, déjà, je goûtaisl’attrait de ce spectacle, à peine interrompu par mon bref repas, etaprès cette diversion j’étais retombé dans ma rêverie habituelle, queje prolongeais d’ordinaire jusqu’à ce que les bougies épuisées medonnassent le signal du repos.
Ce fut l’une d’entre elles qui me tira de l’espèce de somnolence àlaquelle je me laissais aller, les yeux ouverts… Sans doute, de moindretaille que les autres, elle avait dû être glissée par mégarde dans lepaquet, car son grésillement me fit remarquer qu’elle était presqueconsumée entièrement et que sa flamme agonisante risquait de faireéclater la rondelle de verre de l’applique. Je me levai donc pour allerl’éteindre.
Elle était justement placée à droite de la fausse porte. Au premier pasque je fis, j’eus l’impression de quelque chose d’insolite. J’avaisbien devant moi le salon des stucs reflété. Je voyais les panneaux, lesappliques, la cheminée, les meubles, mais je ne m’y voyais pasmoi-même. La glace, qui m’offrait en leur lointaine exactitude tous lesobjets environnants, ne me présentait pas mon image.
La surprise que me causa la constatation de cette absence me tint uninstant immobile, puis, de nouveau, je fis un pas. Le salon reflétéétait toujours vide de moi. Je m’approchai de plus près jusqu’à toucherla glace de ma main. Je n’y voyais ni ma main, ni mon visage, ni moncorps. Le miroir ne tenait pas plus compte de moi que si je fussedevenu une ombre inconsistante, transparente et immatérielle. Seul s’ymontrait le brillant et baroque décor dont j’étais le personnage nonavenu.
Et cependant, j’étais vivant et bien vivant. Je respirais, je memouvais. Je ne rêvais pas. C’était bien moi qui étais debout devantcette porte de glace où je m’étais aperçu souvent, parmi les objetsqu’elle reproduisait fidèlement en ses lointaines profondeurs. J’étaisle même et rien n’avait changé autour de moi. Les bougies brûlaientdans leurs appliques, le feu rougeoyait dans la cheminée. Le palaisAltinengo était toujours le palais Altinengo, Venise était toujoursVenise. Et pourtant, il me fallait bien reconnaître que j’étais devenusoudain un être exceptionnel et que cette journée, qui m’avait semblépareille à toutes les autres, marquait mon entrée dans une existenceparadoxale, comme si cette porte de miroirs eût été l’emblème del’arcade magique par où l’on pénètre dans le monde du mystère et del’inexplicable, au seuil duquel je me trouvais maintenant, sans querien eût paru m’y prédestiner jamais.
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Je n’étais, en effet, nullement préparé à devenir à mes propres yeux unpersonnage fantastique. Jamais je n’eusse songé que pareille aventurepût m’advenir. Mon esprit n’est nullement enclin aux curiositéssurnaturelles. J’avais toujours vécu d’une vie qui n’avait rien demerveilleux, au double sens du mot… Mes plaisirs, mes chagrins, mesoccupations avaient toujours été ceux du commun des hommes, et, tout àcoup, je me trouvais transformé en un héros de conte arabe !
Cette transformation aurait dû me causer une profonde impression desurprise. Au lieu de m’en émouvoir, je l’acceptai, au contraire, avecune facilité et avec une indifférence qui eussent été explicables si lephénomène en question avait été un phénomène isolé, car j’aurais pul’attribuer à un trouble visuel momentané. Mais il n’en fut pas ainsi.Le fait se renouvela en des circonstances trop identiques pour qu’il mefût possible d’en conclure à une illusion occasionnelle.
Le lendemain, en effet, dès que je fus levé, mon premier soin futd’aller me confronter au miroir qui, la veille, s’était montré siétrangement réfractaire à mon reflet. Docilement, il me le présenta ensa profondeur glauque. Cette expérience faite, je commençai ma journéecomme de coutume après avoir demandé à la signora Verana de vouloirbien me procurer une petite glace à main, qu’elle m’apporta dansl’après-midi. Lorsqu’elle fut partie, je continuai à lire et à rêvasserau coin du feu, tout en jetant parfois un regard vers la porte magique.Chaque fois, je m’y aperçus. Cependant le jour baissait et le momentapprochait d’allumer les bougies. Sans hâte, je procédai à l’opération.Je fis ainsi le tour du salon, puis je revins vers la porte. En sonmiroir, elle ne reflétait plus que le salon vide.
Trois soirs de suite, je réitérai l’expérience. Pendant le jour, legrand miroir acceptait mon image, mais, le soir, elle en était exclue.La petite glace à main achetée pour moi par la Verana se comportaitdifféremment. Elle ne refusait jamais de me refléter. Le phénomènen’avait donc pas pour cause un trouble visuel. Il n’en demeurait queplus étrange. Pourquoi, le soir venu et les bougies allumées, lepanneau de verre de la fausse porte répétait-il chaque détail de ce quim’environnait et m’exceptait-il d’y trouver place ? Pourquoicette exclusion d’une loi physique, exclusion que rien ne motivaitsinon une mystérieuse intention dont je ne parvenais pas à deviner laraison ?
Ce ne fut que le quatrième soir que je commençai à me rendre compte dece qui se passait. Ce quatrième soir donc, au phénomène que j’aifidèlement rapporté vint s’ajouter un événement plus étrange. Comme lessoirs précédents, ayant allumé les bougies, j’étais revenu m’asseoirdans mon fauteuil auprès de la cheminée. J’y demeurai quelque temps, latête entre mes mains, quand je fus averti, par une sorte de curiositéinstinctive, que quelque chose d’intéressant se préparait.Quoi ? je n’aurais pas pu le formuler à moi-même, mais j’enavais l’impression très nette, si nette que mon regard se tourna versla porte des miroirs, certain que c’était là où se produirait ce que jepressentais d’inattendu.
Je ne me trompais pas, car, au fond du salon des stucs reflété, uneforme se distinguait, forme encore incertaine et comme vaporeuse, maisqui n’était pas la mienne, car elle se déplaçait tandis que jedemeurais immobile. Cette forme humaine remplaçait mon imageabsente ; je m’en rendais mieux compte à mesure qu’elle sefaisait plus distincte. Peu à peu, elle le devint assez pour que jepusse distinguer le personnage qui m’apparaissait ainsi. Enveloppé d’unlong manteau, il portait un tricorne, avec des culottes courtes et uneperruque, mais son visage n’était pas visible. Une sorte de brume lecouvrait, tandis que le reste du corps se dessinait assez fermement engrisaille. L’homme se tenait debout dans l’attitude de quelqu’und’indécis. On eût dit un voyageur rentrant chez lui après une absence.Tout à coup, il fit un geste et porta la main à son visage. Jem’aperçus alors que ce que je prenais pour une brume était un de cesmasques de carnaval dont usaient les Vénitiens de jadis ; maissous ce masque, avant qu’il l’eût enlevé, j’avais déjà deviné monvisiteur nocturne. Ne devais-je pas, en effet, m’attendre à sa venue,annoncée par maints indices ? Dès le premier soir de monarrivée à Venise, quand je m’étais, au Florian, installé« sous le Chinois » pour écouter leshistoires de Prentinaglia, ne rôdait-il pas déjà autour demoi ? N’était-ce pas lui qui avait voulu que je vinsse habiterson propre palais ? N’était-ce pas lui-même qui m’avait révéléson nom ? Ne m’avait-il pas choisi entre tous pour semanifester à moi ? Et tout cela, je le sentais si bienaujourd’hui que je n’en éprouvais aucune surprise. N’était-il pas justequ’il reprît possession de son salon aux beaux stucs ? Devantlui, je ne pouvais que m’incliner en lui disant :« Salut, Vincente Altinengo, salut ! Soyez lebienvenu en cette demeure qui est la vôtre ! » Etmaintenant que, son masque enlevé, je distinguais sa figure, je nepouvais plus avoir de doute. Vincente Altinengo était bien semblable àses effigies, à son buste et à son portrait. C’était bien VincenteAltinengo qui était debout devant moi, au fond de ce miroir d’où sonimage évinçait la mienne. C’était lui dont les pieds posaient sur lepavage de la mosaïque aux fragments de nacre incrustés et qui se tenaitlà, incolore, impondérable, presque encore immatériel ; et saprésence me semblait si simple, si naturelle que je ne cherchais pas àen comprendre le sens, l’intention et le mystère.
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Vincente Altinengo n’apparaissait pas, chaque soir, de la même façon,dans le miroir de la haute porte. S’il attendait toujours l’heure desbougies, il ne se montrait pas toujours, comme la première fois,enveloppé du tabaro, coiffé du tricorne et le masque au visage.Quelquefois, il était assis, le coude sur la table ;quelquefois il s’adossait à la cheminée ; quelquefois il setenait près de la fenêtre comme s’il regardait au dehors. Il luiarrivait assez souvent de se promener de long en large, avec l’air dequelqu’un qui réfléchit. Ces diverses attitudes n’étaient pas le seulchangement qui se fût produit. Il s’en faisait un autre, plus sensiblede soir en soir. Peu à peu, en effet, la consistance de l’apparition semodifiait. Tout d’abord l’ombre de Vincente Altinengo semblait, commeje l’ai dit, en quelque sorte immatérielle, impondérable et, de plus,elle était incolore en sa grisaille vaporeuse, mais bientôt il mesembla qu’elle prenait du poids et que sa substance se solidifiait. Enmême temps, elle se colorait de teintes de plus en plus réelles,faibles encore, mais déjà distinctes entre elles. Vincente Altinengo, àmesure que cette transformation s’opérait, perdait son air d’illusion.Au bout d’un certain temps, je distinguai la nuance des vêtements, laqualité des étoffes. Le visage, les mains devenaient peu à peu ceuxd’un vivant.
J’observais avec curiosité ces progrès. Avec une curiosité attentive etdéjà familière je contemplais ce compagnon taciturne. Je le regardaisaller et venir au fond de la haute glace. Il y vivait solitaire, commeje vivais moi-même, séparés l’un de l’autre par une mince plaque deverre et face à face en notre isolement réciproque.
Cette situation se prolongea un certain temps. Cependant lesapparitions de Vincente Altinengo, tout d’abord assez brèves,devenaient de plus en plus longues. Souvent, durant ses premièresmanifestations, le fantôme avait eu une certaine peine à se former et,lorsqu’il avait atteint le degré de perfection auquel il pouvaitparvenir, il se dissipait graduellement et se dégradait avant des’effacer. Maintenant, il parvenait beaucoup plus vite à son aspect deréalité et s’y maintenait jusqu’au moment où les bougies commençaient às’éteindre.
Quoique j’eusse pris aisément mon parti de cette présence singulière,une question se posait cependant à mon esprit. Vincente Altinengos’apercevait-il de mon existence ? Etais-je visible pour luicomme il l’était pour moi ? Jusqu’alors aucun indice ne mepermettait de le supposer, mais un moment arriva où il me fut possiblede penser différemment. Ce soir-là, Altinengo se promenait les mainscroisées derrière son dos, et toute sa personne était, ce soir-là,particulièrement distincte. Tout à coup, il s’arrêta, se tournabrusquement de mon côté, fit un geste de surprise, puis reprit sapromenade, mais il paraissait préoccupé. Evidemment, Altinengo avaitété troublé par quelque chose et c’était moi, peut-être, qui étais lacause de son trouble.
Cette idée me revint les soirs suivants, car l’inquiétude d’Altinengone fit qu’augmenter. Elle se manifestait par une agitation marquée, parles regards qu’il jetait vers l’endroit de la pièce où je me trouvais,par certains gestes et certaines attitudes. Altinengo m’épiait, tantôtouvertement, tantôt à la dérobée. Parfois, il se levait brusquement dufauteuil où il venait de s’asseoir, faisait plusieurs tours de chambre,puis s’arrêtait immobile, l’oeil au guet, l’oreille tendue. A plusieursreprises, je le vis se frotter les yeux, comme quelqu’un qui cherche àdissiper quelque illusion visuelle. Un soir, pourtant, je n’eus plus dedoute, et voici à la suite de quelle circonstance.
Ce soir-là, Altinengo s’était promené assez longtemps à travers lesalon, quand je le vis soudain se diriger vers une des portes. A sesgestes je compris qu’il introduisait un visiteur et, si ce visiteurdemeurait invisible, je ne m’en rendais pas moins compte de l’objet decette visite et du sujet de l’entretien. Il s’y agissait évidemment demoi. Altinengo expliquait les phénomènes insolites qu’il constatait. Ilrépondait aux objections de son interlocuteur. Celui-ci cherchaitprobablement à le convaincre qu’il était le jouet d’une illusion, maisAltinengo secouait la tête comme un homme qui ne veut pas entendreraison. Altinengo et moi, nous existions l’un pour l’autre.
Cette persuasion eut pour conséquence, de ma part, une violente enviede communiquer avec cet être si proche de moi et si lointain, et il mesemblait qu’Altinengo éprouvait un sentiment analogue. Quoi d’étonnantà cette réciprocité ? Un mystérieux hasard ne nous mettait-ilpas en présence, moi, le Parisien d’aujourd’hui, lui, le Vénitien dejadis ? Ne répondrions-nous pas ainsi à quelque profondeintention de la destinée ? N’obéissions-nous pas à descoïncidences secrètes qui voulaient que ce vieux palais abandonné deVenise fût le lieu de notre rencontre ? Etrange aventure àlaquelle rien ne m’avait préparé, mais que j’accueillais sansétonnement… Pourquoi ne l’aurais-je pas acceptée, puisqu’elle seprésentait en de pareilles conditions de facilité, avec un telnaturel ? Elle n’était le résultat d’aucune conjuration etd’aucune sorcellerie. Quelques petits faits épars m’y avaient conduitinsensiblement. Pourquoi la refuser, puisqu’elle venait àmoi ? Et puis, hôte de Vincente Altinengo, n’était-il point desimple politesse de tendre la main à son ombre ?
Et Altinengo pensait de même ; j’en avais maintenant acquis lacertitude. Jusqu’alors, il s’était tenu volontiers au fond de la pièce,mais, de soir en soir, il se rapprochait davantage. Je le voyais àprésent de tout près. Pendant des heures, nous nous observions face àface. Seule, cette mince feuille de verre s’interposait entre nous, etnous sentions qu’elle ne tarderait pas à se briser, car il fallaitqu’elle se brisât. C’était l’événement nécessaire, certain, inévitable.Seulement, qui de nous deux le provoquerait ? Serait-ceAltinengo, serait-ce moi ? Serait-ce le fantôme ou levivant ? Qui des deux serait le plus hardi, et, cettequestion, nos regards se la posaient, tandis que, debout, nousdemeurions ainsi en face l’un de l’autre, chacun d’un côté de lavie ; tandis que derrière nous, à la clarté des bougies, ledécor magnifique et baroque des vieux stucs et des faïences luisait deses ors miroitants ; tandis que, au-dessus de nos têtes,s’étageait sur ses pilotis rongés l’antique palais des Altinengo en savétusté branlante ; tandis qu’alentour, la mystérieuse Venisenocturne se superposait, fragile, compliquée et merveilleuse, à sonpropre reflet, doublée par le miroir de sa lagune circulaire et deseaux insinuées, par mille canaux, en sa mosaïque architecturale, Venisesur qui brillait, semblable à l’un des fragments de nacre du pavimento,le disque écorné de quelque lune étincelante…
Et, de soir en soir, l’événement inévitable devenait plus imminent. Ilétait ma seule pensée et m’occupait tout entier. J’oubliaiscomplètement tout ce qui n’était pas Altinengo. Je m’oubliais moi-même.Si l’on m’eût demandé pourquoi je me trouvais à Venise, au fond de cevieux palais, quelles circonstances de ma vie m’y avaient amené, jen’aurais certainement pas su que répondre. Mais personne nem’interrogeait. Nul ne venait distraire ma solitude. Les vagues proposde la signora Verana rompaient seuls le silence qui m’entourait, tandisque bourdonnaient au dehors les grands vents qui soulèvent et gonflentles marées d’automne, ces marées qui gorgent d’eau les canaux deVenise, montent les marches des quais, pénètrent sous les portesmarines et envahissent les vestibules des palais, alors qu’un soufflede tempête ébranle leurs hautes cheminées et secoue l’armature de boisde leur altana. Marées si hautes parfois qu’elles recouvrent le môle etdébordent sur la Piazzetta, faisant de la place Saint-Marc un lac auxpetites vagues agitées sur lesquelles semble voguer, comme unbucentaure de marbre et d’émaux, le vaisseau byzantin de la basiliquemartienne ; marées salines, souffles du large que le Lion, sursa colonne de porphyre, aspire de ses narines avides et dont palpitent,dans un vol imaginaire, ses ailes de bronze.
Mais que m’importait tout cela ! Une seule chose existait pourmoi. Qui, d’Altinengo ou de moi, ferait le geste décisif, que nousattendions tous les deux, car nous le désirions tous deux, car nous ledésirions et l’attendions, l’un et l’autre. Nos visages se touchaientpresque, nos yeux s’attiraient avec une curiosité infinie, nos mains secherchaient. Serait-ce moi, serait-ce Altinengo, serait-ce quelquehasard qui se chargerait de réaliser le miracle ?
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Le sommeil dont je m’éveillais était un sommeil singulier. Il mesemblait qu’il durait depuis très longtemps, depuis plus longtemps quene durent les sommeils de chaque nuit. Profond, absolu, il avait étéune cessation complète de tout mon être. Tout avait été endormi enmoi : mon corps, mon sang, ma pensée, ma mémoire, mon présent,mon passé. Du fond de ce sommeil, je remontais lentement, comme d’unabîme, en une ascension continue ; maintenant, j’affleurais àla surface, je redevenais un vivant. Je ne vivais pas encore, maisj’allais vivre. Bientôt j’allais pouvoir ouvrir les yeux, remuer monpied, ma main, me mouvoir, parler.
En silence, je regardais. J’étais couché dans un lit. Autour de moi lesmurs ripolinés d’une chambre succinctement meublée. Je portais unechemise de grosse toile. Quelque chose serrait ma tête. Un bandage. Oùétais-je donc ? Que faisais-je dans ce lit ? Pourquoicette cellule blanche ? Qu’était-il arrivé ? Je fisun geste et je rencontrai la poire d’une sonnette. Une jeune infirmièreparut et s’approcha de moi. Elle me prit le poignet ensouriant :
- Eh ! mais notre cher malade est beaucoup mieuxaujourd’hui ; a-t-il besoin de quelque chose ?D’abord, je vais chercher le docteur ; il est dans soncabinet… il m’a bien recommandé…
Je l’arrêtai :
- Ce dont j’aurais besoin tout d’abord, mademoiselle, c’est de savoiroù je suis.
La jeune femme se mit à rire.
- C’est vrai. Vous êtes à la clinique du docteur Bellincioni, à laGiudecca.
Plus d’une fois, en me promenant dans la Giudecca, j’avais passé devantla petite maison jaune aux grandes cheminées en hottes qui montrait,inscrite au-dessus de la porte, une grande croix rouge. Une fois même,j’étais entré pour examiner le jardin que l’on apercevait du dehors, àtravers le vestibule.
- Mais pourquoi suis-je dans la clinique du docteur ?
- Tenez, le docteur lui-même va vous le dire, monsieur.
Le docteur Bellincioni était un gros homme jovial et avenant, au visagerasé. Sans répondre à mes questions, il commença par m’examiner. Soninvestigation parut le satisfaire, car, une fois terminée, il s’assitsans façon sur le pied de mon lit, et me dit en se frottant les mains,qu’il avait belles :
- Allons, allons, cher monsieur, voici qui est parfait. Vous êtesmaintenant hors d’affaire. Ah ! encore du repos, du régime, ducalme. La plaie n’est pas cicatrisée, mais les phénomènes anormaux ontdisparu complètement. Dame, le choc a été rude et vous avez étédurement atteint.
Je m’étais soulevé sur mes oreillers.
- Mais quel choc, docteur ?
- Quel choc ? Celui de cette lourde porte de miroirs qui s’estdétachée de son cadre et qui vous est tombée sur le crâne, en sebrisant en éclats ! Ce sont ces éclats et la commotion quivous ont occasionné la grave blessure dont vous êtes en train deguérir. Et vous vous en êtes tiré à bon compte, chermonsieur ; mais permettez-moi de vous dire que la personne quivous a indiqué comme logis ce vieux palais Altinengo n’avait pas faitlà un choix très heureux, car non seulement la porte qui vous a blesséa dégringolé, mais, le lendemain de votre accident, une partie du murs’est écroulée et le pavimento s’est effondré. Le palais était, quandvous y êtes entré, dans un état de délabrement inquiétant et n’a pasrésisté à la grande marée et au vent qui a soufflé en tempête. Il abien failli s’abattre tout entier dans le canal. D’ailleurs, lamunicipalité l’a fait évacuer et il est question de le démolir.
J’avais écouté le docteur avec attention. Il continua :
- L’accident a dû se produire dans la nuit. Ce qui est curieux, c’estque les autres habitants du palais n’ont rien entendu du fracas. Il estvrai que votre appartement était assez isolé et qu’il ventait trèsfort, ce soir-là. Au matin, entrant chez vous, la signora Verana, votregouvernante, vous trouva inanimé et étendu dans une mare de sang. Cettedame eut la bonne idée de vous faire transporter à ma clinique. Elleest venue, plusieurs fois, prendre de vos nouvelles, ainsi qu’un braveantiquaire nommé Zotarelli et un de vos amis, le signore Prentinaglia,revenu de voyage le surlendemain de votre accident. Il s’en est montréfort ému et m’a longuement interrogé sur les circonstances qui en ontété la cause, mais je n’ai pu le renseigner. Peut-être le pourrez-vousmieux que moi, et peut-être vous souvenez-vous de la façon dont leschoses se sont passées entre vous et cette diablesse de porte qui abien failli, ma foi, vous servir de passage pour l’autre monde. Mais envoilà assez pour aujourd’hui, nous n’avons que trop bavardé. Vous allezprendre quelques heures de repos avant le pansement du soir.
J’acquiesçai au conseil du docteur Bellincioni et, après l’avoirremercié de ses bons soins, je me mis à réfléchir. Devais-je accepterla version du docteur Bellincioni ? Le hasard avait-il mis finbrutalement à l’hallucination dont j’avais été le jouet pendant dessemaines ? Comme mon propre corps, l’ombre fragile de VincenteAltinengo avait-elle été atteinte par la brusque chute de la porte ? Etait-ce par l’accident que notre mystérieux colloqueavait été interrompu ? La merveilleuse aventure, au seuil delaquelle j’avais cru me trouver, s’était-elle terminée bêtement par lastupide blessure qui m’avait empêché de la conduire jusqu’aubout ? S’était-elle continuée dans cet anormal sommeil quiavait étonné et inquiété le docteur Bellincioni ? Avais-je,pendant ce temps, rejoint Vincente Altinengo dans le mystérieux domained’où il avait voulu sortir et où il avait voulu m’attirer ?Quoi qu’il en eût pu être, j’en avais, hélas, complètement perdu toutsouvenir. Ainsi, la dernière chance qui m’avait été donnée d’échapperun instant à ma triste vie s’était évanouie. Peut-être VincenteAltinengo, dans le même salon au décor de stucs et de faïences,avait-il souffert jadis des mêmes mélancolies que les miennes, etpeut-être venait-il m’en apporter le mot consolateur que j’ignorerais àjamais ? Mais aussi, tout cela n’était-il pas des rêveries dema pauvre tête fêlée, et qui feraient sourire le docteur Bellincioni sije m’avisais de les lui confier ?
Lorsque, vers le soir, le docteur, après m’avoir assez douloureusementpansé, eut rajusté mon bandage, il me dit d’un air satisfait :
- Allons, la plaie est en bonne voie, en très bonne voie et si, demain,messieurs Zotarelli et Prentinaglia viennent savoir de vos nouvelles,je les laisserai entrer un instant auprès de vous.
Le signore Prentinaglia se présenta le premier. Il se précipita sur monlit et me baisa les mains avec frénésie :
- Ah ! ami, ami très cher, quels reproches je me suisadressés ! Car enfin, c’est de ma faute. C’est de la faute devotre Prentinaglia si tout cela est arrivé. Oui, n’est-ce pas moi quivous ai indiqué ce maudit palais Altinengo ? Ah !votre pauvre tête ! Je ne me le pardonnerai jamais !
Et, d’une main se frappant la poitrine, de l’autre il désignait lelinge de mon pansement. Il était debout, vêtu comme toujours de savaste houppelande, avec sa jaune figure de comédie. A son doigtbrillait la bague cabalistique dont il avait cacheté la lettre parlaquelle il me donnait l’adresse du palais des Fondamenta Foscarini etde la signora Verana. Qu’y avait-il de commun entre cette taciturneVerana au regard sournois et ce Prentinaglia à la figure commemasquée ? Et ce fou de lord Sperling avec sa Casa degliSpiriti ? Prentinaglia était revenu à Rome avec lui et l’avaitlaissé se rendant à Milan pour un congrès de sciences psychiques. Mais,bientôt, on se retrouverait « sous le Chinois » duFlorian ! Prentinaglia ajouta négligemment :
- A ce propos, mon cher, vous vous souvenez de l’histoire du petitbuste du Musée civique dont je vous avais conté ladisparition ? Eh bien ! il a repris sa place dans savitrine. Un beau matin, on l’y a retrouvé, toujours souriant sous saperruque, mais le mystificateur qui l’avait emporté a dû le laissertomber, car on y a constaté une fêlure assez visible. On le répare ence moment… Mais je vous fatigue, mon ami ; au revoir et àbientôt. Je reviendrai.
Et Prentinaglia, son feutre, sa houppelande disparurent, tandis qu’àson geste d’adieu je voyais luire à son index la cornaline aux signesde grimoire…
Lorsqu’il fut parti, je me sentis un peu las et je fermai à demi lesyeux. J’étais seul dans ma chambre blanche. Le grand silence de laGiudecca m’entourait. En pensée, je revis les Fondamenta Foscarini, levieux palais avec sa façade grise aux persiennes vertes, aux storescouleur d’ocre, aux balcons ventrus, son escalier aux marches usées etaux murs salpêtrés, le petit palier de mosaïque où s’incrustait unfragment de nacre, le vestibule, la chambre aux médaillons, le salondes stucs avec ses moulures, sa cheminée, ses panneaux de faïence auxfigures dorées. Je revis la haute porte de miroirs en son encadrementde marbre où, dans la lointaine profondeur de son reflet, m’étaitapparu, comme pour accueillir de l’au-delà l’hôte actuel de son antiquedemeure, ombre mystérieuse ou illusion maladive, Vincente Altinengo,Vénitien, - et, d’un geste d’adieu, tandis que les cloches du Redentoreet de Santa Eufemia brisaient leurs sons dans l’air cristallin, jesaluai une dernière fois son image qui semblait, de son sourireénigmatique, narquois et mélancolique, répondre à mon salut, et que jen’ai plus jamais revue !