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REVEL, Paul Toutain pseud. Jean (1848-1925): Le Crapaud (1894) . 
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.III.2011)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm lx : Norm 984) des Nouvelles normandes publiéespar  Joseph Duhamel à Londres en 1901 chez J.M. Dent & Co.
 
Le Crapaud
par
Jean Revel

~*~


A JosephDuhamel


QUEL est ce souvenir qui, tout à coup, me revient et m’opprime ?...Voici la cavée où jadis je fus témoin et acteur d’un drame... Oui, là,c’est bien l’endroit précis où, lorsque j’étais écolier, je tuai uncrapaud...

Je revis cette scène, non plus avec la dureté de l’enfant, mais avec lasensibilité, la faculté de compassion qu’ont développées en moi laréflexion et les souffrances...

Si dissemblable suis-je devenu de ce que j’étais alors !... J’ai peineà me rendre compte... Tout cela n’est-il point arrivé à un autre ?...

D’un pas machinal, l’enfant se dirige vers l’école... Il fait tout àcoup un geste d’effroi et recule ! Il a failli marcher sur un crapaudqui rampe avec lenteur, traversant le chemin ; pustuleux, jaunâtre,remuant lentement ses pattes, qui semblent gonflées de venin,l’amphibien s’évertue, sentant un danger... Un instinct cruel saisitl’enfant : il faut tuer cette bête... Vite un caillou.

Inconsciente barbarie ! Inutile de s’indigner ; il vaut mieuxcomprendre : l’enfant est l’exacte représentation de l’antique humanitéen bas âge qui combattait les animaux...

Le petit bourreau vise attentivement, lance sa pierre et pousse uneexclamation de triomphe :

« Touché en plein, le crapaud ! Il a son compte. »

En effet, le voici à demi écrasé, saignant, ne remuant plus...

Enchanté, victorieux, l’insouciant gamin prend le galop, craignantd’arriver en retard à l’école.

... C’est maintenant l’heure de midi, et le bambin revient à la maison.Curieux, il veut revoir sa victime... Quelle surprise ! Le crapaudn’est pas mort tout à fait : en ce moment même, le voici qui, malgréson affreuse blessure, se hisse péniblement vers son trou : ses membresmutilés, sanguinolents, tirent, s’efforcent, avancent, au prix dequelles tortures ! – en hâte, très en hâte, car il a reconnu sonbourreau...

Celui-ci réfléchit : faut-il achever la bête ? Et soudain voici qu’unestupeur opprime le petit homme ; il n’ose plus ! En sa conscience, unelumière, trouble encore, mystérieuse, s’est levée, aurore de cettePitié que est la loi du Monde... Il pense : « C’est mal ce qui j’aifait là ! Pourquoi être méchant avec les bêtes qui ne vous disent rien? »

Et en s’éloignant, plusieurs fois, il se retourne, vaguement inquiet,regardant le reptile misérable...

... Quand l’écolier repasse une heure après, il voit que son crapaudest à l’abri sous une racine d’arbre : immobile, semblant mort... Et lepetit considère son oeuvre !...

Tout à coup, l’immonde bête ouvre ses yeux, ses beaux yeux d’or etfixement regarde son meurtrier.

Que lui dit-il, en ce mystère des communications fluidiques ?

Pourquoi m’as-tu assassiné ? Je ne te faisais point de mal : j’étaisabject et tu étais puissant... Me devant ta protection, d’où vient quetu m’as donné la mort ? J’étais la vie, comme toi... Faible, infirme,paria de l’animalité, j’étais pour cela l’enfant préféré du Créateur.Sa main s’appesantira sur toi !...

Et le solitaire, le fakir du règne animal, referma ses yeux...

Plusieurs jours, le paysan demeura très préoccupé, bourrelé de remordsà la pensée de cette triste bête qui souffrait par lui, revoyant mêmeen rêve ces yeux mourants pleins de reproche et de douleur...

Il interrogea l’instituteur, qui lui dit : « Le crapaud détruit lesinsectes, la vermine : c’est un utile auxiliaire du cultivateur, l’amidu jardinier. »

« Un ami ! » pense l’écolier ; mais alors c’est un crime que j’aicommis... « Je suis un petit garçon sans coeur... » Il se trouble, en unvrai chagrin, et des sanglots lui montent à la gorge...

Eh bien, ne peut-il réparer sa faute ?... Alors cette âme attendrie,touchée de la grâce, s’ingénie, cherche... Le bambin ramasse desmouches, des cloportes, des chenilles, des limaces ; et il les apporteà son pauvre ami blessé... Avec une sorte de frisson qui est un rested’horreur et un commencement d’amour, il met lui-même la nourritureprès, tout près du malade... De plus, il s’est muni de camphre (le seulremède à lui connu), et, devenu médecin, il soigne la plaie du patient.

Maintenant le paysan a si grande frayeur que son crapaud ne meure qu’ilva tous les jours à l’église demander une grâce à ce Dieu « qui peuttout, » comme dit M. le curé...

« Petit Jean, la bête mourra, parce que tu l’as trop meurtrie, parceque tu l’as brisée ; mais, pour ton repentir sincère, pour cettecompassion qui naît en ton coeur pantelant, le Créateur te pardonne...et comme récompense, un soir dans l’église, pour la première fois, ilte fut révélé que la Bonté est l’âme du monde... »

Et quand le lamentable estropié fut mort, l’enfant, désespéré, pleura;... il inhuma sa victime..., puis, dans la puérile naïveté de sadévotion, il mit, sur le tertre, une croix avec cette inscription : «Petits oiseaux, priez pour lui... »

... Voilà quarante ans de cela ! Et ce soir, précisément, la campagne,éclairée par la lune retentit de cris argentins qui sont la voix descrapauds... La cristallinité de ces sons m’attendrit, me poigne, plongemon esprit en une secrète extase : je vois l’ironique caprice duTrès-Haut qui permet que des êtres repoussants disent, en une exquisesonorité, l’idéalité de leurs âmes. Ces touches d’harmonica quis’appellent et de toutes parts se répondent, ce langage inconnu deshommes, ce concert si indigent, si débile en un timbre si pur, sous lacoupole constellée, évoquent devant moi je ne sais quelles clochessonnant l’Angélus... ou encore annonçant dans une cathédrale l’office –l’office de la Miséricorde et du Pardon.