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DUMAS, Alexandre(1802-1870) : Mon grand chien! Extraitsde Mes Mémoires.- Paris : Maximilien Vox, 1945. - 50 p. ; 17 cm.- (Brins de plume ;5). Numérisation du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.IX.2014) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière. Mon grand chien ! Extraitsde Mes Mémoires par Alexandre Dumas ![]() _____ C’est vous qui êtes M. Dumas ? me dit la personne qui était dans lefiacre. - Oui, madame. - Eh bien, montez ici, et embrassez-moi… Ah ! vous avez un fier talent,et vous faites un peu bien les femmes ! Je me mis à rire, et j’embrassai celle qui me parlait ainsi. Celle qui me parlait ainsi, c’était Dorval ; Dorval, à qui j’aurais purenvoyer ses propres paroles : “Vous avez un fier talent, et vousfaites un peu bien les femmes ! „ Dorval demeurait alors boulevard Saint-Martin, dans une maison ayantune sortie sur la rue Meslay. Par chance, elle était toute seule. On m’annonça ; elle fit répéter deux fois mon nom. - Eh bien, oui, criai-je de la salle à manger, c’est moi ! Après ?...Est-ce que je suis consigné à la porte, par hasard ? - Ah ! tu es gentil ! me dit-elle avec cet accent traînard qui avaitquelquefois dans sa bouche un si grand charme ; il y a six mois qu’onne t’a vu ! - Que veux-tu, ma chère ! dis-je en entrant et en lui jetant les brasautour du cou, j’ai fait, depuis ce temps-là, un enfant et unerévolution, sans compter que j’ai manqué deux fois d’être fusillé… Ehbien, voilà comme tu embrasses les revenants, toi ? - Je ne peux pas t’embrasser autrement, mon bon chien. C’était le nom d’amitié, je dirai même d’amour, que Dorval m’avaitdonné. Et son bon chien lui aété fidèle jusqu’à la fin, pauvreDorval ! - Et pourquoi ne peux-tu m’embrasser ? lui demandai-je. - Je suis comme Marion Delorme : je me refais une virginité. - Impossible ? - Parole d’honneur ! je redeviens sage. - Ah ! ma chère, je parlais d’une révolution que j’avais faite : envoilà une seconde. Qui diable a fait celle-là ? - Alfred de Vigny. - Tu l’aimes ? - Ne m’en parle pas, j’en suis folle ! - Et que fait-il pour te maintenir dans ces bons sentiments ? - Il me fait de petites élévations. - En ce cas, ma chère, reçois mes sincères compliments : d’abord, deVigny est un poëte d’un immense talent ; ensuite, c’est un vraigentilhomme : cela vaut mieux que moi, qui suis un mulâtre. - Tu crois ? me dit Dorval avec une de ces intonations comme elle seulesavait en donner. - A mon tour, parole d’honneur ! - Alors, ce n’est pas pour cela que tu venais ? Je me mis à rire. - Dame !... répondis-je. - Non… décidément, cela ne se peut pas ; imagine-toi qu’il me traitecomme une duchesse. - Il a parfaitement raison. - Il m’appelle son ange. - Bravo ! - L’autre jour, j’avais un petit bouton à l’épaule, il m’a dit quec’étaient des ailes qui poussaient. - Mais cela doit énormément t’amuser, ma chère ? - Je crois bien ! Piccini ne m’avait pas habituée à cela. - Et Merle ? - Encore moins… A propos, nous nous sommes mariés, avec Merle, tu sais ? - Tout de bon ? - Oui, c’était un moyen de nous séparer. - Mais il doit être l’homme le plus heureux de la terre ? - Tu penses !… Il a son café au lait le matin, et ses pantoufles devantson lit le soir… Veux-tu lui dire bonjour ? - Merci ! je viens pour toi. - Ah ! tu es bien gentil, mon grand chien… Et puis j’oubliais : iln’est pas ici, il est à la campagne. - J’ai à t’annoncer une nouvelle. - Laquelle ? - C’est que j’ai retiré Antonydu Théâtre-Français. - Ah ! que tu as bien fait ! C’est comme Hugo, tu sais, il leur arepris Marion Delorme et nousl’a apportée ; c’est moi qui joueMarion. - Eh bien, que dis-tu de la pièce ? - Tiens, je trouve cela très beau, moi… Je ne sais pas comment je m’entirerai, par exemple ! Dis donc, des vers ! me vois-tu devenuetragédienne ? - Mais il me semble que ce ne sera pas ton coup d’essai. - Ah ! oui, dans Marino Faliero.Dieu merci, le rôle d’Helenam’a-t-il assez embêtée ! Tu m’as vue là-dedans, n’est-ce pas ? - Oui. - J’étais bien mauvaise, hein ? - Le fait est que tu n’étais pas bonne ; mais j’espère que tu serasmeilleure dans Adèle ? - Qu’est-ce que c’est que cela, Adèle ? - C’est la maîtresse d’Antony, ma chère. - Tu nous apportes donc Antony? - Mais oui ! - Et c’est moi qui jouerai Adèle, mon bon chien ? - Parbleu ! - Fanfare alors !... Ma foi, tant pis, je vais t’embrasser… Oh ! que tues bête ! quand je te dis que non !... Tiens ! qu’as-tu donc dans tapoche ? - Le manuscrit. - Oh ! donne, que je le regarde. - Je vais te le lire. - Comment, tu vas me le lire, à moi ? - Sans doute. - Comme cela, pour moi toute seule ? - Certainement. - Ah ça ! mais tu me prends donc pour une grande actrice ? - De Vigny ne te traite que comme une duchesse ; moi, je veux tetraiter comme une reine. Elle se leva et me fit une révérence. - La reine sera toujours votre servante, monsieur, et la preuve, c’estque je vais vous donner une table, et vous offrir… quoi ? Qu’aimes-tumieux quand tu lis ? de l’eau-de-vie, du rhum ou du kirsch ? - J’aime mieux de l’eau. - Eh bien, attends. Elle entra dans sa chambre à coucher, je l’y suivis. - Ah ! bon ! voilà que tu viens ici, toi ? - Pourquoi pas ? - C’est défendu. - Même pour moi ? - Pour tout le monde… Alexandre ! je te donne ma parole que je vaissonner. - Ah ! par exemple ! - Alexandre !... - Je veux en avoir le cœur net. Je parie que tu ne sonnes pas, moi. - Alexandre !... Elle se pendit à la sonnette, et fit bruyamment résonner le timbre. Je me jetai sur un fauteuil, et me mis à rire comme un fou. La femme de chambre entra. - Louise ! dit Dorval avec une parfaite dignité, un verre d’eau pour M.Dumas. - Louise !... dans une cuvette, ajoutai-je. - Insolent ! dit Dorval. Elle se jeta sur moi et me battit de toute sa force. Au moment où elle frappait avec le plus d’acharnement, on sonna dudehors. Elle s’arrêta court. - Ah ! dit-elle, viens vite dans le salon, mon bon chien, que l’on nete voie pas ici. - Si l’on ne me voyait pas du tout ? - Comment cela ? - Si nous remettions la lecture à ce soir ? - Ce serait encore mieux. - Si je m’en allais par où tu sais ? - Oui, oui… A ce soir ! Veux-tu que je prévienne Bocage ? - Non, je veux d’abord te lire cela, à toi. - Comme tu voudras… Voyons, va-t’en ! va-t’en ! Oh ! qu’il estennuyeux, ce de Vigny, d’arriver juste à ce moment-ci ! - Que veux-tu, ma pauvre amie ! nous ne sommes pas dans ce monde pouravoir toutes nos aises… A ce soir. - A ce soir, oui. Elle poussa vivement la porte de la chambre à coucher ; juste au mêmemoment, la porte du salon s’ouvrait. - Ah ! bonjour, mon cher comte, dit-elle ; venez donc vous asseoir prèsde moi… Je vous attendais avec impatience… Pendant ce temps-là, Louise levait la portière de perse, et me faisaitsigne de la suivre. Je lui mis un louis dans la main. Elle me regarda avec étonnement. - Eh bien, quoi ? lui demandai-je. - C’est donc comme si madame n’avait pas sonné. - Exactement. - Est-ce qu’on ne vous reverra pas ? - Si fait, je reviens ce soir. - Ah ! je comprends, alors. - Eh bien, non, tu ne comprends pas. - C’est possible, encore ; que voulez-vous ! depuis six mois, ici,c’est le monde renversé. Ah ! monsieur, vous que madame aime tant, quevous devriez bien lui dire qu’elle se perd ! Elle avait raison, pauvre Louise !... Je revins le soir. Dorval était seule : elle m’attendait. - Ah ! ma foi ! m’écriai-je, je n’espérais pas un tête-à-tête. - J’ai dit que j’avais une lecture. - Et as-tu dit qui lisait ? - Oh ! non ; mais, d’abord, viens t’asseoir ici, et écoute-moi, mon bonchien. Je me laissai conduire à un fauteuil. Je m’assis. Elle resta debout devant moi, avec ses deux mains dans les miennes ;elle me regarda de son bon et doux regard. - Tu m’aimes, toi, n’est-ce pas ? me dit-elle. - De tout mon cœur ! - Tu m’aimes véritablement ? - Puisque je te le dis. - Pour moi ? - Pour toi. - Tu ne voudrais donc pas me faire de la peine ? - Ah ! grand Dieu ! - Tu désires que je joue ton rôle ? - Puisque je te l’apporte. - Tu ne veux pas entraver ma carrière ? - Ah ça ! mais tu es folle ! - Eh bien, ne me tourmente plus comme tu as fait ce matin. Je n’auraispas la force de me défendre, moi, et… et je suis heureuse comme je suis; j’aime de Vigny, il m’adore. Tu sais, il y a des hommes que l’on netrompe pas, ce sont les hommes de génie, ou, si on les trompe, ma foi,tant pis pour celles qui les trompent ! - Ma chère Marie, lui dis-je, tu es à la fois l’esprit le plus élevé etle meilleur cœur que je connaisse. Touche là, je ne suis plus que tonami. - Ah ! entendons-nous, je ne dis pas que cela durera toujours. - Cela durera, du moins, tant que tu ne me rendras pas la parole que jete donne. - C’est dit. Si, un jour, cela m’ennuie, je t’écrirai. - A moi ? - A toi. - Avant tout autre ? - Avant tout autre, tu sais bien comme je t’aime, mon bon chien… Ah !nous allons donc lire cela ; on dit que c’est superbe. Pourquoi donccette mijaurée de mademoiselle Mars n’a-t-elle pas joué le rôle ? - Ah ! parce qu’elle avait fait faire pour quinze cents francs derobes, et que le lustre n’éclairait pas assez. - Tu sais que je n’en ferai pas faire pour quinze cents francs, derobes, moi ; mais sois tranquille, on trouvera moyen de s’attifer !C’est donc une femme du monde, hein ? Quel bonheur de jouer une femmedu monde, mais une vraie, comme tu dois savoir les faire ! moi qui n’aijamais joué que des poissardes… Allons, vite, mets-toi là, et lis. Je commençai à lire, mais elle n’eut pas la patience de rester sur sachaise ; elle se leva, et vint s’appuyer sur mon dos, lisant en mêmetemps que moi par-dessus mon épaule. Après le premier acte, je relevai la tête : elle m’embrassa au front. - Eh bien ? lui demandai-je. - Eh bien, mais il me semble que cela s’engrène drôlement ! Ils vontaller loin, s’ils marchent toujours du même pas. - Attends, et tu vas voir. Je commençai le second acte. A mesure que j’avançais dans ma lecture, je sentais la poitrine del’admirable artiste palpiter contre mon épaule ; à la scène entre Adèleet Antony, une larme tomba sur mon manuscrit, puis une seconde, puisune troisième. Je relevai la tête pour l’embrasser. - Oh ! que tu es ennuyeux ! dit-elle ; va donc, tu me laisses au milieude mon plaisir. Je me remis à lire, et elle se remit à pleurer. A la fin de l’acte, on se le rappelle, Adèle s’enfuit. - Ah ! dit Dorval en sanglotant, en voilà une femme honnête ! Moi, jene m’en irais pas, va ! - Toi, lui dis-je, tu es un amour ! - Non, monsieur, je suis un ange ! Voyons le troisième ; ah ! mon Dieu,pourvu qu’il la rejoigne ! Je lus le troisième acte ; elle l’écouta toute frissonnante. Le troisième acte se termine, on le sait, par la vitre cassée, par lemouchoir appliqué sur la bouche d’Adèle, par Adèle repoussée dans sachambre ; après quoi, la toile tombe. - Eh bien, me dit Dorval, maintenant ? - Tu ne te doutes pas de ce que lui fait Antony ? - Comment, il la viole ? - Un peu ! seulement, elle ne sonne pas, elle. - Ah !... - Quoi ? - Bon ! en voilà une fin de troisième acte ! Oh ! tu n’y vas pas demain morte, toi ! C’est égal, il est un peu joli à jouer, cet acte-là.Tu verras comme je dirai : « Mais elle ne ferme pas, cette porte ! » et: « Il n’est jamais arrivé d’accident dans cette auberge ? » Il n’y aque le cri, quand je l’apercevrai ; il me semble que cela doit fairetant de plaisir à Adèle de revoir Antony, qu’elle ne peut pas crier. - Il faut pourtant qu’elle crie. - Oui, je sais bien, c’est plus moral… Allons, va, va, mon bon chien ! J’entamai le quatrième acte. - A la scène de l’insulte, elle me prit le cou entre ses deux mains :ce n’était plus seulement son sein qui s’élevait et s’abaissait,c’était son cœur qui battait contre mon épaule ; je le sentais bondir àtravers ses vêtements. A la scène entre la vicomtesse et Adèle, scènedans laquelle Adèle répète trois fois : « Mais je ne lui ai rien fait,à cette femme ! » je m’arrêtai. - Sacré nom d’un chien ! me dit-elle, pourquoi t’arrêtes-tu donc ? - Je m’arrête, répondis-je, parce que tu m’étrangles. - Tiens, c’est vrai, dit-elle ; mais c’est qu’aussi on n’a jamais faitde ces choses-là au théâtre. Ah ! c’est trop nature, c’est bête, çaétouffe, ah !... - Il faut pourtant bien que tu écoutes jusqu’à la fin. - Je ne demande pas mieux. J’achevai de lire l’acte. - Ah ! me dit-elle, tu peux être tranquille sur celui-là, j’en réponds.Ah ! je dirai drôlement cela : « C’est sa maîtresse ! » Ce n’est pasdifficile à jouer, tes pièces ; seulement, ça vous broie le cœur… Oh !la la, laisse-moi pleurer un peu, hein ?... Ah ! grand chien, va ! oùas-tu donc appris les femmes, toi ? Tu les sais un peu bien par cœur ! - Voyons, lui dis-je, un peu de courage et finissons-en. - Allons, va ! Je commençai le cinquième acte. A mon grand étonnement quoiqu’elle pleurât beaucoup, il me parut luifaire moins d’effet que les autres. - Eh donc ? lui demandai-je. - Ah ! dit-elle, je trouve cela bien, moi ! très bien ! - Ce n’est pas vrai, tu ne le trouves pas bien. - Mais si. - Mais non ! - Eh bien, veux-tu que je te dise franchement mon avis ? - Oui. - Je le trouve un peu mou, le dernier acte. - Regarde, et vois ce que c’est que les goûts ! mademoiselle Mars letrouvait trop dur, elle. - Je parie qu’il n’était pas comme cela, d’abord ? - Non, je dois te l’avouer. - Et qu’elle te l’a fait changer ? - D’un bout à l’autre ! - Allons donc ! - Mais, si tu veux, je te le referai. - Je crois bien, que je le veux ! - Oh ! c’est facile. - Et quand le referas-tu ? - Demain, après-demain, un de ces jours enfin. Elle me regarda, fit tourner ma chaise sur un de ses pieds, et se mit àgenoux entre mes jambes. -Sais-tu ce que tu devrais faire, mon bon chien ? me dit-elle. - Que devrais-je faire ? Voyons. Elle ôta un de ses peignes, et se mit à peigner ses cheveux, tout en meparlant. - Ce que tu devrais faire, je vais te le dire : tu devrais m’arrangercet acte-là cette nuit. - Je veux bien ; je vais rentrer chez moi, et m’y mettre. - Non, sans rentrer chez toi. - Comment cela ? - Écoute : Merle est à la campagne ; prends sa chambre ; on te fera duthé ; de temps en temps, je t’irai voir pendant que tu travailleras.Demain matin, tu auras fini, et tu viendras me lire cela près de mondodo ; ah ! ce sera bien gentil. - Et, si Merle revient ?... - Bah ! nous ne lui ouvrirons pas, à lui. - Eh bien, soit ; tu auras ton acte demain avant ton déjeuner. - Oh ! bon chien, que tu es aimable, va ! Mais tu sais ?... Elle leva le doigt. - Puisque c’est convenu ! - A la bonne heure ! Que veux-tu faire, ce soir ? Veux-tu souper ?veux-tu travailler ? - Je veux travailler. Elle sonna. - Louise ! Louise ! Louise entra. - Eh bien, madame, encore ? demanda-t-elle. - Non… Fais du feu dans la chambre de Merle. - Mais monsieur a dit qu’il ne reviendrait pas. - Ce n’est pas pour monsieur, c’est pour Alexandre. La femme de chambre me regarda. - Eh bien, oui, dis-je, pour moi. - Oh ! que c’est drôle ! dit-elle. Enfin… - Tu vois, dis-je à Dorval, c’est un scandale. - Quoi ! ça t’étonne, Louise ? Il a une lettre de change, il craintd’être arrêté chez lui demain matin, et il couche ici, voilà tout ;seulement, il ne faut pas le dire. Cette bonne Dorval, elle ne connaissait que deux motifs pour lesquelson pût ne pas coucher chez soi : une maîtresse ou une lettre de change. - Ah ! fit Louise, bon, bon, bon ! Je crois bien qu’il ne faut pas ledire ! - Surtout à M. le comte, tu comprends… d’autant plus qu’il n’y a pas demal. Louise sourit. - Oh ! madame me prend pour une autre, par exemple… Madame n’a pasautre chose à m’ordonner ? - Non. Louise sortit. Nous restâmes seuls : moi, comme toujours, en admiration devant cettenature naïve, prime-sautière, obéissant sans cesse au premier mouvementde son cœur, ou au premier conseil de son imagination ; elle, joyeusecomme un enfant qui se donne des vacances ignorées et savoure unplaisir inconnu. Alors, debout devant moi, sans prétention, avec des poses d’un abandonadmirable, des cris d’une justesse douloureuse, elle repasse tout sonrôle, n’en oubliant pas un point saillant, me disant chaque mot commeelle le sentait, c’est-à-dire avec une poignante vérité, faisant écloredu milieu de mes scènes, même de ces scènes banales qui servent deliaison les unes aux autres, des effets dont je ne m’étais pas doutémoi-même, et, de temps en temps, s’écriant en battant des mains, et ensautant de joie : - Oh ! tu verras, mon bon chien, tu verras, quel beau succès nousaurons ! O splendide organisation que la mort a cru détruire en la frappantentre mes bras, et que j’ai juré, moi, de ne pas laisser détruire parla mort ; oh ! je te ferai revivre, je te l’ai dit, et, puisque ceuxqui avaient le droit d’exiger de moi le mensonge m’ont autorisé à direla vérité, sois tranquille : à chaque évocation de ma plume, tusortiras de la tombe, palpitante de réalisme, avec les faiblesses quite faisaient femme, avec les qualités qui te faisaient artiste ; telle,enfin, que Dieu t’avait créée. Pour toi pas de voile, pour toi pas demasque ; te traiter comme une femme vulgaire serait insulter à tongénie ! Au bout d’un quart d’heure, Louise rentra : tout était prêt dans lachambre de Merle. Il était décidé que je ferais désormais mes pièceschez ceux à qui elles étaient destinées. Je me mis à mon cinquième acte à onze heures et demie du soir ; à troisheures du matin, il était refait ; à neuf heures, Dorval battaitjoyeusement des mains, et s’écriait : - Comme je dirai : « Mais, je suis perdue, moi ! » Attends donc, etpuis : « Ma fille ! il faut que j’embrasse ma fille ! » et puis : «Tue-moi ! » et puis tout enfin ! - Alors, tu es contente ? - Je crois bien !... Maintenant, il faut envoyer chercher Bocage pourdéjeuner et pour entendre cela. Bocage avait tout fait servir à l’originalité du personnage qu’il étaitchargé de représenter, jusqu’aux défauts physiques que nous avonssignalés chez lui. Madame Dorval avait tiré un parti énorme du rôle d’Adèle. Elle jetaitles mots avec une admirable justesse. Tous ses effets étaient indiqués,excepté un seul qu’elle n’avait point encore trouvé. « Mais je suis perdue, moi ! » devait-elle s’écrier en apprenantl’arrivée de son mari. Eh bien, elle ne savait pas comment dire cescinq mots : « Mais je suis perdue, moi ! » Et, cependant, elle sentaitque, dits avec vérité, ils renfermaient un grand effet. Tout à coup, une illumination lui passa dans l’esprit. - Es-tu là, mon auteur ? demanda-t-elle en s’approchant de la rampepour regarder à l’orchestre. - Oui… Qu’y a-t-il ? répondis-je. - Comment mademoiselle Mars disait-elle : « Mais je suis perdue, moi ? » - Elle était assise, et se levait. - Bon ! reprit Dorval en retournant à sa place, je serai debout, et jem’assiérai. La répétition s’acheva. Alfred de Vigny était présent, et me donnaquelques bons conseils. J’avais fait d’Antony un athée, il me fiteffacer cette nuance du rôle. Alfred de Vigny me promit un grand succès. Nous nous quittâmes, luipersistant dans son opinion, moi secouant la tête en signe de doute. Bocage m’emmena dans sa loge pour me montrer son costume. Je dis costume, car, quoique Antony fûtvêtu, comme le commun des mortels,d’une cravate, d’un gilet et d’un pantalon, il devait y avoir, vul’excentricité du personnage, quelque chose de particulier dans la misede la cravate, dans la forme du gilet, dans la coupe de l’habit, etdans la taille du pantalon. J’avais, d’ailleurs, donné là-dessus mesidées à Bocage, qui les avait parfaitement utilisées, et, en le voyantrevêtu de ces habits, on devait comprendre, dès le premier abord, quel’acteur ne représentait pas un homme ordinaire. Il était convenu que la pièce passerait définitivement le 3 mai ; jen’avais donc plus que deux répétitions avant le grand jour. Lesrépétitions précédentes avaient été fort négligées par moi : je fis lesdeux dernières avec une extrême sévérité. Arrivée à la phrase qui l’avait si longtemps inquiété, madame Dorval setint parole à elle-même : elle était debout, elle se laissa tomber surun fauteuil, comme si la terre eût manqué sous ses pieds et s’écria : «Mais je suis perdue, moi ! » avec un tel accent de terreur, que le peude personnes qui assistaient à la répétition éclatèrent en bravos. La dernière répétition générale se fit à huis clos. C’est toujours untort d’introduire même ses amis les plus sûrs à une répétition générale: le jour de la représentation, ils racontent la pièce à leurs voisinsou se promènent dans les corridors en parlant à haute voix, et enfaisant craquer leurs bottes sur le parquet. Je ne me suis jamais beaucoup loué d’avoir donné des billets despectacle à mes amis, un jour de première représentation ; mais je mesuis toujours repenti de leur avoir donné des billets d’entrée un jourde répétition générale. On objectera les bons conseils que les spectateurs peuvent donner ;d’abord, aux répétitions générales, il est trop tard pour recevoir unconseil important ; puis, les bons conseils, ceux qui les donnent, cesont, dans le cours des répétitions, les acteurs, les pompiers, lesmachinistes, les comparses, tout ce monde enfin qui vit du théâtre, etqui sait le théâtre mieux que tous les bacheliers ès-lettres et tousles académiciens possibles. Eh bien, tout ce monde-là m’avait prédit le succès d’Antony,machinistes et pompiers en allongeant le cou à travers les coulisses,artistes et comparses en allant écouter dans la salle les scènes où ilsne figuraient pas. Le soir de la première représentation arriva. L’époque était mal choisie pour la littérature : tous les espritstournaient à la politique, et l’on voyait l’émeute voler dans l’air,comme, pendant les chaudes soirées d’été, les martinets aux cris aiguset les chauves-souris aux ailes de crêpe. Ma pièce était aussi bien montée qu’elle pouvait l’être ; mais, à partla dépense de talent qu’allaient faire les acteurs, M. Grosnier n’avaitfait aucune dépense : pas un tapis neuf, pas une décoration nouvelle,pas même un salon retouché. L’ouvrage pouvait tomber sans remords : iln’avait coûté au directeur que le temps perdu en répétitions. La toile se leva. Madame Dorval, en robe de gaze, en toilette de ville, en femme du mondeenfin, c’était une nouveauté au théâtre où l’on venait de la voir dans les Deux Forçats et dans Trente Ans ; aussi ses premièresscèneseurent-elles un médiocre succès ; sa voix rauque, ses épaules voûtées,son geste, si familier, que dans les scènes sans passion il devenaitvulgaire, tout cela ne prévenait en faveur ni de la pièce ni del’actrice. Deux ou trois intonations d’une admirable justessetrouvèrent, cependant, grâce devant le public, mais ne l’émurent pas aupoint de lui arracher un seul bravo. Bocage, de son côté, on se le rappelle, a peu de chose dans le premieracte : on l’apporte évanoui, et le seul effet qu’il ait, c’est, aprèsavoir arraché l’appareil de sa blessure, cette phrase qu’il prononce ens’évanouissant pour la seconde fois : « Et, maintenant, je resterai,n’est-ce pas ? » A cette phrase seulement, on commença de comprendre la pièce, et sesentir ce que pouvait renfermer de drame intime un ouvrage dont lepremier acte se terminait ainsi. La toile tomba au milieu des applaudissements. J’avais recommandé de faire les entr’actes courts. Je passai au théâtrepour presser moi-même artistes, régisseurs et machinistes. Au bout decinq minutes, avant que l’émotion eût eu le temps de se calmer, latoile se leva de nouveau. Le second acte était tout entier à Bocage. Il s’en empara avec vigueur,mais sans égoïsme, laissant à Dorval tout ce qu’elle avait le droit d’yprendre, et s’élevant à une très grande hauteur dans sa scène demisanthropie amère et de menace amoureuse, scène qui, au reste, – àpart celle des enfants trouvés, – tient à peu près tout l’acte. Je le répète, Bocage y fut très beau : intelligence d’esprit, noblessede cœur, expression de visage, le type d’Antony tel que je l’avaisconçu était livré au public. Après l’acte, et tandis que la salle applaudissait encore, je montai leféliciter de grand cœur. Il était rayonnant d’enthousiasme et d’espoir,et Dorval lui disait, avec la franchise de son génie, combien elleétait contente de lui. Dorval ne craignait rien : elle savait que lequatrième et le cinquième acte étaient à elle, et elle attendaittranquillement son tour. La salle, à ma rentrée, était frémissante ; on y sentait cetteatmosphère imprégnée d’émotions qui fait les grands succès. Jecommençais à croire que j’avais eu raison contre tout le monde, mêmecontre mon directeur. J’excepte Alfred de Vigny, qui m’avait prédit unsuccès. On connaît le troisième acte, tout d’action, et d’action brutale ; ilavait, du côté de la violence, un certain rapport avec le troisièmeacte d’Henri III, où le duc de Guise broie le poignet de sa femmepour la forcer de donner à Saint-Mégrin un rendez-vous de son écriture. Heureusement, le troisième acte du Théâtre-Français, ayant réussi,faisait planche à celui de la Porte-Saint-Martin. Antony, poursuivant Adèle, arrive le premier dans une auberge devillage, s’empare de tous les chevaux de poste, pour obliger Adèle às’y arrêter, choisit, dans les deux seules chambres de l’hôtellerie,celle qui lui convient, se ménage par le balcon une entrée dans celled’Adèle, et se retire au bruit de la voiture de celle-ci. Adèle entre, prie, supplie pour qu’on lui trouve des chevaux : ellen’est plus qu’à quelques lieues de Strasbourg, où elle va rejoindre sonmari ; les chevaux, écartés par Antony, sont introuvables : Adèle estobligée de passer la nuit dans l’hôtel. Elle prend toutes sesprécautions de sûreté, précautions qui, dès qu’elle sera seule,deviendront nulles par le fait de la croisée du balcon, oubliée dans sacraintive investigation. Madame Dorval était adorable de naïveté féminine et de terreurinstinctive. Elle disait comme personne ne les eût dites, commepersonne ne les dira jamais, ces deux phrases bien simples : « Maiselle ne ferme pas, cette porte ! » et : « Il n’est jamais arrivéd’accident dans votre hôtel, madame ? » Puis, l’hôtelière rentrée, ellese décidait elle-même à rentrer dans son cabinet. A peine avait-elle disparu, qu’un carreau de la fenêtre tombait briséen éclats, qu’un bras s’avançait, que l’espagnolette était levée, quela fenêtre s’ouvrait, et qu’Antony et Adèle apparaissaient à la fois,l’un sur le balcon de sa fenêtre, l’autre sur le seuil de son cabinet. Adèle, à la vue d’Antony, poussait un cri. Le reste de la mise en scèneétait d’une naïveté effrayante. Pour empêcher que le cri ne serenouvelât, Antony jetait un mouchoir sur la bouche d’Adèle, entraînaitcelle-ci vers le cabinet, et, au moment où ils y entraient tous deux,la toile tombait. Il y eut un instant de silence dans la salle. Porcher, l’homme quej’avais désigné à l’un de nos trois ou quatre prétendants à la couronnecomme le plus capable de lui faire une restauration ; Porcher, quiétait chargé de ma restauration, à moi, hésitait à donner le signal. Lepont de Mahomet n’est pas plus étroit que ce fil qui suspendait en cemoment Antony entre un succèset une chute. Le succès l’emporta. Une immense clameur suivie d’applaudissementsfrénétiques s’élança comme une cataracte. On applaudit et l’on hurlapendant cinq minutes. Quand j’en serai aux chutes, qu’on soit tranquille, je ne me ménageraipas ; mais, en attendant, je demande la permission de dire la vérité. Cette fois, le succès appartenait aux deux acteurs ; je courus authéâtre pour les embrasser. Pas d’Adèle ! pas d’Antony ! Je crus un instant qu’emportés par l’ardeur de la représentation, ilsavaient repris la mise en scène à ces mots : Antony lui jette unmouchoir sur la bouche, et l’emporte dans sa chambre, et qu’ilscontinuaient la pièce. Je me trompais : chacun d’eux changeait de costume pour le quatrièmeacte, et était enfermé dans sa loge. Je leur criai toute sorte de tendresses à travers la porte. - Etes-vous content ? me demanda Bocage. - Enchanté ! - Bravo ! le reste regarde Dorval. - Vous ne la laisserez pas en route ? - Oh ! soyez tranquille ! Je courus à la porte de Dorval. - C’est superbe, ma petite ! splendide ! magnifique ! - Est-ce toi, mon grand chien ? - Oui. - Entre donc, alors ! - Mais la porte est fermée. - Pour tout le monde, mais pas pour toi. Elle m’ouvrit, toute défaite, à moitié déshabillée, et se jeta dans mesbras. - Je crois que nous en pinçons un, mon petit ! - Un quoi ? - Tiens donc ! un succès ! - Hum ! hum ! - Tu n’es pas content ? - Si fait ! - Diable ! tu serais difficile ! Il me semble pourtant que nous avonspassé de rudes ornières ! - C’est vrai, tout a été bien jusqu’à présent ; mais… - Mais quoi, voyons, mon grand chien ?... Oh ! que je t’aime, va ! dem’avoir donné un si beau rôle !... As-tu vu des femmes du monde, hein ? - Non. - Que t’ont-elles dit de moi ? - Puisque je n’en ai pas vu… - Tu en verras, n’est-ce pas ? - Oh ! oui. - Tu me répéteras ce qu’elles t’auront dit…, mais bien franchement ? - Sois tranquille. - Tiens, voilà ma toilette de bal… Un peu soignée, j’espère ! Oh !grand chien, va ! Sais-tu combien tu me coûtes ? - Non. - Tu me coûtes huit cents francs ! - Viens ici. Je lui dis tout bas quelques mots à l’oreille. - Vraiment ? s’écria-t-elle. - Parbleu ! - Tu feras cela ? - Puisque je te le dis. - Embrasse-moi. - Non. - Pourquoi cela ? - Je n’embrasse jamais les gens à qui je fais un cadeau. - Comment ? - J’attends qu’ils m’embrassent. Elle me sauta au cou. - Allons, bon courage ! lui dis-je. - Et à toi aussi. - Du courage ? Je vais en chercher. - Où cela ? - A la Bastille. - A la Bastille ? - Oui ; j’ai idée que le commencement du quatrième acte n’ira pas surdes roulettes. - Et pourquoi cela ? Allons donc ! il est charmant, le quatrième acte :j’en réponds, moi. - Oui, tu réponds de la fin, mais pas du commencement. - Ah ! oui, il y a un feuilletonque dit Grailly… Bah ! cela passeratout de même : le public est lancé ; nous sentons cela, nous autres. - Ah ! vous sentez cela ? - Et puis, vois-tu, mon grand chien, il y a des gens à l’orchestre, des messieurs, des vrais !qui me regardent comme jamais on ne m’aregardée. - Ça ne m’étonne pas. - Dis donc… - Quoi ? - Si j’allais devenir une femme à la mode ? - Il ne tient qu’à toi. - Menteur ! - Je te jure qu’il ne tient qu’à toi. - Oui… mais… - Alfred, hein ? - Justement… Ah ! ma foi, tant pis ! on verra. La voix du régisseur retentit. - Madame Dorval ! peut-on commencer ? - Non, non, non, je suis en chemise ! Il est bon, Moëssard ! Que diraitle public ?... C’est toi qui me retardes aussi… Va-t’en donc ! - Mets-moi à la porte. - Allons, va-t’en ! va-t’en ! va-t’en ! Elle me poussa trois fois avec ses lèvres, et je me trouvai dehors. Pauvres lèvres, si vivantes, si frémissantes, si souriantes, et quej’ai vues se fermer et se refroidir pour toujours sous la main de lamort ! - Je sortis ; j’avais besoin d’air. Je rencontrai Bixio dans lescorridors. - Viens avec moi, lui dis-je. - Où diable vas-tu ? - Je vais me promener. - Comment ! te promener ? - Oui. - Au moment où l’on va lever la toile ? - Justement ! je ne suis pas sûr du quatrième acte, et j’aime autantqu’il commence sans moi. - Es-tu sûr de la fin ? - Oh ! la fin, c’est autre chose… Nous reviendrons pour la fin, soistranquille ! Nous nous élançâmes sur le boulevard. - Ah ! fis-je en respirant. - Qu’as-tu donc ?... Est-ce ta pièce qui te met comme cela ? - Allons donc, ma pièce ! J’entraînai Bixio ver la Bastille. De quoi parlâmes-nous ? je n’en saisrien. Ce que je sais, c’est que nous fîmes une demi-lieue, aller etretour, en bavardant et en riant. Si l’ont eût dit aux passants : « Vous voyez bien ce grand fou qui estlà-bas ? C’est l’auteur de la pièce qu’on joue en ce moment au théâtrede la Porte-Saint-Martin ! » ils eussent, à coup sûr, été bien étonnés. Je rentrai au bon moment, à la scène de l’insulte. Le feuilleton,comme disait Dorval, c’est-à-dire l’apologie du drame moderne, la vraiepréface d’Antony, avait passé sans encombre et même avait étéapplaudi. J’avais une baignoire, près du théâtre ; je fis signe à Dorval quej’étais là. Elle me fit signe qu’elle me voyait. Puis commença la scène entre Adèle et la vicomtesse, la scène qui serésume par ces mots : « Mais je ne lui ai rien fait, à cette femme ! »Puis la scène entre Adèle et Antony, où Adèle répète à trois ou quatrereprises : « C’est sa maîtresse ! » Eh bien, je le dis après vingt-deux ans, – et, pendant ces vingt-deuxans, j’ai fait bien des drames, j’ai vu représenter bien des pièces,j’ai applaudi bien des artistes, – eh bien, qui n’ pas vu Dorval jouantces deux scènes, celui-là eût-il vu tout le reste du répertoiremoderne, n’a pas une idée du point où le pathétique peut être porté. On sait comment se termine cet acte : la vicomtesse entre ; Adèle,surprise dans les bras d’Antony, jette un cri, et disparaît. Derrièrela vicomtesse entre à son tour le domestique d’Antony, qui arrive àfranc étrier de Strasbourg, et qui annonce à son maître le retour dumari d’Adèle. Antony s’élance hors de scène comme un fou, comme undésespéré, en s’écriant : « Malheureux ! arriverai-je à temps ? » Je courus au théâtre. Dorval était déjà en scène, occupée à défriserses cheveux et à déchirer ses fleurs. Elle avait des moments dedésordre passionné que personne n’avait comme elle. Les machinistesfaisaient leur changement, tandis que Dorval faisait le sien. On applaudissait avec frénésie. - Cent francs, criai-je aux machinistes, si la toile est levée avantque les applaudissements aient cessé ! Au bout de deux minutes, on frappait les trois coups ; la toile selevait, et les machinistes avaient gagné leurs cent francs. Le cinquième acte commença littéralement avant que les applaudissementsdu quatrième se fussent apaisés. J’eus un moment d’angoisse. Au milieu de la scène d’épouvante où lesdeux amants, pris dans un cercle de douleurs, se débattent sans trouverun moyen ni de vivre ni de mourir ensemble, un instant avant que Dorvals’écriât : « Mais je suis perdue, moi ! » j’avais, dans la mise enscène, fait faire à Bocage un mouvement qui préparait le fauteuil àrecevoir Adèle, presque foudroyée par la nouvelle de l’arrivée de sonmari. Bocage oublia de tourner le fauteuil. Mais Dorval était tellement emportée par la passion, qu’elle nes’inquiéta point de si peu. Au lieu de tomber sur le coussin, elletomba sur le bras du fauteuil, et jeta son cri de désespoir avec une sipoignante douleur d’âme meurtrie, déchirée, brisée, que toute la sallese leva. Cette fois, les bravos n’étaient point pour moi ; ils étaient pourl’actrice, pour l’actrice seule, pour la merveilleuse, pour la sublimeactrice ! On connaît le dénoûment, dénoûment si inattendu, et qui se résume dansune seule phrase, qui éclate en six mots. La porte est enfoncée par M.d’Hervey au moment où Adèle, poignardée par Antony, tombe sur un sofa.« Morte ? s’écrie le baron d’Hervey. – Oui, morte ! répond froidementAntony. Elle me résistait : je l’aiassassinée ! Et il jette sonpoignard aux pieds du mari. On poussait de tels cris de terreur, d’effroi, de douleur dans lasalle, que peut-être le tiers des spectateurs à peine entendit cesmots, complément obligé de la pièce, qui, sans eux, n’offre plus qu’unesimple intrigue d’adultère dénouée par un simple assassinat. Et, cependant, l’effet fut immense. On demanda l’auteur avec des crisde rage. Bocage vint et me nomma. Puis on redemanda Antony et Adèle, et tous deux revinrent prendre leurpart d’un triomphe comme ils n’en avaient jamais eu, comme ils n’endevaient jamais ravoir. C’est que tous deux avaient atteint les plus splendides hauteurs del’art ! Je m’élançai hors de ma baignoire pour courir à eux, sans faireattention que les corridors étaient encombrés de spectateurs sortantdes loges. Je n’avais pas fait quatre pas, que j’étais reconnu. Alors, j’eus montour comme auteur. Tout un monde de jeunes gens de mon âge, – j’avais vingt-huitans, – pâle, effaré, haletant, se rua sur moi. On me tira à droite, onme tira à gauche, on m’embrassa. J’avais un habit vert boutonné dupremier au dernier bouton : on en mit les basques en morceaux. J’entraidans les coulisses comme lord Spencer rentre chez lui, avec une vesteronde ; le reste de mon habit était passé à l’état de relique. Au théâtre, on était stupéfait. On n’avait jamais vu de succès seproduisant sous une pareille forme ; jamais applaudissements n’étaientarrivés si directement du public aux acteurs ; – et de quel public ? dupublic fashionable, du public dandy, du public des premières loges, dupublic qui n’applaudit pas d’habitude, et qui, cette fois, s’étaitenroué à force de crier, avait crevé ses gants à force d’applaudir. Crosnier était caché. Bocage était joyeux comme un enfant. Dorval étaitfolle ! Oh ! bons et braves cœurs d’amis, qui, au milieu de leur triomphe,semblaient jouir encore plus de mon succès que du leur ! qui laissaientde côté leur talent, et qui, à grands cris, exaltaient le poëte etl’œuvre ! Je n’oublierai jamais cette soirée ; Bocage ne l’a point oubliée nonplus. Il y a huit jours, nous en parlions comme si cela se fût passé laveille ; et, pour peu que l’on se souvienne encore de quelque choselà-haut, Dorval s’en souvient aussi, j’en suis sûr ! Maintenant, après nous être embrassés, que devînmes-nous ? Je n’en saisrien. Comme autour de tout ce qui est lumineux, il y a, sur le reste dela soirée et de la nuit, un brouillard que ma mémoire ne peut percer, àvingt-deux ans de distance. Au reste, une des spécialités du drame d’Antony était de retenir lesspectateurs jusqu’au tomber du rideau. Comme la morale de l’ouvrageétait dans ces six mots, que Bocage disait, d’ailleurs, avec unedignité parfaite : « Elle me résistait ; je l’ai assassinée ! » chacunrestait pour les entendre, et ne voulait partir qu’après les avoirentendus. Il en résulta ceci. Deux ou trois ans après la première représentation d’Antony, Antonydevint la pièce de toutes les représentations à bénéfice ; si bienqu’un jour on demanda à Dorval et à Bocage la pièce pour le théâtre duPalais-Royal. Au bénéfice de qui était la représentation ? Je ne me le rappelle plus,et cela ne fait rien à la chose. La pièce eut son succès ordinaire, grâce au jeu des deux grandsartistes ; seulement, le régisseur, mal renseigné sur le moment où ilfallait crier : Au rideau !fit tomber la toile sur le coup depoignard d’Antony ; de sorte que le public fut privé de sondénoûment. Ce n’était point son affaire : le dénoûment, voilà ce qu’il voulaitsurtout ; aussi, au lieu de s’en aller, se prit-il à crier de toutesses forces : - Le dénoûment ! le dénoûment ! Les cris devinrent tels, que le régisseur pria les artistes depermettre qu’on relevât le rideau, afin qu’ils pussent achever la pièce. Dorval, toujours bonne fille, reprit sur son fauteuil sa pose de femmetuée, et l’on se mit à courir après Antony. Mais Antony était rentré dans sa loge, furieux qu’on lui eût faitmanqué son effet de la fin, et, retiré sous sa tente comme Achille,comme Achille il refusa obstinément d’en sortir. Pendant ce temps, le public applaudissait, criait, appelait : « Bocage! Dorval !... Dorval ! Bocage ! » et menaçait de briser les banquettes. Le régisseur leva la toile, espérant que Bocage, mis au pied du mur,serait forcé d’entrer en scène. Bocage envoya promener le régisseur. Cependant, Dorval attendait sur son fauteuil, le bras pendant, la têterenversée en arrière. Le public aussi attendait. Le plus profond silence s’était fait ; mais,une minute écoulée, comme il vit que Bocage n’entrait pas en scène, ilse mit à applaudir, à appeler, à crier de plus belle. Dorval sentit que l’atmosphère tournait à la bourrasque ; elle ranimason bras inerte, redressa sa tête renversée, se leva, s’avança jusqu’àla rampe, et, au milieu du silence, ramené comme par miracle au premiermouvement qu’elle avait risqué : - Messieurs, dit-elle, je luirésistais, il m’a assassinée ! Puis elle tira une belle révérence, et sortit de scène, saluée par untonnerre d’applaudissements. La toile tomba, et les spectateurs se retirèrent enchantés. Ils avaientleur dénoûment, avec une variante, c’est vrai ; mais cette varianteétait si spirituelle, qu’il eût fallu avoir un bien mauvais caractèrepour ne pas la préférer à la version originale. * * * Le « Prince des Critiques » de l’âge d’or de la facilité, Jules Janin,gros sot papillonnant dont la race n’est pas perdue – Janin, donc, aécrit une de ces vérités pour lesquelles il lui sera beaucoup pardonné. « Alexandre Dumas, dit-il, est plus et mieux qu’un romancier : c’est uninventeur de situations dramatiques. » Ajoutons : et de mots.L’immense, la tonitruante supériorité du grandAlexandre sur les littérateurs de son temps (et des autres), c’estqu’il ne sacrifie nulle part à la littérature pour la littérature. De là son succès au théâtre : quel auteur de films il eût fait ! De là,aussi, son succès dans le roman. Il eut des nègres, oui : mais ilsuffit de comparer les maquettes de Maquet avec ce qu’il en a fait,d’une plume égale et sans ratures, le Nigrissime en chef – pour serendre compte que ce qu’il ajoutait, entre ses rares virgules, c’était,tout simplement, le génie. Toute l’exécution de Milady est déjà dans laminute maquétienne, tout, jusques aux indications scéniques : tout,sauf l’immortel, sauf : « laissez passer la justice de Dieu ! » Le plus merveilleux endroit des Mémoiresest celui où Dumas,romancier, se jette sur Dumas, auteur dramatique, le prend àbras-le-corps le brasse et le rebrasse : et de lui-même en lui-même,par une sorte de parthénogénèse sublime, engendre ce monstre mélodieux,éternel et canaille, que les hommes dans leurs rêves n’ont pas finid’appeler : Marie Dorval. M. V. |