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DUBOSC, Georges (1854-1927) :  Le Journal de Rouen et sestransformations, souvenirs et projets (1925).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (6.IX.2016)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Première parution dans le Journal de Rouen du lundi 30mars1925.Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 959-VIII).


Par ci, par là

LE « JOURNAL DE ROUEN »
ET SES TRANSFORMATIONS

V

SOUVENIRS ET PROJETS


par
Georges DUBOSC
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Il nous reste à indiquer les travaux demeurés à l'état de projet et quiviendront compléter la belle installation décrite dans notre dernièrechronique. On compte bien en effet créer, dans les immeubles voisin dela rue de l'Hôpital, ce qu'inventa le premier le Figaro dans sonhôtel de la rue Drouot, une Salle deDépêches. C'est aujourd'huil'accessoire obligé de tout journal ayant pignon sur rue. Non seulementon y affiche toutes les nouvelles recueillies ou transmises par lesagences, ou par les correspondants particuliers, mais on y livre aussià la curiosité du public toute la documentation graphique : croquis,dessins, Clichés photographiques, reproductions, ayant trait, à un faitdivers ou à une exploration géographique. On peut croire que la Salledes Dépêches du Journal de Rouen,sera organisée avec bon goût etn'aura pas de mal à égaler tout ce qui a été présenté au public dans cegenre.

Et cela nous remet en mémoire que dans cette rue de l'Hôpital, à sonentrée vers la Crosse, fut installée il y a une trentaine d'années, lapremière Salle de Dépêches,qui fut organisée à Rouen. C'était celled'un petit journal illustré alors très connu, La Cloche d'Argent, quiportait un titre bien rouennais. Une cloche argentée, supportée par unepotence qui était l'œuvre de Ferdinand Marrou, indiquait l'entrée de lasalle où étaient exposées diverses toiles de jeunes artistes et desdessins et des croquis d'actualité. Un beau jour, l'huissier arriva etsans pitié, saisit la cloche et une amusante toile de Gaston Lespine,qui se trouvait accrochée dans cette salle.

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Il faut bien se dire que la rue de l'Hôpital où se trouvent aujourd'huiles bureaux de l'administration du Journalde Rouen, étaitautrefois... la rue du Croissant rouennaise. En effet, la premièremaison où fut ouverte une correspondance des journaux politiques etlittéraires de Paris, était dans la rue de l'Hôpital, à l'entrée ducôté de la Crosse. Là, derrière un comptoir où s'étalaient les journauxparisiens, se tenait le père Ruez, auquel son toupet blanc, son visagerasé et ses lunettes d'or, donnaient la physionomie populaire alors dupère Thiers. C'était le correspondant du Moniteur officiel et de biend'autres journaux de Paris. Par-là, aussi vint bientôt se fonder ledépôt du Petit Journal quifut créé par un Rouennais bien connu,Amédée Gaucher, dépôt qui existe toujours.

Dans la rue de l'Hôpital, dans l'imprimerie Giroux et Fourey. LaChronique de Rouen, à laquelle collaborèrent tant d'écrivainsrouennais, se tirait en un local aujourd'hui rempli de fourneaux et depoêles, ce qui nous rappelle que le fameux Hébert, rédacteur du PèreDuchesne, prenait souvent le titre de « marchand de fourneaux ».Justeen face des bureaux de l'Administration du Journal de Rouen,s'ouvrait aussi le dépôt de journaux parisiens de Lehman, à la joyeusephysionomie, qui fut aussi le vendeur des petits journaux rouennais LaLorgnette, le Rabelaiset Le Masque de Jacques Fernyen 1883-84.

A l'endroit même où s'élèvent les bureaux du Journal de Rouen, setrouvait une petite boutique basse, qui était bien connue de plusieursgénérations de lycéens. C'était la boutique du père Ganneron, marchandattitré de fournitures de dessin. C'est là qu'on se fournissait detablettes, de tés,d'équerres, voire même de compas. C'est là qu'onpouvait acquérir les modèles lithographiques de Julien, de JoséphineDucollet, de Feroggio, et tout ce qu'il fallait pour les reproduire. Lepère Ganneron était le seul fournisseur patenté de papier Ingres, roseou bleu ; de conté en bâton ;de sanguine et aussi d'une espèce debâton de noir de fumée qu'on appelait de la sausse, du nom de soninventeur, et qui servait pour dessiner d'après la bosse, avec touteune collection d'estompes en papier gris, toujours vendues parl'inévitable Ganneron ! Du diable si on pouvait penser que le Journalde Rouen viendrait jamais remplacer là ce pauvre petit pèreGanneron,connu par tous les écoliers de Rouen.

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Cette Salle des Dépêches, quiest un des compléments obligés de toutjournal moderne et qui le met, pour ainsi dire, en contact avec lelecteur, avec « l'homme dans la rue », sera créée certainement un jourprochain. Mais, dès à présent, on peut juger des efforts tentés par lesfils de Joseph Lafond pour renforcer toute la partie économique du Journal de Rouen. C'estl'augmentation des services des PetitesPostes, qui renseignent directement le public sur les cas particuliersqui l'intéressent. A la Petite Poste agricole, qui fut la premièrecréée, se sont jointes la Petite Poste militaire, puis celles desAnciens Combattants, des « Lois et Règlements », enfin des « Impôts »,qui, de plus en plus nombreux et compliqués, provoquent des demandes derenseignements exacts et techniques, que fournit gratuitement lejournal, devenu le conseiller toujours prudent de son lecteur.

Un des buts poursuivis également par la jeune direction a étél'intensification de tous les renseignements économiques dans tous lesordres : tableaux très complets de la Bourse de Paris, tableau deschanges sur Paris et sur New-York ; Cours des cotons à New-York, Coursdes marchés, Mercuriales de la Seine-Inférieure, Eure, Calvados, Marnéde la Villette à Paris, Cote des farines de consommation, Dépêches duLloyd rouennais, Marine et mouvement du Port de Rouen, Heures du flotet de la pleine mer dans les différents ports du département. Toutesces améliorations pratiques ont été exécutées en même temps que lacomposition typographique mécanique était partout substituée àl'ancienne typographie à la main.

A la mort de Joseph Lafond, il n'y avait en action que deuxlinotypes, tandis qu'aujourd'hui le journal est exécuté par quatorzeadmirables machines à composer dans tous les genres. MM. Jean et AndréLafond ont réalisé entièrement la composition mécanique du Journal deRouen : organisation de la « composition », de la clicheriemodernepourvue des derniers perfectionnements et de l'impression tout à lafois rapide et nette.

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Tel qu'il est aujourd'hui, le Journalde Rouen, parmi la presseprovinciale, détient plusieurs records. Tout d'abord celui de l'âge etde la continuité du titre! Il y a quelques années, la vieille Gazettede France, ayant cessé sa publication, on se demanda, bienentendu,quel était le plus vieux journal français. On mit en avant les noms lesplus divers par exemple: LesAffiches d'Angers, dont le premiernuméro parut le 3 juillet 1773. Depuis 1812, le titre fut changé encelui de Journal de Maine-et-Loire.Qu'est-ce qu'on n'a pas encorecité? Le Publicateur del'arrondissement de Meaux, fondé en 1813 ; le Journal des Landes, fondé le 22brumaire, an IX (13 novembre 1800),dont le centenaire fut célébré en 1900 par son directeur ; le Mémorialdes Deux-Sèvres, qui en 1921, annonçait seulement sa 73e année ;le Journal de l'Aveyron, dontla fondation remonterait, à 1796, qui,dans son numéro du 1er janvier 1922, réclamait le titre de doyen de lapresse provinciale ; Le Journal d'Uzès,fondé par les-félibres en1821. On a mis ensuite en avant le nom de notre confrère Le Journal duLoiret, qui aurait été fondé en 1742, par un Orléanais,Louis-François-Martin Court de Villeneuve, sous le titre de LaGazette, mais qui a changé plusieurs fois de titres et a souventinterrompu sa publication, soit en 1747, en 1762, en 1788 et en 1800.Il ne paraît, en réalité, sous le titre de Journal du Loiret quedepuis 1818, bien postérieurement au Journalde Rouen.

Voici cependant un concurrent plus sérieux. Notre excellent confrère Le Journal du Havre a, en effet,été proposé comme doyen de la presseprovinciale. Il fait remonter ses origines à une feuille ayant pourtitre : Havre-de-Grâce. Commercemaritime, créée en 1750. Sur laproposition de Félix Faure, qui, plus tard, devait être président de laRépublique et qui n'était alors que membre du conseil de surveillance,la mention « fondé en 1750 » figura sous le titre du Journal duHavre, à partir du 6 avril 1875. Cette feuille Havre-de-Grâce,changea, du reste, très souvent de titres et de format. Ainsi que lerapporte M. Louis Brindeau dans son Historiquedu Journal du Havre,édité en 1904, le journal havrais ne parut sous son véritable titre quele 16 Juillet 1826. Postérieurement, le 14 octobre 1826, et àdifférentes dates le Journal du Havrefut modifié. Il ne devint mêmejournal politique qu'à partir du dimanche 20 avril 1828. Son titreactuel, en tout cas, ne remonte qu'en 1826.

Reste le Journal de Rouen !Vraiment on ne peut guère lui contesterle titre de doyen de la presse provinciale française. Il fut bien fondéen 1762 - comme nous l'avons expliqué en tête de cette étude - maissous un autre titre. Toutefois, depuis le 12 mai 1791, imprimé à Rouenchez Etienne-Vincent Machuel, il a sans aucune interruption paru sousle titre de Journal de Rouenet n'a jamais changé de titre. Sous ladirection de Milcent, de Noël, de Duval, des Brière, des Lafond, ce futtoujours avec ce même titre : Journalde Rouen, dont les grosseslettres capitales ont servi à apprendre à lire à bien des enfantsrouennais. Comme on le voit, depuis 134 ans, le même journal, sous lemême titre, c'est bien un record.

Autre record :

Pour les formats, pendant une très longue période, le Journal deRouen tint aussi le record. A l'Exposition régionale des Artsdécoratifs de 1923, dans la section rétrospective de la typographie,figurait un tableau fort ingénieusement compris, où depuis le XVIIIesiècle, étaient superposés tous les aspects et les formats du plusvieil organe de la presse provinciale. C'était tout le passé etl'avenir d'un journal résumé en quelques feuilles de papier !

Les changements de format du Journalde Rouen ont pu être asseznombreux quand il ne portait pas encore ce titre. De 1762 à 1784, c'estun format assez réduit, quelque chose comme celui du Cri de Paris. Ilaugmente ensuite un peu de 1785 à 1792, puis le format se maintient du1er février 1792 au 30 septembre 1828.

L'augmentation principale du format eut lieu le 1er octobre 1828 et lejournal qui était jusqu'alors imprimé sur deux colonnes, le fut surtrois. Cette augmentation de format coïncida avec l'entrée à ladirection de D. Brière. Un article de tête annonçait, du reste, lesaméliorations apportées à l'aspect général du vieux quotidien normand.« Nous n'avons pas augmenté, disait cette note directoriale, le prixd'abonnement qui était de 13 fr. 50 pour trois mois, malgrél'augmentation de format, le prix du papier et de timbre. » Onannonçait, entre diverses réformes que les annonces au lieu d'êtreinsérées dans des suppléments séparés, qu'on pouvait égarer,paraîtraient dans le journal même, qui serait mis en distribution à 10heures du matin.

De 1828, jusqu'en 1849, on ne remarque aucun changement dans le Journal de Rouen. Mais au 1erjanvier 1849, le format est légèrementaugmenté et la « justification typographique » se fait sur quatrecolonnes de composition au lieu de trois,pendant de longues années,sous la rédaction en chef de Charles Beuzeville.

Le 1" juillet 1862, le Journal deRouen, augmente encore la grandeurgénérale de son format et désormais, il paraît sur six colonnes. Depuisil n'a point varié dans sa hauteur et dans sa largeur. Lesaméliorations apportées sous les directions Léon Brière et JosephLafond, ayant surtout porté sur le nombre des pages, qui vont de 6 à12, ainsi que sur le nombre des exemplaires tirés qui ont constammentaugmenté, marquant la prospérité et l'accroissement continuel del'organe du libéralisme normand.

Somme toute, en une période plus que centennale, on ne trouve quequatre changements de formats, ce qui semble bien prouver quel'augmentation se fit avec prudence et sagesse.

Quels ont été les prix de l'abonnement et de la vente au numéro ? En1791, le Journal de Rouen,coûtait 12 livres par an ; en 1804, 12francs par trimestre ; en 1831, 15 francs ; en 1849, 12 francs ; en1856, 14 francs. 34 francs depuis le 1er février 1887, époque où leprix du numéro au lieu de 20 centimes est descendu à 10 centimes. Onsait que depuis la guerre, le prix du numéro est remonté à 15 centimeset que malgré l'augmentation du prix adoptée tout dernièrement parpresque toute la presse parisienne, le prix du numéro du Journal deRouen, est resté le même.

Le Journal de Rouen pendant salongue existence, tient encore lerecord du... minimum de directeurs : Desiles Brière en 1828, LéonBrière en 1876, Joseph Lafond en 1900, Jean et André Lafond en 1921, onpourrait même ajouter, le minimum des rédacteurs en chef, pour la mêmepériode : Vesinet, Cazavan, Charles Beuzeville, Léon Fabert, JosephLafond et Jean Lafond.

De tout ce qui a été écrit et publié dans le Journal de Rouen et quiest comme le résumé de toute la vie politique et économique de larégion normande et plus particulièrement de la vie rouennaise, il resteun témoignage. C'est la collection complète des Annonces et avisdivers, depuis 1785 et du Journalde Rouen lui-même, qui lui faitsuite, conservée sous forte et solide reliure, et imprimée sur papierfort. Elle est gardée soigneusement dans la Bibliothèque même dujournal et confiée à l'excellent bibliographe Paul-Louis Robert.

Une autre collection se trouve aussi à la Bibliothèque municipale deRouen, mais elle présente quelques lacunes. Elle est complète depuis lafondation des Annonces et avis diversen 1762 jusqu'à l'an II. Parcontre l'an IV est très incomplet ; l'an V n'est représenté que par lepremier semestre ; l’an VI présente des lacunes très nombreuses. L'anVII n'est pas représenté pour le mois de brumaire. La collectioncomplète ne recommence qu'après l'an IX.

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Au cours d'une longue carrière comme celle du Journal de Rouen, desévénements nombreux forment l'histoire intime et particulière dujournal, ses deuils et ses joies. Mentionnons d'abord les procès et lespoursuites, qui, bien souvent, sont tout à l'honneur d'un journalindépendant. C'est le procès intenté en 1829 au Journal de Rouen parle gouvernement de la Restauration et qui se termina par unacquittement C'est un nouveau procès intenté en 1836 à propos del'exécution d'Alibaud, qui avait tenté d'assassiner Louis-Philippe,procès de tendance, soutenu par le fameux avocat-général Le Tendre deTourville, et qui, après plaidoirie de Sénard, se termina parl’acquittement du gérant Emile Brière. Sous l'Empire, un procès intentéau Journal de Rouen, à proposdu récit d'une visite de l'impératriceEugénie aux cholériques d'Amiens, et où, très courageusement, de sapetite voix aiguë, Charles Beuzeville fit entendre une protestationvéhémente. C’est enfin le procès intenté par l'Ordre moral àDegouves-Denuncque, se terminant par une condamnation à quinze jours deprison, qui, -  ainsi que nous l'avons rapporté - honoragrandement le journaliste libéral.

A côté de ces procès, il nous faut citer aussi les fêtes commémorativesoù furent exaltées les vertus du travail el du dévouement. Les anciensdu Journal de Rouen serappellent encore la fête du cinquantenaire deMme Louise Barat, une humble porteuse de journaux, entrée le 1ernovembre 1831 et qui, en 1882, quand on célébra sa fête, toujoursdévouée à sa tâche quotidienne, avait fait dans ses tournées 36.500lieues, comme le rappela spirituellement M. Léon Brière, près de 4 foisle tour du monde. Antérieurement, le 15 août 1878, on avait célébré le« cinquantenaire de la direction des Brière » dans un grand banquet.Bien des souvenirs y furent évoqués par M. Léon Brière, qui rappelaitle temps où chaque casse des compositeurs était éclairée par un bout dechandelle et où son père descendait lui-même à quatre heures du matinpour allumer le feu de l'atelier, tandis que le rédacteur en cheffaisait dégeler son encrier ! Puis ce furent les fêtes du mariage deJoseph Lafond, qui unissaient deux vieilles familles chères au journalet les fêtes du mariage de ses fils aînés, entourés par toute la grandefamille du Journal de Rouen.

Grâce à l'active intelligence, qui en tout temps a présidé à sonorganisation, grâce au dévouement fidèle de tous ceux qui ont collaboréà cette œuvre, le Journal de Rouencompte aujourd'hui au premier rangdes grands périodiques français. Bien que situé dans une région troplimitée, bornée par la mer et ouverte à la concurrence de la presseparisienne, le Journal de Rouen asu, par sa sagesse, par sonlibéralisme, par son souci des choses de l'esprit, se créer une place àpart dans l'estime des populations normandes. Aujourd'hui, enpossession des dernières améliorations modernes, pourquoi nepoursuivrait-il pas avec de nouveaux succès, sa tâche dans l'intérêtnational et pour le bien public ?

FIN

Georges DUBOSC.