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Corps
Jean-CharlesContel
(1895-1928)
Celles qui s'en vont...
(Douze lithographies en noir)
1917
Préface d'Albert-Emile Sorel
Poèmes d'Auguste Bunoust

 

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Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont...
Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont...
Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont...
Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont...
Celles qui s'en vont... Celles qui s'en vont...  
 
PRÉFACE d''Albert Émile Sorel
 
C'est pourquoi, lorsqu'on livre aux flammes
Les débris des vieilles maisons,
Le rêveur sent brûler des âmes
Dans les bleus éclairs des tisons.
 
CES versillustres de mon cher et grand ami Sully Prudhomme chantent dans mamémoire, au moment où un artiste de mon pays me demande une préfacepour son album, consacré à nos vieilles maisons normandes. Quel titrepuis-je invoquer pour justifier son choix ? Je ne suis pas archéologueet j'ai besoin de toute l'indul¬gence que me témoignent, au Comité du Vieux Honfleur,mes Collègues pour participer à leurs travaux d'ethnographie. Ducritique d'art, je n'ai aucune qualité : j'obéis à ma premièreimpression, qui m'émeut ou me laisse indifférent. Poète, je ne le suispas non plus, pour donner à mon inspiration un rythme qui s'accordeavec celui de notre architecture. J'aime passionnément notre terre. Unehérédité dont l'origine remonte à des siècles m'en a transmis le culteardent et pieux. J'en vénère, avec un tendre respect, les vestiges quisont la tradition vivante. C'est pourquoi, sans doute, je sens l'âme deces choses et je puis me permettre d'y rêver, avant qu'elles nedisparaissent.

Le jeune dessinateur, en pleine possession de son talent, qui a bienvoulu s'adresser à moi, M. Jean-Ch. Contel, a désiré fixer le souvenirde ces demeures antiques, menacées de destruction. Il est bien de "chez nous " ce visionnaire qui donne des quartiers anciens l'image, siprécise par le détail, et, par l'ensemble de ses compositions, siexpressive de ce qu'ils ont été aux jours d'antan. Il nous trans¬porteet nous laisse en pleine Normandie. Il a compris et interprétél'originale beauté de nos villes, avec une fidélité qu'il n'a pastrahie. Les vers de M. Bunoust suivent la ligne de ses dessins hardiset vigoureux : ils s'adoucissent en se mêlant à leurs ombres et lapassion qui les porte éclate dans leur lumière. On devine une égalemélancolie dans la pensée complexe du peintre et dans celle du poète,cette mélancolie du conquérant qui se sent à l'étroit sur la terre, quifait s'élancer l'artiste à la poursuite de la chimère et qui arrêtel'homme devant le paysage du passé.

LES vieilles maisons ne sont pas des pauvresses que l'onchasse par un arrêté municipal, en déclarant que " la mendicité estinterdite sur le territoire de la commune ". Elles ont droit de cité,non seulement parce qu'elles sont vénérables, mais encore parcequ'elles sont les témoins de toute l'existence d'autrefois etqu'il  convient de les consulter pour perpétuer les coutumes, enles renouvelant. Telles de ces maisons ont la fierté des bourgeoisescossues, de celles que l'on nomme " les maîtresses femmes " qui secoiffent toujours du haut bonnet et ne rougissent point d'avoirparticipé de leur personne aux travaux du ménage. Ces maisons portentune parure d'écaillés ou des sculptures sur les bois qui les revêtent ;leurs pignons émergent de la ville, enlisée dans la brume, que dissipele carillon des clochers et, le ciel bleu maritime — un de ces cielsdont Eugène Boudin a découvert le secret — donne du relief à leurprofil biscornu. Sur la porte, pend le heurtoir en fer forgé ; ilattend le retour de quelque ombre, jadis hôtesse familière de ceslieux. Des barreaux, debout comme des lances dans le râtelier d'armes,défendent les hautes fenêtres ; des géraniums fleurissent sur leursrebords et la mousse, qui perce d'entre les pavés inégaux, frange lesmarches creusées par les pas devant le seuil. Il s'ouvre sur l'escalierspacieux qui tourne entre le mur de pierre et la guirlande de la rampe.Telles autres, plus humbles, offrent, en guise d'entrée, une fissureétroite sur " des ruelles de boue où grouillent les racailles " et d'oùmonte une senteur de saumure. Le soir, les fenêtres brillent avec deslueurs clignotantes et, pourrait-on croire, une expression de malice.Les poutrelles et les lambourdes s'enchâssent dans le plâtre fané, sousles combles enchevêtrés de bois. Les pigeons y gloussent et l'âtrèrépète l'écho de leurs appels. Un mât transversal sert de poutre auplafond de la chambre. Il ne craint pas les assauts de la tempête etbrave le temps
 
Le chêne au grand cœur tient encore
Sous la cadence des berceaux...

VOICI, ailleurs, ornées de leurs enseignes, lesauberges, avec leurs vitres, bosselées, à travers lesquelles onaperçoit les buveurs truculents, aux larges panses au nez enluminé :c'est un Teniers contemporain. Le brouillard décompose les clartés quis'en évaporent et en fait de larges disques aux contours vagues, dansles ténèbres : on dirait des prunelles d'alcooliques démesurémentdilatées.

Oh, ces vieilles maisons ne sont pas des monuments : elles ne sont pas,surtout, de ces constructions endimanchées qui se pavanent au milieu dela ville. La vie qui s'est écoulée entre leurs murs y a été à l'abrides indiscrets et elle semble ne pas s'en être échappée. On la respireavec l'odeur de vétusté qui se répand à travers les salles et leschambres. Les parquets ont des craquements mystérieux. N'est-ce pas unfantôme qui les effleure ? Elles me font penser à l'une de ces vieillesservantes d'autrefois, immortalisées par notre Gustave Flaubert avec Un Cœur simple,à l'une de ces vieilles maisons animées, pourrait-on dire, qui saittoute l'histoire de la famille. On se la transmet de père en fils ; onne la renvoie jamais.  Elle n'est pourtant qu'une servante ; elle n'a été qu'une humble fille, puis une créature de dévouement ;elle n'a jamais prétendu devenir " une dame " à son tour. Il n'est pasun sillon de son visage labouré dans lequel un regard n'ait semé un peud'âme et cette âme des morts survit avec elle. Aussi, lorsqu'elle estprès de mourir d'inanition, à la tâche, on ne veut pas qu'elle manquede soins ni que ses restes soient dispersés dans la fosse commune.

Voilà — si je ne me trompe — ce qu'exprime, pour sauver de l'oubli nosvieilles maisons, la piété filiale de Jean-Ch. Contel. Sur ses belleslithographies, on devine, voilant leur architecture charmante etfantasque, la brume qui les estompe par les matinées sonores deprintemps et celle qui leur donne l'apparence d'un vaisseau spectralpar les nuits d'automne. Quel contraste saisissant de lumière etd'ombres, de tons tranchés et de nuances délicates : ces vieillesmaisons, minées par l'infiltration des sources sur lesquelless'assoient leurs fondements et par les pluies sous lesquelles aruisselé leur faîte, sont pareilles à ces vieillards qui ont beaucouppleuré et dont les yeux se remplissent de clartés, à l'heure où leurcorps ravagé s'incline vers le sol. " Il est si vieux — dit-on cheznous — que la terre le resupe ", et, de fait, ces vieilles maisons ontl'air de se pencher sur une tombe, où leurs débris informes serontconfondus avec les démolitions du passé anonyme.

LE titre de l'album ne laisse pas de trahir une secrète douleur : Celles qui s'en vont...Est-il donc vrai qu'elles soient appelées à disparaître ? L'usure lesa-t-elle rongées dans leurs assises ? S'en vont-elles, enfin, de leurmort naturelle ? Alors, inclinons-nous, résignons-nous, comme on serésigne à laisser abattre un chêne séculaire fendu par la foudre et quel'eau du ciel a moisi. Un intérêt supérieur, celui de la défensenationale, nous commande-t-il de les renverser ? Alors, le sacrifice necompte plus. Chacun se sent heureux de donner le meilleur de soi-même.Mais non, " le progrès " seul veut imposer la rigueur de ses lois, leprogrès exigeant, l'intrus dans le domaine de la beauté, le personnageégoïste et rébarbatif qui cherche ses aises, qui réclame toutes lesjouissances matérielles, qui ferait vendre à la criée le mobilier d'unhumble locataire, lui demandant un délai pour son terme ; le progrèsméchant à force d'être banal, enfin, qui ruine les richesses accumuléespar les traditions locales. Avec quelle joie farouche, il se jette surle paysage qu'il défonce impitoyablement, qu'il saccage, sur les plansd'un exécuteur quelconque des hautes œuvres, bourreau de la nature.S'agit-il d'un courant électrique à établir, quoi de plus séduisant quede tailler les haies, de saper les arbres à ras du sol, de mutiler lesverdures et de les remplacer par des piliers en ciment armé, surmontésde petites tours Eiffel, qui se suivent, comme un troupeau d'oies, lelong de la campagne. Un morceau de paysage abîmé, qu'est-ce que cela ?"Ça ne se voit pas de la route ! ". Et le bûcheron cogne et, lorsque lesoldat reviendra au foyer, on lui dira : " Es-tu content ? La forcemotrice de l'usine passe près de ton logis ". II répondra : " Je nereconnais plus le décor qui a enchanté mon enfance et qui a charmé majeunesse. Je cherche en vain les rayons du soleil se jouant à traversles taillis ". Le progrès est sceptique : il exploite l'égoïsme deshommes. Ces branches coupées feront d'excellentes bûches pour l'hiver ;la beauté intime du paysage n'a aucune importance. Dès lors, combien ilparaît plus simple encore de démanteler les vieilles maisons, qui " neservent à rien ! ".

A leur place, on verra s'élever la cité future, conçue par unentrepreneur, non par un architecte : de larges rues, bordées deconstructions en pierres de taille, avec des sculptures, à l'avenant,sur le seuil, des deux côtés de la porte cochère, bien symétriques et,par là-dessus, des fenêtres, en faux gothique, qui se tordront commeune pièce de pâtisserie montée, entamée par le premier convive ; desmagasins, avec une charpente en fer, de hautes vitrines, aussi, pourdes mannequins, revêtus de robes confectionnées, dignes du palais quiles expose ; une salle des fêtes, enfin, pour y recevoir les sociétésd'orphéons, affluant des deux hémisphères. Ainsi la ville seradénationalisée et elle y aura gagné, avec le confort, son aspectcosmo¬polite. Elle aura perdu son caractère : tels on voit certainsvisages, éclatant de grâce et de fraîcheur, perdre leur charme etjusqu'à leur intelligence sous le fard, à seule fin de ressembler àceux de tout le monde.

UNE entreprise aussi considérable — car, pour êtrevieilles, les vieilles maisons résistent encore — exige de la maind'ceuvre. Elles verront donc la fin de la guerre ? ou bien à la paix,un coup de pioche les blessera peut-être au flanc ? devront-elless'affaisser, comme si elles allaient tomber à genoux et supplier qu onles épargne La voix du progrès donnera un ordre bref — et ce sera fini? Il y a je ne sais quoi d'impressionnant à se représenter ces tristeschantiers, à l'heure même où nos armées reprennent possession desrégions envahies. Là, nos héros trouvent des toits effondrés, des murséventrés, un amoncellement de ruines, une cascade cahotique de plâtras,de lambourdes, de tuiles, d'objets sans nom, pêle-mêle, dévalant surles routes. J'ai eu de ce spectacle un aperçu par une journée sereined'un bel été. Les obus avaient violé les chambres et mutilé lesmeubles. Le long des cloisons pendaient encore des lambeaux de papier,à demi carbonisés : un lit d'enfant était accroché à une poutre, dansle vide ; celui des parents était écrasé sous les pierres. Une imagenaïve, un portrait de famille avait été préservé. Un crucifix étendaitles bras sur le désastre du foyer. Par hasard, sans doute, la grêleformidable de bronze avait sévi sur le quartier le plus ancien duvillage. Les vieilles maisons en avaient reçu le choc — les vieillesmaisons dans lesquelles l'aïeul avait attendu la revanche et appris aupetit-fils à chérir la France... Ces vieilles maisons n'étaient pas desforteresses ; elles étaient des demeures lézardées ; elles semblaientne plus devoir souffrir par les massacres de la guerre et elles sonttombées au champ d'honneur. Leurs ruines se déformaient en se reflétantdans une rivière, ensanglantée par les feux du crépuscule.
 
Par devers moi, je songeai, en méditant avec une tendresse filiale, auxbeautés indemnes de notre terre normande. Est-il une émotion qui touchele fond du cœur et qui n'éveille aussitôt le souvenir du pays où nous afixés notre race ? Le soldat, venu des quatre coins du territoire,défend, dans le secteur qui lui est assigné, sa petite patrie et sapetite patrie, c'est le foyer, qui apparaît, à l'instant du sacrifice,avec sa grâce, avec son charme intime, avec sa douceur particulière ;c'est le paysage, qui émerge de la mémoire, pour offrir son ombre auxconvalescents, avides de s'y assoupir ; ce sont, aussi, les vieillesmaisons, qui se penchent, aux heures de fièvre, sur les blessés et quiconsolent les agonisants ; elles ressemblent, alors, à des sœurs decharité, sous leurs larges cornettes. Et je songeai, encore, que nousavions été, chez nous, en Normandie, épargnés par l'invasion ; l'ennemivandale, le Teuton sacrilège, n'a pas foulé notre sol, n'a pas insultéà nos racines, outragé nos tombes, ni rasé nos demeures. Notresentiment ne sera-t-il que pour accepter, comme s'il nous était dû, cesort privilégié ? Ne serons-nous que des commerçants peur exploiter nosrichesses naturelles ? Notre âme n'aura-t-elle plus d'autre souci quenotre intérêt matériel ? La triste conclusion ! Alors que la patriesouffre tout entière, notre commune épreuve sanctifie notre amour de lapetite patrie et c'est pourquoi, la vénérant dans son passé,n'admettant pas que l'histoire, rendue impassible par une scienceimpersonnelle, secoue sur elles les cendres qui en terniraient lesmerveilles, nous voulons que ce passé vive en se survivant à lui-même,avec la figure ridée des vieilles maisons, les membres débiles desmeubles anciens, avec tout ce qui a fait qu'il reste pour notre penséece qu'il a été pour l'existence de nos ancêtres ; nous voulons l'aimerpour les misères, causées par les ans, pour tout ce qui rend plus doucela dévotion d'un enfant pour son aïeul.

Celles qui s'en vont...Les siècles les ont respectées ; la guerre ne les a pas renversées etc'est nous qui allons, froidement, porter le premier coup à ces foyerstransmis de générations en générations ? Nous allons établir un devisavec le démolisseur et attendre que l'ouvrier soit revenu des champs debataille pour le condamner à cette besogne. Nous lui dirons : " Regardecette maison habillée d'ardoises ; regarde ce manoir ciselé, regardecette échauguette et ce balcon, sous lesquels un amant a passé desnuits pour apercevoir, baignée par la clarté de la lune, la frêlesilhouette d'une femme ; regarde, bordées par les auberges fantasques,ces ruelles où dort ce ruisseau visqueux, dont un rayon de soleil faitune coulée de métal ; regarde cette cour où les murs sont roses etcette autre où les herbes croissent entre les pierres grises : ici avécu tout ce qui est l'histoire de ta ville. Le canon ne l'a pasdéchiré ; la mitraille ne l'a pas grêlé. Tu lui es attaché ; ce coin deton pays est, pour toi, évocateur des plus belles années de tonadolescence et sa vue rajeunit tes grands-parents ; tu l'aimes, parinstinct, par une piété qui t'est innée — eh bien ! tu vasprendre  la  pique,   la  pioche,  la  pelle et  débarrasser  le terrain  de cesmasures  branlantes. Nous allons l'exploiter. A leur place, tudresseras la demeure orgueilleuse avec tout son luxe moderne. Desinsensés t'ont dit que ces antiquités étaient belles : ne les écoutepas. Tu y retrouves des souvenirs ; tu en trouveras de plus beaux dansles livres savants. Ce qui importe, ce n'est pas ce que quelquesilluminés nomment l'art, ce n'est pas ce qui touche ton cœur — ce quiimporte, c'est de rendre l'existence aussi commode que possible ; cequi est beau, c'est ce que nous appelons le confort, parce qu'ilprocure des jouissances. Ce qui importe, c'est que notre ville soitpareille à toutes les autres villes. Nous allons commencer par déblayerla place de ces débris et nous les brûlerons sur le bûcher du progrès !

«    ..............................................
«    ..............................................
«    Le rêveur sent brûler des âmes
«    Dans les bleus éclairs des  tisons... »

Un rêveur, j'en conviens ? Je ne puis me défendre d'imaginer l'ouvrier,hier soldat et témoin de la dévastation, laissant tomber de ses mains,encore noires de poudre, l'outil destructeur. Il se représentera lespaysages de la guerre, le hameau déchiqueté... Il y avait là,peut-être, quelque y^eux, appuyé sur sa canne, tout courbé, errantparmi les ruines ; il a retiré sa casquette pour saluer le drapeau, àl'ombre duquel il relèvera son foyer... Et l'ouvrier, au moment defrapper le premier coup, regardera la vieille maison ; tout-à-l'heure,elle ne sera plus rien : il y a une fosse commune pour les choses ; untombereau y portera le squelette de cette demeure... Là-bas, le soldatn'avait pas bousculé le vieux qui lui barrait la route... Et,ici,  l'ouvrier renverserait la vieille maison

Le défenseur hautain du progrès, fort de son assurance, éclate d'unrire bruyant : " Quel sentimentalisme ridicule, quel enfantillage,quelles superstitions ! Je ne discuterai pas avec lui : mes argumentsresteraient lettres mortes pour son intelligence ; j'ai le tort de m'enflatter, je m'en flatte néanmoins. J'y consens, soyons pratiques :voici donc l'œuvre réalisée. Les visiteurs, étrangers à la ville, ytrouveront assemblées toutes les curiosités les plus rares :café-concert, cinéma, sans doute, aussi, un petit étang, avec descygnes et des canards, des îlots en rocailles et des barques surlesquelles il est loisible de " faire le tour du lac " sans danger pourles enfants. Ils y trouveront en plus, bien entendu, l'ennui classiqued'un perpétuel dimanche et, s'ils préfèrent aux attraits de la villeles séductions agrestes, des fermes modèles, à l'ombre des fuméeséchappées aux usines, se dresseront sur les prés, pourvues del'attirail agraire le plus perfectionné, afin de leur suggérer lasensation de comices agricoles ininterrompus. A la bonne heure ! Rouenn'aura plus ses vieilles maisons, Caen sera débarrassée des siennes,Vernon, Bayeux, Bernay ne seront
 
plus déshonorées par les leurs, Pont-Audemer prendra l'aspect d'uneville d'eau ; le Vieux-Bassin d'Honneur, comblé, deviendra un skatingpour patineurs à roulettes et la rue aux Fèvres, de Lisieux, un vasteboulevard avec un carousel. Les visiteurs — voilà qui est certain —afflueront d'un bout de l'année à l'autre. Leur première question serapour demander : " Où sont donc vos célèbres vieilles maisons ? " Et lesamis du progrès de répondre béatement, en chœur : " Elles s'en sontallées ". Les visiteurs feront comme elles ;  ils ne reviendrontplus.

GARDONS-LES donc, aimons-les. J'ai, sur les bords d'uneroute plantée d'ormes, une maison qui n'est plus neuve et qui seravieille un jour. Son architecture n'est pas pour lui mériter laconcession à perpétuité des monuments classés. Mesarrières-grands-parents y ont vécu ; je veux croire qu'elle ira à mesarrières-neveux : elle est le berceau de la famille, comme la tombe enest le dernier lit.

Dans les cimetières, les sépultures somptueuses retiennent, quelquesminutes, l'attention des passants. Ainsi, ils dissertent en présencedes édifices publics. Devant les humbles tertres, couverts d'herbes etqu'abrite un arbre, enlacé par le lierre, les bavards se taisent et serecueillent : ce sont les vieilles maisons.

Voilà ce qu'a senti, compris et exprimé par son art fait " d'adoration", le dessinateur lexovien Jean-Ch. Contel. Si nos vieilles maisonsdoivent s'en aller, cet album nous restera : nous en regarderons chaquelithographie, comme ces pieuses images pour les messes commémoratives,dans un livre de prière. Elles enlumineront le Missel de notre penséepour les oraisons consacrées à la petite patrie.
 
*
* *
 
POÈMES d'Auguste Bunoust
 
 
GRAVURE
 
A Jean-Charles Contel.



Ma ville a la douceur de ces lithographies
Dont la teinte agonise en des cadres usés,
Qu'un rêve de poète un instant vivifie
En reflétant sa flamme à leur verre brisé.
Ma ville a des pignons qui perdent leurs écailles
Quand leur toit se hérisse aux sifflets des autans,
Des ruelles de boue où grouillent des racailles,
Des cours d'eau caressés par des moulins à tan.
Elle a tant essuyé de féroces averses
Que la mousse y fleurit un printemps toujours vert,
Et qu'au fort de Juillet la pluie y tergiverse
Derrière un pan d'azur que son ombre a couvert.
Ma ville a des fumiers, du brouillard, des guenilles,
Des cafés si Jumeux qu'à peine on entrevoit
La blouse aux roides plis des joueurs de manilles
Et les bols d'eau de vie où s'éteignent les voix.
Elle a le culte ancien des royales ivresses
Qui boursoufflent la panse, enluminent les fronts :
Elle adore ériger sur ses bornes traîtresses
Des buveurs dont le pif cogne ses pavés ronds.
Elle est le rendez-vous des astuces normandes :
Dans sa halle sonore où roule à grand fracas
Le flot des cris, de l'or, des offres, des demandes,
Les marchands portent toge et pattes d'avocats.
 
Elle écrase aux carreaux des trognes si bouffies
Que le regard renonce à dénicher leur nez...
Pourtant, je l'aime ainsi que ces lithographies
Dont la teinte agonise en des cadres fanès.
Car ma chance a permis que ma ville s'enlise
Dans l'épaisse matière, à mi-corps seulement,
Qu'elle entourât son cou de carillons d'églises,
Et sonnés aux Carmels, de légers tintements.
Car ma ville se coiffe à même les feuillages
D'un jardin tout feutré de pas épiscopaux,
Et dont le jet d'eau lance un si pur babillage
Qu'à l'entendre le ciel met son urne au repos.
Ma ville a de beaux seuils tapissés de silence,
Des heurtoirs aussi lourds que des siècles forgés,
Des barreaux de fenêtre aigus comme des lances,
Et le glissement noir des robes du clergé.
Elle a le noble amour des vétustés poutrelles,
Des combles qu'enchevêtre un bois moyennageux,
Des places qu'ornemente, en se posant sur elles,
Le troupeau frissonnant des gros pigeons neigeux.
Elle habille à ravir son âme des Dimanches
Des bigotes rumeurs de ses harmoniums,
Et l'œil à sa croisée, elle bénit les manches
Frôlant sans les meurtrir ses vieux géraniums.
La plus céleste paix où notre monde atteigne
Flâne au cœur de ma ville, autour des bancs bavards
Qu'une alarme a vidés sitôt qu'une châtaigne
Lâcha trop bruyamment l'arbre du boulevard,
Et les soirs de ma ville en fermant ses lucarnes
Lui taillent dans la brume un si vague décor
Où sa sénilité si paiement s'incarne
Que l'aube et moi rions de la trouver encor.
 
TOUCHES
 
A Albert-Emile Sorel.


Honfleur me monte au cœur comme un flux de marée
Je dirai, dans le port, sur l'eau sage et moirée,
Les petits soubresauts de la barque amarrée ;

Et les nuits d'équinoxe où les flots s'assemblant,
De toute leur fureur brisée au phare blanc,
Font tinter, ruisselante, une cloche en croulant.

Je peindrai, mât tombé de l'église marine,
Le clocher béquillard de Sainte-Catherine,
Le plâtras des logis qui s'envole en farine ;

Ou sur le vieux bassin penchant leurs anneaux d'or,
Les pêcheurs dont l'œil bleu scrute la vase où dort
L'ancre d'un vaisseau rond venu du Labrador ;

L'escalier qui s'émiette en grimpant les venelles,
L'impasse où claque au vent le pavois des flanelles,
La cave où l'air moisi sent d'anciennes canelles ;

Et, lointain souvenir des siècles de butin,
Le tapis déroulé du marchand levantin :
L'azur cousu d'oiseaux qu'un soir d'Asie a teint.
 
Mais là-haut, sur la Côte où la verdure étage
Des rubans de fumée exhalés d'un faitage,
Avec un chaume blond trempé dans du laitage,

Je veux beurrer ma toile et vernir la couleur
Du chapeau d'herbe drue empanachant Honfleur,
Honfleur qui fleure bon la présure et la fleur ;

Et mon pliant posé dans l'ombre du Calvaire
Où l'homme à la lorgnette achalandé son verre,
Au frais chuchotement des ormes feuillus, faire

La Chapelle enfantine où la Vierge en brocarts
Sourit aux fins voiliers portés sur des brancards
Par quatre pilotins dessinant des écarts ;

Dont le frêle Angélus brode une sonnerie
Que, les jours d'Assemblée, une brise marie
A des lambeaux traînants d'orgues de Barbarie.

Puis, au dos de ma boîte ouvrant mon calepin,
J'irai, d'un style aigu, sous l'ombrelle d'un pin,
Creuser l'amour sans fond que je n'aurai pas peint

L'amour de toi, pays d'Honfleur, que je compare
Au galop rugissant du flot montant qui barre,
Là-bas, le sable fauve où j'ai dansé, barbare.
 
[Textes non relus après saisie - 26.X.2013]

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