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THORÉ, Théophile(1807-1869): La dot (ca1850).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (27.IV.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites,livre desSalons publié à Paris par Mme VeuveLouis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix).
 
La dot
par
T. Thoré

~*~

- Ah ! vous êtes peintre,monsieur ! Je suis fort honoré de votre visite. J’aime à montrer monRembrandt à des connaisseurs comme vous...

Ainsi parlait M. Bernard à un jeune homme qui venait d’entrertimidement dans le salon et qui regardait avec curiosité du côté d’uneporte intérieure, à demi ouverte, par laquelle on entrevoyait une femmeassise dans la demi-teinte et occupée à broder.

- Oui, monsieur, répondit l’artiste ; quoique je n’aie pas l’honneurd’être connu de vous, j’ai pris la liberté de vous demander àcontempler un tableau dont on dit merveille dans les ateliers...

- Je le crois bien ! ça en vaut la peine : un tableau de cinq figures,et dans la qualité de la fameuse Ronde de nuit qui est au Muséed’Amsterdam ! Je suis étonné que le gouvernement ne m’ait pas encoredemandé de le vendre au Louvre.

Et le petit vieillard, se levant, introduisit son visiteur dans uncabinet un peu obscur, où la lumière était ménagée par des rideaux decouleur sombre :

- Tenez-vous un peu à distance pour admirer d’abord l’effet général.N’est-ce pas que cette peinture réunit presque toutes les qualités desmaîtres les plus célèbres ? La transparence des fonds, la limpidité dela lumière qui arrive par la fenêtre de gauche, rappellent Peeter deHoog. La vieille femme assise, semble peinte par Metzu, et le chien parJean Fyt. Je conviens que la jeune fille agenouillée devant son pèreest dorée comme une Madelaine de Rubens ; mais le caractère deRembrandt est écrit comme une signature dans la belle tête du vieillardà barbe blanche. J’ai toujours cru que c’était le portrait du père deRembrandt. On ne met pas tant de sentiment dans une physionomie, àmoins d’aimer le personnage. Peut-être même est-ce une scène de familledont les autres figures sont aussi des portraits. On me dit que lescostumes ne sont pas hollandais du dix-septième siècle. Mais vous savezles libertés que prennent les plus grands peintres comme le Véronèse ;et Rembrandt surtout, n’a jamais été très-scrupuleux sur la véritéhistorique. Enfin, c’est un Rembrandt incontestable et bien précieux,n’est-ce pas monsieur ?

L’artiste demeurait fort embarrassé devant cette faible peinture, qu’unvrai connaisseur n’eût pas payée dix louis. Que répondre àl’enthousiasme du propriétaire fanatique ? heureusement M. Bernard nelui donna pas le temps d’exprimer son opinion.

- J’ai toujours aimé les arts avec frénésie, continua-t-il : mon pèreétait voisin du père de David dans la rue Saint-Denis. Leurs boutiquesétaient porte à porte. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup connu le grandDavid, quoiqu’il fût plus âgé que moi, et c’est à lui que je dois mongoût pour la peinture. Pendant qu’il faisait ses chefs-d’oeuvre, sousl’Empire, je faisais ma fortune dans le commerce, et petit à petit jeplaçais mes bénéfices en acquisitions de tableaux. J’avais réuni ainsiune collection superbe... trois Raphaël, monsieur, et des échantillonsde tous les grands maîtres. Mais à force d’acheter, j’ai été forcé devendre tout. J’avais renoncé à mon commerce, et mon avoir était entableaux. Mais la jalousie des amateurs m’a ruiné. Mes toilesadmirables ont été adjugées pour rien, et le mince produit de la venten’a servi qu’à payer les frais et mes créanciers. C’est une grandefatalité, monsieur ! Par bonheur, j’ai pu sauver ce Rembrandt, qu’unami me gardait en dépôt. Il ne me reste plus que cela ; mais c’estsoixante mille francs. C’est la dot de ma fille. Pour moi, je vivraimodestement avec une petite rente viagère qui suffit à mes besoins.Soixante mille francs, c’est encore au-dessous de la valeur d’un pareilchef-d’oeuvre. Mais je ne veux pas faire attendre trop longtemps machère Mathilde, et je ne consentirai jamais à la marier sans assurerl’aisance de son avenir. Soixante mille francs ! il ne me faudraitqu’un Anglais !

Durant cette tirade, le peintre était revenu de son étonnement ; etcomme il entrait dans ses intentions de se ménager la bienveillance duvieil amateur, il trouva le courage de louer convenablement le fauxRembrandt.

La vérité est qu’André s’était introduit chez M. Bernard pour voirautre chose qu’une peinture. Ce tableau avait servi de prétexte. De sonatelier, séparé seulement de la maison de M. Bernard par quelquesjardins, il avait aperçu déjà une charmante tête de jeune fille qui seretirait toujours dans l’ombre quand le père lui-même paraissait à lafenêtre. Peut-être le peintre et la jeune fille avaient-ils échangéquelques signes d’intelligence. Il était amoureux enfin, et il avaitrésolu de voir de plus près celle qu’il aimait.

En repassant dans le salon, M. Bernard ne put s’empêcher d’appeler safille :

- Voilà, s’écria-t-il, un vrai connaisseur, un artiste, qui partage monadmiration pour notre trésor. Mathilde, ton père sera bien heureux,quand... il ne me faudrait qu’un Anglais !

La jeune fille salua en rougissant ; elle avait reconnu la barbe noiredu voisin qu’elle remarquait si souvent, accoudé avec mélancolie sur laterrasse de l’atelier. André lui adressa quelques paroles entortilléesdont le père ne comprit pas le sens, et après avoir obtenu la faveur derevoir le Rembrandt, il se retira plein de passion et d’espérance.

Quelques mois après, le peintre était devenu l’ami de la maison. M.Bernard, enchanté d’une approbation si éclairée, le retenait des heuresentières devant son tableau à lui conter ses rêveries. Rarement,toutefois, André et Mathilde pouvaient échanger l’expression réservéede leur amour. Le peintre avait bien déjà déclaré au vieillard sesintentions de mariage ; mais M. Bernard ne voulait entendre parler derien avant la réalisation de la dot. Sa fille élevée dans unedemi-opulence, il ne voulait pas l’établir sans qu’elle apportât auménage une fortune égale à celle du mari. Il savait, d’ailleurs, que M.André possédait de son côté une somme importante placée sur les fondsde l’État. Son opposition opiniâtre tenait donc uniquement à la ventedu Rembrandt, et il eût été le plus heureux des hommes d’avoir pourgendre un artiste distingué et un si grand connaisseur.

Un jour qu’André et Mathilde causaient ensemble de leur impatiencemutuelle, le peintre se leva tout à coup, comme illuminé par une idéelibératrice :

- J’ai trouvé l’affaire, s’écria-t-il ! Mathilde, notre bonheur ne seraplus retardé longtemps.

Le lendemain, un monsieur se présente chez M. Bernard et fait remettresa carte en demandant à être introduit.

« William Brigton », lit rapidement M. Bernard ; et il s’empressed’accueillir l’étranger. Voici l’Anglais tant désiré, un Anglais pursang, qui parle le français avec beaucoup  d’embarras, et parvientcependant à faire comprendre qu’il vient voir le Rembrandt. LordBrigton possède à Londres une magnifique collection de tableaux, et ilne lui manque que le grand maître hollandais. Il n’a jamais pujusqu’ici trouver un Rembrandt digne de figurer au milieu de seschefs-d’oeuvre. Il a entendu parler de l’Intérieur de famille,appartenant à M. Bernard. Voyons.

On entre dans le sanctuaire. M. Bernard tire mystérieusement lesrideaux, et se retourne vers l’illustre amateur.

- Hoô ! fit l’Anglais, avec un geste d’admiration. Combien, monsieur ?

- Soixante mille, répondit M. Bernard triomphalement.

- Hoa ! je donne deux mille livres.

Le vieux commerçant calcule vite que deux mille livres sterlingfaisaient plus de cinquante mille francs, et il tendit la main au richeAnglais. Mais ce ne fut pas sans douleur qu’il vit emporter sonchef-d’oeuvre. Le père, cependant, consola le maniaque. Mathilde allaitenfin être mariée, grâce à cette petite fortune, et M. Bernard auraitla jouissance de vivre encore au sein des arts dans l’atelier de songendre.

Le contrat fut dressé dans le salon de M. Bernard, au milieu dequelques amis intimes. La future apporte cinquante mille francs et lefutur une valeur égale. Tout est pour le mieux dans ces conditionsd’égalité qui assurent l’avenir des deux conjoints.

Après toutes les formalités légales, le père rayonnant prend André parle bras et lui demande, seulement par curiosité, si sa fortune esttoujours en rentes consolidées.

- Tout ce qu’il y a de plus solide, répond André. Vous ne pouvezqu’approuver le placement de mes fonds.

Et en causant, il entraînait le vieillard vers une fenêtre donnant surles jardins.

- Tenez, ajouta-t-il avec un éclat de joie, voilà mes cinquante millefrancs !

Et il dirigea les yeux de son père vers la terrasse de l’atelier,éclairée par un beau soleil.

- Mon Rembrandt ! crie M. Bernard.

En effet, le fameux Rembrandt s’étalait en pleine lumière sur unchevalet, placé juste en face du regard.

- Mais Lord Brigton ?...

- Lord Brigton est un peintre de mes amis qui n’a jamais été à Londres,et qui sera bien aise de faire votre connaissance, sous son véritablenom. Vous verrez qu’il sait dire autre chose que hoô !

- Mais la dot de Mathilde ?

- Eh bien ? dit gravement André, vous lui donnez cinquante millefrancs, et moi je lui apporte un tableau qui vaut bien davantage, n’estce pas votre opinion ? Rembrandt a-t-il perdu de sa valeur entre mesmains ? Il sera toujours temps de le vendre, si les cinquante millefrancs et mon travail ne suffisent pas au bonheur de Mathilde. Enattendant, je vous rends votre chef-d’oeuvre et nous allons le replacerdans votre cabinet d’affection.

T. THORÉ.