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TINSEAU, Léon de(1858-1929): Lepost-scriptum(1899).
Saisiedu texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.IV.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.


Lepost-scriptum
par
Léon de Tinseau

~ * ~

VOICIvenir sur le boulevard, avec son pas tranquille et dégagé de femme debonne santé, de vieille race et de grande taille, la belle Clotilded’Épissec, en villégiature à Paris pour quarante-huit heures. Elle aquitté ce matin son habitation des environs de Vendôme ; elle yrentrera demain soir, ses commissions faites. En janvier prochain,seulement, elle reprendra possession de son appartement de la rue deVarenne où, dans ce moment, Justine, la femme de chambre, est en traind’organiser un campement d’une nuit pour sa maîtresse et, aussi,quelque chose qui ressemble à un dîner, sur le coin d’une table.

Clotildemarche sans se presser, comme si elle était seule sur l’asphalte, lesdeux mains dans les poches de son dolman bleu garni d’astrakan, sonparapluie court en verouil sous le bras. Gare au nez des passants quine remarquent que la superbe tournure de la promeneuse et ne voient pasle parapluie !

Quelques-uns élaborent un de cescompliments tout faits, qu’on lâche au hasard sur les dames seules quiflânent, de six à sept, entre la Madeleine et l’Opéra. Va-t-en voirs’ils viennent ! Passez votre chemin, imbéciles ! Clotilde d’Épissecn’est pas pour votre fichu nez. On vous en donnera des veuves de trenteans moins un quart, jolies, spirituelles, sages, distinguées, riches etfaites au moule ! Attendez qu’elle vous remercie d’avoir la bonté de latrouver de votre goût ! Elle ne vous entend seulement pas. Elles’arrête tous les dix mètres, badaudant à chaque devanture, flatteningher nose at the shopwindows, comme disent les Anglais : unplaisirqu’elle ne pourra plus se donner dans deux mois, quand les journéesseront trop courtes pour les réceptions, les dîners et les visites,quand la vraie saison sera commencée.

Voici venir ensens inverse un cavalier de bonne mine, qui fume son cigare endévisageant toutes les femmes, le monstre ! Toutes ? Non. Seulement lesjolies. Comme s’il n’était pas très amoureux d’une certaine veuve quiregarde en ce moment - il le croit du moins - couler l’eau de Loir àquarante lieues d’ici ! Comme s’il n’avait pas répété cent fois à cetteveuve, d’autant plus inconsolable qu’elle est consolée, que les autresfemmes n’existent pas pour lui ! Comme si sa vieille tante, la comtessede Cloyes, douairière, ne s’occupait pas depuis trois mois de le marieravec la veuve en question, qui ne le déteste pas, lui d’Albecourt, aucontraire, mais qui aime par-dessus tout son indépendance et fait tirerquelque peu sa fine oreille rose avant de dire oui.

Voyez-le,ce bel Amadis, s’avancer majestueusement, boutonné dans son pardessus.Il lorgne à droite, il lorgne à gauche, correctement, il est vrai, sansremuer la tête, sans se démancher le cou, ainsi que ferait unprovincial débarqué du matin.

- Mazette, la jolieblonde ! Ces bourgeoises vous ont aujourd’hui un chic étonnant. Mais iln’y a encore que la brune, la brune un peu maigrotte, à l’airlégèrement fatigué, comme celle-ci, par exemple. Très délectable,celle-ci ! Ah ! Niniche, avec son chien. Il m’a éventé ; pauvre bête !Ces animaux ont une mémoire ! Allons, Toc, pas de familiaritécompromettante. Je ne m’appartiens plus tout à fait. Nous ne sommesplus au temps où…

Bing ! il s’est jeté dans leparapluie de Mme d’Épissec qui le voit venir depuis une minute ets’amuse d’avance de la rencontre.

- Ah ! mon Dieu !c’est vous, chère madame ! Quel bonheur ! quelle surprise ! Comme c’estétrange ! Justement je pensais à vous.

- Enregardant les autres ? Savez-vous, monsieur d’Albecourt, que vousauriez une jolie collection d’épreuves si vos yeux étaient desappareils photographiques ? C’est à vous, ce chien ?

-Pas du tout. Je déteste les chiens depuis que je connais votre horreurpour eux. Vos haines sont mes haines ; vos amours sont mes amours etmes yeux, aussi bien que mon coeur, ne contiennent qu’un seul portrait.Mais, chaque fois que vous m’apparaissez, il me faut le refaire, car,toujours, je vous trouve embellie.

D’Albecourt avaitbien prononcé sa tirade, car il la pensait. Il aimaitsincèrement,sérieusement Clotilde, mais comme peut aimer un homme du monde qui aété très lancé, en l’an de grâce 1887.

L’homme d’une seulefemme, dont il est question dans Denise, n’existepas… du moinsquant aux yeux. La fidélité a fait des progrès, comme le carême, ens’accommodant à la faiblesse de l’humaine nature. On n’est plus damnépour avoir croqué un gâteau, pourvu qu’il soit maigre, ni pour avoirlorgné la femme qui passe, même si elle est confortablementgrassouillette.

Clotilde était trop de son tempspour ignorer cela ; d’ailleurs d’Albecourt lui plaisait, et les femmespassent bien des choses à celui qui a su leur plaire. Cette femme dehaute valeur, très bonne, très droite, était aussi très pratique. Ellesavait qu’il en est du veuvage comme d’un voyage d’agrément. C’est unecharmante manière d’occuper sa jeunesse, mais, un jour ou l’autre, ilfaut bien rentrer chez soi et planter sa tente, ou plutôt la changercontre une maison solide.

Depuis quelque temps, labelle voyageuse songeait à aborder sur le rivage d’un second hymen,mais, en personne prudente, elle louvoyait au large, surveillant laterre et sondant la côte, avant d’amarrer pour toujours le chervaisseau de son indépendance. Elle étudiait Christian d’Albecourt avecun soin minutieux, mais avec un vif désir de le trouver digne d’elle,impression qu’elle n’avait point cachée à la douairière de Cloyes, leuramie commune, qui manoeuvrait avec la patience et l’habitude d’unevieille femme d’esprit les fils de cette honnête intrigue.

-Où faut-il vous mener ? demanda Christian, après avoir obtenu de sacompagne la permission de lui servir d’escorte.

- Ama porte, si le coeur vous en dit. La course est longue, mais je suisaussi bonne marcheuse que vous êtes agréable causeur. Vous me ferezoublier que la rue de Varenne est loin et que je meurs de faim.

-Eh bien ! si vous mourez de faim, savez-vous ce qu’il faut faire ?Venez dîner avec moi.

- Monsieur !  fit lajeune femme en fronçant ses beaux sourcils avec une colère jouée ; jepense que j’ai mal entendu. Si je ne savais qui vous êtes…

-Oui, mais vous savez qui je suis. Vous savez combien je vous aime etcomment je vous aime. Ne viendriez-vous pas au bout du monde avec moi ?

-Au bout du monde, oui ; mais pas dans un restaurant de Paris, où nousserions vus par quelque imbécile qui irait dire des choses…

-Un peu plus tôt, un peu plus tard, j’espère bien qu’on dira ces choses.Soyez bonne, chère… madame. Je vous demande votre vie entière ; vouspouvez bien me donner deux heures en attendant. Venez. Quecraignez-vous ? Voulez-vous que je vous serve comme une reine, sansm’asseoir à la même table que vous, debout derrière votre chaise, ouplutôt, non, en face de vous, pour que je puisse voir vos beaux yeux,vos dents blanches et vos lèvres roses ?

- Langue deserpent ! j’accepte. Mais ne vous enorgueillissez pas. Entre nous, jeme montrerais moins facile si un bon dîner m’attendait chez moi, aulieu de la cuisine de ma femme de chambre, qui n’a jamais pu fairecuire un oeuf à point. Allez, monsieur ! Remerciez le ciel d’avoiraffaire à une femme gourmande et qui daignera vous permettre de mangeraussi.

Le difficile fut le choix d’un cabaret. Ilfallait que l’endroit fût bon et, cependant, pas trop en vue, de peurdes rencontres. Après examen, Clotilde, qui savait son Paris sur lebout du doigt, désigna le fameux X…

- Mais je n’ysuis pas connu, objecta Christian qui était homme d’habitudes.

-Tant mieux ! Cela m’évitera l’agrément d’entendre le maître d’hôtelvous dire : « Jamais deux fois de suite avec la même ! »

-Ingrate ! Vous savez bien que je suis converti. Si ma conversion doitêtre en pure perte, je vous la mets sur la conscience.

Mmed’Épissec répondit par un regard assez rassurant. Elle était, à cetteheure, furieusement bien disposée à l’égard de son amphitrion, et jecrois que son appétit y était pour quelque chose. Les femmes nous sonttoujours reconnaissantes - plus ou moins longtemps - des plaisirs quenous leur donnons ; mais avez-vous remarqué une chose ? c’est qu’enfait de gourmandise, la reconnaissance existe avant, tandisqu’ellene vient qu’aprèss’il s’agit d’amour. Sans doute que la digestionleur charge l’estomac, tandis que…

Voilà une phrasedont je ne sortirai jamais.

Le beau Christian netouchait pas la terre. Il entassait, tout en marchant, déclaration surdéclaration, madrigal sur madrigal.

- Que vous êtesbelle, ce soir ! disait-il.

- Vraiment ? ce soir ?Pauvre de moi ! Quelle tristesse, demain, quand il me faudra retomberdans ma laideur !

Elle souriait, l’air point tropinquiet. Christian lui proposa, selon les règles, de lui décrocher uneétoile, au choix.

- Non, monsieur, fit-elle. Vousn’en êtes pas encore là. Pour le moment, je me contenterai d’une rose,afin de la piquer tout à l’heure à mon corsage. Il n’y a pas de bondîner sans fleurs.

La devanture d’une fleuristeétalait sa mosaïque embaumée sous le ruissellement du gaz. Ilsentrèrent ; d’Albecourt prit une botte de « Gloire de Dijon » et tiraun louis de son gousset. Dix-huit francs à payer ; la marchande n’avaitpas de monnaie, lui non plus. On retourna les tiroirs, peine perdue. Ondut sortir pour aller chercher du change. Clotilde attendait, un peuétonnée de voir son compagnon la faire poser pour quarante sous. Enfin,les comptes réglés, ils repartirent.

A dater de cetinstant, Christian ne fut plus le même. Il avait perdu sa verveamoureuse et paraissait contraint.

- Est-ce que, parhasard, pensa Mme d’Épissec, il m’en voudrait de lui avoir coûté unbouquet ?

Ce fut bien autre chose au restaurant. Cethomme du grand monde se montra d’une économie surprenante. Sousprétexte qu’il n’aimait pas les huîtres, il commanda maigrement unedouzaine de Marennes pour sa compagne. Il fit servir un vin de prixmoyen, offrit du champagne frappé avec tant de mollesse que Clotilderefusa. Le menu, suffisant à coup sûr, fut étudié cependant de façon àrester dans des limites honnêtes. Elle eût désiré, pour rôti, unebécasse ; on ne lui servit qu’un perdreau ; les hors-d’oeuvre avaientété respectés comme de précieux souvenirs de famille.

D’ailleurs,Christian se montra aussi économe d’esprit et d’entrain que deprodigalités culinaires. Il était préoccupé, morose, éteint. Certes,Mme d’Épissec, en acceptant ce dîner en tête-à-tête avait commis sinonune imprudence - elle se savait avec un galant homme - du moins unequasi-excentricité. Mais, d’après les dispositions où elle le voyait,elle se sentait aussi calme que si elle eût partagé le repas de sontabellion de Vendôme, un sexagénaire goutteux.

Ledîner fut expédié bon train ; même, on eût dit que M. d’Albecourt enattendait la fin avec quelque impatience. Il avala son café comme unetisane, ne toucha point aux liqueurs et, quand on lui apportal’addition, demandée aussitôt, on put voir sa physionomie se contractercomme à la vue d’un exploit d’huissier lui réclamant une grosse somme.

Détailà peine croyable ! Il se plongea dans l’étude du grimoire de lacaissière, discuta un chiffre, fit raturer un article et, finalement,laissa sur l’assiette un pourboire moins que généreux.

Clotildene revenait pas de ces façons bourgeoises qui l’eussent choquée mêmechez un homme devenu son mari depuis dix ans. Il n’y avait pas à s’yméprendre : Christian d’Albecourt était avare ! Or, Shakespeare aoublié d’ajouter l’avarice aux trois choses que, selon lui, la femmedéteste le plus dans l’autre sexe. Mme d’Épissec éprouvait undésenchantement complet ; ce malencontreux dîner lui restait sur lecoeur.

- Et pourtant, pensait-elle, comme il estheureux que le hasard m’ait éclairée ! Moi, la femme d’un monsieur quicoupe les liards en quatre ! Plutôt épouser un dissipateur. Mais quisait ? Peut-être que le pauvre garçon a fait des pertes d’argent.

Poursavoir à quoi s’en tenir, elle fit venir la conversation sur la gênegénérale, sur les récoltes mauvaises, sur les fermiers qui ne paientpas.

- Le fait est, répondit Christian, que lesterres deviennent une propriété de luxe et je me demande où j’en seraissi mon père n’avait eu la bonne idée de mettre, jadis, la moitié de safortune en portefeuille.

- Allons ! fit Clotilde ense levant, sonnez pour une voiture et séparons-nous. Il me fautrentrer, ayant dit à mon vieil oncle de Branges de venir me tenircompagnie ce soir.

Maintenant, c’était d’Albecourtqui voulait la retenir, mais elle ne se sentait nulle envie de rester.

Lecharme était rompu. Elle s’était attendue à une équipée amusante, à unesorte d’aventure pour le bon motif, à un cavalier respectueux, maisgalant, la choyant, la gâtant, comme on choye et comme on gâte lesautres, non pas à ce compagnon bon ménager, simplifiantles menus etvérifiant les additions. Toutes les instances de Christian furentinutiles ; elle ne lui permit même pas de l’accompagner. Elle rentrachez elle de fort méchante humeur et, avec un sourire plein d’ironie,paya la voiture qui la déposait à sa porte.

- Cesera toujours autant de moins qu’il aura dépensé pour moi, pensait-elle.

Lelendemain, quand elle s’éveilla, elle était triste comme si quelquechose eût été changé dans sa vie. Car, au fond, elle avait commencé às’habituer à l’idée d’être un jour la femme de Christian.

Lelendemain de son retour dans le Vendômois, Clotilde s’en fut rendrevisite à la douairière de Cloyes. C’était pour elle une démarche fortpénible, car il ne s’agissait de rien moins que d’annoncer à sa vieilleamie la résolution qu’elle avait prise et, à n’en pas douter, cettenouvelle allait être un gros crève-coeur pour la tante de Christian.

-Arrivez, ma toute belle, cria la douairière du fond de son fauteuil, etvenez me confesser vos fredaines. Ah ! petite masque, vous en faites debelles quand vous allez à Paris ! Voyez un peu l’ingénue qui s’en vacourir les cabinets particuliers avec son amoureux ! Ça, j’espère quevous n’allez plus nous faire languir. Vous êtes bel et bien compromise,ma mie. Tout Paris va parler de votre aventure. Heureusement qu’on estprêt à réparer le dommage.

Mme d’Épissec connaissaitdepuis longtemps l’amour de l’aimante vieille pour les plaisanteries dece genre.

- J’aime à croire, fit-elle, que je nesuis pas si compromise. Dans tous les cas, je reste seule avec mondéshonneur. J’ai réfléchi et, précisément, je viens vous dire que… queje ne veux pas de réparation.

- En vérité ! Bon !quelque querelle ! Je connais cela ; j’ai vu jouer dans montemps leDépit Amoureux. Ma foi ! je ne voudrais jurer de nel’avoir point jouémoi-même, pour mon compte. Allons ! ma mie, qu’est-ce qu’on vous a fait? Parlez, que je lave la tête d’importance à ce vilain garçon.

-M. d’Albecourt ne m’a rien fait. C’est un homme honorable, fortsérieux, fort loyal…

- Ah ! Seigneur ! nous sommesperdus ! Pauvre Christian ! Que ne l’appelez-vous parjure, volage,infidèle !... J’aimerais mieux cela. Vous savez que mon neveu va êtrefou de chagrin ?

- C’est bien de l’honneur que vousme faites, madame, mais…

- Il vous aime tant !Jusqu’ici le seul mot de mariage l’avait fait fuir ; tandis qu’il est àvous, pieds et poings liés. Enfin, qu’y a-t-il ? Ne le trouvez-vous pasassez beau, pas assez riche, pas assez jeune ?

- Jene dis pas cela. Seulement…

- Son passé un peumouvementé vous donne des craintes pour l’avenir ?

-Mon Dieu ! non. J’ai autant de courage qu’une autre. La question n’estpas là. Je suis heureuse comme je suis ; je ne veux pas changer, voilàtout. C’est une résolution prise.

- Le malheureuxgarçon ! Quel coup de foudre ! Il s’y attendait si peu ! Car vousm’avouerez que votre dernière rencontre n’était pas faite pour ledécourager. Tenez, prenez cette lettre sur la table ; je l’ai reçue cematin. Voyez comment il me parle de vous.

Une femmene refuse jamais de lire de la prose où il est question d’elle.Clotilde prit la lettre et dut s’avouer en elle-même que Christianécrivait encore mieux qu’il ne parlait. Que d’admiration,d’enthousiasme, de jeunesse dans ces pages dont elle était l’uniquesujet ! Sa toilette, ses moindres gestes, ses paroles les plusinsignifiantes, tout était raconté, orné, embelli. Jamais elle ne sefût crue si spirituelle et si charmante ; pourtant elle n’était pasd’une modestie ridicule.

Le regard désolé de lapauvre douairière ne quittait pas Mme d’Épissec qui replia doucement lalettre en hochant sa jolie tête. Au fond, elle savait bien gré àChristian de l’aimer ainsi ; elle lui aurait pardonné bien des défauts,tous, sauf l’avarice.

- Ah ! fit-elle tout à coup,je n’avais pas vu le post-scriptum. Peut-on lire ?

Elleespérait trouver encore quelques phrases d’admiration, un derniersupplément de louange. Les femmes - et les hommes aussi parbleu ! -aiment tant qu’on les loue ! Le post-scriptum était ainsi conçu :

«J’oubliais un détail qui va vous faire rire. Comprenez-vous que j’étaissorti sans prendre ma bourse ? Toujours distrait, comme vous voyez.Figurez-vous ma détresse ; j’en ai eu la sueur froide. Me voyez-vousempruntant de l’argent à ma belle invitée pour payer son dîner ? Enfin,je m’en suis tiré grâce à mon habileté et à deux ou trois malheureuxlouis qui se battaient dans une de mes poches. Mais, dame ! en sortantdu restaurant, je n’aurais pas eu de quoi prendre l’omnibus, et je vousassure que, l’addition soldée, j’ai eu un bon poids en moins surl’estomac. »

Mme d’Épissec souriait sans rien dire,d’un air étrange. La douairière, son pauvre vieux coeur tout serréd’émotion, lui demanda :

- Ainsi vous êtes décidée ?C’est fini ? Ah ! le malheureux ! comment lui apprendrai-je ce non ?

Ladigne femme n’avait plus envie de plaisanter ; elle faisait pitié àvoir. Ce fut par pitié, sans doute, que Clotilde se laissa tomber àgenoux sur un coussin, à côté du fauteuil de la respectueuseoctogénaire dont elle baisa la main en disant :

-Alors, puisque le non est si difficile à écrire, écrivez…écrivez l’autre.

Necomprenant rien à ce qui se passait,mais rajeunie de quinze ans, Mme de Cloye étouffa à demi sa futurenièce et, d’une voix vibrante :

- Écrire ! dit-elle.Jamais ! La poste ne va pas assez vite ; je veux le télégraphe. Maisj’ignore comme on s’en sert. S’il vous plaît, mon coeur, télégraphiezvous-même.

Et voilà comment, deux heures plus tard,Christian recevait ce télégramme qui le fit pâlir de joie :

       « Oui. »

                  «CLOTILDE. »
  
 

Léon DETINSEAU.