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DES ESSARTS, Alfred(1811-1893) : Le Trésor duMaître d’école, histoireirlandaise (1863). Saisie du texte et relecture : C. Thuret pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux deLisieux (05.VI.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphieconservées. Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 35071)du Conseiller des dames et desdemoiselles, journal d’économie domestique et de travauxà l’aiguilleTome XVI, 1862-1863. LeTrésor du Maître d'école Histoire irlandaise par Alfred Des Essarts ~*~ Une douzained'enfants déguenillés, maigreset hâves, se pressaient sur les deux bancs étroits etvermoulus qui garnissaient l'école d'un village aux environsd'Arklow. Ce n'étaiant pas de ces turbulents, de ces tapageursqui, arrivent chez le maître, florissants de santé, lesjoues vermeilles, l'esprit tout rempli d'avance des bons tours qu'ilsjoueront. Elle était triste et silencieuse, l'école duvillage ; l'étude y apparaissait sans attrait. Mais rien n'égalait la taciturnité de PetersKerry, le magister. Jeune encore, abandonné sur le bord d'unchemin à l'âge où l'on a tant besoin de latendresse d'une mère, il s'était, pour ainsi dire,élevé tout seul. Plus tard, la lecture assidue dequelques livres et les leçons bienveillantes d'un charitablecuré l'avaient mis à même d'embrasser sa professionpeu lucrative. 11 était rare que les parents de sesécoliers le payassent autrement qu'en pommes de terre. PetersKerry ne dînait pas tous les jours. Cependant ce même homme si abandonné, siisolé dans sa misère, savait s'occupergénéreusement du plaisir d'autrui. Le soir, pouréconomiser la chandelle, il s'en allait à laveillée, et là, il payait son écot par desrécits merveilleux. Personne mieux que lui ne racontait lesmalices des Auricaunes (1),les vengeances des Pookas (2), les oeuvresdiligentes des fées, et surtout les aventures du titan irlandaisFin-Mac-Cool, qui construisit en une seule nuit la Chaussée duGéant. On l'écoutait bouche béante, on ne selassait pas de l'entendre, et plus d'un disait, au sortir de laveillée : « Il n'y a pas un riche landlord (3) qui parleaussi bien que notre maître d'école. » Et le dimanche donc ! il fallait le voir,juché sur un tonneau et jouant de la cornemuse pour faire dansergarçons et fillettes. Il en eût remontré àtous les ménétriers aveugles qui parcourent l'Irlande etsont en si grande vénération parmi le peuple. Tout alla tant bien que mal à travers le buyingtimes (4), jusqu'au jour où Peters, qui était entrainde conduire un jig (5) auxsons de sa cornemuse, aperçut pourla première fois Mary O'Flanagan. Mary offrait le bel idéal de la jeune filleirlandaise : les cheveux noirs, les yeux fendus en amande, le teintadmirablement frais, la taille souple et les pieds délicats.Elle dansait avec le beau charpentier Donald. Le ménétrier eut peine à acheverl'air. Il descendit à la hâte de son estradegrossière, et, s'étant informé au sujet de Mary,apprit que ses parents venaient s'établir près duvillage, comme tenanciers d'un riche seigneur, toujours absent du pays.Il n'eut plus de repos qu'il ne connût les O'Flanagan ; maisc'étaient de froids presbytériens, assez peudisposés à accueillir un magister qui ne possédaitau monde qu'une paillasse, un chaudron, deux bancs, un escabeau, uncoffre et quelques livres. D'ailleurs, Donald avaitprécédé Peters, et il n'était pas difficilede voir que Donald et Mary avaient échangé quelquepromesse. Naturellement coquette, Mary daignait parfois prêterl'oreille aux plaintes du pauvre magister; mais c'était pourprendre ensuite un sourire malin et répondre : « Il y aassez de misérables en Irlande; ne nous avisons pas d'en grossirle nombre. » - Vous ne m'aimerez donc jamais, hélas? disait-il. - Ecoutez, Monsieur Kerry , vous êtes bon, vousêtes jeune, vous êtes savant; mais il vous manquel'essentiel en ménage. Et elle s'éloignait, avec une chanson au bord deslèvres. Voilà pourquoi, au matin où commence cettehistoire, Peters était si triste dans sa triste école. Le soir venu, il s'abstint de se rendre à laveillée où cependant Mary était allée pourl'entendre, par pure curiosité. On s'inquiéta beaucoup deson absence, on s'ennuya d'avantage; mais le lendemain ne combla pointle vide de la veille: Peters cessa totalement de paraîtreà ces réunions qu'il avait tant de fois charméespar ces récits. - Que peut-il faire ? où peut-il errer tout seul ?se demandaient les commères. Et on épiait le maître d'école quitantôt parcourait les bogs(6), tantôt gravissait lesrudes pentes des montagnes. Or, comme les pâtres et leslaboureurs avaient hâte de rentrer chez eux le soir, et comme nulne se soucie de fréquenter, durant la nuit, les endroitsdéserts, on ne troublait point Peters dans ses promenades. La désolation générale s'accrutlorsque, le dimanche, Peters ne vint plus avec sa joyeuse cornemuse,diriger l'actif mouvement des jigs.On n'avait pas le droit de,réclamer, puisque c'était gratuitement qu'il avait jusquealors rendu ce bon office à ses concitoyens. - Voyez-vous, disait Donald avec dédain, ce mauvaismagister agit ainsi par jalousie, comme s'il pouvait se permettred'être mon rival !.... Qu'il prenne garde de recevoir sur latête un revert de mon schillalah! (7) - Non, dit Mary, je vousdéfends toute violence. Peters n'est ni beau, ni riche ; maisc'est un honnête homme, et vous devez respecter son chagrin. Il y eut trois semaines sans histoire à laveillée, il y eut trois mortels dimanche sans cornemuse. En désespoir de cause, on avait résolu de secotiser et d'offrir à Peters une petite gratification pour ledécider à reprendre ses fonctions deménétrier. Ainsi, le lundi matin l'on se rendit chez lui endéputation. La chaumière était ouverte, mais personne nes'y trouvait. La paille du lit n'avait pas étéfoulée ; le chaudron de fer n'avait pas servi à cuire lespommes de terre pour le souper de la veille. Aucun vestige d'habitant,rien, absolument rien. On attendit sur la place en discourant : Peters ne parutpoint. Les jours se succédèrent sans le ramener, etDieu sait dequelles conjectures son absence devint le texte. Les uns le croyaienttué par un Poona, lesautres opinaient à croire (etc'était plus vraisemblable) que dans une de ses coursesnocturnes il avait pu tomber du haut d'un rocher ou se noyer au fondd'un torrent. Peu à peu la rumeur s'apaisa : un autre magisters'était présenté. Le souvenir de Peters allas'affaiblissant, et ce ne fut certes pas Mary qui pleura beaucoup, bienqu'elle témoignât par-ci par-là une certainecompassion pour l'amoureux disparu. Or un dimanche, comme tous les paroissiens étaientréunis pour entendre la messe, voilà qu'un hommesplendidement vêtu passa, la tête haute, parmi les mantesbleues et les vieilles houppelandes à grand collet. Il avait unbel habit marron à larges boutons, une culotte de velours, desbas chinés, des souliers à boucles et une perruque bienpoudrée d'où s'exhalait la plus exquise senteur d'iris etde rose. Personne n'osa le nommer, mais tous les regards dirent:« Peters Kerry! » Quoi ! Peters Kerry dans ce costume somptueux !C'était un rêve, un rêve élégant quiflottait devant des yeux émerveillés. D'où venait-il ? Où avait-il pris ce luxe ?Mais, en vérité, Peters était joligarçon... Qui s'en fût jamais douté ? Qui,autrefois, eût soupçonné cette tournure sousl'accoutrement grossier du pauvre maître d'école ? A peine la messe était-elle achevée, quetout le monde se précipita vers la porte de la modesteéglise. C'était a qui, le premier, parlerait àPeters, l'embrasserait, le complimenterait, et surtout lequestionnerait. - Vous avez donc fait un héritage ? - Le gouverneur général vous aurait-ilaccordé une pension? Et bien d'autres suppositions touteséloignées probablement de la vérité. Peters se contentait de sourire sans rien contredire, sansrien dévoiler non plus. - Et, demanda un de ses anciens amis, vous allez, je lepense, quitter à jamais le pays ? - Quitter le pays ! s'écria énergiquementPeters. Oh ! non, mon brave Dickson. J'y ai souffert, j'y ai connu lafaim et le froid: c'est pour cela qu'il m'est cher. J'y reste. La fermede Mennigore est à vendre : je me suis portéacquéreur. Aujourd'hui même je conclus le marché...Les amis s'en trouveront bien. En effet, Peters acheta la ferme et, qui mieux est, il lapaya comptant. Avec leur disposition toute naturelle àl'enthousiasme, les gens du village s'ébahirent fort de cetévénement. Ils se réjouirent aussi lorsque Peterschoisit six d'entre-eux et les attacha à son exploitation. Enfinils furent émerveillés en voyant le nouveau sandlordremonter, le dimanche, sur son tonneau et faire retentir commeautrefois la rustique cornemuse. Elle avait un petit air tout honteux et timide, la belleMary O'Flanagan, quand elle entra dans le jig, et l'orgueilleuxDonald lui-même paraissait intimidé : d'autant plus que,après la danse, l'opulent fermier fit distribuer aux assistantsune ample ration de rohiskey, ce qui ne le rendit pasmédiocrement populaire. A son tour, Peters dansa, mais ce fut avec Nanny Rook,bonne et franche enfant qui portait sans coquetterie mais gracieusementsa jupe rouge et son chapeau de paille rond. Mary laissa tomber sur luiun regard de tendre et douloureux reproche... Ce regard rompit la glaceque Peters avait mise sur son coeur. On résiste mal à unefemme aimée. Bientôt il ne fut plus question que de lavictoire gagnée par Mary. On savait que Donald avait pris lepremier prétexte venu pour s'éloigner du village ; on sedisait que des accords avaient été faits entre missO'Flanagan et l'ex-maître d'école ; on supputaitdéjà les cadeaux, et personne n'ignorait que Peters avaitacheté un joli poney sur lequel sa future irait àl'église, escortée par tout le village. Cependant Mary, qui eût dû se trouver siheureuse d'épouser un homme riche, bon et savant, un vraigentleman, paraissait souvent rêveuse et troublée. Plusd'une fois il lui arriva de dire à son fiancé: « En vérité, Peters, vous ne m'aimezpas. » - Je ne vous aime pas, grand Dieu ! - Non, car vous manquez de confiance en moi. Est-ce aimer,est-ce estimer une femme que de lui cacher son secret ? Ne devriez-vouspas m'avoir révélé le moyen merveilleux qui vous asoudain enrichi? Puisque je dois devenir la compagne de votreexistence, n'est-il pas juste que je sois initiée à toutce qui vous est arrivé ? En ce moment encore, vous faites descourses mystérieuses. Où allez-vous ainsi, soit le soir,soit de grand matin ? O Peters, vous vous méfiez de moi... Cen'est pas bien ! Cela m'effraie pour l'avenir ! - Patience, patience, répondit le jeune homme,patience ma chère Mary. Le moment n'est paséloigné où tout vous sera dévoilé.Dès que notre mariage aura étécélébré, je vous confierai mon secret. Attendez unpeu, de grâce. Mary se promit bien de ne pas attendre. Et, en effet, ellemit tant de persévérance et d'art dans son insistanceque, la veille même de leur union, Péters lui fit larévélation suivante : - Vous avez vu dans quelle misère jevégétais autrefois. Mon unique consolation étaitd'errer loin des hommes en m'abandonnant à des penséesqui augmentaient encore ma mélancolie. La montagne étaitle but habituel de ma promenade. Un jour que je m'étaislaissé tomber, épuise de fatigue, au bord du joliruisseau qui contourne la base rocheuse, je remarquai que l'eau roulaitquelque chose de jaune. Je me fabriquai un filet à maillestrès-serrées, et quelle fut ma joie lorsque je le relevairempli de parcelles d'or ! - De parcelles d'or ! - Oui, Mary... une pêche merveilleuse ! Vous pensezbien que je gardai pour moi le secret de ma découverte. Au boutde quelque temps, muni d'une bonne quantité de ceprécieux métal, j'allai à Dublin l'échangercontre des souverains et des guinées. Je suis riche, grâceà Dieu !.. ou plutôt noussommes riches : mais nous ledeviendrons bien davantage, et un jour viendra où je vous feraigrande dame. Maintenant, vous savez tout, et j'espère que jamaisl'ombre du mécontentement ne viendra obscurcir votre beau front. Le lendemain matin, dès l'aube, des coups de fusilretentissaient dans le village; où tout le monde était enliesse. On allait avoir une si belle noce ! Nanny avait attachéen soupirant sa jupe rouge... Mais voilà que les époux O'Flanagan accourent à laferme. - Monsieur Kerry, ayez la bonté dedécommander tous les apprêts. .. notre pauvre fille estmalade. - O ciel !... je vais la voir... - Non, Monsieur Kerry, il ne faut pas la troubler ;elle a la fièvre. - En ce cas, dit Peters, recouvrant son sang-froid,portez-lui mes voeux pour son prompt rétablissement. A peine eut-il vu les époux s'éloigner que,s'armant de son schillallah,il sortit par une porte de derrière, traversa sapropriété, obliqua par des sentiers qui luiétaient familiers et gagna le pied de la montagne. Ainsi qu'il l'avait prévu, Mary et Donaldétaient accroupis au bord du ruisseau. Il alla droit à eux et leur cria : - Bonne pêche !... Tous deux se retournèrent confus. Donald voulutd'abord froncer les sourcils; mais il s'aperçut que Peterstenait ferme son bâton. - Je me félicite, continua le fermier, de laguérison soudaine qui a permis à « mafiancée » d'aller à la recherche du trésor.Ce qu'il y a de plus certain, c'est qu'elle apportera à Donaldla main d'une femme perfide : quant au reste, l'événementdéjouera bientôt peut-être un complot qui rappelletrop bien l'histoire de Samson et de Dalilah. En achevant ces mots il s'éloigna d'un pasrésolu. Sitôt qu'il fut de retour au village; il appela tousles habitants sur la place, leur raconta sa découverte et lesinvita à profiter de la mine d'or liquide. Il parlait encore que déjà la foule avaitpris sa course vers le ruisseau miraculeux, d'où elle chassaavec des cris furieux Mary et Donald. Seule, une jeune fille était restée immobile. - Eh bien, Nanny, lui dit doucement Peters, vous ne lessuivez pas ? Elle hocha sa jolie tête en répondant : - Qu'ai-je besoin d'or, moi qui ai de la tristesse aucoeur? Peters devina et tressaillît de joie. - Chère petite Nanny, je ne veux pas que vous ayezde la tristesse au coeur. Allons rejoindre, à l'église,notre bon curé qui devait, ce matin, m'unir à MaryO'Flanagan, et que nos chercheurs d'or, lorsqu'ils reviendront,apprennent que l'ancien maître d'école a trouvé lavéritable épouse selon Dieu. Notes : (1) Nains familiers qui, selon les Irlandais, protègent oupersécutent le paysan. (2) Mauvais génies qui habitent au fond des lacs. (3) Propriétaire. (4) Temps de détresse. (5) Danse nationale. (6) Tourbières. (7) Bâton, arme redoutable dans la main d'un irlandais. |