UZANNE, Octave (1852-1931) : La panacée du Capitaine Hauteroche, (1900). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.III.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) des Huit Contes à Mariani publiés à Paris en 1900. La panacée du Capitaine Hauteroche par Octave Uzanne ~~~~![]() A mon ami Mariani LEX-CAPITAINE Hauteroche, je le vois nettement encore ; il demeure présent à ma mémoire comme type du plus curieux vieillard quil mait été donné de rencontrer dans ma vie. Cest vers 1860 que jeus loccasion de le connaître. A cette époque, jachevais mes études à Vendôme et, comme tous les Vendômois de mon âge, je marrêtais fréquemment devant un étrange débit de Vins et Tabac, installé rue de la Ganterie, qui, pour enseigne, affichait sur la devanture peinte aux trois couleurs nationales : AU VIEUX GROGNARD. Cest là, quaprès une longue carrière militaire semée de gloire et de blessures, sétait retiré, après 1815, lex-capitaine Hauteroche, anciennement adjudant-major dartillerie, légionnaire depuis Eylau, un vrai dur à cuire, un illustre bonnet à poils. Mes dix-huit ans, encore imbus de tout lempoignant prestige de la gloire impériale, avaient, dès le premier jour, reçu de létrange personnage à panache guerrier et de sa boutique militairement décorée, une impression pour ainsi dire ineffaçable, car je la retrouve aujourdhui encore presque aussi vivace et aussi précise quaux heures dadolescence. Bien des années ont passé et il me semble cependant quil me faille seulement fermer les yeux pour revoir bien distinctement cette maison dangle, briques et pierres, au bout dune vieille rue montueuse ; ce débit de province, Café et Tabac, où, entre deux fenêtres du premier étage, se remarquait une guérite démodée, une vraie guérite du temps de la grande armée, dans laquelle se tenait en une attitude martiale un vieux mannequin revêtu dun authentique uniforme de grenadier de lEmpire, luisant et propre, auquel il ne manquait ni un bouton, ni un passepoil, ni le baudrier, ni une épaulette, ni le gant dordonnance, ni même le sabre au clair ! Le père Hauteroche prenait de son Vieux Grognard un soin extraordinaire. Dix fois par jour il lépoussetait, le brossait, lui donnait damicales taloches sur la caboche, lui parlant dune façon soldatesque et luronne qui nétait pas sans émotion. Demeuré le vieux briscard incorruptible de lépopée napoléonienne, il voulait que son mannequin denseigne fût habillé à lordonnance, quil observât fidèlement lattitude de la parade réglementaire, changeât de tenue au renouveau des saisons : large capote en hiver, puis, en été, le pantalon de coutil blanc avec tunique à revers, et les guêtres moulant le mollet. Laffection du capitaine pour son compagnon de bois se traduisait de toutes manières, mais toujours avec la sollicitude touchante et naïve des vieux soldats qui ont aimé la guerre et ses dangers et dont les vaillantes mains, faites au maniement des armes, semblent, en temps de paix, inhabiles aux travaux du foyer. Souvent, il me souvient davoir surpris avec étonnement le vieux capitaine retraité retirant de sa bouche sa pipe, - une belle pipe historique que lui avait donnée Kellermann à Marengo après la charge de lintrépide 9e demi-brigade, - puis, se haussant sur son échelle jusquaux lèvres du mannequin, prendre plaisir à la lui placer au beau milieu du bouquet de moustaches, dans un trou que ce naïf brave homme avait ménagé à cet effet : - Tiens, GOBE-LA-MORT, disait-il moitié solennel et moitié souriant à limmobile factionnaire, voici, mon vieux lascar, du tabac de cantine dans une pipe de général français. Cest pas quun peu dhonneur pour un conscrit, hein ! mon gaillard ! Mais les temps sont changés, vieux DUR A CUIRE ; aujourdhui on est à lhonneur sans avoir combattu ! Moi, pour avoir cette pipe, jai avalé des kilomètres et des kilomètres ; je suis parti de Vendôme, et, à travers la Beauce, jai gagné Bourgogne, Dauphiné et Piémont ; jai traversé lItalie, sans souliers, sans eau-de-vie, souvent sans pain et sans cartouches, au milieu des feux de bataillons qui pétillaient sur la crête des collines. Un boulet avait tué le général Desaix ; enfin, mille mitrailles de mitrailles, arrivait le petit Corse, avec les voltigeurs ! et nous de crier : « Vive Bonaparte ! » et la division autrichienne, désemparée, faisait demi-tour, bride abattue, écharpée par nos canons. Mayant vu à loeuvre, Kellermann, qui causait au milieu de ses dragons avec le brave général Lannes, écartait les rangs, venait sur moi directement : « Canonnier, me disait-il, tu es un fameux tireur. Sais-tu aussi bien bourrer une pipe que charger un canon ? » Et moi de répondre : « Oui, mon général. » Alors il me tendait sa pipe et je restais là, immobile, cloué démotion à ma place, dans lattitude du salut militaire. Voilà, Gobe-la-Mort, doù vient cette pipe ; enfermée dans ma giberne, elle a fait le tour de lEurope et a connu tous les bivouacs. Respecte-là, mon vieux, comme si cétait moi-même En compagnie de mon oncle Cadet et de mon cousin Onésime, je me rendais parfois chez le loquace capitaine qui aimait à revivre son passé en narrant ses exploits. Il y avait derrière sa boutique une tonnelle où il se plaisait à vider, dans nos verres, son rare petit vin de Touraine, frais aux lèvres et bon au coeur, puis il nous emmenait sous les charmilles noyées dombre de son petit jardin. - Ah ! mes enfants, disait-il, vous aimez mon Gobe-la-Mort. Vous êtes de braves enfants. Mais venez par ici, au fond du jardin. Il faut que je vous fasse voir mon domicile éternel et admirer mon tombeau Et il nous entraînait devant un étonnant sarcophage sculpté naïvement, à la manière fruste des autels sauvages. - Ici, déclarait-il avec une certaine gravité, jai fait reproduire, par un statuaire, les principaux événements de ma vie. On le retrouvait plus ou moins bien représenté dans chacun des épisodes de son existence militaire, revêtu successivement des grades de plus en plus élevés que lui avaient valus ses actions déclat : simple volontaire sous la République, caporal à Valmy, sergent après laffaire de Monte-Legino, sous Montenotte ; canonnier-chef à Marengo ; puis adjudant, lieutenant, capitaine, adjudant-major, félicité par le petit caporal lui-même dans la campagne de France. Ce qui pourtant nous intriguait, cest limportance que lex-capitaine attribuait, dans la plupart des bas-reliefs, à la présence de la gourde à eau-de-vie et des barriques à liqueurs. Jen fis un jour respectueusement la remarque au vieux légionnaire : - Il semble, mon capitaine, que vous ne boudiez pas à lalcool, avant den vendre ! - Ne riez pas ! dit-il. Je veux vous narrer lhistoire dune miraculeuse liqueur, dun extraordinaire cordial, dune boisson à laquelle certainement rien ne saurait être comparable (nous étant rapprochés, nous écoutions le capitaine avec attention). Je ne men séparai jamais durant tout le temps que je servis la République indivisible et lEmpereur vainqueur des tyrans. Plus dune fois, grâce à elle, je puis le dire, comme Lazare, je ressuscitai dentre les morts. Je luis dois même davoir atteint, si robuste et encore si gaillard, mes quatre-vingt-six ans ! De fait, droit et guilleret, lancien maître canonnier semblait faire la nique à la troisième des Parques ; du moins avait-il su, au milieu de tant de périls, se sauver indemne des coups de piques des lansquenets allemands, des lames de sabres des tyroliens, des mousquets de la cavalerie russe ! Le diable dhomme, au cours de ses campagnes aventureuses, avait-il appris dun Bohémien errant le secret de la liqueur philosophale, dun prisonnier napolitain celui de lélixir de longue vie, sinon de quelque autre le nom du pays où fleurit la bonne vigne de Jouvence ? « En août 1793, - commença-t-il, - la batterie dartillerie où jétais servant, détachée de larmée de Westermann que la Convention avait envoyé contre les Vendéens, campait auprès de Bressuire. Nous nous trouvions depuis deux jours en plein Bocage, bien au-dessous de la Loire. Les chouans de Cathelineau, abrités dans les bois et dissimulés au creux des ravins, attendaient le défilé du convoi républicain. Dès que le gros de larmée était passé, ils sortaient de leurs cachettes et se précipitaient sur nos munitions et sur nos blessés en poussant des cris terribles. La plupart, armés seulement de faux et de bâtons, ne pouvaient résister à nos tirs meurtriers, mais dans la guerre dembuscades ils nous causaient un mal effroyable. A la voix de Gabriel Baudry dAsson, de Cathelineau, de la Rochejaquelein, toute la Chouannerie, gueulant : « Vivent Dieu et les fleurs de lys ! » était sortie de ses villages et de ses chaumières. Il nous fallait combattre depuis lors jour et nuit contre ces hordes sans armes et sans drapeaux, dissimulés tout au long de notre route derrière les accidents de terrain et qui épiaient le passage des retardataires pour les capturer. Le soir seul nous apportait le repos. Encore doublions-nous les sentinelles autour des feux de bivouacs. Assemblés proche des cantines, le fusil chargé entre les jambes, prêts à partir à la première alerte, nous préparions, tant bien que mal, la petite popote du camp. De rares fois osions-nous nous endormir complètement. Nous savions avec quelle colère la Bretagne avait accueilli les immortels principes. Nous savions avec quelle diligence les ci-devant avaient réveillé le courage dans le coeur des paysans. Les villageois nous préparaient dans lombre une mort perfide et sans pitié. Notre salut ne venait que de notre insomnie. Or, un soir, comme je rôdais autour des dragons, cantonnés non loin de nous, mon attention fut attirée par le singulier manège dun brigadier qui, tout en prenant son repas, cuisinait une sorte de tisane dherbes quil mêlait à son vin, à chaque rasade. Métant glissé derrière un groupe de grands cavaliers occupés en chantant à fourbir leurs sabres et à recoudre leurs cocardes tricolores, jinterpellai ce drôle de Droguiste-cuisinier : - Eh ! là-bas, lami, que siffles-tu là ? Est-ce un philtre damour, de santé, de bravoure ou de gloire que taura enseigné quelque vieille chouette bretonne, empoisonneuse de Bleus, et ton breuvage est-il vraiment préférable au jus de la treille ? Le brigadier se retourna, bon enfant, et, moitié blagueur, moitié sérieux, répondit : - Au diable mon cadet, faudrait voir que les sorcières des ci-devant puissent empoisonner un dragon de lIndivisible ! On nest pas venu de Paris, caserne des Feuillants, au Bocage, pour mourir de la sorte, fillot ! Approche plutôt et trempe tes lèvres, presque aussi imberbes que celles de Saint-Just du club de la Montagne, dans mon quart fraternel, et tu me diras après, mon camarade, si tu nas pas humé un philtre damour, de santé, de bravoure et de gloire ? A ces mots, il me tendit son quart, qui me parut comme ensoleillé dune boisson dor frissonnante de reflets tels quon en voit parfois luire dans les yeux des femmes, aux heures damour. Je bus, mais la belle liqueur, un peu amère, me fit faire une grimace comique. - Pas fameux, lui dis-je, mon brave, ton jus dherbes ! - Ah ! fillot, dit-il un peu dépité, on voit bien que lodeur de la poudre te gâte le bec. Dame ! ça nest pas du tafia sucré, mais tout de même faut pas faire la petite bouche, tout comme un citoyen-marquis ! Avale tout, mon garçon ! Les grands cavaliers, ayant achevé de fourbir leurs jugulaires, se rapprochèrent alors du brigadier en le plaisantant : - Lami, garde ton breuvage pour dire la messe aux Chouans, dit lun. - Un dragon de la Loire vive la Liberté ou la mort ! ne boit que du vin ou du sang démigré, dit un autre. - Oui, acquiesça un maréchal des logis nommé Petit, mon lascar, votre cuisine est suspecte. Si je ne vous avais connu à Paris, caserne des Feuillants, pour un vrai et pur citoyen, je vous dénoncerais au citoyen-général ! Mais le brigadier semblait ne sémouvoir aucunement. - Moquez-vous, moquez-vous, mes amis, je ny vois aucun mal ! Un sans-culotte connaît la plaisanterie. Je vous souhaite de navoir jamais besoin de mon élixir ; toutefois, il ny aurait pourtant rien dimpossible à ce quun jour lun de vous fût redevable de la vie au contenu de mon bidon. Ah ! si vous saviez seulement doù je viens, moi, citoyen Clasquo, du Club de la Montagne, engagé pour défendre la Patrie en danger contre les traîtres, les ci-devant et les Anglais de Pitt ! Le citoyen Clasquo sachez-le a vécu, aux beaux temps de sa jeunesse, dans les villes du Pérou, après la guerre dAmérique. Il y apprit lusage de cette tisane dans les haciendas péruviennes où des milliers de travailleurs lemploient pour conserver leurs forces au milieu de lépuisant labeur. Dans ces contrées de chaleurs torrides et de fièvres, on connaît la valeur de la coca. Personne, je vous assure, ne saviserait den rire, puisque tout le monde, là-bas, lui doit un peu de sa force, de sa santé, de sa résistance et de sa vie ! Le brigadier acheva de nous raconter comment il était arrivé en France, mêlant à la fois des noms dhommes et de pays, parlant de La Fayette, de Saint-Domingue, des pampas où paissent les chevaux sauvages, de la beauté des femmes péruviennes, de son amour pour la République, la Liberté ou la mort, qui lavait incité à revenir en France. Toutefois son récit imagé et mélangé de mots espagnols ne put nous faire oublier son amère tisane. Et les lazzi de recommencer à pleuvoir sur le pauvre cavalier. - Donnes-en à ton cheval, Clasquo, dit le maréchal des logis, nous verrons sil trotte plus vite après. - Ne manque point den envoyer au citoyen-général ; il en fera distribuer sur lordinaire par les fourriers, et larmée républicaine, invincible, rapportera à la Convention les dépouilles et la soumission de Cathelineau et du sieur de Charrette. - Attendez seulement que je vous en offre un de ces jours, se contenta de répondre dun air finaud le brigadier Clasquo, de la caserne des Feuillants Vous ne blaguerez pas toujours, les amis ! Sans doute nous fussions-nous amusés plus longuement à ses dépens, mais une ronde était signalée non loin de là. Des voix lointaines sélevaient. - Qui vive ? - Ronde dadjudant !... Des bruits et des lueurs de falot troublaient la nuit auprès des feux éteints. En rampant à demi, jabandonnai les cavaliers et retournai vers ma batterie. Il eût été imprudent, pour un artilleur, de se trouver au milieu des dragons. Là-dessus les règlements sont formels, et je nétais point revenu de Vendôme aux Feuillants, puis des Feuillants à Bressuire pour manquer aux rigueurs de la discipline. Arrivé à mon cantonnement, jassujettis mon shako solidement sur ma tête, plaçai entre mes mains le pommeau de mon sabre, et la jugulaire serrée au menton, je mendormis à moitié, poursuivi toutefois par le rêve hallucinant de cette étrange liqueur, de cette boisson amère dont mes lèvres conservaient encore la saveur sauvage et persistante. A quelques jours de là, nous nous réveillâmes, la nuit, dans le plus horrible des tumultes. Une bande de maraîchins des environs de Châtillon, sétant répandus par les champs et les guérets, sétaient glissés, en rampant, sans être vus ni entendus, jusquà nos avant-postes. Là ils avaient surpris les sentinelles, pénétré dans les bivouacs, massacré qui se levait et lié les endormis. Quant à moi, je me trouvai ligotté au milieu dune mare de sang ; une affreuse angoisse métreignit. Ayant entrouvert les yeux derrière la double frange de mes cils clos, je distinguai les paysans. La plupart piétinaient sur les cadavres avec une joie féroce. Je voyais des fourches et des faux, brandies au bout de leurs bras, dont le double éclair rayait la nuit de lueurs sinistres. Sous les chapeaux de bergers des yeux de braises sallumaient, pleins dune haine sauvage. On voyait, sur leurs poitrines, briller de petits scapulaires en forme de carrés détoffes. Un prêtre, debout et lançant vers la nuit léloquence de ses gestes, les excitait « par Dieu et par le Roy ». Au loin, derrière les haies vives, si nombreuses dans ces sites du Bocage, il me semblait apercevoir dautres lignes brillantes dyeux de haine, dautres lueurs de faux, dautres traces de fourches. Un instant je me recueillis. Je voulus acquérir dabord la certitude que je nétais point blessé. Mes mains lentement glissèrent le long de mes jambes. Mes membres intacts se détendirent lentement ; toutefois la mare de sang au milieu de laquelle jétais ligotté dégageait une odeur à la fois si fade, si âcre et si affreuse que je souhaitai la mort, lengourdissement réparateur du sommeil éternel. La terreur, seule, me tint éveillé. Mes yeux, comme sils eussent subitement acquis le pouvoir de lire dans la nuit, sefforcèrent de percer les ténèbres des branches, de considérer dans toute son horreur le champ de légumes dont les chouans venaient de faire comme un hideux charnier. Si je navais aucune blessure, il y avait, par contre, autour de moi, plusieurs de mes malheureux camarades, hachés à coups de faux ou la poitrine trouée par des pointes de fourches. Des shakos défoncés pendaient sur les débris de têtes ; des lisérés de sang tachaient létoffe des dolmans : les buffleteries arrachées glissaient sur les cadavres comme des corps de couleuvres. Une sentinelle, surprise par derrière, était restée debout, le menton pris par la baïonnette de son fusil ; et lombre du cadavre semblait tourner sur le champ mortuaire avec la même lenteur que la lune, dans le ciel, apportait à lévolution de sa course. - Sans doute, pensai-je, les prisonniers vont rejoindre les morts. Jépiai au loin si japercevais quelque mouvement parmi les Vendéens. Au milieu deux pérorait le prêtre des fleurs de lys. Ses grands bras sillonnaient de signes de croix la nuit pesante. Sous ses ordres lescouade des paysans, armée dinstruments de labour, travaillait avec acharnement à creuser un fossé spacieux. Lugubres fossoyeurs de la vengeance, ils puisaient dans la parole de leur curé lardeur au travail et au combat. Lui, sans doute parlait de Dieu et de Louis XVI, retraçait en les exagérant les carnages de Paris, maudissait lIndivisible. Moi, étendu dans ce sang de mes frères, je resongeais involontairement à tout ce passé de voyage et daventures que je ne connaîtrais plus jamais, à tout cet avenir glorieux que mannonçaient les combats ! Devais-je mourir si jeune ? Navais-je point dautres grades à conquérir, dautres ennemis à vaincre, dautres traîtres à frapper ? Ma carrière ne devait point sarrêter là. Des noms de héros romains se mêlaient dans mon esprit à ceux de La Fayette et de Dumouriez. Pourquoi avais-je quitté Vendôme ? La Convention résisterait-elle à tant dennemis de lintérieur ? Puis ces réflexions passaient. Mes poignets engourdis me causaient un mal cuisant. Ah ! si seulement les dragons de la division Westermann pouvaient venir ? pensais-je. Si seulement je pouvais puiser dans mon être vaincu la force de pousser le suprême cri dappel et de terreur. Mais crier me vaudrait la mort certaine. Mieux valait attendre. La silhouette du brigadier de dragons, à ce moment, par je ne sais quel sortilège de lesprit, repassa devant mes yeux. Je me limaginais, durant que je souffrais mille angoisses, convenablement installé au bivouac, et préparant sa liqueur amère tandis quà ses pieds ses compagnons murmuraient lhymne des Marseillais : Allons, enfants de la patrie !... Mais les images confuses passaient. Soudain je me sentis saisi par des bras robustes. Des gens memportaient contre qui je ne pouvais rien pour me défendre. La douleur de mes poignets, coupés par les cordes, me tenait à demi évanoui. Je ne repris mes sens que lorsque je me sentis violemment jeté sur le sol à côté de plusieurs de mes malheureux compagnons. A nos pieds, le fossé béait, creusé à la hâte, inégal, jonché dénormes pierres contre lesquelles les Vendéens avaient sans doute le secret dessein de nous briser les os. Le plus robuste dentre eux, un paysan du marais, à la tignasse embroussaillée, des yeux ardents cachés derrière dénormes sourcils, passa derrière nous et nous lia tous ensemble à laide dun cordage de marine. Celui-là avait dû trafiquer avec les gens de la côte. Sa vareuse de matelot sornait dun coeur fleurdelysé en étoffe ; le cordage dont il nous liait indiquait un de ces chouans voyageurs, qui, depuis le commencement de la campagne, erraient de village en village, annonçant la révolte et prêchant la bataille. Celui-là avait dû venir de la mer jusquici. Il apportait dans ses gestes et dans sa personne quelque chose de la froide et dure colère de lOcéan. Ayant terminé sa besogne, il se tourna vers les autres ; et, sétant baissés vers le sol, tous sarmèrent à nouveau des hautes fourches et des grandes faux où il y avait, goutte à goutte, du sang qui tombait encore. Nous comprîmes alors le projet sinistre des Vendéens. Sans doute avaient-ils décidé de nous assassiner en nous jetant dans le fossé à coups de faux et de fourches. Une minute encore, les chères visions de ma vie repassèrent devant moi : Vendôme et le coin de pays où jétais né, ma jeunesse enthousiaste attentive au réveil civique, à lexemple de ceux de Paris, lautel de la Patrie orné de trophées tricolores, avec derrière la large bande détoffe : Citoyens, la Patrie est en danger ; puis les paroles du citoyen-commissaire : « Jeune homme courage des armées Brutus les tyrans exemple des Romains » Tout cela pour aboutir à ce fossé immonde, à ce cloaque où rien tout à lheure nallait battre de ma vie, où cen serait fini à jamais des beaux rêves, des belles actions, des belles journées au milieu de la canonnade, des belles nuits passées dans les demeures de pays conquis, étendu sous les drapeaux de rois, entre des nourritures et des fêtes abondantes. La guerre était dure au vaincu Et puis ne mourir que servant Hoche, Marceau, à mon âge portaient dillustres galons Mais la soif intense qui ne cessait depuis une heure de me brûler la gorge, se reprit à me lanciner plus cruellement. Jaurais bien voulu boire un peu avant de mourir. Mes yeux, éblouis par la fièvre, connurent encore la vision du brigadier de dragons de la division Westermann ; par une ironie mauvaise, le quart détain, empli de la mystérieuse liqueur, se tendait jusquà mes lèvres, exhalant sa bonne odeur parfumée La figure du cavalier bon enfant me souriait. Je revoyais très bien son visage honnête enfoui sous le casque, le matricule au col du dolman, les lèvres réjouies encore de la liqueur puis plus rien. La mort ne venait pas Quel ordre attendaient donc les Vendéens ? Quel signal fallait-il à ces bourreaux pour frapper leurs victimes ? Tout à coup une alerte eut lieu. Deux ou trois cris pareils à ceux de la chouette arrivèrent de côtés différents, portés par la brise douce de la nuit. Nous connaissions ces cris pour les avoir entendus bien souvent se répondre dans les bois de ce Bocage vendéen où, depuis tant de semaines déjà, nous errions pour notre malheur. Ces cris doiseaux de nuit nous annonçaient, sans doute, la délivrance. La cavalerie républicaine, inquiète, devait fouiller les bois. Anxieusement nous tendions loreille, dans lespoir de pas de chevaux. Dautres cris de chouettes se répétèrent seulement ajoutant au supplice de notre angoisse. Les maraîchins, un instant effarés, revenaient donc sur leurs pas, des éclairs métalliques brillèrent dans les taillis ; nous revîmes, une fois encore, poindre les faux et les fourches du tonnerre de diable ! Ah ! mille mitrailles de mitrailles, les maraîchins en voulaient décidément à notre peau de patriotes. Nos poitrines sans scapulaires les incitaient au désir de meurtre. Sans doute, bien que nos poings fussent liés, exigeraient-ils que nous fissions le signe de la croix ! Je revis le grand paysan roux à la cotte de marin. Ses yeux ardents de haine luisaient autant que le métal de sa faux. Ah ! ces yeux-là, mes enfants ! vous eussent fait croire à lenfer ! Fallait-il avoir cassé des Bastilles pour se trouver subitement réduit à limpuissance devant ces deux cavernes de chat-huant Tout à coup ce fut un carnage. On ne vit plus que des bras se levant et sabaissant pour la besogne sinistre. Le vertige de la chute me fit fermer les yeux. Quand je les rouvris un instant après, je naperçus plus, dans le fossé, autour de moi, que des cadavres sanglants de soldats, le dolman souillé, la tête ouverte, des morceaux de cervelles tachant les parements rouges, les matricules jaunes, les galons, le drap des manteaux, dépecés, tailladés à coups de lames ! Les blessés, les évanouis, les prisonniers, tous avaient été jetés avec les cadavres dans la chute en arrière du chapelet humain ! Jamais, dans aucune de mes campagnes futures, spectacle plus hideux ne devait mêtre offert Les maraîchins ne consommèrent pourtant point leur crime abominable. Le temps de nous enterrer, de rejeter sur nous morts ou vivants toute la terre du fossé, ne leur resta point. Les dragons de la division Westermann, prévenus, accouraient au galop, sabrant à travers bois les paysans surpris. Les pas de chevaux se rapprochaient. Les derniers chouans, avec précaution, tête baissée, disparurent sans bruit, leurs grandes faux pâles pleurant du sang sous la lune blanche. Quelques-uns tombèrent sous les coups ou, dans la hâte de fuir, sembarrassèrent dans leurs fourches et sy embrochèrent eux-mêmes comme un gibier humain. Un peloton de dragons demeura près de nous pour sauver ceux dentre les canonniers qui pouvaient vivre encore. Un flux dair entra subitement dans mes poumons ; je me sentis la poitrine délivrée dun poids lourd ; sans doute venait-on de retirer de sur moi quelques cadavres. Puis je sentis des mains sur mon visage. Mes lèvres durent sentrouvrir sous la pression de doigts charitables, et tout à coup je sentis en moi couler quelques gouttes dun liquide qui me brûla et me rafraîchit à la fois ; mes paupières, plus libres, se soulevèrent ; japerçus mon brigadier de dragons. Penché sur moi à la lueur de la lune, je devinais à peine son mâle visage engoncé dans le col et quombrageait encore la visière basse du casque. Les galons de la manche, le son de la voix, me permirent, seulement à travers mon trouble, de reconnaître Clasquo, Clasquo le Péruvien, Clasquo dont je métais si bougrement fichu un de ces soirs derniers, durant une veillée de bivouac - Cest toi, camarade servant, disait-il. Ce nest guère le moment de remarquer si mes prédictions se réalisent, mais je crois que vraiment ceci va te sauver la vie. Par toutes les peaux daristocrates, ces gaillards-là en voulaient à ta santé ! Allons, trinque encore, redresse-toi et viens avec nous chasser à travers bois les loups de Cathelineau !... Je bus ainsi quil voulait. Un sang généreux recommença de circuler dans mes veines. La liqueur précieuse, en coulant dans ma gorge, y laissait comme une saveur de bons fruits. Mon être entier, comme rajeuni, ne demandait plus quà se détendre, quà se lever, quà agir. La boisson dor du brigadier avait fait merveille. Métant assuré que je navais aucune blessure, je fus bientôt debout, prêt à secourir dautres soldats, aidant de mon mieux mon sauveur dont la gourde réellement faisait miracle. Ainsi se termina cette nuit mortelle et longue. Jen fus seulement pour la perte de mon shako. Avouez, mes enfants, quaprès tant démotions, cela était peu de chose, dautant plus quautour de moi, il y avait assez de camarades morts qui ne se refusèrent point à me prêter le leur Je revis encore quelquefois mon brigadier de dragons, en frimaire an II et en pluviôse an III, à lissue de nouvelles escarmouches. Mais, depuis les guerres de Vendée, jignore absolument ce quil est devenu. Heureusement pour moi, il mavait révélé son secret » Lintérêt du récit nous avait tenus attentifs. Les yeux tournés vers le sarcophage où se trouvaient représentés les épisodes principaux de cette vie de soldat, nous entendions encore, nous semblait-il, parler le capitaine. Mais déjà celui-ci soccupait à remplir nos verres du petit vin de Touraine, frais aux lèvres et bon au coeur, dont nous aimions si fort, en bons Vendômois, à savourer le goût. Pourtant notre hôte, ayant passé le revers de sa main sur son épaisse moustache, ne nous laissa point le temps de le complimenter. « Bien des années plus tard, recommençait-il à nous narrer déjà, pendant la campagne de Saxe, jeus une occasion dapprécier mieux encore les vertus de la précieuse liqueur. Depuis les premiers jours de 1813, lépaulette de lieutenant décorait mon uniforme dancien servant dartillerie. Mes grades successifs conquis sur les divers champs de bataille marquaient, chacun, une étape de ma carrière : ma destinée, subordonnée à la destinée de lEmpereur, suivait les déplacements successifs de lactivité du grand homme. Les coalisés, qui avaient franchi lElbe, venaient dêtre battus successivement à Bautzen et à Leipsick. Les brigades de Ney, les grenadiers dOudinot, les vieux bonnets à poils de Russie, mélangés de conscrits de vingt ans, de tout ce qui navait pas été tué de la division Bessières, avaient été opposés par lEmpereur aux escadrons russes. Le 19 de mai, au matin, nous vîmes se détacher sur le fond du ciel la silhouette grise du petit Corse. En un mois de temps, devenu maître de toute cette partie de territoire qui va de la Bohême jusquà Hambourg, il sentait lui revenir cette chance de victoire qui lavait abandonné un instant dans les steppes de Russie. Sa lorgnette à la hauteur des yeux, lEmpereur suivait de loin la marche vers la Sprée de ces seize bataillons de la jeune garde et de quatre-vingts pièces de canons quil avait laissées en déçà, au village de Kaya. Le maréchal Duroc était auprès de lEmpereur, en grand uniforme. Le maréchal connaissait les noms de tous les officiers de batterie. Notre capitaine ayant été tué à Leipsick, je le remplaçais par le fait dans le commandement et, quand nous passâmes dans le ravin, il me sembla distinguer très nettement la voix du maréchal qui disait : - Sire, la batterie Hauteroche ! Un radieux soleil dorait légèrement le bronze des canons ; lor de mon épaulette éblouissait mes yeux quand je tournai la tête. Auprès de moi marchait mon maréchal des logis, son cheval un peu boiteux depuis la charge contre les houzards prussiens. Au passage de la jeune garde lEmpereur salua. Alors, dans toutes ces jeunes têtes ce fut du délire. Un formidable cri de « Vive lEmpereur ! » sorti à la fois de toutes les poitrines, monta vers le dieu, immobile sur son petit cheval. - Captaine, nous avons été jeunes comme eux ! disait mon maréchal des logis. Ils nont point vu encore couler leur sang A peine avait-il fini quune estafette, dépassant la brigade des cavaliers Latour-Maubourg et la division Bruyère, vint, de la part du maréchal Ney, réclamer les quatre-vingts pièces de canons. - Loustic, mon bon, dis-je au maréchal des logis, le diable aura sa fête tantôt. Il se prépare des quadrilles pour nos boulets. Bien sûr le maréchal veut faire jonction avec le corps Gouvion Saint-Cyr ; et pendant ce temps il nous faut couvrir la marche de lEmpereur. Les Russes et les Prussiens vont nous tomber dessus tout à lheure Loustic se contenta de hocher la tête en signe dassentiment. Ça lui était égal à Loustic, les Russes ou les Prussiens, les Saxons ou les Wurtembergeois. Navait-il point sa sûreté de pointage, sa force de coup doeil. Un boulet lancé par lui ne saurait-il pas tout à lheure désarçonner les beaux cuirassiers poméraniens et les nobles statues que figuraient les cavaliers cosaques ? Parvenus à la pente la plus haute de la route, les chevaux tirèrent sur le licol ; les roues rudement grincèrent sur les ornières ; comme la manoeuvre était dure, je promis une ration supplémentaire de vin. Les visages hâlés silluminèrent sur lombre basse des shakos ; les torses se redressèrent sur les selles mouvantes. Ne savaient-ils pas, tous, quel vin étonnant le lieutenant Hauteroche portait dans sa cantine ? - Y a du bon à lAbattoir ! crièrent de loin les sapeurs dinfanterie, occupés à planter sur le plateau les tentes détat-major. LAbattoir ! Ainsi surnommait-on la batterie A, la nôtre. Cette épithète lui avait été donnée par Ney lui-même, un soir de désastre. - « Cest la A qui ma mangé le plus dhommes, avait dit le maréchal à lEmpereur. Cette A, cest un abattoir !... » Les hommes, effectivement, mouraient comme mouches autour de la batterie, chaque fois quavait lieu un engagement avec lartillerie de lennemi. Chaque jour au moins elle perdait un tiers de leffectif. Vous dire, mes pauvres enfants, le nombre de visages nouveaux que jai vus passer à la batterie Hauteroche, serait chose impossible. Autant compter des mouches dans un pot de miel. Bref, après bien des peines, voici la A installée dans les vignes, adossée à des collines en dos de chameau. Trois cents hommes jusquau soir travaillèrent aux retranchements protecteurs. Et jusquau soir, une pluie ininterrompue de boulets martela le sol autour de nous. La terre bouleversée par les décharges, creusée par les boulets, semblait mouvante. Dénormes taupes, semblait-il, en creusaient les fondements. Avait-on établi un épaulement ou dressé une embrasure ? Immédiatement la mitraille du tonnerre infernal venait saper les travaux qui nous avaient demandé tant deffort et va te faire fiche pour les boisements ! Les boulets russes sen fichaient bien des boisements de la batterie A ! Les boulets russes avaient le tonnerre du diable dans leur mitraille. Lâme du vieux Souvarow y semblait gronder ? Je pense quun volcan ne crache pas plus de feu que les gueules des canons russes ! Pourtant le petit Caporal examinait lui-même le péril. Redevenu le général Bonaparte de la campagne dItalie et du passage du Saint-Bernard, il suivait lui-même à pied les travaux des soldats du génie. Les grands bonnets à poils laccompagnaient derrière comme des chiens fidèles. A un moment le général du génie Kirgener, celui qui devait partager le lendemain même le sort du malheureux maréchal Duroc, imagina un stratagème : un peu en arrière de nous, il fit creuser un fossé et amonceler des terres. Les Russes pensèrent quon créait là une batterie nouvelle et, cest pendant quils sacharnaient à bouleverser et à crever de bombes les terrassements, quon put établir enfin la batterie de lAbattoir. Les batteries russes, distantes des nôtres dà peine un kilomètre, nous canardaient sans discontinuer, à qui mieux mieux, et certes nous navions point là, comme adversaires, des conscrits ! Ah ! non, mes enfants, il faut avoir vu et entendu, comme moi, de près un tel charivari pour se figurer quel bruit effroyable, quels bouleversements terribles, quelles morts, cause le duel de deux batteries aussi acharnées lune contre lautre que létaient cette batterie russe et la batterie Hauteroche ! Comme officier de tir, je surveillais le pointage dune pièce particulièrement en butte au feu de lennemi. Le pointeur venait davoir la tête emportée au moment où il assurait la direction de la ligne de mitraille. Du dolman ouvert le sang jaillit qui teignit de pourpre la poitrine, les mains, tout le corps. Ce fut une loque rouge quon transporta au tas de cadavres amoncelés. Le brigadier de pièce prit sa place. Cétait un petit Normand aux épaules carrées ; sa tête, solidement enclavée dans les épaules, semblait delle-même devoir défier les prunes du tonnerres de Dieu des cosaques. Une petite moustache fine ombrageait ses lèvres. Je lui savais aux Halles de Paris une bonne amie, dans les harengères. Souvent il mavait parlé delle, au bivouac, de ses yeux, de ses cheveux dont il portait une mèche sur sa poitrine. Un éclair dhésitation troubla sa vue. Mais au-delà des collines, des colonnes de voltigeurs et de chevau-légers défilaient, en cadence, aux cris mille fois répétés de : « Vive lEmpereur ! » Ce cri porté par la brise arriva jusquà nous. Le petit Normand en fut comme subitement électrisé ! Il se pencha. A peine son shako eut-il le temps dapparaître à la hauteur de la réglette que, du même coup, le malheureux se trouva, à la fois, décoiffé et tué. Sous la fine moustache blonde grimacèrent les lèvres, la main crispée fouilla la poitrine vers le souvenir damour. De rage, je tordis dans les pierres la pointe de mon sabre : - Bon Dieu de bon Dieu ! criai-je atterré. Mais les cris de « Vive lEmpereur ! » poussés par les conscrits passaient maintenant des lignes de voltigeurs et de chevau-légers, aux lignes de hussards et de chasseurs. Une forêt de lances et de glaives oscillait sous la gloire des aigles en deçà de Bautzen. En face de nous sur la colline, la batterie cosaque vomissait toujours le tonnerre de Dieu. Je regardais Loustic. - Maréchal des logis, à vous ! - Bien mon lieutenant, dit-il. Sa voix ne marquait point daltération. Celui-là navait damour au monde que celui de sa jument boiteuse. La mort sans doute lui était indifférente. Depuis dix ans quil faisait la guerre, la gueuse ne lavait point encore frappé ! Sans doute avait-elle peur de ses grandes moustaches, de son accent blagueur, de ses gestes comiques, de ses beuveries immenses. - Nous allons voir ça ! dit-il. Loustic ne devait plus rien voir. Quelques secondes après, nous étions éclaboussés des débris de sa cervelle. Adieu jument boiteuse, bonnes rasades de vin, jupes troussées, jeux de mots, adieu tout ce qui avait été Loustic Maintenant cétait mon tour. Une lucidité effrayante domina mon esprit. Je me rappelai un instant ma terreur dans le fossé vendéen, alors que, bien des années auparavant, javais fait comme servant dartillerie la guerre contre les loups de Cathelineau dans les bois du Bocage. Que dévénements, que de combats, que de guerres, depuis lors. Ah ! lEmpereur nous avait promenés à travers toute lEurope ! A peine le souvenir attendrissant me revient-il dune femme bien aimée au Tyrol, dune autre convoitée en Toscane, dune troisième prise de force en Autriche. Histoires du vieux temps, vous étiez si lointaines ! Il sagissait bien de cela maintenant ! Le maréchal avait donné des ordres ; il fallait les exécuter. Autrement, comment opérerait-il sa jonction avec le gros de larmée si lon nattaquait les Russes de face, tandis quil les tournerait à larrière ? Les grenadiers à cheval de la division Bessières, sans général, passaient à nos pieds, au bas de la colline. Jallais, au-dessus de cette forêt de bonnets à poils, lancer la mort contre la meute cosaque : - Mille mitrailles de mitrailles ! criai-je En me penchant lespace dune seconde jéprouvai une légère défaillance. Il me sembla que je sentais mon coeur partir avant ma tête et, à linstant même où je mapprochais de la réglette, jeus lhallucination dun boulet qui me venait droit sur loeil et dont je ne crus pouvoir détacher mon regard : - La caserne des Feuillants ne me verra plus jamais parader en grande tenue les jours de fête, pensai-je. Cen est fini de Sébastien Hauteroche ? Vendôme a perdu son enfant !... Enfin je me relevai. Bien que le tout nait duré que quelques secondes, mon cerveau avait fait le tour de plusieurs heures. A peine eûmes-nous tiré que patatra ! le projectile plein qui eût dû me décapiter comme mon brigadier, et mon maréchal des logis, était venu se loger entre le tourillon et le flasque droit de la pièce. Enveloppés de terre et de poudre, nous exécutâmes tous la plus belle culbute du monde. Je fus, pour ma part, entre le premier et le deuxième servant de droite, enfoui dans une terre cendreuse dont jai gardé un souvenir de nourriture difficile à prendre. Sans doute serions-nous encore en train de la digérer, sans lintervention du capitaine de la batterie voisine, qui, se précipitant à notre secours, nous releva tant bien que mal, à laide de plusieurs de ses servants, nous conduisit sous la tente des ambulances et nous fit verser, entre nos lèvres noires de poussière, le contenu du précieux bidon que javais à la ceinture. La liqueur merveilleuse une fois de plus avait produit son effet. Il nen fallait pas plus pour nous rendre complètement lusage de nos sens, pour éloigner de nous cette mort qui mavait guetté déjà sur vingt champs de bataille et dont le sublime élixir avait détourné, chaque fois, la faux perpétuellement suspendue. Dabord, ce fut comme un moment dahurissement, mon esprit engourdi ne séveilla pas totalement de sa torpeur. je distinguais vaguement, venues des lignes françaises, des clameurs de triomphe. Sans doute, Ney avait tourné lartillerie slave. Les régiments poméraniens repoussés au-delà de la Sprée étaient culbutés. Les grands schapskas des chevau-légers couvraient la plaine ; les bonnets à poils, massés à peu de distance, sapprêtaient à charger ; les dragons de la division Suchet ondulaient au loin des champs en élevant la haut forêt des lances. Près de moi, des blessés prussiens étaient empilés. Je leur demandai sils étaient vaincus et prisonniers ! - Ya, mein herr ! me dirent-ils. Mais lempereur parut, fixant toujours, à la hauteur de ses yeux, ses lorgnettes dans la direction de Bautzen. Une fois encore nous criâmes de toutes nos forces : - Vive lEmpereur ! Et les prisonniers eux-mêmes poussèrent des clameurs en lhonneur du « Kaiser Napoléon ». Cette journée était gagnée. Je verrais donc encore plus tard et souvent, pensai-je, de belles revues de parade dans la cour de la caserne des Feuillants. Avec le petit Corse contre la mitraille cosaque et de ma bonne liqueur plein mon bidon, quelles revues magnifiques ne me sentais-je pas capable de passer, quelles batailles fougueuses me devenait-il impossible daffronter ? » Une troisième bouteille de vin de Touraine nous fut, ce jour-là, pendant ce récit, apportée. Le capitaine, ému par tant de souvenirs, semblait fatigué, nous le priâmes de sasseoir. Mais il sy refusa et nous dit : - Si mes histoires de vieux grognard ne vous ennuient pas trop, je pourrais vous conter encore maintes anecdotes de guerre où vous verrez de quel secours nous fut la liqueur péruvienne. Nous répondîmes tous au capitaine que nous prenions grand plaisir à lentendre. Il en parut flatté et nous dit que cela témoignait en notre faveur et que notre jeunesse était généreuse puisquelle vibrait au récit des combats et sindignait aux malheurs de la France. Pour accroître son plaisir, nous levâmes tous notre verre en lhonneur de la Grande Armée et nous formâmes les voeux les meilleurs pour la prospérité de ses survivants. Le capitaine Hauteroche ne perdit point de vue, malgré tout, la sublime panacée qui faisait le motif de ses causeries et dont lodyssée se trouvait si intimement mêlée à la sienne dans le naïf poème de pierre quun artiste inhabile avait tracé aux flancs du sarcophage guerrier. Nous fîmes silence. Le vieux soldat toussa deux ou trois fois, ralluma sa bouffarde et reprit son récit avec énergie : « Cétait un peu après le passage de la Bérésina. Les souffrances inouïes que les troupes avaient supportées depuis Smolensk ne faisaient quempirer. Le froid de novembre, si léger dans nos contrées, était devenu, depuis notre entrée sur le territoire russe, bien plus intense encore quà lordinaire. Les malheureux qui avaient pu passer la Bérésina, au nord du pont de Borisof, entre Weselowo et Studziança, se traînaient, à présent, péniblement de bivouac en bivouac. La discipline nexistait plus. Lextraordinaire acuité du mal physique empêchait les chefs de commander et les soldats dobéir. Depuis la mort de Caulaincourt et la chute du pont dartillerie, lEmpereur semblait très affecté. Sur toute la route, des cadavres échelonnés marquaient le passage de la grande armée ; des hommes roidis jonchaient les fossés, les bois, la rive du fleuve. Depuis deux jours la 22e batterie, protégée par un escadron du 24e chasseurs de la brigade Castex, campait non loin du village de Plechnitzoni. Un pied et demi de neige recouvrait le sol gelé ! Encore les Allemands du nord et les Polonais souffraient-ils relativement peu, mais les Espagnols de Joseph Napoléon, les Italiens et les Français du sud tombaient comme mouches au soleil. Leurs cadavres indiquaient facilement le sens de notre marche. Cétait là les bornes sinistres que nous laissions aux Russes pour mieux les aider à nous rejoindre. Nos bivouacs, cernés par les détachements cosaques, nous semblaient presque des prisons. Le silence était ordonné ; les ordres se transmettaient à voix basse ; nous nous tassions autour des foyers afin den dissimuler la lueur aux éclaireurs ennemis. La plupart dentre nous conservaient un état de somnolence gelée. Ah ! mille mitrailles de tonnerre de mitrailles ! que les beaux jours étaient loin ! Quelles étaient loin les victorieuses nuits de sommeil des anciennes campagnes. Nous avancions à présent à travers la neige, linconnu et la mort, vers le désastre irrémédiable. Pour moi, jétais fait comme un voleur de grand chemin. Ayant perdu mon shako au passage de la Bérésina, jallais coiffé dun képi de chasseur. Un dragon mort mavait légué son vaste manteau de cheval sur la route de Wilna, à quelques verstes de notre campement. Quant à mon cheval, les loups sen repaissaient depuis longtemps, depuis Weselowo. Mes pieds écorchés par le cuir gelé des bottes nétaient plus que deux plaies. Lintensité des souffrances auxquelles nous atteignîmes est inimaginable. Les nuits surtout étaient pénibles, à cause des attaques imprévues et des surprises que le silence des neiges empêchait de deviner. Les fusées des bombes décrivaient seulement par intervalles des arcs dans le ciel. Nous songions alors au désastre de notre fortune et maudissions la gloire. Un aide de camp du duc de Reggio venait quelquefois jusquaux avant-postes pour nous transmettre des ordres. Hélas ! les ordres nétaient pas exécutés ! A peine si nos mains meurtries pouvaient faire jouer la détente des armes ; à peine si nos dents conservaient la force suffisante à déchirer lenveloppe des cartouches. A ce moment, mes chers amis, je dois vous le dire, lorsque je pensais à Vendôme, limage de cette chère ville, semblait-il, ne mapparaissait plus que dans un passé extraordinairement lointain, en deçà de montagnes de neige, de fleuves de glace, de steppes infinies peuplées de loups. Aucune passion ne gonflait plus nos poitrines. Les nuits étaient si sombres et les jours si ternes que les couleurs du drapeau ne pouvaient plus briller à nos yeux. Le vol des aigles ne planait plus sur nos légions. Toute une nuit, jentendis une fois auprès de moi un grenadier de la garde pleurer en embrassant sa croix. Pour que ses pieds ne soient pas gelés à laube, il les avait mis dans son bonnet à poils. Mais il avait, dans son désespoir, oublié de se couvrir la tête et le lendemain je le trouvai en travers de mon sabre, les bras en croix, étouffé sans doute par une congestion. Ceux qui le virent, avec ses pieds dans son bonnet à poils, se prirent à rire comme des idiots. La démoralisation, limbécillité totale nous gagnaient. Après avoir tiré vingt-quatre heures de feu à volonté, avec une batterie démolie, à peine installée sur des terres apportées à la hâte par des débris de bataillons dinfanterie, nos mains bossuées dampoules ne pouvaient plus servir. Personne ne songeait à récriminer. Nous disions de lEmpereur : - Il est aussi malheureux que nous ! Quelquun qui avait vu le maréchal Ney aider un jeune conscrit dont les jambes étaient gelées, à monter sur un cheval, racontait également que létat-major manquait de vivres. Les maréchaux de France partageaient avec les simples soldats. Aussi avions-nous cessé le feu pour économiser la poudre. Nayant plus rien à brûler, nous nous allongeâmes sur les affûts. Laube nous trouva occupés à regarder les autres se battre. Lisolement complet nous empêchait despérer quelque secours. Il eût fallu, en effet, pour se procurer la moindre nourriture, passer à découvert sur un plateau balayé par le feu de lennemi au point que sy risquer était appeler à soi une mort inévitable. Plusieurs, dans lespoir de mettre un terme à leurs maux, avaient tenté laventure. Leurs cadavres formaient maintenant de petits monticules, sous la neige. Des hommes du 2e de ligne, du 11e léger, du 124e dinfanterie, qui avaient rejoint notre colonne, affirmaient quau-delà des lignes russes on trouverait des vivres. Mais quel homme courageux, sur leurs indications, aurait le courage daffronter, après tant dautres, une mort décisive ? Quelquun de la batterie pourtant se décida. Le nom de ce brave me revient. Il sappelait Fanet et était natif de Beaume-les-Dames. Il était petit et décidé, un peu naïf, avec des adresses qui étonnaient. Lentement, lentement, sa silhouette falote décrut sur le plateau. Quand nous ne vîmes plus rien de lui, la grandeur de notre désespoir nous apparut encore plus manifeste. Si le plus brave ne revenait plus, les autres navaient plus quà mourir. Ah ! mes amis, la longue attente Pendant cinq heures, nous comptâmes les minutes. Parfois, nous relevions le front vers lhorizon, mais nous ny apercevions jamais que la grande neige endormie sur les petits monticules des morts et cétait tout. Tout dun coup, comme je levais mon regard voilé pour suivre un vol décroissant de corbeaux, un point noir marqua dune tache le blanc tapis de la colline. - Fanet ! criai-je. Les autres se dressèrent à demi. Cétait Fanet ! maintenant que la distance diminuait, nous étions sûrs de le reconnaître. Fanet ! notre brave petit Fanet ! son retour nous rappelait à la vie, mais lui, sous la mitraille, descendait, sans se presser, le plateau neigeux. Un poids considérable, des choses luisantes embarrassaient ses bras. Quelquun dit : - Des gamelles ! Un cri de joie ardente jaillit des poitrines creuses. Les voix rauques poussèrent de sourds gémissements. La vision des gamelles réveilla jusquaux plus accablés. Puis ce fut un silence. Les bienheureuses gamelles nous apportaient de quoi calmer la fièvre de nos bouches affamées et flétries. Un peu de vie, grâce à Fanet, allait recommencer de nous rendre lespoir. - On va donc manger ! Manger ! Quel mot magique ! Rien ne peut décrire, mes enfants, létat de cette batterie désemparée, en attente, oubliant le froid et le sommeil pour regarder venir, au milieu des projectiles en pluie, le courageux héros, porteur de rata. Longtemps on eut peur. Puis la joie sempara de nous tout entière. Fanet était là ! nous le touchions ! Il déposait les gamelles contre lépaulement du tertre. - Mille mitrailles de mitrailles, criai-je rudement. Tout le monde debout et en ordre ; à mon commandement ! La soupe est servie ! Hélas ! à peine avais-je parlé quun projectile, à ce moment même, décrivit jusquà nous un cercle lumineux et vint sabattre au milieu des gamelles, nous enlevant tout espoir. Nous étions atterrés. Le poing sur les yeux, Fanet, comme une grande bête, pleurait à chaudes larmes ! - Vouah ! Las moi ! Cétait bien la peine de risquer de se faire casser la gueule pour que vous nayez pas à mangey ! Limage sinistre de la mort recommença de nous hanter. La terreur, la folie et la faim nous courbèrent à nouveau sous le poids fatal de leur inexorable silence. A peine sil restait quelque peu deau-de-vie dans les bidons ; on se lavait la bouche avec, sans en boire, de peur dune ivresse qui nous eût été mortelle. Moi-même je sentais les forces diminuer de plus en plus au-dedans de mon être, mes yeux voilés ne distinguaient plus quà peine mes compagnons allongés sur les affûts comme des statues mortelles ; mon esprit, comme une flamme hésitante, vacillait au-dedans de moi comme sil eût cherché à séteindre. Un éclair de raison pour la dernière fois peut-être traversa mon cerveau. - Si je préparais, pensai-je, une assez grande quantité de ma liqueur et si jen distribuais une bonne rasade à chacun de mes compagnons. Aussitôt je fus à loeuvre. Leffet de mon breuvage fut magique. Ceux même qui ne pouvaient déjà plus se lever et dont les jambes, engourdies de faiblesse et de froid, faisaient presque corps avec la terre, reprirent quelques forces. La flamme des yeux recommença à luire dans la cavité profonde des orbites ; les membres se détendirent ; les mains nouées retrouvèrent la chaleur suffisante pour sétreindre ; les gorges ne connurent plus la soif ; les estomacs oublièrent la faim. Une certaine gaîté revint même parmi nous qui acheva de compléter cette résurrection. La douceur du breuvage permit doublier jusquau pain. Vers le matin, lardeur au combat et au travail étant revenue, on fit reprendre le feu. Alors une chose curieuse arriva, que nous nobservâmes pas, tout dabord. De rage nous nous étions remis à pointer. Toutefois nous ne lâchions un coup quaprès mille précautions et avec un soin infini, toujours à cause du manque de munitions. Ces coups - habilement pointés portaient presque toujours. Or, voici quà la suite de lun deux nous entendîmes comme un son métallique auquel nous napportâmes pas une attention extrême. Quelle ne fut pourtant pas notre stupeur, lorsque, cinq minutes après, nous reçûmes, comme projectile, le tourillon dune pièce fraîchement cassée. - Polis, les Russes, dit le capitaine effleuré par la chose, ils annoncent les coups ! voyez : voilà le tourillon de la pièce que vous venez de casser . Le capitaine avait raison. Le tourillon était exactement du calibre de la pièce et pouvait parfaitement servir de projectile. Lidée seule de lavoir choisi à cet usage nous rendait perplexes, nous ne devinions la raison dun tel expédient que par le manque de munitions qui devait aussi atteindre nos adversaires. Cette raison, certes, était la bonne. Quelques minutes en effet après la chute du tourillon nous vîmes savancer les avant-trains de la batterie russe. Le départ de nos ennemis eut lieu. Cest alors que lon se félicita davoir vaillamment résisté jusquau bout. Ma liqueur, sans doute, navait point été étrangère à un tel regain de courage. Ce ne fut pas sans fierté que je songeais à mon breuvage magique et que je me perdis en louanges sur ses vertus. Une fois de plus la mémoire du brigadier Clasquo fut bénie par moi Quelques jours plus tard, ce fut encore ma panacée qui nous sauva dun péril analogue. Les vivres manquaient de nouveau, la boisson complètement inconnue, nexistait plus pour nous, nous devions nous en passer. Les scènes de misère et de mort de la tranchée de Weselowo reparurent à notre esprit. Les plus braves se souvinrent avec effroi des scènes dhorreur quils se rappelaient y avoir vues. Pourtant, au rapport, un de ces matins, le commandant prit la parole. - Soldats, dit-il, voici longtemps que vous navez bu que de leau saumâtre ou de la neige fondue. Les étapes ont été rudes, les bivouacs difficiles, les campements peu sûrs. Pourtant, soldats, vous avez été héroïques ! Vous avez été dignes de la Grande Armée ! LEmpereur voudrait pouvoir vous récompenser comme le méritent vos vertus. Soldats ! vous avez bien souffert. Mais vos souffrances vont finir. Le bataillon va recevoir des provisions. Plusieurs voitures, pleines de tonneaux de vin, nous arrivent. Je ne veux pas vous en priver. Je vous demande de vous en priver vous-mêmes pour la patrie en laissant tomber le convoi aux mains des Cosaques. Il vaut mieux boire le sang ennemi que le vin ami. Soldats de la Grande Armée ! vous serez soutenus dans votre sacrifice par lidée que vous avez de venger tous vos camarades morts sur la route de neige. Soldats, lEmpereur a confiance, jai confiance moi-même dans votre résolution. La voix du commandant était un peu tremblante, derrière les moustaches rudes ; son émotion se communiqua aux hommes. Des cris jaillirent des poitrines : - Vive lEmpereur ! Vive la Grande Armée ! La raison et le courage reprirent possession du grand nombre et ce fut en chantant quon se consola de labandon des provisions attendues. Cette journée se passa le plus joyeusement possible à cause de mon élixir dont javais distribué de larges rasades. Quelle diversion avec les derniers jours, comme nous étions heureux à lidée de revoir la France ! Le soir, nous trouvâmes les cavaliers Cosaques, étendus ivres-morts sur les tonneaux brisés. Le commandant avait dit vrai. Cette fois encore nous étions les vainqueurs. Parvenus derrière une casemate, nos canonniers durent retirer dun muid, où il baignait la tête la première, un grand diable aux cheveux longs, aux moustaches tombantes et aux yeux fous. Dès quon leut sorti, tout son corps tressauta ; il eut un grand vomissement et mourut. Plusieurs autres étaient vautrés dans des tonneaux de vin. Nous fûmes féroces, et, comme on ne pouvait surcharger la colonne de prisonniers, à cause toujours du manque de vivres, on les tua tous, jusquau dernier. Après quoi, ayant bien gagné de nous reposer un peu, nous fîmes une grandhalte et bûmes goulûment le vin qui restait au fond des tonneaux ; il était âpre et son arrière-goût était de sang. Jamais, pourtant, je nen ai bu de si bon ! - Sur ce, mes enfants, clama le capitaine dun ton de commandement, ainsi quà la parade : A la France ! et à la vôtre ! Buvons ce dernier verre. Je vais vous faire déguster ensuite un tantinet de mon vin de coca. » Le capitaine fit tout comme il le disait ; il alla nous chercher une fiole de son vin quil avait laissé vieillir dans un coin rocheux de sa cave avec des crus de Bourgueil et dautres coteaux de Touraine, et nous dûmes convenir que, loin dêtre désagréable au palais, cette boisson bienfaisante et merveilleuse laissait, sur son passage, une saveur chaude de vie concentrée qui ne nous permettait plus de garder aucun doute sur la réalité des héroïques histoires du vieux grognard. Autour de nous, le soleil, qui jouait dans les feuilles, égarait parfois de ses rayons jusque dans nos coupes. Alors le breuvage du papa Hauteroche, devenu comme translucide, éclatait comme un vieux vitrail de lueurs chaudes et empourprées. - Hein ! mes gaillards ! sexclamait le capitaine en sirotant lentement sa boisson, - ne dirait-on pas que le bon Dieu vous descend dans la gorge en culotte de velours ! quel bouquet ça vous a, ce vin de vie ! Lun de nous, en manière de plaisanterie, fut tenté daller en offrir un verre au VIEUX GROGNARD de bois, en faction perpétuelle à la porte de lestaminet, pour le rafraîchir du constant contact de son brûle-gueule ; mais nous eûmes peur de vexer lex-capitaine et, pour faire vibrer sa vieille âme guerrière, nous bûmes et rebûmes à la France, à la Grande Armée, à la mémoire de lEmpereur, aux vétérans Légionnaires des Invalides, ses compagnons de gloire qui, encore assez nombreux alors, portaient avec ostentation la médaille de bronze de Sainte-Hélène. Lex-capitaine Hauteroche en fut touché aux larmes et, sanimant de plus en plus, il en vint à nous chanter de naïves chansons guerrières et à nous faire le galant récit de ses bonnes fortunes à travers lEurope, nous avouant maintenant quil était ravigoté quil croyait devoir attribuer aux vertus de son vin sa vigueur et sa bravoure dans les combats de Vénus, - Et dune voix chevrotante, il nous dit cet antique couplet sur lair : O ma tendre musette !
Nous retournions souvent sous la charmille du père Hauteroche pour déguster son vin miraculeux, son « vieux vin de la vieille », comme il lappelait, ce vin quil devait boire jusquà 91 ans, âge auquel lex-commandant de la batterie de lAbattoir mourut, un soir dhiver, victime dun accident fort banal, une chute sur le verglas de sa rue montueuse. Depuis lors, - mon cher Angelo Mariani, - Corse conquérant et militant, vous êtes venu doter la France de ce vin de coca qui a fait notre santé et notre réconfort aux heures des plus mornes dépressions. Doù teniez-vous la recette ? Le grand Empereur lavait-il connue ? Avait-il goûté sur un champ de bataille à la gourde magique du brigadier Clasquo et a-t-il transmis à quelquun de ses compatriotes, qui sont les vôtres, le secret de la Panacée du capitaine Hauteroche ? - Jaime à le supposer et il me plaît, dans mon admiration pour le héros et ma profonde amitié pour vous, dassocier vos deux noms dans la victoire constante de votre inimitable vin sur lhumanité si facilement mise en déroute. En tout cas, je ne bois jamais ainsi quil marrive chaque jour un verre de vin Mariani sans songer à lÉpopée Napoléonienne et aux exploits de ce vieux dur à cuire de capitaine Hauteroche, qui, grâce à sa précieuse liqueur, supporta toutes les guerres de lEmpire, y compris la terrible retraite de Russie, jusquà la fatidique bataille de Waterloo. Cest pourquoi je me suis complu à écrire ce conte quillustrent de si magistrales compositions du peintre militaire Eugène Courboin, en qui vibre lâme belle, claire et limpide des héroïques soldats dautrefois. |