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VALLORY, Louise(1824-1879) : Mabile de Talvas(1845). Saisie du texte : SylviePestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.X.2013) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: norm 34.) du numéro 5, sept.-oct.1899 (huitième année) de la Revue Normande et Percheronne illustrée. MABILE DE TALVAS par Louise Vallory _____ Légendes, ballades, vagues poésies du passé, flottant à travers lessiècles et s’attachant en passant à une vieille ruine, à une croixrenversée, comme ces blancs fils de la vierge qui arpentent les airs aumilieu des brumes de l’automne, et que l’on trouve au matin, s’enlaçantau feuillage d’un arbuste étiolé, faites entendre vos notes plaintives,quand notre âme est triste, quand les nuages s’amoncellent au ciel,quand le vent frissonne à travers les sapins ; ou bien le soir d’unjour d’été, lorsque les cloches tintent l’Angelus, que les fleurs sefermant exhalent leurs parfums, dernier soupir d’amour que la natureenvoie vers Dieu avant de s’endormir, et que l’ombre en s’abaissant,semble unir dans un baiser les cieux avec la terre. Jeunes filles rieuses qui folâtrez dans la montagne, éparpillant desfleurs autour de vous, enlaçant de vertes bruyères à vos blondscheveux, faites silence et signez-vous en approchant de cette croix depierre que vous voyez là-bas, au haut du mont, puis asseyez-vous surcette roche qui domine le ravin et demandez au vieux pâtre l’histoirede la pauvre Mabile. * * * Oh ! il y a bien longtemps de cela. De cette hauteur où vous êtes, voyez-vous les clochers d’Alençon ?Alors ce n’était que tours, remparts, forteresses, hommes d’armesveillant sur les créneaux, destriers hennissant sous leurs caparaçonsde fer, fiers chevaliers, casque en tête, lance au poing, orgueil etrage au cœur, partant pour le combat. Cependant dans ces noirs donjons, se trouvaient de douces et genteschâtelaines, priant Dieu dans leur oratoire et soignant les blessés lesoir du combat, doux rayon venant éclairer ces sombres et rudesdemeures et y répandre l’amour et la paix. Elle était belle, Mabile, duchesse d’Alençon, femme du redouté comte deTalvas ; sa couronne de comtesse ombrageait avec grâce son front nobleet pur, sa beauté était en renom dans les duchés du Maine et deNormandie, nombre de lances avaient été brisées en son honneur dansmaints tournois et pourtant son regard était rêveur !... souvent unelarme glissait comme une perle sur sa peau blanche et satinée,qu’avait-elle donc à pleurer ainsi ?... que lui manquait-il ?... maintspages et varlets à ses ordres, blancs palefrois, enharnachés d’or, tousprêts à l’emporter à la chasse ; faucons battant des ailes sur leurperchoir… Elle dédaignait tout cela, elle se promenait silencieuse surles créneaux de sa plus haute tour, et son vague regard se perdait dansl’espace, et sa pensée repliée dans son cœur prenait son essor, et s’enallait loin, bien loin, sur les ailes de l’air vers des lieux inconnus.C’est que Mabile n’aimait pas son seigneur et époux le comte de Talvas; c’est qu’il avait cinquante ans, qu’il était dur, cruel, c’estqu’elle se souvenait d’un jeune et beau chevalier qu’elle avait connuaux jours frais et dorés de sa vie de jeune fille ; il était parti pourla croisade, promettant de lui rapporter gloire, amour ; hélas ! iln’était pas revenu !... que de larmes elle avait versées, qui luiavaient brûlé le cœur. Alors comme de nos jours, quoiqu’on dise, lecœur d’une femme a longue souvenance. Ces mots : « Je t’aime », quepour la première fois elle a entendus, que pour la première fois elle acompris, s’impriment en sa jeune âme sans qu’on puisse les effacer ;cette marque est indélébile et se retrouve encore aux jours flétris dela vieillesse. * * * Trompettes et clairons sonnaient, destriers hennissaient, piaffaientsur les dalles des cours, écuyers et hommes d’armes se mettaient enselle. Les ponts-levis se baissaient, les portes du manoir s’ouvraientpour laisser passer la troupe ; Guillaume de Talvas s’en allaitguerroyer contre Yves de Saint-Cénery, soumettre ce vassal révolté etchâtier rudement sa félonie. Puis, quand les hommes d’armes eurent passé deux à deux, le pont-leviss’ébranla de nouveau, les portes gémirent une seconde fois en sefermant, le manoir retomba dans un morne silence, et le hibou, du hautdes tours, put jeter son cri lugubre sans crainte d’être interrompu. Mabile, toujours rêveuse, accoudée sur le rebord de sa fenêtre grillée,laissait sa pensée errer vers les champs de la Palestine ; là, elleretrouvait Raoul guerroyant contre les infidèles ; de sa main blancheelle dénouait son casque, puis dans une coupe d’or elle lui servait unbreuvage rafraîchissant, puis… elle étanchait le sang qui coulait d’uneblessure qu’il avait reçue, elle y faisait glisser un baume auxqualités magiques… et le regard plein de langueurs du beau Raoul,remerciait la douce enchanteresse, et ses lèvres pâles cherchaient leslèvres tremblantes de la pauvre Mabile… Dans ce moment suprême,fatiguée de sa brûlante rêverie, elle laissa pendre sa belle tête dontles noirs cheveux flottaient à la brise dusoir. Soudain une voix mâle et vibrante fait entendre au pied de la tour oùrêvait Mabile, un chant étranger, la jeune femme émue voit un pèlerinappuyé aux bords du fossé, il la regarde en chantant, et cette voix, ceregard la troublent. Peut-être ce ménestrel va lui donner des nouvellesde Raoul, peut-être même lui apporte-t-il un message de son chevalier.Son cœur bat avec violence, elle descend, fait ouvrir la poterne, lepèlerin entre, soulève son large chapeau… O ciel ! elle reconnaitRaoul, Raoul bruni au soleil d’Orient, Raoul au regard fier et toujoursplein d’amour. * * * Il fait nuit, un rayon de lune filtre à peine sous les arcades d’unsombre couloir, deux personnes sont là, l’une pleure, l’autre supplie :c’est Mabile, c’est Raoul ; le jeune homme tient les mains jointes dela jeune femme, il les couvre de baisers ; de l’un de ses bras ilenlace sa fine taille, il veut l’enlever. - Oh ! viens, lui dit-il, fuis ce noir château, fuis ces sombres toursqui pèsent sur ton cœur et le glacent ; fuis l’amour de ce comtegrossier qui te torture, ma blanche fée. J’ai traversé les mers, j’aisouffert mille maux, j’ai résisté aux philtres enchanteurs des bellesSarrasines, je te suis resté fidèle toujours… récompense la constancede ton chevalier ; donne-lui une heure de paradis pour ces annéesde souffrances, fuis avec lui ! - Nenni, cher sire, reprenait Mabile, faisant un suprême effort pours’arracher des bras de Raoul ; mon cœur, tu le sais, il est à toi, tul’emportes avec toi, il te suit par delà les mers. Mon corps, il estrivé à ce château comme la chaîne de fer du prisonnier scellée dans lamuraille ; il est propriété du sire de Talvas, comme ses tourelles, sespages, ses destriers. Oh ! laisse-moi t’aimer avec tout ce qu’il y a depur en mon âme ! que cet amour ne me donne pas un remords, qu’il soitle sanctuaire où ma pensée se réfugie sans cesse. - Mais cet amour comprimé, il te fera mourir, toi si jeune, si belle !et te laisser souffrir ainsi ? Oh ! ce serait couardise. Viens, viens,ma douce dame ; brise cette chaîne qui te meurtrit et t’endolorit ;l’amour a besoin d’air et d’espace, c’est cette rose de Jéricho qui necroît belle qu’au désert sans limites, viens dans mon vieux castel, sepenchant sur un ravin, entouré de fossés, perdant ses créneaux dans lesbrumes. L’on n’osera t’y venir chercher, et puis, ne serai-je pas làpour te défendre ? Oh ! je te ferai si heureuse, je t’entourerai detant d’amour, d’adoration, que les regrets, que les remords ne pourrontarriver à ton cœur. - Non, non, répétait Mabile oppressée, et elle détournait la tête pouréchapper à l’attrait magnétique de ce regard qui l’inondait d’ivresse,et lui enlevait toute sa force, elle se cramponnait à ses devoirs pourrésister au vertige qui s’emparait de ses sens, elle était en proie àdes tortures inouies, entre la passion qui brûle et la vertu qui glace; tortures dont le monde ne tient pas assez de compte à celles qui ontle courage de résister, et quand un pauvre cœur de femme, à bout deforces, succombe et apostasie dans un instant de faiblesse, toute unevie de pureté, de luttes, de douleurs intimes, alors il est sans pitié,il se prend à rire brutalement, il trouve un étrange plaisir à lire lahonte sur ce front courbé, au lieu de laisser tomber une larme sur lasouillure pour l’effacer. - Mais tu ne m’aimes donc pas ? disait Raoul exaspéré par la résistanceque lui opposait la jeune femme. Ton souvenir venant me trouver auxchamps de la Palestine ? mensonge ; ta constance ? mensonge. Oh ! vousvous jouez de moi, Mabile ; vous ne voulez pas me sacrifierquelques-uns de vos scrupules, à moi qui vous ai donné toute ma vie, àmoi qui suis revenu de la terre sainte pour t’arracher à la mort, pourte dire : « J’ai résisté aux voluptés délirantes de l’Orient pour lesboire toutes sur ton sein ». Gloire, fortune, renommée, tout cela n’estrien ; il me faut ton amour et tu me repousses ! A ces reproches injustes, Mabile fut prise d’un tressaillement nerveux; c’était l’amour qui se révoltait en elle contre le devoir ; pourtantelle résistait encore. - Raoul, reprit-elle tendrement, vous dites que je ne vous aime pas !Ah vous ne savez pas tout ce que je souffre en ce moment ; n’insistezplus, ne me priez plus, ayez pitié de moi. Mais lui, sourd à ce cri de détresse, se faisait plus pressant encore. - Mabile, lui disait-il, la nuit s’avance, l’heure s’écoule, lesminutes se comptent, c’est la vie ou la mort. Mon destrier m’attend nonloin de la poterne, la sentinelle est endormie, viens me donner uneheure de paradis, ma houri. Demain ton seigneur sera de retour, tontrouble lui dira notre rencontre, il te tuera ! et moi, fou de douleur,je viendrai lui demander compte de ton sang au milieu de ses hommesd’armes ; je viendrai pour te venger, pour te rejoindre. - Oh ! non, dit-elle avec égarement et enlaçant le jeune homme de sesbras, et d’une voix éteinte elle murmura : « Emporte-moi, fais de lapauvre Mabile tout ce que tu voudras, mais je ne veux pas que tumeures… » Et lui, la saisit aussitôt, volant avec son précieux fardeau à traversles détours de l’étroit escalier. - Je me sens défaillir, murmurait Mabile, dont la tête pâle tombaitinerte sur l’épaule de Raoul. - Appuie-toi sur mon cœur, reprenait le jeune homme, il s’y trouveforce et vie pour nous deux. Enfin, ils sont hors du château. Raoul place la pauvre femmedemi-évanouie sur son destrier, qu’il excite de l’éperon. La lune sevoile pour cacher la fuite des amants, et les anges du ciel détournentla tête en priant pour leur sœur. * * * L’aube teint de ses roses reflets la cime des arbres ; la brise secoueallègrement le feuillage et en chasse un essaim d’oiseaux, qui volentgaiement dans les airs et vont se baigner aux sources limpides. Lafleur entr’ouvre sa corolle parfumée au léger papillon qui vient ypuiser la vie et l’amour. Des fanfares se font entendre, des panachesondoient au vent du matin, casque et cuirasses reluisent au soleil :c’est le sire de Talvas qui revient triomphant ; il a châtié Yves deSaint-Cénery et l’a contraint à lui demander grâce et merci, genoux enterre, une selle sur les épaules comme signe de sa dépendance ; ilrevient arrogant et fier, et contemple avec orgueil son château fort,auquel est rivée la chaîne du vasselage. Eh quoi ! malgré les fanfares, malgré le bruit des chevaux, Mabile neparaît point sur la tour, pour saluer son seigneur à son arrivée ; d’oùvient cela ?... Que se passe-t-il donc ? Il entre, il appelle, ilinterroge ; rien ne lui répond, les fronts se voilent, les visages sontconsternés ; la crainte, l’épouvante, fait battre tous les cœurs, l’onredoute le courroux de Talvas ; la superstition s’en mêle, quelques-unspensent que Mabile a été enlevée par un enchanteur, qui revient desiècle en siècle, damner l’âme et tuer le corps des gentes châtelainesdu manoir. Mais le comte d’Alençon ne partage point cette puérilecroyance, la jalousie agite ses serpents dans son sein, Mabile est sijeune, si belle ; il ne peut se dissimuler qu’il a cinquante ans,qu’une balafre lui traverse le front, que ses manières sont rudes etpeu polies ; mais forfaire à sa naissance, à l’honneur de son nom, desa race, non, Mabile en est incapable. Plusieurs fois pourtant il asurpris une larme se voilant sous ses longs cils, il l’a même sentiefrissonner sous son baiser. L’une des femmes de la comtesse se hasardeà lui raconter la venue d’un gentil ménestrel à la mine haute et fière,et dont la présence semblait plaire fort à la châtelaine ; enfin unjeune gars, venu au château, dit qu’il a vu dans la nuit un cavaliertenant une jeune dame dans ses bras, pressant son cheval et courantbride abattue. C’est Mabile ! tous les doutes sont levés. La colère de Talvas ne connaît plus de bornes, il brandit son épée,teinte du sang qu’il a versé la veille, et jure de la laver dans lesang de l’épouse adultère et de son séducteur. Puis, il rabat lavisière de son casque ; écuyers et hommes d’armes se mettent en selle,les ponts-levis s’abaissent devant ces guerriers qui vont, non assiégerune place forte, se mesurer contre de bouillants champions ; ils s’envont tous à la recherche d’une femme ! Quelques-uns étouffent un soupirsous leur visière, mais l’ordre de Talvas est là, il faut obéir. * * * En ce temps-là, au sommet d’une petite montagne toute couverte debruyères et de chênes rabougris qu’on appelle encore Chaumont,s’élevaient un ermitage et une croix ; oasis de paix au milieu de cessiècles turbulents et batailleurs. Les hommes alors, meurtris par lecontact du monde, comprimés par une main oppressive, s’en allaient, engrand nombre, dans ces lieux sauvages et élevés ; pour eux c’était laliberté conquise dans l’esclavage ; pour eux, pieux et croyants,c’était un avant-poste sur le chemin du ciel. Oh ! comme leur âme librede tout lien terrestre nageait lumineuse sur les brumes de la barbarie! Car l’homme agrandit sa pensée quand il l’isole du monde ; plus rienalors n’intercepte le rayon à l’atome flottant dans l’espace. Qui nous dira les extases, les rêveries sublimes de ces solitaires. Siparfois l’abandon venait les mordre au cœur de sa dent glacée, ils serattachaient à la croix pour surmonter cet isolement, cettedéfaillance, s’élancer vers le ciel, et ils prenaient les grandes voiesde la nature, et l’oiseau qui gazouille, l’insecte qui bourdonne, levent qui pleure à travers les sapins, la tempête qui entrechoque lesnuages pour parler à Dieu. Le crépuscule s’abaisse, un dernier rayon de soleil couronne un nuaged’une étincelante auréole, l’ermite est à genoux et prie. En ce moment,au détour du sentier désert, apparaît un beau jeune homme, soutenantdans ses bras une jeune femme pâle et tremblante ; c’est Raoul, c’estMabile. - Au nom du ciel, mon père, dit Raoul avec précipitation, prenez cettejeune dame sous votre sauvegarde, octroyez-lui un refuge dans votrecellule. - Vous êtes ici, dit l’ermite, sous la garde de Dieu, qui jette leduvet dans le nid des petits oiseaux, et je lui rends grâce de m’avoirdonné l’occasion d’être encore utile à quelques-uns de mes semblables,entrez. - Mes pauvres enfants, dit-il en les enveloppant tous deux d’un regardde douce pitié. Il avait tout compris… il se souvenait, et une larme stagnante remuaitau fond de son âme. Nous avons beau combattre et spiritualiser notreêtre, nous restons toujours attachés aux passions terrestres parquelque fibre du cœur qui se réveille lorsque nous la croyons morte. - Bénissez-nous, mon père, dit Mabile, se jetant aux pieds del’anachorète, car nous sommes malheureux, et priez pour nous car noussommes coupables. Et le solitaire ému, étendit ses mains tremblantes sur ces deux têtescourbées. Dieu fit-il grâce au repentir montant vers lui sur les ailesde la charité ?... * * * Il était déjà trop tard ! Un murmure confus s’élevant du bas de lamontagne arrive à la grotte : ce sont des éclats de voix, un cliquetisd’armes ; le bruit monte, monte, comme une mer envahissante qui poussevers la grève ses vagues orageuses. Plus d’espoir pour les fugitifs !l’on est sur leurs traces ; un cordon d’hommes d’armes cerne lacolline, Talvas lui-même, écumant de rage, s’élance des premiers àtravers les sentiers du mont. Mabile, Raoul, sont cachés sous le lit debruyère du cénobite ; Mabile tremble, Raoul la serre dans ses bras pourétouffer contre son cœur les palpitations du cœur de la pauvre femme.L’ermite est à genoux aux pieds de la croix, il implore la clémencedivine. Prie, prie, bon solitaire, car la coupe est pleine et déborde ;prie, car le Christ a recueilli comme un parfum les pleurs de laMadeleine, Mabile aime autant qu’elle et son âme est plus chaste ;prie, car la larme d’un ange tombant sur le front d’un damné, éteintpour un instant le feu qui le brûle. Toi qui a tant prié, toi quia tant souffert, ne pourras-tu rien ? Talvas est arrivé au haut de la montagne, il s’arrête un instant devantcette tête vénérable, dont le placide regard décèle toute la sérénitéde l’âme, il frémit, car il sent sa conscience bourrelée et sa colères’affaisse un instant. - Que voulez-vous sire, lui dit le cénobite avec calme ; avez-vousquelque douleur à consoler ? quelque prière à demander à Dieu ? Mais le courroux du comte se réveille aussitôt : - Traître et couard, lui dit-il, faux ermite, prêtre de Satan ; tutrempes donc dans leur félonie ? tu leur as octroyé refuge dans tacellule, livres-les moi, où sinon, cette dague fera justice et d’eux etde toi. - Depuis quarante ans que je suis ici, dit le cénobite, sans s’effrayerdes menaces de Talvas, je demande à Dieu de faire descendre la clémenceau cœur des hommes, je ne l’ai donc pas assez prié puisque je vous voisici, le cœur plein de haine et le bras levé pour vous venger. - M’obéiras-tu ? vassal indompté, s’écria le comte avec fureur. - Alors, l’anachorète redressant sa taille courbée, reprend avec unenoble fierté. - Depuis bientôt un demi-siècle que je suis retiré du monde, je ne suisle vassal d’aucun grand de la terre, je n’obéis qu’à Dieu,retirez-vous, comte, ne troublez pas ma solitude par votre rageinsensée. Mais Talvas n’entend plus rien, il fait signe à ses hommes d’armes quienvahissent la cellule. C’est en vain que l’ermite emploie tour à tourla prière, la menace ; c’est en vain qu’il s’offre en holocauste, aucourroux de Talvas. Eteignez-donc votre haine dans mon sang, luidisait-il. Mais il faut à ce tigre d’autres victimes. Raoul, Mabile, sont bientôt découverts sous leur frêle rempart defeuillage. Alors il s’engage une lutte inouïe, désespérée, entre Raoul,défendant la pauvre femme qu’il a sacrifiée dans un moment de passion,de délire, et ces soudards qui l’entourent. Hélas ! tout est inutile,il ne peut résister au nombre ; il est vaincu. Mabile, froide, inerte,est amenée aux pieds de Talvas ; son front se courbe, son corpss’affaisse ; il n’y a plus qu’une lueur dans son regard éteint, etcette lueur est encore de l’amour, car c’est la dernière fibre qui sebrise au cœur de la femme, c’est là que se réfugie toute cette vie quil’abandonne. Il se fait un solennel silence pendant lequel Raoulsouffre mille morts, partagé entre la haine et l’amour, il relève avecorgueil son front altier, tandis qu’une larme amère glisse sur sesjoues, la respiration se suspend dans toutes les poitrines, le rougereflet des torches allumées donne à cette scène quelque chose de plussaisissant encore. Talvas contemple sa victime et savoure sa vengeance; il prend sa dague pour percer le sein de la pauvre Mabile, ce seinsur lequel il est venu bien des fois dormir, ivre de sang et de vin,mais il rejette son arme bien loin de lui ; non, dit-il, ne trouble pasleur volupté, qu’ils la savourent jusqu’à la dernière goutte. Puis ilordonne à ses hommes de lier les deux victimes l’une à l’autre : « Va,dit-il, avec un ricanement farouche, femme perverse, cacher tes larmesdans le sein de ton amant ; n’est-ce pas, ils sont doux ses enlacements; roulant ensemble de rocher en rocher, les douleurs de l’un seront unesouffrance pour l’autre, et vos membres palpitants tressailleront d’unedouble angoisse, et moi debout, du haut de la montagne, j’assisterai àvotre agonie, et chacun de vos cris sera une jouissance pour moi, unesatisfaction pour ma haine. » Raoul, Mabile, pâles se contemplent et échangent un ineffable sourire ;dans les terreurs qui les assaillent il y a une volupté incomprise deleur bourreau, leur cœur palpite des mêmes angoisses, leurs yeux seferment, leurs lèvres se pressent avec amour, avec transport… fût-cedans l’enfer ou dans le ciel que résonna l’écho de ce dernier baiser? Le comte de Talvas, après avoir longtemps suivi du regard les corpsensanglantés de ses victimes rouler de rocher en rocher, rassembla seshommes d’armes, remonta sur son destrier, et retourna s’enfermer dansson château d’Alençon, sans que le remords pût mordre sur son cœurendurci. L’histoire ne dit pas si quelqu’autre gente dame occupa, au manoir, laplace laissée vide par la pauvre Mabile ; peut-être craignait-elle quecette âme éplorée vint dans les nuits sombres lui prédire semblabletrépas. Quand la troupe se fut éloignée, l’ermite resté seul s’en fut au bas dela montagne, chercher les corps défigurés des deux amants ; il leurcreusa une fosse au pied de sa croix de pierre, il les unit jusque dansla mort, et quand il eut fini de jeter la dernière pelleté de terre, ils’agenouilla et récita d’une voix émue les prières des morts, endemandant à Dieu de pardonner à ces charmantes créatures d’avoir tropaimé. Le rossignol accompagna la psalmodie de ses fraîches et limpidesnotes, comme un dernier soupir d’amour, qu’exhalaient leurs âmes enfuyant. La roche où le comte de Talvas se vengea si cruellement a gardé le nomde l’infortunée Mabile ; la croix de pierre de l’ermite subsistetoujours, malgré le ravage des siècles. Jeunes filles, qui passez en ce lieu rieuses et folâtres, suspendezvotre frais gazouillement et dites une prière pour la pauvre Mabile.Puis, si vous rencontrer sur votre route, quelque jeune et gentil sirequi chante amour à votre cœur ; oh ! ne l’écoutez pas et restez rivéesà vos devoirs, à votre vie triste et souffrante. Mieux vaut encoreétroit et sombre donjon que ce doux pays fleuri où glisse d'enivrantsparfums, parfums où souffle de tièdes brises où le cœur marche, marchesans songer… Il trouve bientôt un précipice. |